La Plante/Partie I, chapitre XVIII
XVIII
Sommeil des Plantes.
Linné avait reçu de Sauvage, célèbre professeur de Montpellier, une plante méridionale, le lotier pied d’oiseau, dont il désirait étudier la floraison. La délicate plante, transportée du chaud littoral de la Méditerranée au milieu des froides brumes de la Suède, parvint cependant à fleurir, à force de soins, dans les serres d’Upsal. C’était pour la botanique un précieux événement que l’apparition des premières fleurs, toutes petites, jaunes et groupées trois par trois au milieu d’un faisceau de feuilles ; aussi quelle ne fut pas la pénible surprise de Linné lorsque, revenant sur le soir visiter encore une fois le lotier, il ne trouva plus les fleurs aperçues quelques heures avant. Cette floraison tant désirée lui échapperait donc, toutes les fleurs ayant disparu, coupées sans doute par quelque main jalouse ou détruites par les insectes. Le mal paraissait sans remède lorsque, le lendemain, allant une dernière fois aux informations, Linné retrouva le lotier aussi fleuri qu’il l’avait vu d’abord ; les mêmes fleurs, d’une fraîcheur parfaite, étaient présentes aux places primitives. Le mystère ne tarda pas à s’expliquer. Il fut reconnu qu’à l’approche de la nuit, le lotier relève ses folioles étalées et les rassemble autour de chaque groupe de fleurs, qui deviennent ainsi invisibles pour le regard le plus attentif. En même temps, les pédoncules se penchent un peu et les rameaux s’inclinent vers la terre. Tel fut le point de départ de la découverte du sommeil des plantes.
On appelle de ce nom la disposition que le feuillage de beaucoup de végétaux affecte pendant la nuit, disposition toute différente de celle qui est prise pendant le jour. Les plantes dorment, non toutes, non celles à feuilles coriaces, comme le chêne, le houx, le laurier, mais celles à feuilles délicates, à feuilles composées surtout ; elles dorment, c’est-à-dire que de nuit elles prennent une attitude autre que celle de jour. L’épinard, quand vient l’obscurité, redresse ses feuilles vers le haut de la tige et les applique contre la sommité encore tendre de la pousse ; l’impatiente, frêle balsamine du bord des eaux, fait tout le contraire ; elle infléchit ses feuilles vers le bas de la tige. L’œnothère, dont les grandes fleurs jaunes et odorantes embellissent les bords des fleuves, dispose ses feuilles supérieures en un abri nocturne autour de ses corolles ; les oxalis, à feuilles composées de trois folioles en forme de cœur, plient celles-ci en deux suivant la nervure médiane et les laissent pendre renversées de l’extrémité du pétiole commun. Les trèfles, comme le lotier pied d’oiseau, rassemblent leurs feuilles autour des fleurs ; les lupins, au contraire, quoique de la même famille, laissent, la nuit, leurs fleurs à découvert en dirigeant les feuillages vers le bas. Dans les Pyrénées, où l’on cultive pêle-mêle le lupin blanc et le trèfle incarnat, un même champ, aux différentes heures du jour, devient méconnaissable d’aspect. En plein soleil, c’est un riche tapis de verdure émaillé des têtes rouges du trèfle et des panaches blancs du lupin ; les ombres du soir venues, la première plante voile ses fleurs d’un rideau de feuilles, la seconde rabat son feuillage vers le sol et le champ paraît à moitié dégarni. Le trèfle semble avoir perdu ses fleurs et le lupin ses feuilles.
L’animal, suivant son espèce, varie d’attitude pour le repos nocturne. La poule monte au perchoir, soulève une patte dans le duvet et se cache la tête sous l’aile ; le chat recherche la cendre de l’âtre, où il se roule en manchon ; le mouton s’accroupit sur le ventre ; le bœuf se couche sur le flanc ; le hérisson se pelotonne en boule ; la couleuvre se dispose en spirale. De même, chaque espèce végétale a sa manière de dormir, très-variable de l’une à l’autre. Cette multiplicité d’attitudes nocturnes est cependant soumise à une loi générale, car on reconnaît dans la feuille une tendance marquée à reprendre, la nuit, la pose qu’elle avait dans le bourgeon, alors que, enveloppée d’écailles cotonneuses, elle dormait du profond sommeil du jeune âge. Ainsi l’une s’enroule grossièrement en cornet, en volute ; une autre se plie à la façon d’un éventail ; une troisième se ferme en deux, la moitié de droite sur la moitié de gauche ; une quatrième se chiffonne négligemment ; enfin chacune s’arrange à peu près suivant les plis qu’elle avait dans le bourgeon.
C’est principalement dans les feuilles composées que la disposition pour le repos nocturne est frappante. Examinez de jour un acacia, une mimose, enfin un de ces arbres à feuilles composées pennées si fréquemment cultivés dans nos jardins. Examinez-le de nouveau à la tombée de la nuit. Quelle curieuse modification s’est opérée dans le port du feuillage ! L’arbre a totalement changé de physionomie. De jour, les folioles étalées de droite et de gauche du pétiole commun, donnent au feuillage un aspect touffu, un air de vigueur qui charme le regard ; le soir arrive, et les folioles, comme abattues de fatigue, se couchent l’une sur l’autre. Le feuillage semble maintenant dégarni ; il est d’aspect triste, souffreteux. On le dirait fané par la sécheresse, frappé à mort par le hâle du jour. Mais cet état est temporaire : demain, dès l’aurore, vous verrez l’arbre épanouir de nouveau ses feuilles aussi fraîches que jamais.
Avec quelques exemples, précisons l’état de sommeil. Dans les mimosées, les folioles, étalées à l’état de veille, se rabattent d’arrière en avant sur le pétiole commun et se recouvrent en partie l’une l’autre à la manière des tuiles d’un toit. Dans l’amorpha ligneux ou faux indigotier, dès les premiers rayons du jour, les folioles sont étalées horizontalement. À mesure que le soleil monte, elles montent aussi, et à midi elles pointent vers le ciel. Puis elles redescendent, et, quand la nuit approche, elles sont tout à fait pendantes, appliquées dos à dos au dessous du pétiole commun. Le baguenaudier, dont les gousses membraneuses et gonflées ressemblent à de petites vessies, endort ses folioles dans une position toute contraire ; il les applique deux à deux, par leur face supérieure, au dessus du pétiole. La casse de Maryland abaisse le soir les siennes, comme le fait le faux indigotier. De cette façon, les folioles d’une même paire devraient s’assembler par leurs faces inférieures et dormir dos à dos ; mais en se tordant sur leur courte base, elles s’assemblent par leurs faces supérieures. La sensitive relève les siennes, les couche à peu près suivant la longueur de leur support commun et les dispose en deux rangées imbriquées, accolées l’une à l’autre. En outre, les pétioles secondaires se rapprochent en un faisceau, le pétiole principal pivote sur son point d’attache, et la feuille entière, régulièrement pliée, se rabat de haut en bas. Cette attitude nocturne est précisément la même
Fig. 97. Oxalis corniculé.que prend la sensitive soumise de jour à une excitation.
La même remarque s’applique aux diverses plantes chez lesquelles on peut exciter des mouvements : toutes prennent pour le sommeil la pose qu’elles affectent quand on met en jeu, d’une manière ou de l’autre, l’irritabilité de leur feuillage. Ainsi les trois folioles d’une feuille d’oxalis, quelque temps battues à petits coups, se plient en long et pendent au bout du pétiole. C’est exactement la disposition qu’elles auraient prise d’elles-mêmes aux approches de la nuit. Ainsi encore, un rameau de mimose ou d’acacia, longtemps et rudement secoué, replie ses feuilles comme il l’aurait fait sous la seule influence de l’obscurité. Telle est la cause du changement d’aspect qu’un vent prolongé peut amener dans le paysage : divers arbres, à feuillage difficilement impressionnable, finissent par céder aux secousses continues du vent et prennent en plein jour l’attitude nocturne.
La propension au sommeil est surtout remarquable dans le jeune âge ; puis, à mesure qu’elle vieillit, la plante prolonge ses veilles et ne s’endort qu’avec difficulté. Ainsi fait l’animal qui, jeune, est pris d’un sommeil facile et durable, et vieux n’a plus qu’un sommeil court, irrégulier. Parvenues à un certain point de maturité, quelques plantes, d’abord d’une grande aptitude à dormir, perdent même totalement le sommeil ; les feuilles, roidies par l’âge, n’obéissent plus aux causes délicates de leur arrangement nocturne.
Ces causes, quelles sont-elles ? Pour quels motifs le feuillage s’ouvre-t-il de jour pour se refermer de nuit ? Par quoi sont enfin provoqués le sommeil et le réveil des plantes ? — Question très-obscure, et qui touche aux plus ardus problèmes de la vie. On sait que la lumière remplit ici un rôle, sinon exclusif, du moins très-grand. Toutes les feuilles aptes à dormir s’ouvrent le matin et se ferment le soir, toutes s’étalent quand reparaît la lumière du soleil, toutes se replient quand elle disparaît. Il est donc manifeste que la clarté solaire, si puissante d’ailleurs sur la végétation, est en cause dans les mouvements diurnes et nocturnes des feuilles. Cette action de la lumière a été démontrée expérimentalement par Decandolle.
Des sensitives furent enfermées dans un appartement clos, qui de jour restait dans une obscurité profonde, et de nuit était éclairé par la vive lumière de six lampes. À ce revirement, qui du jour leur faisait la nuit, et de la nuit le jour, les sensitives hésitèrent d’abord, tantôt ouvrant, tantôt fermant leurs feuilles, sans règle fixe. Les unes dormaient en présence de la lumière, les autres veillaient dans l’obscurité ; néanmoins, après quelques jours de lutte entre les habitudes et les nouvelles conditions d’existence, les plantes se soumirent à l’artificielle alternative de ténèbres et de clarté. Elles épanouirent le feuillage le soir, commencement de leur jour, et le fermèrent le matin, commencement de leur nuit.
Le stimulant de la lumière, qui, distribuée en sens inverse de l’état naturel, change les heures de sommeil en heures de veille et réciproquement, est donc bien une cause des mouvements des feuilles ; mais ce n’est pas la seule. En effet, ayant soumis des sensitives les unes à l’action continue de la lumière artificielle, d’autres à l’action continue de l’obscurité, Decandolle constata dans les deux cas des alternatives de sommeil et de veille ; seulement ces alternatives étaient plus courtes que dans les circonstances habituelles et très-irrégulières. Ainsi un jour sans fin n’empêche pas la plante de dormir, une nuit sans fin ne l’empêche pas de veiller. D’autre part, si la sensitive intervertit ses heures et se plie aux conditions de l’expérience lorsque la lumière et l’obscurité alternent en sens inverse de la périodicité naturelle, on connaît des plantes moins impressionnables qui, soumises aux mêmes épreuves, ne changent rien à leurs habitudes. Tels sont les oxalis, sur lesquels échouèrent toutes les tentatives de Decandolle. La lumière continue, l’obscurité continue, l’alternative de la lumière pendant la nuit et de l’obscurité pendant le jour, restèrent sans effet aucun ; les oxalis dormaient ou veillaient aux heures habituelles de sommeil ou de veille, malgré tous les artifices de l’expérimentateur.
Par un mécanisme inhérent à l’exercice de la vie, le végétal a donc en lui-même la cause essentielle des mouvements périodiques de ses feuilles ; la lumière, tantôt plus, tantôt moins, suivant la sensibilité de la plante, éveille ces mouvements mais elle ne les produit pas. Aller plus loin serait impossible : le sommeil de la plante échappe à l’explication tout comme le sommeil de l’animal. Il nous est même plus profondément inconnu encore à cause de sa dissemblance avec notre propre sommeil. Les plantes, en effet, ne dorment pas dans l’acception ordinaire du mot ; il n’y a pas évidemment chez elles de somnolence comparable à l’état de l’animal endormi, mais un simple retour des feuilles à l’arrangement qu’elles avaient dans le bourgeon. Ce retour à la pose du premier âge paraît signe de repos, de suspension momentanée dans l’activité vitale, et cependant la manière d’être de la plante est alors tout le contraire de ce que le repos nous semble exiger. Les feuilles endormies sont dans des positions forcées, pénibles à garder, où elles se maintiennent à la faveur d’une rigidité qu’elles n’ont plus pendant la veille. Si l’on essaie de relever une feuille qui dort pendante, ou d’abaisser une feuille qui dort dressée, cette feuille casse au point d’attache plutôt que de fléchir. Comparez la roideur de la sensitive endormie avec l’inerte flaccidité de l’animal qui dort, et vous comprendrez qu’entre le sommeil de la plante et celui de l’animal il n’y a peut-être de commun que le nom.