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La Plante/Partie I, chapitre XIV

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Charles Delagrave (p. 123-135).
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Partie I.
XIV. — Bourgeons émigrants

XIV
Bourgeons émigrants.

Bourgeons fixes et bourgeons caducs. — Le lis bulbifère. — La ficaire. — Bulbilles. — Structure d’une tête d’ail. — Bulbe. — Structure de l’oignon et du poireau. — Bulbes tuniqués. — Culture des jacinthes en carafe. — Rôle des écailles charnues. — Tubercule. — La pomme de terre et le topinambour. — La pomme de terre est un rameau. — Le safran. — Bulbes solides. — Tubercules des orchidées. — Racines tubéreuses. — Le dahlia.

L’hydre, vous ai-je dit, se couvre de bourgeons, qui deviennent de jeunes hydres implantées sur la mère et vivant à ses dépens. Parvenues à maturité, ces hydres rejetons se détachent et vont s’établir ailleurs pour vivre indépendantes et devenir la souche d’une nouvelle lignée. Semblable émigration se retrouve dans divers polypiers : les polypes rejetons abandonnent la communauté et vont, d’ici, de là, se fixer où bon leur semble et bourgeonner à leur tour de nouvelles associations. En d’autres polypiers au contraire, la communauté se maintient indivise ; les animalcules bourgeonnés ne quittent jamais le point où ils sont nés. La plante, vrai polypier végétal, reproduit trait pour trait ces deux genres de vie. Tantôt les bourgeons persistent sur le rameau qui les a produits, ils prennent racine aux points où ils sont nés. C’est le cas de beaucoup le plus général et celui qui nous est le plus familier. On donne à ces bourgeons qui d’eux-mêmes ne se détachent jamais de la plante mère, le nom de bourgeons fixes. À cette catégorie appartiennent les bourgeons nus ou écailleux, normaux ou adventifs, dont je vous ai parlé dans le précédent chapitre. Tantôt enfin, parvenus à un certain degré de force, les bourgeons quittent la plante mère ; ils émigrent en quelque sorte, c’est-à-dire qu’ils se détachent et prennent racine dans la terre pour y puiser directement la nourriture. Ces derniers, nous les nommerons bourgeons émigrants ou bourgeons caducs, pour rappeler leur abandon de la tige natale et leur chute sur le sol quand ils se sont formés sur des rameaux aériens. Or il est visible qu’un bourgeon destiné à se développer isolément, par ses seules et propres forces, ne peut être organisé comme celui qui n’abandonne jamais son rameau nourricier. Pour suffire à ses premiers besoins, alors que des racines capables de l’alimenter ne sont pas encore émises dans le sol, il lui faut de toute nécessité des vivres emmagasinés ; tout bourgeon qui émigre emporte donc des provisions avec lui.

On cultive dans les jardins un joli petit lis des hautes montagnes, le lis bulbifère, à fleurs orangées.
Fig. 59. Fragment de tige du Lis bulbifère.
Voici un fragment de la tige avec ses bourgeons situés à l’aisselle des feuilles. Ces bourgeons doivent passer l’hiver et se développer le printemps suivant. Ils n’ont pas cependant l’enveloppe hivernale, l’enveloppe d’écailles coriaces ; ils sont revêtus, au contraire, d’écailles succulentes, très-épaisses, tendres et charnues, propres à les nourrir tout en les protégeant. Ces provisions, qui les rendent tout rondelets, dénotent des bourgeons caducs. Et, en effet, vers la fin de l’été, ils abandonnent la plante mère ; au moindre vent, ils tombent d’eux-mêmes et s’éparpillent à terre, désormais livrés à leurs propres ressources. Si la saison est humide, beaucoup d’entre eux, encore en place à l’aisselle des feuilles, jettent une ou deux petites racines qui pendent à l’air comme pour se porter au devant de la terre. Octobre n’est pas arrivé, que tous nos bourgeons sont tombés. Alors la tige mère périt. Bientôt les vents et les pluies automnales les couvrent de feuilles mortes et de terreau. Sous cet abri, ils se gonflent tout l’hiver des sucs de leurs écailles, ils plongent peu à peu leurs racines dans le sol, et voilà qu’au printemps chacun étale sa première feuille verte pour continuer son évolution et devenir enfin une plante pareille au lis primitif.

La ficaire est une belle plante printanière à fleurs d’un jaune d’or, à feuilles luisantes taillées un peu sur le modèle de celles du figuier. Les terrains humides sont sa demeure de prédilection. La tige, après avoir fleuri, produit à l’aisselle de ses feuilles des bourgeons qui, au lieu de se développer immédiatement en rameaux, s’arrondissent en un corps charnu tout gonflé de sucs nutritifs. Bientôt la tige périt desséchée, mais les bourgeons persistent et végètent le printemps d’après avec les provisions emmagasinées dans leur masse.

On nomme bulbilles les bourgeons charnus destinés à se développer seuls, indépendamment de la tige mère ; tels sont ceux de la ficaire et du lis bulbifère. L’ail nous en offre un autre exemple, bien plus familier. Prenez une tête entière d’ail. Au dehors se montrent d’abord des enveloppes blanches et arides. Enlevez-les. Au-dessous vous trouvez des rejetons qui s’isolent facilement tout d’une pièce. Puis viennent de nouvelles enveloppes blanches, suivies de nouveaux rejetons, de telle sorte que la tête entière est un paquet de rejetons et d’enveloppes intercalées. Ces enveloppes sont les bases desséchées des anciennes feuilles de la plante, feuilles blanches dans leur partie souterraine, qui subsiste encore, et vertes dans leur partie aérienne, qui manque maintenant. À l’aisselle de ces feuilles, des bourgeons se sont formés suivant la règle générale ; seulement, comme ils sont destinés à se développer seuls, ils ont amassé des vivres dans l’épaisseur de leurs écailles, et c’est ce qui leur donne leur grosseur inusitée. Fendez-en un en long. Sous un fourreau coriace, vous trouverez une énorme masse charnue, formant à elle seule presque tout le rejeton. C’est là le magasin aux vivres. Avec de pareilles provisions, le bourgeon peut très-bien se suffire à lui-même. Et en effet, pour multiplier l’ail, les jardiniers ne s’adressent pas à la graine, ce serait par trop long. Ils s’adressent aux bourgeons, c’est-à-dire qu’ils mettent en terre, un à un, les bulbilles dont les têtes se composent. Chacun d’eux, nourri d’abord de ses vivres en réserve, pousse racines et feuilles et devient un pied d’ail complet.

Avant de poursuivre, une observation. Je vous ai fait reconnaître dans une tête d’ail des feuilles et des bourgeons ; mais où donc est la tige que tout cela suppose ? Eh bien ! cette tige existe, mais étrangement raccourcie, méconnaissable. Si vous détachez tous les bulbilles, il vous reste entre les mains un corps dur, aplati, marqué d’autant de cicatrices qu’il y a eu de rejetons détachés. Sur ses bords, il porte les débris de vieilles feuilles ou enveloppes blanches, et à sa base les restes des anciennes racines. Ce corps, c’est la tige, qui prend ici, à cause de son extrême raccourcissement, le nom de plateau.

Du bulbille au bulbe, de l’ail à l’oignon, il n’y a qu’un pas. Fendez un oignon en deux, du sommet à la base ; vous le trouverez formé d’une suite d’écailles charnues, étroitement emboîtées l’une dans l’autre et portées sur une tige très-courte, sur un plateau pareil à celui de l’ail. Au centre de ces écailles succulentes, feuilles transformées en réservoir alimentaire, d’autres feuilles apparaissent avec la forme et la couleur verte normales. Un oignon est donc encore un bourgeon approvisionné pour une vie indépendante, au moyen de ses feuilles extérieures converties en écailles charnues ; aussi lui donne-t-on, à cause de sa grosseur, le nom de bulbe, dont l’expression de bulbille est le diminutif. Bulbe et bulbille ne diffèrent que par le volume : le bulbe est plus gros, le bulbille plus petit, et voilà tout. Vous avez observé sans doute que l’oignon, appendu au mur pour les besoins de la cuisine, s’éveille, pendant l’hiver, à la chaleur de l’appartement, et du sein de ses écailles rousses jette une belle pousse verte, qui semble protester contre les rigueurs de la saison et nous rappelle les douces joies du printemps. À mesure qu’il grandit, ses écailles charnues se rident, se ramollissent, deviennent flasques et tombent enfin en pourriture pour lui servir d’engrais. Tôt ou tard Cependant, les provisions étant épuisées, la pousse dépérit à moins d’être mise en terre. Vous avez là un exemple bien frappant d’un bourgeon qui se développe seul à la faveur de ses provisions. Le poireau, lui aussi, est un bulbe, mais de forme plus élancée. Comme l’oignon, il résulte d’une série de bases de feuilles engaînées l’une dans l’autre. Les bulbes ainsi construits s’appellent bulbes tuniqués, parce que leurs feuilles charnues enveloppent le cœur des bourgeons comme autant de tuniques. On leur applique aussi à tous le nom du plus vulgaire, l’oignon ; et on les appelle indistinctement des oignons.

Fig. 60. Bulbe du Lis blanc.

r, racines ; e, e, e, écailles ; t, base de la tige.

Fig. 61. Bulbe de Jacinthe.

D’autres fois, les feuilles-écailles, trop étroites pour faire le tour entier du bulbe, sont disposées à la manière des tuiles d’un toit. Le bulbe est dit alors écailleux. Tel est celui du lis ordinaire, à grandes fleurs blanches (fig. 60).

Beaucoup de plantes à bulbe, ou, comme on dit encore, à oignon, donnent de magnifiques fleurs, souvent d’une culture on ne peut plus facile. De ce nombre est la jacinthe. Voici un oignon de jacinthe ouvert. Vous y reconnaissez les parties constituantes d’un bulbe : une courte tige ou plateau émettant des racines et des écailles charnues engaînées l’une dans l’autre. Du cœur des écailles montent déjà des feuilles ordinaires, avec une grappe de fleurs en bouton. On applique aux oignons de jacinthe la culture ordinaire, c’est-à-dire qu’on les met en terre ; et alors ils fleurissent au printemps. Mais on peut aussi les cultiver sur la cheminée et les faire fleurir en hiver. On met un de ces oignons sur le goulot d’une carafe pleine d’eau, ou bien dans un petit vase rempli de mousse qu’on a soin de maintenir humide. Sans plus, le bulbe végète, excité par la chaleur de l’appartement. Il émet de fines racines blanches, qui plongent dans l’eau de la carafe ou dans la mousse humide ; il déploie ses feuilles et enfin épanouit sa belle grappe de fleurs. Or n’allez pas croire qu’un peu d’eau claire ait, à elle seule, réalisé ce petit prodige d’une plante délicate en floraison au milieu des rigueurs de l’hiver. Le bulbe porte avec lui sa nourriture ; stimulé par la chaleur de l’appartement, il a fleuri avant l’heure, nourri de sa propre substance.

Il y a des bourgeons appelés aux périls d’une existence indépendante et qui, avant de se séparer de la plante mère, n’emmagasinent point des vivres, n’épaississent point leurs écailles ; mais alors la racine et le rameau, tantôt l’un tantôt l’autre suivant l’espèce végétale, sont chargés de l’approvisionnement. En premier lieu, considérons le rameau.

Lorsqu’il est destiné à l’alimentation future des bourgeons qu’il porte, le rameau, au lieu de venir à l’air où il se couvrirait de feuillage et de fleurs, reste sous terre, où rien ne le distrait de son travail. Là, sordidement vêtu de pauvres écailles brunes, derniers vestiges des feuilles auxquelles il a renoncé, opiniâtrement il amasse, il thésaurise pour faire un avenir à ses bourgeons. Il devient corpulent et si difforme, que, n’osant plus l’appeler rameau, les botanistes le nomment tubercule. Une fois les provisions faites, le tubercule se détache de la plante mère, et désormais les bourgeons qu’il porte trouvent en lui, pour émigrer, des vivres abondants. Un tubercule est donc un rameau souterrain, gonflé de nourriture, ayant de minces écailles en guise de feuilles, et couvert de bourgeons qu’il doit alimenter.

La pomme de terre est un tubercule. Démontrons que, malgré sa disgracieuse forme et son séjour dans le sol, ce tubercule est réellement un rameau et non une racine
Fig. 62. Pomme de terre avec ses yeux ou bourgeons.
ainsi qu’on le croit d’habitude. Une racine ne porte jamais de feuilles, ni rien qui en dérive, comme des écailles. Elle ne produit pas de bourgeons, si ce n’est dans des circonstances exceptionnelles ; lorsque, par exemple, le salut de la plante est menacé ; et encore, même dans le plus pressant péril, est-elle le plus souvent inhabile à bourgeonner. Ce ne sont pas là ses fonctions. Or, à la surface d’une pomme de terre, que voyons-nous ? Certains enfoncements, des yeux, c’est-à-dire autant de bourgeons, car ces yeux se développent en rameaux si la pomme de terre est placée dans des conditions favorables. Sur les tubercules vieux, on les voit, dans l’arrière-saison, s’allonger en rejetons ne demandant qu’un peu de soleil pour verdir et devenir des tiges. La culture utilise cette propriété. Le tubercule est coupé en quartiers, et chaque fragment mis en terre produit un nouveau pied à la condition expresse qu’il ait au moins un œil ; s’il n’en a pas, il pourrit sans rien produire. De plus, avant l’arrachage, les yeux sont cachés à l’aisselle de petites écailles, qui se détachent facilement plus tard et passent inaperçues, si l’on n’a soin de les observer sur des tubercules jeunes extraits du sol avec soin.
Fig. 63. Safran.
Ces écailles sont des feuilles modifiées pour une vie souterraine, des feuilles aux mêmes titres que les enveloppes coriaces d’un bourgeon écailleux. Puisqu’elle a feuilles et bourgeons, la pomme de terre est un rameau. Si des doutes vous restaient sur cette conclusion, j’ajouterais qu’en buttant la plante, c’est à-dire en amoncelant de la terre autour de son pied, on convertit en tubercules les jeunes rameaux enterrés ; j’ajouterais encore que, dans les années pluvieuses et sombres, on voit quelques uns des rameaux ordinaires s’épaissir à l’air libre, et devenir des tubercules plus ou moins parfaits.

Le tubercule du topinambour dissimule moins sa nature de rameau. Les bourgeons y sont disposés deux à deux sur des nodosités, en face l’une de l’autre, tour à tour d’avant en arrière et de droite à gauche, absolument comme le sont les feuilles et leurs bourgeons axillaires sur la tige.

Le safran nous offre une organisation intermédiaire entre le bulbe et le tubercule. La partie inférieure de la tige se renfle en une masse compacte féculente, en un tubercule revêtu par les bases fibreuses et engaînantes des feuilles. Sa forme est ronde et légèrement aplatie. À l’aisselle de ses minces enveloppes se trouvent des bourgeons, dont les plus vigoureux sont les supérieurs suivant la règle habituelle. L’amas alimentaire destiné à ces bourgeons se trouve donc ici dans la tige elle-même, devenue réservoir obèse de fécule, et non dans les feuilles, qui restent de fines et arides enveloppes ; sous ce rapport, l’organe nourricier des bourgeons est un tubercule. Mais d’autre part, cet organe est étroitement enveloppé par la base persistante des vieilles feuilles, ainsi que cela se passe dans l’oignon et tous les bulbes tuniqués.
Fig. 64. Bulbe du Safran.
r, racines ; b, bulbe solide ; c, bourgeons développés en nouveaux bulbes ; f, feuilles.
Sous ce nouvel aspect, la partie souterraine du safran est un bulbe. Pour rappeler ce double caractère, on lui donne le nom de bulbe solide. C’est un bulbe à cause de ses tuniques ou enveloppes engaînantes, bases arides des vieilles feuilles ; mais au lieu de se subdiviser en écailles charnues, ce bulbe est solide, compacte, c’est-à-dire porte la masse alimentaire dans l’axe lui-même, dans la tige changée en tubercule. Mis en terre, le bulbe solide du safran émet par sa base un faisceau de racines, tandis que le bourgeon terminal se développe en feuilles et en fleurs. En même temps, les bourgeons axillaires donnent un faisceau de feuilles et se renflent à la base en autant de bulbes implantés sur le premier. Pour nourrir toute cette lignée, le bulbe mère graduellement s’épuise, se ride, se flétrit et n’est plus, quand la végétation est terminée, qu’une dépouille inerte. Mais alors, enrichis de sa substance, les jeunes bulbes ont pris tout leur accroissement ; ils se séparent l’un de l’autre et recommencent chacun, l’année suivante, les mêmes phases d’évolution.

La substance amassée en réserve dans les écailles charnues des bulbes et dans l’axe féculent des tubercules, sert non-seulement à la nourriture de la jeune plante actuelle mais encore à la formation de nouveaux bulbes, de nouveaux tubercules, sauvegardes de l’avenir. Je la comparerais volontiers à un patrimoine que le passé lègue au présent, et que le présent doit léguer au futur, enrichi de tout le travail des générations
Fig. 65. Orchis.
à qui il a profité. Le bulbe du safran a puisé ses économies alimentaires dans le bulbe qui l’a précédé ; il les écoule maintenant dans les bulbes ses successeurs, qui les transmettront eux-mêmes à d’autres, mais accrues, d’une génération à la suivante, par le travail des racines.

Dans certains cas cependant, ce patrimoine conserve une valeur à peu près invariable ; c’est un capital que la plante ne fait pas valoir et qu’elle se borne à transmettre avec fidélité. C’est ce que nous montrent diverses orchidées, si curieuses par la forme étrange de leurs fleurs. Arraché au moment de la floraison, un pied d’orchis présente à la base de la tige, pêle-mêle avec les racines, deux tubercules ovoïdes, parfois de la grosseur d’une noix. L’un est ferme, rebondi ; l’autre est ridé, flasque, et cède plus ou moins sous la pression des doigts. Entre les deux, il n’est pas rare de rencontrer des peaux arides, dont la mieux conservée figure un petit sac vide et tout chiffonné ; on peut l’insuffler par son orifice et lui faire prendre ainsi la forme et la grosseur des deux tubercules. Les trois âges sont là représentés : le passé, le présent et le futur. Le petit sac chiffonné, si le temps et l’humidité du sol ne l’ont pas détruit, représente le passé. L’année dernière, c’était un tubercule gonflé de vivres ; il s’est vidé et réduit à une mince peau pour nourrir sa tige et léguer sa substance au tubercule actuel. Le présent est représenté par le tubercule flétri, dont la chair se ramollit, se fluidifie lentement et se transvase dans les parties de la plante de formation nouvelle. C’est aux dépens de sa substance que s’est nourrie la jeune pousse avant qu’elle eut des racines, c’est aux dépens de sa substance que se gonfle le tubercule nouveau. Ce dernier, frais, consistant, plein de vigueur, représente l’avenir ; il porte en germe la plante de l’année prochaine. La saison finie, l’orchis va périr ; la tige se dessèchera ainsi que les racines, le tubercule qui l’a nourrie ne sera plus qu’une dépouille
Fig. 66. Tubercules d’Orchis.
sans valeur ; mais le second tubercule, survivant seul à la ruine de la plante, persistera sous terre et attendra le soleil printanier pour développer son unique bourgeon en un pied d’orchis semblable au précédent. C’est ainsi qu’au moyen de son double magasin de vivres, de son double tubercule dont l’un se vide tandis que l’autre s’emplit, l’orchis transmet, d’une année à l’autre, un bourgeon approvisionné et se perpétue indéfiniment à la même place, si rien ne vient troubler cette admirable filiation. Les tubercules successifs sont alternés dans leur arrangement, c’est-à-dire qu’ils naissent tour à tour à droite puis à gauche ; de cette manière, la plante ne se déplace point mais oscille d’un centimètre ou deux chaque année autour de la même position moyenne. Tel pied d’orchis que l’on rencontre solitaire en un point non fréquenté est peut être le descendant de centaines de générations, qui se sont succédé exactement à la même place et se sont transmis intact l’héritage tuberculaire, toujours consommé pour les besoins du présent, mais toujours reconstitué en valeur pareille pour les besoins de l’avenir.

On n’est pas d’accord sur la nature des tubercules des orchidées ; les uns y voient des racines, les autres des rameaux souterrains. Racine ou rameau, peu importe au fond ; ce double tubercule, dont le plus vieux transvase en quelque sorte sa substance dans le plus jeune avant de périr, n’en est pas moins un exemple remarquable des moyens mis en œuvre par la plante pour assurer l’avenir à sa descendance. Dans beaucoup de végétaux d’ailleurs, la racine est chargée de la haute fonction d’amasser des vivres et de les tenir en réserve pour la génération future,
Fig. 67. Racine tubéreuse du Dahlia.
comme le fait le rameau gonflant son axe en tubercule, ou bien épaississant ses écailles en bulbe. La racine renflée en réservoir alimentaire à l’usage des bourgeons prend le nom de racine tubéreuse. Comme exemples, je vous citerai celles du dahlia, de la carotte, de la betterave, du navet.

Considérons en particulier la racine du dahlia. Au premier aspect, rien de plus analogue à un paquet de pommes de terre que ce faisceau de tubérosités. Mais remarquez qu’ici il n’y a pas d’écailles, qu’il n’y a pas d’yeux. Ces renflements ne sont donc pas des tubercules ; ce sont des racines tubéreuses. Pendant tout l’été, tout l’automne, le dahlia se couvre de grandes et magnifiques fleurs. Les froids venus, la partie aérienne de la plante périt ; mais quelques bourgeons persistent, tout à la base de la tige, avec le paquet de racines tubéreuses qui doivent, l’année suivante, les alimenter. Ces racines sont extraites de terre et tenues au sec, à l’abri des gelées. Au printemps, on divise la touffe commune en autant d’éclats qu’il y a de bourgeons dans le tronçon de tige qui la surmonte ; et chaque éclat, pourvu d’un germe et d’au moins une racine nourricière, reproduit un pied de dahlia.

Le rôle des racines tubéreuses est dans toutes les plantes le même que dans le dahlia : au moyen de provisions mises en réserve dans leur masse charnue, elles viennent en aide aux bourgeons qui survivent à la mort de la tige. L’homme utilise, pour son alimentation, divers de ces réservoirs nourriciers ; il sait même, par son industrie, en provoquer la formation dans des plantes qui, livrées à elles-mêmes, n’en produiraient pas ou n’en donneraient point d’aussi riches.