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La Plante/Partie I, chapitre XV

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Charles Delagrave (p. 135-147).
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Partie I.
XV. — La Greffe

XV
La greffe.

Greffe. — Condition première du succès. — Idées erronées sur la greffe. — Greffe par approche. — Greffe en fente. — Greffe en couronne. — Greffe en écusson. — Greffe en flûte. — Origine des végétaux cultivés. — Pomme de terre sauvage. — Chou des falaises. — Poirier sauvage. — Lambrusque. — Retour à l’état sauvage. — Importance de la propagation par greffe, bouturage et marcottage. — Utilité du semis.

Un bourgeon, ou bien le rameau qu’il donne en se développant, est une unité, un individu de l’association végétale ; il a sa vitalité propre, il constitue un plant distinct qui, au lieu de prendre racine dans la terre, prend racine sur la branche qui l’a produit. Ce principe fondamental nous a rendu compte de l’émigration de certains bourgeons, comme les bulbilles de l’ail, du safran et du lis bulbifère, qui se détachent de la plante mère et deviennent, au moyen de leurs racines adventives, autant de plantes indépendantes l’une de l’autre. Le même principe donne raison du bouturage et du marcottage, opérations qui détachent le rameau de sa branche, où il s’abreuvait de séve, pour le transplanter en terre, où de lui-même il doit puiser les sucs nutritifs. Il explique enfin la greffe, qui consiste à transplanter le bourgeon ou le rameau de sa branche sur une autre branche, de son arbre sur un autre arbre.

Le végétal qui doit servir de support nourricier prend le nom de sujet ; et le bourgeon ou le rameau qu’on y implante, celui de greffe. Une condition indispensable est à remplir pour la réussite de ce changement de support : le bourgeon transplanté doit trouver auprès de sa nouvelle branche nourricière des aliments en rapport avec ses goûts, c’est-à-dire une séve conforme à la sienne. Cela exige que les deux plantes, le sujet et celle d’où provient la greffe, soient de la même espèce ou du moins appartiennent à des espèces très-rapprochées, car la similitude de la séve et de ses produits ne peut résulter que de la similitude d’organisation. On perdrait son temps à vouloir greffer le lilas sur le rosier, le rosier sur l’oranger. Il n’y a rien de commun entre ces trois espèces végétales, ni dans les feuilles, ni dans les fleurs, ni dans les fruits. De cette différence de structure résulte infailliblement une différence profonde de nutrition. Le bourgeon de rosier périrait donc affamé sur une branche de lilas ; le bourgeon de lilas en ferait autant sur une branche de rosier. Mais on peut très-bien greffer lilas sur lilas, rosier sur rosier, oranger sur oranger. Il est possible d’aller plus loin. On peut faire nourrir un bourgeon d’oranger par un citronnier, un bourgeon de pêcher par un abricotier, un bourgeon de cerisier par un prunier et réciproquement ; car il y a entre ces végétaux, pris deux à deux, une étroite parenté que vous entrevoyez déjà, mais que vous comprendrez mieux lorsque nos études seront plus avancées. Il faut en somme, pour la réussite de la greffe, la plus grande analogie possible entre les deux végétaux. Les anciens étaient loin d’avoir des idées bien nettes sur cette absolue nécessité de la ressemblance d’organisation ; ils nous parlent de rosiers greffés sur le houx, pour obtenir des roses vertes, de vignes greffées sur le noyer, pour avoir des raisins à grains énormes, pareils en volume à des noix. De telles greffes, et d’autres entre végétaux complétement dissemblables, n’ont jamais existé que dans l’imagination de ceux qui les ont rêvées. Enfin il est indispensable que la greffe et le sujet aient un large contact entre leurs tissus les plus vivants, et par conséquent les plus aptes à se souder entre eux. Ce contact doit donc se faire par le tissu cellulaire des deux écorces et surtout par le cambium. Et en effet, l’activité vitale du végétal réside, avant tout, dans les tissus jeunes qui se forment entre le bois et l’écorce. C’est là que la séve circule ; c’est là que s’élaborent de nouvelles cellules, de nouvelles fibres, pour former d’un côté une couche d’écorce et de l’autre une couche de bois. C’est donc là encore et seulement là que la soudure est possible entre la greffe et le sujet.

On distingue trois principaux genres de greffes, savoir : la greffe par approche, la greffe par rameaux, et la greffe par bourgeons. La forme donnée aux entailles et l’agencement des parties mises en contact donnent lieu, dans la pratique, à de nombreuses subdivisions qui ne sauraient trouver place ici. Bornons-nous à ce qu’il y a d’essentiel.

La greffe par approche est l’analogue du marcottage, avec cette différence que le sol est remplacé par le végétal devant servir de support. Dans le marcottage, on provoque la formation de racines adventives soit en couchant dans la terre un rameau encore adhérent à la tige qui le nourrit, soit en lui faisant traverser un pot fendu, un cornet de plomb rempli de mousse humide. Lorsque, sous l’influence de ce milieu nourricier, des racines ont été émises en nombre convenable, on sèvre graduellement le rameau par des entailles et enfin on le détache de la plante mère. Dans la greffe par approche, on se propose de même de faire enraciner, non plus en terre mais sur un végétal voisin, un rameau, une branche, une cime d’arbre, tenant encore aux pieds dont ils font partie. Supposons deux arbrisseaux à proximité l’un de l’autre, et proposons-nous d’implanter sur le premier une branche du second. On incise d’entailles correspondantes les parties qui doivent être mises en contact ; on fait exactement coïncider les tissus jeunes et vivants, le cambium et le tissu cellulaire de l’écorce ; au moyen de ligatures, on maintient le tout en place, et l’on abandonne les deux blessures rapprochées au lent travail de la vie. Nourrie par sa propre tige dont elle n’est pas encore séparée, la branche à transplanter mélange sa séve à la séve du support ; de part et d’autre des tissus s’organisent pour cicatriser les plaies, se juxtaposent, se soudent entre eux, et tôt ou tard la branche fait corps avec la tige étrangère. Il faut maintenant sevrer la greffe, c’est-à-dire la priver peu à peu de l’alimentation que lui fournit sa propre tige et l’habituer au régime de la nourrice
Fig. 68. Greffe en fente.
qu’on lui a donnée artificiellement. On y parvient, comme pour une simple marcotte, au moyen d’entailles graduelles ou de ligatures pratiquées en dessous de la soudure. Quand on juge que la branche puise toute sa nourriture dans le nouveau support, on la sépare de la plante mère.

La greffe par rameaux correspond au bouturage. Elle consiste à transplanter sur une nouvelle tige un rameau détaché de la plante mère. La méthode la plus usitée est celle des greffes en fente. Un mauvais poirier, je suppose, est dans votre jardin, venu de semis ou apporté de son bois natal. Vous voulez lui faire produire de bonnes poires. La marche à suivre est celle-ci. On tranche net la tête du sauvageon, et dans le tronçon en terre on fait une profonde entaille. Puis on prend sur un poirier d’excellente qualité un rameau muni de quelques bourgeons. On taille son extrémité inférieure en biseau et l’on implante la greffe dans la fente du sujet, bien exactement écorce contre écorce, bois contre bois. On rapproche le tout par des ligatures et l’on recouvre les plaies de mastic, ou, à son défaut, d’argile maintenue en place avec quelques chiffons. Ainsi emmaillotté, le moignon n’a pas à souffrir de l’accès de l’air, qui le dessècherait. Avec le temps, les plaies se cicatrisent, le rameau soude son écorce et son bois à l’écorce et au bois de la tige amputée. Enfin les bourgeons de la greffe, alimentés par le sujet, se développent en ramifications et au bout de quelques années la tête du poirier sauvage est remplacée par une tête de poirier cultivé, donnant des poires pareilles à celles de l’arbre qui a fourni la greffe.

Fig. 69. Greffe en fente. Fig. 70. Greffe en couronne.

Si l’on désire obtenir un arbre à ramifications plus nombreuses et si d’ailleurs la grosseur du sujet s’y prête, rien n’empêche d’implanter deux greffes dans l’entaille, l’une à chaque extrémité. Mais on ne pourrait pas en mettre davantage dans la même fente, parce que l’écorce de la greffe doit être, de toute nécessité, en contact avec l’écorce du sujet, afin que des deux parts le cambium mette en communication ses tissus naissants. Si le tronc amputé est assez fort, on peut encore disposer un cercle de greffes sur le pourtour de la section, comme le représente la figure. La greffe est dite alors en couronne.

La greffe par bourgeons consiste à transplanter sur le sujet un simple bourgeon avec le lambeau d’écorce qui le porte. C’est la plus fréquemment usitée. Suivant l’époque de l’année où l’opération est faite, la greffe est dite à œil poussant, ou bien à œil dormant. Dans le premier cas, la greffe se pratique au printemps, au moment de l’éveil de la végétation, de manière que l’œil ou le bourgeon mis en place sur le sujet se soude avec lui et se développe ou pousse bientôt après ; dans le second cas, le bourgeon est posé de juillet en août, à l’époque de la séve automnale, de telle sorte qu’il dort c’est-à-dire reste stationnaire pendant tout l’automne et tout l’hiver, après avoir contracté adhérence avec le sujet.

Vous avez donné asile dans votre parterre à un églantier, le vulgaire gratte-cul, qui végétait pauvrement au bord du chemin en compagnie de la ronce. L’arbuste n’est pas beau. Au fond, c’est bien le rosier pour la tige, les épines, les feuilles, les fruits ; mais quelles tristes roses ! Cinq modestes pétales, bien réguliers, mais pâles, à peine teintés d’incarnat, sans odeur. Il s’agit de faire produire à l’arbuste la splendide rose à cent feuilles. Au moment de la séve d’automne, de juillet en septembre, on incise l’écorce du sauvageon d’une double entaille en forme de T, pénétrant jusqu’au bois mais sans l’endommager. On soulève un peu les deux lèvres de la blessure. Puis, sur un rosier à belles fleurs, on détache un lambeau d’écorce muni d’un bourgeon, lambeau qu’on nomme écusson. On a soin de bien enlever le bois qui pourrait adhérer à la face intérieure de l’écusson, tout en respectant l’écorce, le tissu verdâtre surtout qui forme la couche interne. Enfin l’on introduit l’écusson entre l’écorce et le bois du sujet et l’on rapproche les lèvres de la plaie au moyen d’une ligature, de manière que l’écusson soit bien appliqué contre le bois du sujet. Le printemps suivant, le bourgeon transplanté adhère à sa nouvelle nourrice, que l’on ampute alors au-dessus de la greffe. Dans peu de temps, l’églantier se couvre de roses à cent feuilles. C’est ce qu’on nomme la greffe en écusson.

Pour la greffe en flûte ou en sifflet, on incise transversalement l’écorce en dessus et en dessous d’un bourgeon ; puis, entre les deux traits, on pratique une incision longitudinale. Le cylindre d’écorce est alors enlevé sans peine tout d’une pièce si l’opération se fait au moment de la séve. Sur le sujet, d’égale grosseur, on enlève un cylindre semblable et on le remplace par le cylindre portant le bourgeon que l’on veut transplanter. Enfin des ligatures et du mastic rapprochent et recouvrent les parties mal jointes.

Fig. 71. Greffe en écusson. Fig. 72. Greffe en flûte.

Vous connaissez maintenant, en ce qu’ils ont d’essentiel, les trois modes de propagation usités en culture : la marcotte, la bouture et la greffe. Pour bien comprendre la haute utilité de ces opérations, arrêtons-nous un instant sur l’origine de nos végétaux cultivés. Vous vous figurez peut-être que, de tout temps, en vue de notre alimentation, le poirier s’est empressé de produire de gros fruits à chair fondante ; que la pomme de terre, pour nous faire plaisir, a gonflé ses gros rameaux souterrains de pulpe farineuse ; que le chou-cabus, dans le désir de nous être agréable, s’est avisé lui-même d’empiler en tête compacte de belles feuilles blanches. Vous vous figurez que le froment, le potiron, la carotte, la vigne, la betterave et tant d’autres encore, épris d’un vif intérêt pour l’homme, ont de leur propre gré toujours travaillé pour lui. Vous croyez que la grappe de la vigne est pareille maintenant à celle d’où Noé retira le jus qui le grisa ; que le froment, depuis qu’il a paru sur la terre, n’a pas manqué de produire tous les ans une récolte de grain ; que la betterave et le potiron avaient aux premiers jours du monde la corpulence qui nous les rend précieux. Il vous semble, enfin, que les plantes alimentaires nous sont venues dans le principe telles que nous les possédons maintenant. Détrompez-vous : la plante sauvage est en général pour nous une triste ressource alimentaire ; elle n’acquiert de la valeur que par nos soins. C’est à nous, par notre travail, notre culture, à tirer parti de ses aptitudes en les modifiant.

Dans son pays natal, sur les montagnes du Chili et du Pérou, la pomme de terre à l’état sauvage est un maigre tubercule, de la grosseur d’une noisette. L’homme donne accueil dans son jardin au misérable sauvageon ; il le plante dans une terre substantielle, il le soigne, il l’arrose, il le féconde de ses sueurs. Et voilà que, d’année en année, la pomme de terre prospère ; elle gagne en volume, en propriétés nutritives, et devient enfin un tubercule farineux de la grosseur des deux poings.

Sur les falaises océaniques, exposées à tous les vents, croît naturellement un chou, haut de tige, à feuilles rares, échevelées, d’un vert cru, de saveur âcre, d’odeur forte. Sous ces agrestes apparences, il recèle peut-être de précieuses aptitudes. Pareil soupçon vint apparemment à l’esprit de celui qui le premier, à une époque dont le souvenir s’est perdu, admit le chou des falaises dans ses cultures. Le soupçon était fondé. Le chou sauvage s’est amélioré par les soins incessants de l’homme ; sa tige s’est affermie ; ses feuilles, devenues plus nombreuses, se sont emboîtées, blanches et tendres, en tête serrée ; et le chou pommé a été le résultat final de cette magnifique métamorphose. Voilà bien, sur le roc de la falaise, le point de départ de la précieuse plante ; voici, dans nos jardins potagers, son point d’arrivée. Mais où sont les formes intermédiaires qui, à travers les siècles, ont graduellement amené l’espèce aux caractères actuels ? Ces formes étaient des pas en avant. Il fallait les conserver, les empêcher de rétrograder, les multiplier et tenter sur elles de nouvelles améliorations. Qui pourrait dire tout le travail accumulé qui nous a valu le chou-cabus ?

Et le poirier sauvage, le connaissez-vous ? C’est un affreux buisson, hérissé de féroces épines. Ses poires, détestable fruit qui vous serre la gorge et vous agace les dents, sont toutes petites, âpres, dures et semblent pétries de grains de gravier. Certes celui-là eut besoin d’une rare inspiration qui, le premier, eut foi dans l’arbuste revêche et entrevit, dans un avenir éloigné, la poire beurrée que nous mangeons aujourd’hui.

De même, avec la grappe de la vigne primitive, dont les grains ne dépassent pas en volume les baies du sureau, l’homme, à la sueur du front, s’est acquis la grappe juteuse de la vigne actuelle ; avec quelque pauvre gramen aujourd’hui inconnu, il a obtenu le froment ; avec quelques misérables arbustes, quelques herbes d’aspect peu engageant, il a créé ses races potagères et ses arbres fruitiers. La terre, pour nous engager au travail, loi suprême de notre existence, est pour nous une rude marâtre. Aux petits des oiseaux, elle donne abondante pâture ; à nous, elle n’offre de son plein gré que les mûres de la ronce et les prunelles du buisson. Ne nous en plaignons pas, car la lutte contre le besoin fait précisément notre grandeur. C’est à nous, par notre intelligence, à nous tirer d’affaire ; c’est à nous à mettre en pratique la noble devise : Aide-toi, le ciel t’aidera.

L’homme s’est donc étudié de tout temps à démêler parmi les innombrables espèces végétales, celles qui peuvent se prêter à des améliorations. La plupart sont restées pour nous sans utilité ; mais d’autres, prédestinées sans doute, créées plus spécialement en vue de l’homme, se sont faites à nos soins et par la culture ont acquis des propriétés d’une importance capitale, car notre nourriture en dépend. L’amélioration obtenue n’est pas cependant si radicale, que nous puissions compter sur sa permanence si nos soins viennent à faire défaut. La plante tend toujours à revenir à son état primitif, comme si elle avait regret de s’être ralliée à l’homme. Que le jardinier, par exemple, abandonne le chou-cabus à lui-même, sans engrais, sans arrosage, sans culture ; qu’il laisse les graines germer au hasard où le vent les aura chassées, et le chou s’empressera d’abandonner sa pomme serrée de feuilles blanches, pour reprendre les feuilles lâches et vertes de ses parents sauvages. La vigne pareillement, affranchie des soins de l’homme, deviendra dans les haies la maigre lambrusque, dont toute la grappe n’équivaut pas à un seul grain de raisin cultivé ; le poirier reprendra, sur la lisière des bois, ses longs piquants et ses petits fruits détestables ; le prunier et le cerisier réduiront leurs fruits à des noyaux recouverts d’une pellicule amère ; enfin toutes les richesses de nos vergers s’appauvriront jusqu’à devenir pour nous sans valeur.

Ce retour à l’état sauvage s’effectue même dans nos cultures, malgré tous nos soins, quand on a recours au semis pour reproduire la plante. On sème, je suppose, des pépins pris dans une excellente poire. Eh bien ! les poiriers issus de ces graines ne donnent, pour la plupart, que des poires médiocres, mauvaises, très-mauvaises même. Quelques-uns seulement reproduisent la poire mère. Un autre semis est fait avec les pépins de seconde génération. Les poires dégénèrent encore. Si l’on continue ainsi les semis en puisant toujours les graines dans la génération précédente, le fruit, de plus en plus petit, âpre et dur, revient enfin à la méchante poire du buisson. Un exemple encore. Quelle fleur mettre en parallèle avec la rose, si noble de port, si odorante, d’un pourpre si vif ? On sème les graines de la superbe plante, et ses descendants se trouvent de misérables buissons, de simples églantiers comme ceux de nos haies. Rien d’étonnant : la noble fleur avait pour point de départ un églantier ; par le revirement du semis, elle reprend les caractères de sa race. Chez quelques plantes enfin, les améliorations acquises par la culture sont plus stables et persistent malgré l’épreuve du semis, mais à la condition expresse que nos soins ne leur feront jamais défaut. Toutes donc, abandonnées à elles-mêmes et propagées par semences, reviennent à l’état primitif, après un certain nombre de générations, chez lesquelles s’effacent peu à peu les caractères imprimés par l’intervention de l’homme.

Puisque nos arbres fruitiers, nos plantes ornementales, retournent plus ou moins rapidement par le semis au type sauvage, comment faire alors pour les propager sans crainte de les voir dégénérer ? Il faut recourir à la greffe, au marcottage, au bouturage, inappréciables ressources qui nous permettent de stabiliser dans le végétal la perfection obtenue par de longues années de travail, et de profiter des améliorations déjà obtenues par nos devanciers, au lieu de recommencer nous-mêmes une éducation à laquelle une vie humaine serait loin de suffire. Par la transplantation des bourgeons ou des rameaux, nous adjoignons à notre travail individuel le travail accumulé de nos prédécesseurs. La marcotte, la bouture et la greffe reproduisent fidèlement, en effet, tous les caractères de la plante sur laquelle elles ont été prises. Tels sont les fruits, les fleurs, le feuillage du végétal qui a fourni les bourgeons transplantés, et tels seront les fruits, les fleurs, le feuillage des végétaux issus de ces bourgeons. Rien ne s’ajoutera aux caractères que l’on veut propager, mais aussi rien n’y manquera. À des fleurs doubles sur le pied d’où proviennent la bouture et la greffe, correspondront des fleurs doubles sur les plantes issues de cette bouture et de cette greffe ; à telle nuance de coloration correspondra précisément la même nuance ; à tels fruits volumineux, sucrés et parfumés, correspondront les mêmes fruits volumineux, sucrés et parfumés. La moindre particularité qui, pour des motifs inconnus, apparaît sur une plante venue de semis, parfois sur un seul rameau, comme la forme découpée du feuillage, la panachure des fleurs, se reproduit avec une fidélité minutieuse si la greffe et la bouture sont prises sur le rameau affecté de cette modification. Par ce moyen, l’horticulture journellement s’enrichit de fleurs doubles ou de nuance nouvelle, de fruits remarquables par leur grosseur, leur maturation précoce ou tardive, leur chair fondante, leur arôme plus prononcé. Sans le secours de la greffe et de la bouture, ces précieux accidents, apparus une fois, on ne sait trop comment, seraient perdus à la mort de la plante favorisée du hasard ; et la culture devrait indéfiniment recommencer ses tentatives pour provoquer des améliorations qui, à peine obtenues, ne tarderaient pas à lui échapper toujours, faute de moyens pour les fixer et les rendre permanentes.

Le semis, en effet, ne l’oubliez pas, est impropre à perpétuer de tels caractères, d’une haute importance pour nous, mais sans valeur pour la plante, souvent même nuisibles à sa vitalité. Il donne le végétal tel que la nature l’a fait, dépouillé des accessoires que l’homme a su lui ajouter. Les semences de fleurs doubles donnent des fleurs simples, les graines de fruits perfectionnés donnent des fruits dégénérés, sinon toujours après un seul semis, du moins après plusieurs générations ; et le type sauvage reparaît dans toute son agreste robusticité, à laquelle il faut quelquefois recourir pour remettre en vigueur les espèces affaiblies par une trop longue propagation artificielle. Enfin chaque graine est le point de départ d’une nouvelle association végétale ayant des tendances, des qualités, qui lui sont propres ; tandis que la bouture et la greffe ne sont que les démembrements d’une association dont elles reproduisent jusqu’aux moindres habitudes. En cela se résument les avantages que présentent l’un et l’autre mode de multiplication. Veut-on obtenir des variétés de couleur, de feuillage, de taille, de port, il faut recourir au semis. Sur le nombre des plants levés, quelques-uns s’écarteront du porte-graines et présenteront peut-être des particularités dignes d’être conservées. Ce résultat obtenu, et le semis seul peut le donner, la greffe et la bouture forcément interviennent pour le perpétuer et le propager. Le semis fait du nouveau, la greffe et la bouture le conservent.

Si l’histoire en avait conservé le souvenir, que de tentatives longues et pénibles ne retrouverions-nous pas pour obtenir nos diverses plantes cultivées avec quelques sauvageons sans valeur. Songez à tout ce qu’il a fallu d’heureuses inspirations pour choisir dans le monde végétal les espèces aptes à se modifier en bien, d’essais patients pour les assujettir à notre culture, de fatigues pour les améliorer d’une année à l’autre, de soins pour les empêcher de dégénérer et nous les transmettre dans leur état de perfection ; songez à toutes ces choses et vous comprendrez que dans le moindre fruit, dans le moindre légume, il y a plus que le travail du jardinier qui nous les fournit. Il y a là le travail accumulé de cent générations peut-être, nécessaires pour créer la plante potagère avec un mauvais sauvageon. Nous vivons des fruits et des légumes créés par nos prédécesseurs ; nous vivons du travail, des forces, des idées du passé. Que l’avenir, à son tour, puisse vivre de nos forces, de celles du bras comme de celles de la pensée, et nous aurons dignement rempli notre mission.