La Pléiade française/02

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LA PLÉIADE FRANÇAISE

DEUXIÈME PARTIE[1]


LA POÉTIQUE ET LA PLÉIADE

On a vu comment, dans quelles circonstances, autour de quelles idées, s’étaient d’abord groupés les poètes de la Pléiade, et quelle occasion les avait obligés, — un peu plus tôt qu’ils ne l’eussent voulu, — de préciser ce que ces idées, très générales, avaient encore de vague et de flottant. C’est ce qui explique ce que l’on peut aisément relever, dans la Défense et Illustration de la langue française, de provocateur et de hâtif à la fois. L’opuscule se sent de la chaleur, mais aussi de la rapidité de l’improvisation : l’auteur ou les auteurs, — car, sans pouvoir le prouver, je ne doute pas que Ronsard y ait mis la main[2], — s’y répètent et s’y contredisent ; ils savent moins ce qu’ils veulent que ce qu’ils ne veulent pas ; le développement de leur pensée n’y a point toujours de juste proportion avec son importance ; et, pour toutes ces raisons, si l’on veut bien saisir la signification et la portée du manifeste, le pire moyen qu’on en pourrait prendre serait certainement de l’« analyser. »

On ne saurait non plus l’isoler des opuscules moins fameux qui l’ont précédé ou presque immédiatement suivi. Ce Thomas Sibilet, à l’Art poétique duquel nos érudits de Coqueret avaient répondu par leur Défense, ne voulut pas, comme on le pense bien, demeurer sous le coup de cette éloquente invective, et il répliqua, dans la préface de sa traduction de l’Iphigénie d’Euripide, 1549. Un poète lyonnais, parent et ami de Pontus de Tyard, Guillaume des Autels, — que nous retrouverons plus tard au nombre des amis de Ronsard, — essaya de dire, l’année suivante, 1550, quelles nuances le séparaient des auteurs de la Défense, et on peut considérer que, de son côté, tout en approuvant le manifeste de Du Bellay, c’est ce que Pontus lui-même prétendit faire, un an ou deux plus tard, dans son Solitaire Premier. Un anonyme, — Charles Fontaine ou Barthélémy Aneau[3], — dans un autre opuscule, le Quintil Horatian, 1550, prit ouvertement parti pour l’école de Marot, si maltraitée dans la Défense ; et insista, non sans aigreur, sur les contradictions dont nous venons de dire qu’il semblait qu’elle abondât. Mais Du Bellay revint à la charge, en prose, dans la préface de son Olive, pour commencer, et, en vers, dans sa Musagnæomachie, puis dans une Ode à Pierre de Ronsard : Contre les envieux poètes. Mellin de Saint-Gelais, vivement et nommément attaqué, intervint dans le débat, et, contre les nouveaux venus, s’arma de la « tenaille » et des « pinces » de son ironie de cour. Ni l’histoire ne saurait omettre tous ces détails, ni la critique, sans en tenir quelque compte, se faire une juste idée de la « Poétique de la Pléiade. » La Défense et Illustration n’est pas à elle seule toute cette poétique.

Et on en diminuerait enfin de beaucoup la portée, si, — quelque embarras ou quelque scrupule que l’on doive toujours éprouver d’anticiper sur la suite des temps, — on n’essayait pas d’éclairer « l’obscur » de la Défense et Illustration, d’en compléter les indications quelquefois trop sommaires, ou d’en concilier les contradictions au moyen de telles pièces que Du Bellay lui-même et Ronsard n’ont vraisemblablement écrites qu’à cette intention. C’est ainsi que l’Ode à Madame Marguerite, sœur d’Henri II, intitulée : D’escrire en sa langue, de Du Bellay :


Quiconque soit qui s’estudie
En leur langue imiter les vieux

[4]

D’une entreprise trop hardie,
Il tente la voye des Cieux ;…


Son Discours au Roi sur la Poésie ; son Poète courtisan, bien qu’il n’ait paru qu’on 1559 ; et encore, l’Abbrégé de l’Art poétique de Ronsard, ou ses préfaces pour la Franciade, sont ici ce que l’on peut appeler des documens nécessaires de la cause. Une doctrine littéraire, sans cesser pour cela d’être elle-même, et la même, se précise en s’appliquant ; elle s’enrichit, en les absorbant ou en se les incorporant, des objections qu’on lui oppose ; elle se corrige en se développant. C’est ce que l’on va voir dans cette esquisse de la poétique de la Pléiade ; et, si peut-être on disait que c’est là bien de l’appareil pour l’interprétation d’un texte qui n’est ni si long ni si difficile à lire, nous répondrions qu’il faut faire attention que l’importance de ce texte passe, dans l’histoire de notre littérature, et dans celle de la formation de l’idéal classique, tout ce qu’on en a pu dire.


I

Quant à moy, si j’estoy enquis de ce que me semble de noz meilleurs poëtes François, je diroy’, à l’exemple des stoïques qui, interrogués si Zénon, si Cléanthe, si Chrysippe sont sages, répondent certainement ceux-là avoir été grands et vénérables, n’avoir eu toutefois ce qui est le plus excellent en la nature de l’homme : je respondroy’, dy-je, qu’ilz ont bien escript ; qu’ilz ont illustré notre langue ; que la France leur est obligée ; mais aussi diroy-je bien qu’on pourroit trouver en notre langue, si quelque sçavant homme y vouloit mettre la main, une forme de poésie beaucoup plus exquise… (Illustration, Livre II, chap. II).


Voilà, je pense, l’intention de la Pléiade nettement et très simplement définie par les auteurs de la Défense et Illustration : ils ne se sont proposé que de relever la poésie de la condition, à leur avis médiocre, où elle végétait avant eux ; et toute leur érudition, tout leur enthousiasme, toute leur subtilité ne se sont employés qu’à définir ou à préciser, en conséquence, les moyens de ce relèvement. Il n’y avait rien là que de facile, semblera-t-il peut-être ! En fait, et à vrai dire, c’était toute une révolution. [5]

Car, d’abord, c’était l’opinion qu’il s’agissait de renouveler, si c’était le poète lui-même qu’il fallait relever de l’humilité de sa situation de cour, et tirer des humbles besognes où on le voyait depuis si longtemps relégué. Quand les Saint-Gelais ou les Marot, pour ne rien dire des moindres, avaient rimé quelques Etrennes ou quelques Mascarades ; quand ils avaient célébré


Quelque noce, ou festin, ou bien quelque entreprise
De masque ou de tournoi ;


quand ils avaient prêté leur plume de spirituels entremetteurs d’amour aux caprices « d’un grand prince ou de quelque grande dame, » on ne leur en demandait pas davantage ; un « doux sourire, » quelques écus payaient leur complaisance ; et d’ailleurs ils ne s’en trouvaient pas plus rabaissés, ni surtout humiliés, que de faire le lit du roi quand ils avaient l’honneur d’être l’un de ses valets de chambre. Mais les Du Bellay, les Ronsard, les Pontus de Tyard, Baïf même, du moins en l’avril de son âge, n’avaient aucune disposition à jouer un pareil rôle. Ils avaient l’âme plus indépendante ; et, si c’était un métier que de faire des vers, ils prétendaient que l’on ne le considérât comme intérieur à aucun autre. Gentilshommes de race, destinés dès l’enfance aux armes, à la diplomatie, à l’Eglise, très fiers de leur naissance, de leur parenté, de leurs alliances, ils n’admettaient point que l’on « dérogeât » en écrivant des Sonnets ou des Odes. « La gloire des Romains, disaient-ils à ce propos, n’est moindre en l’amplification de leur langage que de leurs limites ; » et, de cette gloire, même militaire, que subsisterait-il sans les poètes qui l’ont consacrée ?


Vixere fortes ante Agamemnona
Multi, sed omnes illacrimabile
Urgentur ignotique longa
Nocte, carent quia vate sacro.


Les souvenirs de l’antiquité venaient ici se mêler, dans l’idée que les Ronsard et les Du Bellay se formaient du poète, au sentiment de leur dignité personnelle. « Alexandre s’écriait près du tombeau d’Achille : O bienheureux adolescent, qui as trouvé un tel buccinateur de tes louanges ! »

Mais, si ce pouvoir de faire ainsi durer éternellement les exploits des héros n’a été donné qu’à un petit nombre d’hommes, ceux qui l’ont reçu ne sont-ils pas les premiers des mortels ? Qu’ils prennent donc enfin conscience de leur personnage, de son importance, et de sa grandeur ! Un empereur n’a-t-il pas dit encore « qu’il voulait plutôt la vénérable puissance des lois être rompue que les Œuvres de Virgile, condamnées au feu par le testament de l’auteur, fussent brûlées ? » Voilà rendre témoignage à l’excellence de la poésie. Non, en vérité, le poète n’est pas un homme ordinaire ! Seul d’entre tous, l’inspiration « l’éveille du sommeil et dormir corporel à l’intellectuel veiller ; » elle le « révoque des ténèbres d’ignorance à la lumière de vérité, de la mort à la vie, d’un profond oubli au ressouvenir des choses célestes et divines ; » elle en fait l’interprète, le confident, l’égal des Dieux. Ainsi du moins s’expriment Pontus dans le premier de ses Dialogues ; ainsi. Du Bellay dans son Ode à Bouju. Angevin, sur l’Immortalité des Poètes ; et ainsi. Ronsard lui-même, Ronsard surtout, et un peu partout, mais nulle part avec plus d’abondance, et d’éloquence, et de magnificence que dans son Ode célèbre à Michel de l’Hospital, chancelier de France, son chef-d’œuvre aux yeux de ses contemporains[6] :


Errant par les champs de la Grâce
Qui peint mes vers de ses couleurs
Sur les bords Dircéans j’amasse
L’élite des plus belles fleurs…


On voit par là quelle est l’exacte signification des vers si souvent cités de Du Bellay :


Rien ne me plaît, hors ce qui peut déplaire
Au jugement du rude populaire ;


et qu’ils ne lui ont été dictés ni par sa vanité de gentilhomme, ni par quelque infatuation de pédantisme ingénu, comme on l’a semblé croire, mais par l’idée même qu’il se fait, avec ses amis, du poète et de la poésie. Le sens en est précisément le même que celui des vers de Ronsard, mettant ces paroles dans la bouche du maître des Dieux :


Ceux-là que je feindrai poètes,
Par la grâce de ma bonté,
Seront nommés les interprètes
Des Dieux et de leur volonté ;
Mais ils seront tout au contraire
Appelés sots et furieux
Par le caquet du populaire
Méchantement injurieux.


Le « populaire » ou le « vulgaire, » ce n’est pas, à vrai dire, pour eux, la foule anonyme, ignorante et indifférente, mais, au contraire, c’est la fausse élite ; ce sont ceux qui se croient une élite et qui n’en sont pas une ; ce sont ceux qui confondent le divertissement avec l’art ; et ce sont ceux qui, comme on le leur entendra dire un jour, n’estiment pas, après tout, qu’un « bon poète » soit plus utile à l’Etat, ni l’honore davantage qu’un « bon joueur de quilles. » Ou, en d’autres termes encore, le « populaire » ou le « vulgaire, » aux yeux de Ronsard et de Du Bellay, ce sont tous ceux qui les ont eux-mêmes précédés, les Marot et les Saint-Gelais, les Molinet et les Meschinot, les Crétin et les Chas-telain, « grécaniseurs » ou « latiniseurs, » à qui la science et le talent même n’ont point tant manqué que le sentiment de la grandeur unique de l’art, et la conscience de leur dignité de poètes.


Je m’attens bien qu’il s’en trouvera beaucoup… qui diront qu’il n’y a aucun plaisir et moins de proufit à lire telz escriptz, (que les nôtres) ; que ce ne sont que fictions poétiques ; et que Marot n’a point ainsi écrit. A tels, pource qu’ils n’entendent la poésie que de nom, je ne suis délibéré de respondre, produisant pour défense tant d’excellens ouvrages poétiques, grecs, latins ou italiens, aussi aliénés de ce genre d’escrire, qu’ilz approuvent tant, comme ilz sont eux-mêmes éloingnés de toute bonne érudition. Seulement veux-je admonester celuy qui aspire à une gloire non vulgaire, s’éloingner de ces ineptes admirateurs, et fuyr ce peuple ignorant, peuple ennemi de tout rare sçavoir. (Illustration, Livre II, ch. XI.)


L’expression de la même idée reparaît dans la seconde Préface de l’Olive, 1551, et c’est presque la seule et dédaigneuse réponse que Du Bellay ait cru devoir opposer au Quintil Horatian.


J’ai expérimenté, dit-il, ce qu’auparavant j’avoy’, assez préveu, c’est que d’un tel œuvre (sa Défense) je ne rapporteroy’, jamais favorable jugement de noz rhétoriqueurs François, tant pour les raisons assez nouvelles et paradoxes introduites par moy en notre vulgaire que pour avoir, ce semble, heurté un peu trop rudement à la porte de noz ineptes rymasseurs. Ce que j’ai faict, lecteur, non pour autre raison que pour éveiller le trop long silence des cygnes, et endormir l’importun croassement des corbeaux. On ne saurait parler plus clair. Entre la Pléiade et ses adversaires, c’est de la notion ou de l’objet de la poésie même qu’il s’agit. Qu’on ne lui allègue donc, plus Saint-Gelais ni Marot, ni l’auteur des Lunettes des Princes, ni celui du fameux rondeau, le Raminagrobis de Rabelais,


Prenez-la, ne la prenez pas…


Le vrai poète est « ennemi mortel des versificateurs, dont les conceptions sont toutes ravalées, qui pensent avoir fait un grand chef-d’œuvre quand ils ont mis de la prose en vers. » (Claude Binet, Vie de Ronsard.) Il ne méprise point la foule, et, au contraire, c’est elle qu’il voudrait atteindre, ou essayer d’élever jusqu’à lui. Seulement, pour y réussir, il faut commencer par ouvrir les yeux de cette foule, et par la détourner ou la dégoûter à jamais de tout ce qui, sous le nom de poésie, n’en a été jusqu’alors que la dérision ou la caricature.

Et c’est encore la raison de la guerre qu’ils ont menée contre « les poètes courtisans. » Non pas du tout qu’ils dédaignent la Cour, et, au contraire, ils voudraient l’avoir, comme la foule, avec eux ! Mais, au lieu d’employer ou de « ravaler » le poète à des besognes inférieures, ils voudraient que la Cour apprît ce que c’est que l’interprète des Dieux, à quel prix on l’est, et surtout qu’elle sentit la différence qui sépare un Ronsard ou un Du Bellay d’un Marot. Si le poète, pour s’acquitter de ce qu’ils eussent volontiers appelé sa « mission divine » ou « sa fonction sociale, » a besoin de vivre loin de la Cour et du monde, s’il ne peut égaler ou remplir sa propre définition qu’à force de travail et de « veilles ; »


S’il accourcit ses ans pour allonger sa gloire ;


ils voudraient que la Cour lui en sût gré, l’en payât même comme d’un sacrifice ; et, comparant leur labeur avec la facilité des versificateurs de cour, ils voudraient qu’on les honorât à proportion du dévouement qu’ils montrent pour leur art.


Qui veult voler par les mains et les bouches des hommes doit demourer longuement en sa chambre, et qui désire vivre en la mémoire de la postérité doit, comme mort en soy-même, suer et trembler maintefois, et autant que noz poètes courtisans boivent, mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles. (Illustration, Livre II, ch. III.)


C’est qu’aussi bien ce dévouement à son art, qui est le titre sur lequel le poêle l’onde les privilèges qu’il réclame, est en même e temps le signe auquel on le reconnaît poète.


Ce procès tant mené et qui encore dure,
Lequel des deux vaut mieux, ou l’art ou la nature,
En matière de vers à la Cour est vidé…


La Cour préfère la nature. Mais précisément, pour les poètes de la Pléiade, il n’y a pas de plus grande erreur. « Qu’on ne leur allègue point que les poêles naissent ! » Cela ne s’entend que d’une certaine ardeur et « allégresse d’esprit, » qu’en effet on apporte en naissant, comme on apporte son tempérament ou la couleur de ses cheveux. Mais si celle autre ardeur ne s’y ajoute, qui ne consiste pas moins dans l’ambition d’exceller que dans l’avidité de savoir, il n’y a point de poète. Et dira-t-on peut-être, à ce propos, qu’il semble que la doctrine se contredise ici ? Puisque les Dieux les ont sucrés poètes, quel besoin les poètes ont-ils de tant de travail et d’application ? Mais plutôt la doctrine se complète, elle s’achève, elle se précise, en faisant de l’avidité de savoir et de l’ambition d’exceller, — lo gran disio d’eccellenza, — le caractère même, et comme qui dirait la preuve de l’élection ou du décret divin. N’est-ce pas à peu près ainsi que, dans un autre ordre d’idées, la « grâce » n’est donnée qu’à quelques-uns ? et le nombre des élus est petit, mais on les reconnaît à ce signe que, tout ce que l’on peut humainement faire pour mériter ce don de Dieu, ils le font ; et c’est cela même que la pauvreté du langage des hommes appelle du nom de « Grâce. »


II

Comment cependant réaliser cette idée du poète et de l’objet ou de la « mission » de la poésie ? par quels moyens ? Et dans quel sens dirigerons-nous l’effort de nos « longues vigiles ? » Il faut nous souvenir ici qu’avec toutes ses qualités, mais aussi tous ses défauts ou tous ses manques, la Défense est l’œuvre d’un jeune boni me de vingt-cinq ans, — ou de deux jeunes gens qui n’ont guère à eux deux plus de la cinquantaine ; — et à vingt-cinq ans on peut bien être le poète exquis nu le très grand poète que sont effectivement Du Bellay et Ronsard, mais on ne serait ni l’un ni l’autre si l’on savait comment on l’est, et bien moins encore si l’on pouvait indiquer à un autre les moyens de le devenir ! Nous ne nous étonnerons donc pas qu’aussitôt qu’il s’agit d’en venir au conseil ou à la leçon, nos réformateurs hésitent, ou plutôt, — car ils n’hésitent guère, et leur intrépidité d’affirmation ne s’émeut d’aucune contradiction, — nous ne nous étonnerons pas qu’au moment de « se formuler, » leur doctrine s’embrouille, et se confonde. Aussi bien, la langue de l’époque, inhabile ou du moins neuve encore à l’expression des idées littéraires, n’est-elle, pas pour les préserver de celle confusion. Même quand ils savent ce qu’ils veulent dire, ils ne le disent pas toujours, et les textes de Cicéron, d’Horace, de Quintilien, de Vida, qu’ils copient sans le moindre scrupule, perdent, en passant par eux, quelque chose de la lucidité, de la précision, et de l’impérieuse autorité du latin.

Ils sont nets, à la vérité, et décisifs sur un point, qui est la proscription en masse de tous les anciens genres. On connaît l’invective classique :


Laisse moy, ô Poëte futur, toutes ces vieilles poésies françoises aux Jeux floraux de Toulouse et au Puy de Rouen, comme Rondeaux, Ballades, Virelaiz, Chants royaux, Chansons et autres telles épiceries qui corrompent le goust de notre langue et ne servent sinon à porter témoignage de notre ignorance. (Illustration, Livre II, ch. IV.)


Mais la raison de cette proscription, ils ne la donnent, je veux dire qu’ils ne la motivent nulle part ; et, si l’on a droit de supposer que, ce qui leur en a principalement déplu, comme gênant en quelque sorte la liberté de leurs mouvemens, c’est la forme fixe, leurs adversaires n’ont-ils pas beau jeu de s’écrier là-dessus :


Sonnez-lui l’antiquaille ! vraiment, tu nous as bien induict à laisser le blanc pour le bis, les Ballades, Virelaiz, Rondeaux et Chants royaux pour les Sonnets, invention, comme tu dis, italienne (Quintil Horatian, Ed. Person, 206).


Et, au fait, c’est une première question que de savoir si les Combinaisons quasi mathématiques du Sonnet ont rien en soi de moins « contraignant » que celles de la Ballade ou du Chant Royal ; mais c’en est une seconde, et plus importante, que de savoir si ces « contraintes. » que l’on rejette si délibérément, n’ont pas peut-être leur valeur d’art. Que de contraintes Horace ou Pindare ne se sont-ils pas imposées dans l’architecture de leurs Odes, — on le prétend du moins ! — et qui niera que la facilité même, ou l’air d’aisance et de maîtrise avec lequel ils en ont triomphé, ne soit toute une part de leur génie poétique ?

La rime aussi est une contrainte, et cependant ni Du Bellay ni Ronsard n’auront garde de s’en débarrasser : Baïf, seul, nous le verrons, s’avisera de faire des vers mesurés à l’antique. Mais si Du Bellay consent bien que la rime soit riche, — « pour ce qu’elle nous est, dit-il, ce qu’est la quantité aux Grecs et Latins, » — il se hâte aussitôt d’ajouter :


Quand je dy que la rythme doit être riche, je n’entens qu’elle soit contrainte, et semblable à celle d’aucuns qui pensent avoir fait un grand chef-d’œuvre en françois quand ils ont rymé un imminent et un éminent, un miséricordieusement et un mélodieusement, et autres de semblable farine, encore qu’il n’y ait sens ou raison qui vaille. (Illustration, Livre II, ch. VII)[7].


Il répond sans doute à Thomas Sibilet, lequel, dans son Art Poétique, distinguant cinq sortes de rimes, les classait selon qu’elles étaient : la première « de demi-syllabe, » la seconde, « d’une syllabe seule, » la troisième, « de syllabe et demie, » la quatrième, de « deux ou plusieurs syllabes, » et la cinquième enfin, la bonne ou la meilleure, de « deux, trois ou quatre syllabes. » L’auteur du Quintil Horatian, aussi lui, comme Sibilet, estime fort cette dernière espèce :


Comme tu as ôté les plus belles formes de la poésie française, — disait-il à Du Bellay, — ainsi rejettes-tu la plus exquise forme de rimes que nous ayons, moyennant qu’elle ne soit affectée, et cherchée trop curieusement… La difficulté des équivoques, qui ne te viennent pas toujours à propos, les te fait rejeter. (Ed. Person, 209.)


Il est certain que Du Bellay n’admire que modérément l’équivoque, et il a sans doute raison. Mais, dans son ardeur de réagir contre les « ineptes rymasseurs » de l’école des Molinet et des Meschinot, n’est-il pas allé trop loin à son tour ? Assurément, il a raison quand il demande que « la rime soit volontaire et non forcée ; reçue et non appelée ; propre, non aliène ; naturelle, non adoptive ; » ou du moins il aurait raison, si ce n’étaient là de simples antithèses qui ne rendent pas grand sens quand on essaie de les presser. Le poète et l’orateur sont sujets à se payer de mots ! On serait assez embarrassé de distinguer une rime « propre » d’avec une rime « aliène, » et une rime « reçue » d’avec une rime « appelée. » Mais s’est-il surtout bien rendu compte à quel point, dans notre langue, la rime était génératrice du vers ? On prouverait aisément que les idées et les sentimens mêmes s’engendrent souvent, dans notre poésie, de l’appel mystérieux et lointain de la rime. La rime, en français, n’est pas sonorité seulement, mais aussi résonance ; et Ronsard ou Du Bellay, qui l’ont bien su, comme poètes, ne semblent pas, comme critiques, s’en être doutés.


Tu seras plus soigneux de la belle invention et des mots que de la rime, laquelle vient assez et aisément d’elle-même, après quelque peu d’exercice et de labeur. (Abrégé de l’Art Poétique : de la Ryme.)


Ainsi s’exprimera Ronsard, et on pourrait dire familièrement qu’il en parle à son aise. Oui, « la rime vient assez aisément d’elle-même » quand on est Ronsard ou Du Bellay ! Mais quand on ne l’est pas ? Quand on ne l’est pas, il y a lieu d’être surpris de les entendre dire : « Je ne veux que notre poète regarde si superstitieusement à ces petites choses, et lui doit suffire que les deux dernières syllabes soient unisones. » Cette indifférence un peu dédaigneuse ne s’accorde guère avec leur ambition d’art ; et on aimerait que, tout en proscrivant sans pitié les jeux inutiles de rimes, ils eussent toutefois mieux reconnu, défini, et montré toute l’importance de la rime, le moyen d’art qu’elle est, et les effets que l’on en peut tirer.

Mais où leurs idées, et surtout leurs expressions, achèvent de se brouiller, c’est au chapitre de l’Imitation des anciens auteurs Grecs et Romains, et notamment quand il s’agit d’en concilier les leçons avec leur désir passionné « d’amplifier la langue française. » Car c’était bien en français qu’ils voulaient réaliser leur idée du poète ou de la poésie, et, à cet égard, le titre même de Défense et Illustration de la Langue française exprimait bien le fond de leur pensée. L’auteur du Quintil Horatian le leur reprochait en ces termes :


Ce titre, — disait-il, — est de belle parade, magnifique promesse et très grande attente, mais, à le bien considérer, il est faux… Car, comme un Lacon — un Lacédémonien, — à un rhéteur lui présentant une oraison des louanges d’Hercule, en les refusant répondit : « Qui est-ce, dit-il, qui le blâme ? » ainsi pouvons-nous dire ; Qui accuse, ou qui a accusé la langue française ? (Ed. person, 207.)

L’habile homme jouait sur les mots. On « n’accusait » pas la langue française ; mais on ne « l’employait » point ! Une tradition régnait encore, héritée de la scolastique, et, — sans parler de ceux qui écrivaient en latin leurs Grammaires françaises, — il était convenu que, si l’on prétendait aborder de certaines matières, plus hautes, plus abstraites, plus difficiles, il y fallait appeler le latin. Longueil, le cicéronien, et Budé, le grand Budé, nous en sont de sûrs témoins. Heureux encore que celui-ci ne se fût pas avisé d’écrire en grec son De transitu hellenismi ad christianismum ! Il l’eût pu, s’il l’eût voulu. Pareillement, c’est en latin que Calvin avait d’abord écrit son Institution chrétienne, et s’il l’avait mise plus tard en français, ce n’avait pas été, tout au rebours de Ronsard et de Du Bellay, pour « l’illustrer, » mais au contraire pour la « vulgariser, » pour en répandre la doctrine parmi ceux qui ne se piquaient point d’humanisme, petites gens, humides artisans d’Orléans ou de Meaux. Les poètes eux-mêmes composaient en latin, Étienne Dolet, Nicolas Bourbon, Salmon Macrin, Jean Voulté, Théodore de Bèze, dont les Pocmata venaient précisément de paraître, en 1548, quelques mois avant la Défense et Illustration. C’était toujours le latin qui donnait la réputation, à défaut de la fortune. Et quiconque écrivait en français, comme Rabelais ou comme Marot, si ce n’était pas précisément, un aveu d’ignorance qu’il faisait, il se « classait, » du moins, je serais tenté de dire : il se disqualifiait ; il s’adressait à un autre public, moins cultivé, plus facile à contenter, moins curieux d’instruction ou de profit que d’agrément ; il prenait rang dans le nombre des « auteurs simplement plaisans. » Contre tous ces latineurs, en revendiquant les titres de la langue française, et par exemple, en établissant « qu’elle n’est incapable de la philosophie. » Ronsard et Du Bellay ne s’attaquaient donc pas à des ennemis imaginaires ; ils accomplissaient une besogne urgente ; et on s’explique tout naturellement leur insistance sur ce point :

Je ne puis assez blâmer la sotte arrogance et témérité d’aucuns de notre nation, — écrivait Du Bellay, — qui n’estans rien moins que Grecs ou Latins desprisent et rejettent d’un sourcil plus que stoïque toutes choses escriptes en françois, et ne me puis assez esmerveiller de l’opinion d’aucuns sçavans qui pensent que nostre vulgaire soit incapable de toutes bonnes lettres et érudition. (Illustration, Livre I, ch. I.)

Pontus de Tyard revenait à la charge, et après avoir loué délicatement « les vers de quelques damoiselles, » — Pernette du Guillet, je pense, Claudine Scève ou Louise Labé, — il disait :


Au moins par tels exemples seront contraints les sévères censeurs, ennemis de notre vulgaire, de rougir et de confesser… que l’esprit logé en délicat corps féminin, et la langue françoise sont plus capables des doctrines abstruses que leurs grosses têtes coiffées de stupidité, et, quant aux langages, que le nôtre peut être haussé en tel degré d’éloquence que ni les Grecs ni les Latins auront à penser qu’il leur demeure derrière. (Solitaire Premier, édition de 1587, p. 32.)


Et qui ne connaît l’éloquente invective de Ronsard ?


C’est un crime de lèze-majesté d’abandonner le langage de son pays, vivant et florissant, pour vouloir déterrer je ne sais quelle cendre des anciens… Comment veux-tu qu’on te lise, latineur, quand à peine lit-on Stace, Lucain, Sénèque, Silius et Claudien qui ne servent que d’ombre muette en une étude ; auxquels on ne parle jamais que deux ou trois fois en sa vie, encore qu’ils fussent grands maîtres en leur langue maternelle ? Et tu veux qu’on te lise, qui as appris en l’école, à coup de verges, le langage étranger que sans peine et naturellement ces grands parlaient à leurs valets, nourrices et chambrières ! (Seconde Préface sur la Franciade.)


On ne saurait plaider plus éloquemment la cause de la langue maternelle. Malheureusement, c’était ici qu’apparaissait la contradiction et, pour ainsi parler, dans le passage même de la « défense » à « l’illustration » de la langue. Car on proposait bien divers moyens de l’amplifier ou de la magnifier, tels que « d’usurper quelquefois des vocables non vulgaires ; » et d’ « inventer de nouveaux mots ; » et d’en rajeunir d’antiques, « pour les enchâsser en son poème, ainsi qu’une pierre précieuse et rare ; » mais ce n’étaient là que de petits moyens, des moyens de peu de portée, sur la valeur desquels ni Du Bellay, ni Ronsard, à en juger du moins par leurs vers, ne se faisaient d’illusion. Archaïsmes, néologismes, provincialismes, on a dressé le total de leurs « inventions » en ce genre, et il ne dépasse pas, si seulement il atteint ce qu’on en trouverait dans Rabelais[8]. Un conseil plus utile était celui que Du Bellay donnait en ces termes, et surtout un enseignement plus, fécond :


Encores te veux-je avertir de hanter quelquefois non seulement les sçavans, mais aussi toutes sortes d’ouvriers et gens mécaniques, comme mariniers, fondeurs, peintres, engraveurs et autres, sçavoir leurs inventions, les noms des matières, des outils, et les termes usitez en leurs arts et mestiers, pour tirer de là ces belles comparaisons et vives descriptions de toutes choses. (Illustration, Livre II, ch. XI.)


Et Ronsard, à son tour :


Tu pratiqueras bien souvent les artisans de tous métiers, comme de marine, vénerie, fauconnerie, et principalement les artisans de feu, orfèvres, fondeurs, maréchaux, minéraliers ; et de là tireras maintes belles et vives comparaisons, avec les noms propres des métiers, pour enrichir ton œuvre et le rendre plus agréable et plus parfait. (Abrégé de l’Art Poétique, au préambule.)


Il est certes fâcheux que, de toutes les leçons de nos réformateurs, ce soit celle-ci que nos poètes, pendant deux cent cinquante ans, dussent le moins retenir ! Elle les eut préservés de leur tendance à nommer les choses par les noms les plus généraux, et à confondre ainsi l’esthétique de la poésie avec celle de la prose. Mais, de tous les moyens le plus sûr, celui que recommandaient tout particulièrement Ronsard et Du Bellay, c’était encore l’ « imitation des anciens auteurs grecs ou romains ; » et naturellement, on leur demandait comment, par quel artifice ils accordaient ensemble cette « défense » de la langue française et cette « apologie ; » du latin et du grec ? »


Je ne vois comme se peut entendre ceci, — reprenait l’auteur du Quintil Horatian, — car, si Grecs et Romains nous faut chercher, que sera-ce ? Ou les choses ? ou les paroles ? Si les choses, tu te contredis… et encore ou ce sera par translation ou par tractation ? Si par translation, tu la défends ; si par tractation, c’est redite de même chose en autre langue à nous propre et rien pour cela enrichie de parolles. (Ed. Person, 201.)


A quoi Ronsard et Du Bellay ne répondaient rien, ou peu de chose. Et ce n’est pas qu’il y eut contradiction au fond de leur pensée : il n’y avait que confusion. Peu exercés encore au maniement des idées générales, leur expression se sentait de la pauvreté relative, de la raideur, de l’imprécision de la langue, de la nouveauté de leur dessein, et, en deux mots, de tous les défauts dont ils prétendaient la guérir en la mettant elle-même à l’école de l’antiquité. Ce qu’il y a de plus rare quand on écrit, n’est-ce pas de dire tout ce que l’on veut dire, et, en le disant, de ne dire que ce que l’on veut dire ? Mais vraiment c’est alors que la critique et l’histoire ne serviraient de rien, si nous ne voyions pas quelquefois plus clair que son auteur lui-même dans la signification d’un vieux texte, ou dans les apparentes contradictions d’une antique doctrine.

Ce que les auteurs de la Défense et Illustration ont donc voulu dire, avec leur théorie de l’imitation des anciens, et ce qu’en somme ils ont dit, c’est que, la langue française étant capable en soi d’égaler le latin et le grec, elle n’y pouvait réussir qu’en imitant les moyens qui jadis avaient porté ces langues elles-mêmes à leur perfection. Et, en effet, on ne dérobe à quelqu’un le secret de son art qu’en se résignant soi-même à pratiquer, pour commencer, le rudiment de cet art ; ou encore, et de même que l’obéissance est l’apprentissage du commandement, ainsi l’imitation est le noviciat de l’originalité. Je me sers exprès de ces mots de « noviciat » et d’ « apprentissage, » comme rendant mieux que d’autres, si je ne me trompe, le second, ce qu’il y a de provisoire, et le premier de quasi religieux dans l’imitation des anciens, telle que l’ont conçue Ronsard et Du Bellay. Mais les mêmes poètes, à qui l’on reprochera plus tard d’avoir voulu parler grec et latin en français, et dont les œuvres, nous le verrons, ne laissent pas de donner prise à cette accusation, — parce que la doctrine est une chose, et l’application en est une autre, — sont au contraire, dans la Défense et Illustration, plus indépendans que leurs critiques eux-mêmes de cette antiquité gréco-latin. Ils en sont plus émancipés que ne le seront Voltaire ou Boileau ! Qu’on se rappelle seulement à ce propos la conclusion de leur opuscule.


Là donques, François, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine, et des serves despouilles d’elle, comme vous avez fait plus d’une fois, ornez voz temples et aulelz. Ne craignez plus ces oyes criardes, ce fier Manlie et ce traître Camille qui sous ombre de bonne foi vous surprenne tous nuz, contans la rençon du Capitole. Donnez en cette Grèce menteresse et y semez encor’ un coup la fameuse nation des Gallo Grecs. Pillez-moi sans conscience, les sacrez thrésors de ce temple delphique, ainsi que vous avez fait autrefois ; et ne craignez plus ce muet Apollon, ses faulx oracles, ni ses flesches rebouchées. Vous souvienne devostre antique Marseille, seconde Athènes, et de vostre Hercule Gallique tirant les peuples après lui par leurs oreilles avecques une chaîne attachée à sa langue.


Or, précisément, c’était ce que les latineurs et préconiseurs, au sentiment de Ronsard et de Du Bellay, n’avaient pas fait jusqu’alors. Ces dépouilles de l’antiquité, ils ne se les étaient point rendues serves, » et, comme il dit ailleurs, ces sacrés trésors du temple delphique, nos rhétoriqueurs ne se les étaient point du tout « convertis en sang et nourriture. » On les avait vus s’efforcer de devenir eux-mêmes Latins et Grecs, au lieu que, de ces Grecs et de ces Latins, il eût fallu s’efforcer de faire des Français. S’il y a deux manières d’user de la tradition, dont la première est de s’y conformer judaïquement, et la seconde au contraire de n’en retenir que ce qu’il faut pour « la continuer » en la transformant, on avait pratiqué jusqu’ici la première. Mais la Défense n’était qu’un long et chaleureux plaidoyer en faveur de la seconde. On n’étudiera désormais le latin et le grec que pour apprendre d’eux à s’en passer un jour ; et, à ce propos, je ne sais si l’on fait assez de compte du curieux passage où Du Bellay l’a formellement déclaré :

Songeant beaucoup de fois[9] d’où provient que les hommes de ce siècle généralement sont moins scavans en toutes sciences et de moindre pris que les anciens, entre beaucoup de raisons, je trouve celle-ci que j’oseroy’ dire la principale : c’est l’étude des langues grecque et latine. Car, si le temps que nous consumons à apprendre lesdites langues, estoit employé à l’étude des sciences, la nature certes n’est point devenue si brehaigne qu’elle n’enfantast de notre temps des Platons et des Aristotes. [Illustration, Livre I., ch. X.]

Qu’est-ce à dire, sinon que l’imitation des anciens, nécessaire de ce que l’on appelle une « nécessité de moyen, » ne le sera pas toujours ? que le temps viendra de ne plus aller à l’école ? et qu’à vrai dire, en refusant d’y aller, c’est l’échéance de ce moment même qu’on recule ?

On le voit donc, la contradiction n’est qu’apparente ou superficielle, entre le conseil que donne la Défense sur l’imitation des anciens, et l’ambition que l’auteur nourrit « d’amplifier et de magnifier la langue. » Il n’y en a pas davantage entre cette ambition, quoi qu’on en ait pu dire, et les conditions générales d’évolution ou de développement d’une langue. C’est Du Bellay qui a raison : une langue littéraire est ce que la font les hommes qui la parlent, ou plutôt qui l’écrivent,

Donques les langues ne sont nées d’elles-mêmes en façon d’herbes, de racines et d’arbres : les unes infirmes et débiles en leurs espèces, les autres saines et robustes et plus aptes à porterie fais des conceptions humaines, mais toute leur vertu est née au monde du vouloir et arbitre des mortelz… Il est vrai que par succession de temps les unes pour avoir été plus curieusement réglées sont devenues plus riches que les autres, mais cela ne se doit attribuer à la félicité desdites langues, ains au seul artifice et industrie des hommes. (Illustration, Livre I. ch. I.)

Il a tort en ce qu’il dit de l’originelle ou première égalité des langues, et nous savons aujourd’hui qu’elles sont nées, les nues « infirmes et débiles en leurs espèces » et les autres « saines, robustes, et plus aptes » à porter la pensée. Le grec et le latin n’ont pas les mêmes qualités ni les mêmes défauts. Mais il a raison en ce qu’il dit du droit supérieur et du pouvoir effectif de l’écrivain sur la langue. Nous ne pouvons pas développer ou perfectionner une langue à contresens de ses aptitudes, mais ses aptitudes sont plus étendues, plus diverses, moins limitées qu’on ne le croirait avant de les avoir cultivées ; et, dans cette mesure, il est absolument vrai que ses grands écrivains sont les maîtres de son perfectionnement ou de son développement. Aussi, de toutes les idées de la Défense, aucune, et tout de suite, ne devait-elle devenir plus féconde en conséquences, ni plus caractéristique de l’esprit classique naissant. « Régler curieusement la langue, » pour l’enrichir d’autant, telle allait être, chez tous nos écrivains, prosateurs ou poètes, l’une de leurs préoccupations les plus constantes. Duas res gens Gallica industriosissime persequitur, rem militarem et argute loqui : le trait de race allait reparaître ; une évolution voulue, succéder à l’évolution naturelle de notre « vulgaire ; » et cet effort de volonté contribuer, — pour quelle part, nous le verrons, — à la fortune de la littérature et des idées françaises.

On en pourrait presque dire autant de la doctrine de la distinction ou de la hiérarchie des genres, telle qu’elle commence à se préciser dans le manifeste de la Pléiade. Qu’est-ce qu’un « Genre littéraire ? » Assurément les auteurs de la Défense ne se sont pas posé la question avec cette netteté ; et ils ne le pouvaient pas. Ils ne pouvaient pas davantage distinguer nettement ces genres les uns des autres, et encore moins les classer. Pourtant, on ne laisse pas d’être surpris, à cet égard, du peu de cas que Ronsard et Du Bellay semblent avoir fait du théâtre.

Quant aux comédies et tragédies, si les roys et les républiques les vouloient restituer en leur ancienne dignité, qu’ont usurpée les farces et les moralitéz, je seroy’ bien d’opinion que tu t’y employasses, et si tu le veux faire pour l’ornement de ta langue, lu sçais où tu en dois trouver les archétypes. (Illustration, Livre II, ch. IV.)

C’est tout ce qu’ils en disent, sans plus ; et peut-être n’en eussent-ils rien dit, s’ils n’avaient cru devoir répondre à ce passage de Thomas Sibilet dans son Art poétique :


La Moralité française représente en quelque chose la tragédie grecque et latine… Et si le Français s’était rangé à ce que la fin de la Moralité fut toujours triste et douloureuse, la Moralité serait tragédie. (Art poétique, Éd. de 1548, p. 62.)


Il faut attendre que Jodelle, que la Péruse, que Grévin aient paru. Mais ce qu’en tout cas les auteurs de la Défense ont bien su, c’est qu’il n’est pas vrai que tous les « genres littéraires » se vaillent ; et ce qu’ils ont affirmé, c’est qu’il y en a d’inférieurs.


O combien je désire voir sécher ces Printemps, chastier ces Petites Jeunesses, rabbatre ces Coups d’essai, tarir ces Fontaines, brief abolir tous ces beaux filtres assez suffisans pour dégoûter les lecteurs sçavans d’en lire davantage. Je ne souhaite moins que ces Dépourvus, ces Bannis de liesse, ces Esclaves, ces Traverseurs soient renvoyés à la table ronde, et ces belles petites devises aux gentilzhommes et damoiselles d’où on les a empruntées. Que diray plus ? Je supplie à Phébus Apollon que la France, après avoir été si longuement stérile, grosse de lui, enfante bientôt un poète dont le luth bien résonant face taire ces enrouées cornemuses. (Illustration, Livre II, ch. XI.)


Et ce qui est encore certain, c’est qu’en substituant aux « épiceries » des vieux rhétoriqueurs les genres des anciens, s’ils en ont, comme ils disaient en leur langue, « extollé » deux pardessus les autres, l’Ode et le Long poème françois, leur admiration ne s’est pas trompée tout à fait dans ses préférences.

Il est vrai qu’ils y ont ajouté le Sonnet, et nous avons dit quelle résistance l’innovation avait soulevée. Le sonnet, pour l’auteur du Quintil Horatian, avait premièrement le tort d’être italien d’origine, étranger par conséquent ; et de n’être, en second lieu, comme la ballade et le rondeau, qu’un poème à forme fixe, mais moins « savant » en ses « croisures. » Tout autre était l’avis de Ronsard et de Du Bellay :


Sonne-moi ces beaux sonnets, — disaient-ils à leur poète futur, — non moins docte que plaisante invention Italienne, conforme de nom à l’Ode, et différente d’elle, seulement pour ce que le sonnet a certains vers reiglez et limitez, et l’Ode peut courir par toutes manières de vers librement… Pour le sonnet donc tu as Pétrarque et quelques modernes italiens. (Illustration, Livre II, ch. IV.)

On est d’ailleurs un peu étonné que Du Bellay, qui connaissait Dante, ne l’ail pas cité au même rang que Pétrarque, si la Vita Nuova n’est qu’un Canzoniere mêlé de son propre commentaire ; si c’est Dante qui le premier peut-être a bien vu que le sonnet n’était ou ne devait être qu’une forme ou une espèce du lyrisme ; et si les Canzoni ou les Ballate de la Vita Nuova lui ont à lui-même, Du Bellay, dans ses Vers lyriques, servi plus souvent de modèles que les Odes d’Horace et surtout de Pindare[10]. Au reste, pour avoir « certains vers réglés et limités, » Je sonnet n’est pas plus que l’ode pindarique un poème à forme fixe, s’il convient, comme je le crois, de voir le caractère essentiel du poème à forme fixe dans le refrain, — responsorium, ainsi que le note encore Dante, — c’est-à-dire dans la répétition des mêmes mots, compliquée de l’effort que l’on fait pour que cette répétition de mots ne soit pas une répétition d’idées. Et bien loin que le dernier vers du sonnet, comme l’Envoi de la ballade ou le dernier vers du rondeau, « le ferme » pour ainsi parler, nous avons déjà dit qu’au contraire il l’ « ouvrait » sur l’infini du rêve : un beau sonnet n’est beau de rien tant que de l’ouverture ou de l’ampleur de ce dernier vers. C’est ce que les poètes de la Pléiade ont bien su. Nous ajouterons qu’en acclimatant sous notre ciel de France la forme étrangère du sonnet, ils n’ont pas seulement enrichi notre poésie d’une forme d’art aussi supérieure à nos genres à forme fixe qu’elle en est différente, mais ils ont fait preuve d’une juste reconnaissance envers leurs maîtres italiens ; ils ont mêlé à l’imitation des anciens l’accent de « modernité » qui est celui de Dante ou de Pétrarque ; et ils ont enfin rendu à l’inspiration personnelle du poète ce que l’on va voir que leur conception du Long Poème françois et de l’Ode même lui ravissait de liberté.

Telle en effet qu’ils l’ont conçue d’abord, dans la Défense, avec son appareil soi-disant pindarique, — strophe, antistrophe, épode, — l’Ode n’a guère de liberté que du côté de la science ou de l’érudition, et c’est ce qui explique assez bien qu’eux-mêmes, en en faisant tant d’éloge, semblent toutefois s’en être assez promptement fatigués. Cantique, Chant lyrique, Ode ou Chanson, c’était tout un pour Thomas Sibilet et pour l’auteur du Quintil Horatian. Avec une rare inintelligence de ce qu’il disait, Sibilet recommandait, aux jeunes studieux de « choisir le patron des Odes en Pindarus, poète grec, en Horace latin, » et… en Saint-Gelais, « qui en était, disait-il, auteur tant doux que divin. » l’Art poétique, p. 57.) Et sur la phrase de Du Bellay :


Chante-moi ces Odes inconnues encore de la Muse française,


l’auteur du Quintil Horatian répondait à son tour :


Vray est que le nom d’Ode a été inconnu, comme pérégrin et grec escorché, et nouvellement inventé entre ceux qui, en changeant les noms cuident desguiser les choses ; mais le nom de chant et de chanson est bien connu et reçu comme français. (Ed. Person, 203.)


Quelle était donc, en réalité, la différence de la chanson et de l’Ode ? Ni Du Bellay, ni Ronsard ne se sont expliqués sur ce point, et ce qu’ils sentaient si profondément, les mots ne leur ont nulle part manqué plus cruellement pour le dire. Si l’on en croyait Ronsard, dans la Préface un peu naïve de ses Odes, l’objet de l’Ode serait la louange des hommes constitués en « honneurs, » et


s’il ne connaît en eux chose qui soit digne de grande recommandation, le poète doit entrer dans leur race, et là chercher quelqu’un de leurs aïeux, jadis braves et vaillans, ou les honorer par le litre de leur pays, ou de quelque heureuse fortune survenue soit à eux, soit aux leurs, ou par autres vagabondes digressions, industrieusement brouillant ores ceci, ores cela.


On ne peut là-dessus s’empêcher d’admirer la générosité de ceux qui l’ont récompensé de les avoir loués de la sorte ! Du Bellay, lui, moins flatteur, mais, en vérité, plus pindarique encore, recommande au poète qu’il n’y ait, dans ses Odes, « vers où n’apparaissent quelques vestiges de rare et antique érudition. » Et, un peu plus loin :


Prens bien garde que ce genre de poëme soit éloingné du vulgaire, et illustré de mots propres, et épithètes non oysifz, orné de graves sentences, et varié de toutes manières de couleurs et ornements poétiques. (Illustration, Livre II, ch. IV.)


Nulle recommandation ne pouvait être alors plus dangereuse à suivre : l’Ode, ainsi définie, n’apparaissait proprement que comme une chanson de pédant. Et il est bien vrai qu’elle est souvent cela dans Horace, mais, dès le temps de la Pléiade, il semble qu’elle pût être quelque chose d’autre ou de plus ; de moins « artificiel, » de plus libre, de plus intérieur au poète ; et c’est encore ce que ne semblent pas avoir très bien vu les auteurs de la Défense et Illustration.

Ont-ils mieux défini le long poème françois, par des traits plus caractéristiques et plus essentiels ? Ce que du moins il convient d’observer sur ce point, c’est qu’ils l’ont conçu, très savant, comme l’Ode, mais plus libre cependant que l’Ode, et plutôt sur le modèle du Roland furieux que de l’Enéide ou de l’Iliade.


Comme un Arioste, italien, — dit la Défense à ce propos, — qui a bien voulu emprunter de notre langue les noms et l’histoire de son poëme, choisy-moi quelqu’un de ces beaux vieux romans françois, comme un Lancelot, un Tristan, ou autres, et en fay renaître une admirable Iliade et laborieuse Enéide. (Illustration, Livre II, ch. V.)


Une « admirable Iliade » et « une laborieuse Enéide : » voilà qui est bien vu et finement senti ! Il ne craindrait d’ailleurs pas, « n’était la sainteté des vieux poèmes, » de comparer « un Arioste… à un Homère et à un Virgile ; » et c’est encore justement rendre hommage à l’Italie. Le rôle de l’influence italienne a été pour le moins aussi considérable, dans la formation de la poétique de la Pléiade, que celui de l’influence antique. Et si Ronsard a, dans sa Franciade, pour des raisons que l’on verra, préféré le sujet des « origines françaises » à celui des Amadis ou de la Table Ronde, et s’il y a fait, selon son habitude, à l’antiquité de larges emprunts, le thème en est cependant bien « moderne. » Un autre grand Italien, quelques années plus tard, Torquato Tasso, dans sa Jérusalem, exécutera son poème, si je puis ainsi dire, dans les données générales de la Défense, et d’une heureuse combinaison de l’histoire avec les « vieux romans français » fera sortir un chef-d’œuvre. Mais ici encore, malheureusement, Ronsard et Du Bellay ont manqué de précision. Ils en ont manqué à ce point, sur cet article du « long poème françois, » que c’est même un des rares chapitres de la Défense où l’aigre censeur du Quintil Horatian n’ait trouvé ni une idée ni un mot à reprendre. Et nous, pour achever de caractériser la poétique de la Pléiade, c’est ce qui nous amène à demander ce que Ronsard et ses amis, dans ces belles formes, dont ils ont si bien apprécié la valeur esthétique, ont donc prétendu que l’on mît, quels contenu dans ce contenant d’un dessin si savant et si pur, et quelles idées, quels sentimens, quelle liqueur dans ces amphores ?


III

On ne serait pas juste, si l’on répondait d’un mot trop général qu’ils ont prétendu que l’on y versât de « l’enthousiasme ; » et on a déjà vu qu’au contraire, tout en accordant beaucoup à leur poète, ils ont aussi exigé beaucoup de lui. Leur poète sera laborieux et savant ; il faudra qu’il possède l’encyclopédie des connaissances de son temps ; et les philosophes ne lui seront pas moins familiers que les poètes eux-mêmes, ses modèles et ses maîtres.


Quant aux figures des sentences, et des mots, et toutes les autres parties de l’élocution, les lieux de commisération, de joye, de tristesse, et d’ire, et toutes autres commotions de l’âme, je n’en parle point après un si grand nombre d’excellens philosophes et orateurs qui en ont traité, et que je veux avoir esté bien leuz et releuz de notre poète, premier qu’il entreprenne quelque haut et excellent ouvrage. (Illustration, Livre II, ch. IX.)


Même la science proprement dite, — ou ce que nous appelons aujourd’hui de ce nom, mathématiques, astronomie, physique, histoire naturelle, — ne lui sera pas étrangère ; et, comme autrefois Aratus, il devra pouvoir décrire les Phénomènes et les Météores, ou comme Callimaque, en sa Chevelure de Bérénice, mêler habilement l’érotisme et l’astronomie. Quelques Hymnes de Ronsard seront vraiment de la poésie philosophique, et le Microcosme de Maurice Scève, qui ne paraîtra qu’en l1562, sera l’abrégé des connaissances de son temps. Pontus de Tyard abandonnera les vers pour la prose, et traitera, dans son Premier Curieux, de « la Nature du monde et de ses Parties. » Il est, nous l’avons dit, le philosophe de la Pléiade. Et, nous l’avons également vu, cette « philosophie » ne se bornera point aux spéculations de la métaphysique et de la morale, mais elle descendra au détail des arts ou des métiers mêmes. Elle sera curieuse du langage et des occupas destion « ouvriers, laboureurs mêmes et toutes sortes de gens mécaniques. »

Un pas encore, et ce serait déjà le réalisme de l’observation, et de fait, il s’en faut de bien peu que Ronsard n’y voie une loi de l’art.


Tu imiteras les effets de la nature en toutes tes descriptions, suivant Homère. Car, s’il fait bouillir de l’eau en un chaudron, tu le verras premier fendre son bois, puis l’allumer et le souffler, puis la flamme environner la panse du chaudron tout alentour, et l’écume de l’eau se blanchir et s’enfler à gros bouillons avec un grand bruit, et ainsi de toutes les autres choses. (Préface de la Franciade.)


Il avait déjà dit, dans la Préface de ses Odes :


Je suis de cette opinion que nulle poésie ne se doit louer pour accomplie, si elle ne ressemble la nature, laquelle ne fut estimée belle des anciens que pour être inconstante et variable en ses perfections.


Mais, de ce qu’il disait là, sans doute n’avait-il pas entrevu la portée, ni même le vrai sens, car eût-il, en ce cas, ajouté :


qu’en telle imitation de la nature, consiste toute l’âme de la poésie héroïque, laquelle n’est qu’un enthousiasme et fureur d’un jeune cerveau ?


Nous en revenons donc à « l’enthousiasme » comme principe ou comme thème de l’inspiration du poêle, et au « désir de l’immortalité, » perpetuandi nominis desiderium, comme immortel aliment de cet enthousiasme lui-même.


Cherche un renom qui les âges surmonte,
Un bruit qui dure, une gloire qui monte
Jusques aux Cieux, et tente à cet effet
Si tu veux être un poète parfait
Mille sujets de mille et mille modes
Chants pastoraux, hymnes, poèmes, odes.
Fuyant surtout ces vulgaires façons
Ces vers sans art, ces nouvelles chansons
Qui n’auront bruit à la suite des âges
Qu’entre les mains des filles et des pages.
Par ce chemin, loin des touches menues,
A branche d’aile on vole outre les nues,
Se couronnant à la postérité
Des rameaux saints de l’immortalité.


Entre tant d’expressions que Ronsard a laissées du même sentiment, si nous choisissons celle-ci, c’est qu’il n’y en a pas qui se rapporte mieux à ce passage de la Défense :

Les allèchemens de Vénus, la gueule, les ocieuses plumes ont chassé d’entre les hommes tout désir de l’immortalité… mais quelque infélicité de siècle où nous soyons, ne laisse pourtant à entreprendre une œuvre digne de toy, espère le fruit de ton labeur de l’incorruptible et non envieuse postérité : c’est la gloire, seule eschele par les degrez laquelle les mortelz, d’un pié léger montent au ciel, et se font compagnons des Dieux. (Illustration, Livre II, ch. V.)


Ni l’un ni l’autre n’a jamais douté que ce sentiment, très généreux d’ailleurs, pût suffire à soutenir, et, — quelque sujet qu’il traitai, — à renouveler l’inspiration du poète.

Ils y en ont ajouté cependant un autre, qui est l’amour de la patrie française, et on sait, à ce propos, que Du Bellay a passé longtemps pour avoir introduit le premier ce mot même de « Patrie » dans notre langue. C’est précisément dans la dédicace de la Défense à son puissant parent, et patron, « Monseigneur le révérendissime cardinal Du Bellay ; » et l’auteur du Quintil Horatian lui avait même fait là-dessus une chicane étrange « Qui a Pays n’a que faire de Patrie, » lui disait-il ; et il en donnait celle surprenante raison que Patrie n’était qu’une « escorcherie du latin, » et le vrai mot français était Pays, qui venait, de « fontaine grecque ! » Mais s’il est aujourd’hui certain que Du Bellay n’est pas le premier qui se soit servi du mot, les pages les plus éloquentes de la Défense, — et, en particulier, tout un chapitre qu’il a consacré : Aux louanges de la France, le douzième de la seconde partie, — sont là pour attester qu’il a vraiment vu, comme Ronsard, dans la rénovation de la poésie française, une tâche que nous appellerions aujourd’hui « patriotique. » Contemporain de l’Hymne à la France de Ronsard, 1549, le passage qui commence par ces mots : « Je ne parlerai ici de la tempérie de l’air, fertilité de la terre, et abondance de tous genres de fruits, » — ce passage, comme l’Hymne de Ronsard, peut bien être, et je le crois, imité de l’éloge de l’Italie dans les Géorgiques : Salve, magna parens frugum, mais l’accent n’en est pas moins personnel à Ronsard et à Du Bellay : et c’était la première fois qu’il se faisait entendre ; et on pourrait dire qu’en la résumant, cette dernière observation symbolise toute leur poétique. Ils ont estimé que, de l’entreprise qu’ils tentaient, l’enrichissement qui résulterait pour la langue nationale serait lui-même une extension du nom, et un accroissement de la grandeur française.

Aussi, de tous les reproches que leurs adversaires leur ont, adressés, n’en est-il pas de moins fondé, de plus injuste, de plus contraire à la vérité que celui d’avoir, en important des « genres étrangers » dans une littérature jusqu’à eux prétendument nationale, détourné cette littérature elle-même de ses vraies destinées. L’opposition des Sibilel, des Fontaine, des Aneau, de tant d’autres encore, à la « poétique de la Pléiade » a été plus que l’opposition d’une école dérangée dans ses habitudes ou dépossédée de son public et de son antique réputation, mais il y faut reconnaître l’opposition de l’esprit du moyen âge à celui de la Renaissance. Non seulement ils n’ont pas vu, qu’en dépit des apparences, ces admirateurs des anciens étaient à leur date les vrais modernes, mais ils n’ont pas compris qu’en essayant de ravir à l’Italie et à l’antiquité la gloire de l’art et de la poésie pour les transporter à la France, c’était encore les Ronsard et les Du Bellay qui travaillaient dans l’intérêt et pour le profit de la patrie commune De telle sorte que la contradiction qu’on a cru trouver entre les doctrines de la Pléiade sur l’« imitation des anciens, » et son ambition de « magnifier la langue, » non seulement n’en est pas une, mais au contraire, la prétendue contradiction est l’âme même de cette « poétique. » En 1550, on ne pouvait rien faire de plus « français » en poésie ? , que de se mettre à l’école de l’Italie et de l’antiquité, si l’on ne pouvait rien faire qui pût être plus favorable au développement de l’esprit français, et, rien que de l’avoir tenté, c’est ce qui suffirait pour donner, à la Défense et Illustration de la langue françoise, une importance unique dans notre histoire littéraire.

C’est ce qui en fait également l’originalité. La Défense et Illustration de la langue françoise n’est peut-être dans le détail qu’une « mosaïque » ou un « centon[11], » un de ces textes rares qui font la joie des annotateurs, pour la quantité de « rapprochemens » qu’ils suggèrent, et l’étalage d’érudition que l’on y peut comme suspendre à chaque phrase et presque à chaque mot. Et, en effet, ce n’est pas Du Bellay qui a dit que l’Ode aurait pour matière « les louanges des Dieux et des hommes vertueux, le discours fatal des choses mondaines, la sollicitude des jeunes hommes, et l’amour et les vins libres, et toute bonne chère, » c’est Horace :

Musa dedit fidibus Divos puerosque Deorum,
Et juvenum curas et libera vina referre.


Ce n’est point Du Bellay qui a dit, ni Ronsard « que la plus grande part de l’art est sans doute contenue dans l’imitation, » c’est Quintilien : Non dubitari potest quin artis pars magna contineatur imitatione. Et ce n’est pas seulement de Quintilien ou d’Horace que la Défense et Illustration s’inspire, c’est de Cicéron, c’est de Virgile, c’est de Vida : j’ajouterai même à ces noms, si l’on veut, celui du Trissin et celui de Dante. Les auteurs de la Défense ont-ils connu le De vulgari Eloquio ? Si le texte original, en latin, n’en a paru pour la première fois qu’en 1577, on en avait publié, dès 1529, une traduction italienne, à Vicence, et l’auteur en était précisément le Trissin. Mais, après cela, les emprunts de Du Bellay pourraient être plus nombreux encore, et l’originalité de son opuscule n’en être pas diminuée. C’est qu’une idée première, et une idée maîtresse, lui a dicté, comme à Ronsard, le choix de ses emprunts. Pour la traduire, ils ont eux-mêmes usé du trésor de l’antiquité, comme ils eussent voulu qu’on en usât, librement, et sans scrupule. L’originalité n’a pas consisté pour eux à dire des choses qui n’eussent pas été dites, et dont personne avant eux ne se fut avisé ; mais, au contraire, ils ont eu la prétention de ne rien avancer que sur l’autorité des maîtres, et ils se fussent crus moins sûrs de la valeur de leurs leçons, si elles avaient été uniquement leurs. Ils ne se sont pas piqués, comme critiques, d’inventer, mais au contraire de rétablir dans ses droits la vérité méconnue. et, comme enfin les moyens qu’ils ont crus propres à la rétablir étaient relatifs des circonstances où ils écrivaient, des doctrines qu’ils attaquaient, de leurs idées ou de leurs goûts personnels, leur originalité reparaît ainsi jusque dans leurs imitations.

Il s’agit de les étudier maintenant dans leurs œuvres poétiques, et puisque enfin toutes les théories ne se jugent que par l’application qu’on en fait, il nous faut maintenant examiner ce que la « poétique » dont nous venons d’essayer de donner une idée générale, — et pour ainsi dire commune à l’école entière, — est devenue dans les mains d’un Du Bellay lui-même, d’un Ronsard ou d’un Baïf.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1900.
  2. Comparez notamment le chapitre intitulé : du Long Poème françois, et la seconde préface sur la Franciade, qu’on a retrouvée dans les papiers de Ronsard, mais qu’il n’a publiée lui-même dans aucune édition de ses Œuvres.
  3. Voyez sur cette question la lettre à Jean de Morel où Charles Fontaine lui-même se défend d’être l’auteur du Quintil Horalian, et en attribue la paternité à Barthélémy Aneau. Lettres de Joachim du Bellay, publiées par M. P. de Nolhac ; Paris, 1883, Charavay.
  4. Il y a quelque lieu de croire que Rabelais aussi se mêla de la querelle, comme ami de Mellin de Saint-Gelais ; et Ronsard s’en serait vengé par la fameuse épitaphe que nous avons citée.
  5. Je cite ici le texte de l’Illustration d’après l’édition qu’on en pourrait appeler définitive, un vol. in-4o. Paris, 1561, Frédéric Morel ; et je prie le lecteur de vouloir bien observer combien l’orthographe en est plus voisine de la nôtre qu’on ne le croirait à lire les éditions de nos jours.
  6. Il est intéressant de comparer à cette Ode celle que Victor Hugo, dans ses Contemplations, a intitulée : Les Mages.
  7. Je lis dans les Conversations de Gœthe (traduction Délerot, II, 241, 242) : « Aujourd’hui le mérite technique préoccupe avant huit, et MM. les critiques se mettent à murmurer, si l’on fait rimer un s avec un sz ou un ss. »
  8. Cf. Marty-Laveaux : La langue de la Pléiade, 2 vol. in-8o. Paris, 1896-1898. A. Lemerre.
  9. On notera qu’il joint ici l’exemple au précepte, et qu’il ne fait, dans ce passage, que traduire ou s’approprier, pour une fin particulière, le début du De Oratore de Cicéron : « Cogitanti mihi sæpe numero, etc.
  10. Que Du Bellay connût Dante, c’est ce qui résulte de la mention qu’il en fait dans son Ode à Madame Marguerite : D’escrire en sa langue ; et puisqu’il l’y rapproche de Bembo, il eût sans doute pu, et avec plus de raison, le rapprocher de Pétrarque.
    La Vita Nuova contient en effet quelques-uns des plus beaux sonnets de la langue italienne, moins sensuels que ceux de Pétrarque, plus platoniques en ce sens, et plus voisins enfin de l’inspiration générale de l’Olive de Du Bellay.
  11. Voyez encore à cet égard le livre déjà cité de M. Henri Chamard : Joachim Du Bellay, Lille, 1900, Le Bigot.