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La Plante/Partie I, chapitre XXI

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Charles Delagrave (p. 212-220).
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Partie I.
XXI. — Chimie des êtres vivants

XXI
Chimie des êtres vivants.

Une mésaventure de mon ami. — Éléments ou corps simples. — Analyse du pain. — Les éléments sont les mêmes pour les substances organiques et les substances minérales. — Éléments fondamentaux des êtres vivants. — Directement ou indirectement la plante nourrit l’animal. — La plante associe les éléments en matériaux organiques.

Il me souviendra toujours de quelle rude manière un mien ami fut éconduit par un cuisinier de renom. Un jour de gala, il trouva l’artiste aux sauces en méditation gastronomique devant ses fourneaux. Face épanouie, menton à cascades, nez florissant, flanqué de bourgeons, ventre majestueux, serviette retroussée sur la hanche, toque de percaline : tel était l’homme. Les casseroles bruissaient doucement sur les fourneaux. Par la jointure des couvercles, des bouffées s’exhalaient délicieusement odorantes et sapides. On eût dîné rien qu’à les respirer. L’âtre flambait devant la poularde truffée et le dindonneau chamarré d’aiguillettes de lard. À côté, la grive grassouillette et aromatisée de genièvre distillait ses entrailles sur la tartine beurrée.

— Eh bien ! fit mon ami après les compliments d’usage, à quel chef-d’œuvre en sommes-nous ?

— Râble de lièvre au coulis de vanneaux, répliqua l’artiste en se léchant le doigt avec les signes d’une profonde satisfaction ; et il souleva le couvercle d’une casserole. Aussitôt, dans la salle, un fumet se répandit à éveiller chez les plus sobres le démon de la sensualité.

Mon ami loua fort, puis :

— Vous êtes habile, tous en conviennent, dit-il ; mais parbleu, la belle affaire que de cuisiner bon avec de bonnes choses, que de faire un excellent rôti avec une poularde, un mets de haut goût avec un coulis de vanneaux ! L’idéal du métier serait d’obtenir le rôti et le contenu de cette casserole, dont vous êtes justement fier, sans poularde, sans râble de lièvre et sans vanneaux. Le précepte : « Pour faire un civet de lièvre, prenez un lièvre » est trop exigeant. Ne prend pas de lièvre qui veut. Il serait mieux de prendre autre chose de très-commun, à la portée de tous, et d’obtenir tout de même le civet.

Le cuisinier était ahuri, tant mon ami parlait avec un air de sincère conviction.

— Un vrai civet de lièvre sans avoir de lièvre, un vrai rôti de poularde sans avoir de poularde ? Et vous feriez cela, vous ?

— Non, pas moi : je n’ai pas, tant s’en faut, l’habileté voulue. Mais enfin, je sais quelqu’un qui le fait, et auprès duquel vous et vos confrères n’êtes encore que d’ineptes fricotteurs.

La prunelle du cuisinier s’alluma d’un éclair : l’amour-propre de l’artiste était blessé au vif.

— Et qu’emploie-t-il, s’il vous plaît, votre maître parmi les maîtres, car je suppose qu’il ne tire pas ses poulardes de rien ?

— Il fait usage d’assez pauvres ingrédients. Voulez vous le voir ? Les voici au complet.

Mon ami sortit trois fioles de sa poche. Le cuisinier en prit une. Elle contenait une fine poussière noire. L’artiste aux coulis palpa, goûta, flaira.

— C’est du charbon, fit-il ; vous me la donnez belle. Vos poulardes au charbon doivent être fameuses ! Voyons la seconde fiole. C’est de l’eau, ou je me trompe fort.

— C’est de l’eau, en effet.

— Et la troisième ? Tiens, il n’y a rien.

— Si, il y a quelque chose ; de l’air.

— Va pour de l’air. Dites donc : çà ne doit pas être lourd à l’estomac, vos poulardes à l’air. Parlez-vous sérieusement ?

— Très-sérieusement.

— Vrai ?

— Tout ce qu’il y a de plus vrai.

— Votre artiste fait ses poulardes avec du charbon, de l’eau, de l’air, et rien de plus ?

— Oui.

Le nez du cuisinier tournait au bleu.

— Avec de l’eau, du charbon et de l’air, il ferait cette brochette de tourdes ?

— Oui, oui !

Du bleu, le nez passait au violet.

— Avec du charbon, de l’air et de l’eau, il ferait ce pâté de foie gras, cette étuvée de pigeons ?

— Oui, cent mille fois oui !

Le nez montait à sa dernière phase, il devenait cramoisi. La bombe éclata. Le cuisinier se crut devant un maniaque qui se moquait de lui. Il prit mon ami par les épaules et le mit à la porte en lui jetant aux jambes les trois fioles à poulardes. Le nez irascible redescendit par degrés du cramoisi au violet, du violet au bleu, du bleu au ton normal, mais la démonstration de la poularde au charbon, à l’air et à l’eau, resta inachevée. Je vais la reprendre pour vous, mon cher enfant, afin de préciser certaines notions peu familières à votre âge.

La chimie ramène toute substance terrestre soit d’origine organique, soit d’origine minérale, à une soixantaine de substances primordiales qu’elle qualifie d’éléments ou corps simples, indiquant par là que les moyens de décomposition en son usage n’ont sur elles aucun effet. Si par une série d’opérations descendant du complexe au simple, elle retire du soufre, ou du phosphore, ou du charbon par exemple, du suc d’une plante, de la chair d’un animal, d’un minerai extrait du sein de la terre, la chimie s’arrête à cet échelon de simplification, convaincue, par une longue expérience, que l’énergie de ses acides, la violence de ses fourneaux et toutes les forces lentes ou soudaines, calmes ou brutales, qu’elle sait appeler à son aide, n’ont plus désormais de prise sur la substance qu’elle vient d’obtenir. Elle reconnaît son impuissance à poursuivre la décomposition plus loin en appelant corps simples le phosphore, le soufre, le charbon et les autres. Les corps simples aujourd’hui connus sont au nombre de soixante-cinq. Cinquante d’entre eux possèdent un éclat particulier, appelé état métallique ; ce sont les métaux, parmi lesquels je me bornerai à vous citer le fer, le cuivre, le plomb, l’or, l’argent. Les quinze autres sont dépourvus de cet éclat ; ce sont les métalloïdes, dont les plus importants sont l’oxygène, l’hydrogène, l’azote, matières gazeuses, le charbon, le soufre et le phosphore, matières solides.

Pour dresser ce relevé, la chimie a tout exploré : l’atmosphère et ses gaz et ses vapeurs, les océans et les composés salins qu’ils tiennent en dissolution, le sol et ses richesses minérales ; les profondeurs inaccessibles des entrailles de la Terre, déversant au dehors leur contenu par les bouches volcaniques ; la plante et l’animal, merveilleux laboratoires où la vie groupe les éléments sous les formes les plus savantes. Aussi, dans le domaine de la Terre, la matière n’a plus de secrets pour la chimie. Tout corps terrestre, n’importe son origine, sa fonction, ses propriétés, ses apparences, se résout toujours par sa décomposition en quelques-uns des soixante-cinq éléments connus. Minéral, plante, animal, tout enfin, absolument tout, est composé de ces matériaux élémentaires, et par l’analyse se résout en ces matériaux isolés.

Pour celui qui n’est pas déjà familiarisé avec ces idées, un étonnement profond est la conséquence ordinaire du dire de la chimie, affirmant que tout se résout en quelques-uns des soixante-cinq corps simples connus. Qu’une pierre, n’importe laquelle, soit ramenée à des métaux et à des métalloïdes, on l’admet sans peine : c’est un minéral décomposé en d’autres matières minérales. Mais que le pain, la chair, les fruits, et les mille substances que l’animal et la plante fournissent se ramènent aux mêmes corps simples que les minéraux, cela ne s’admet pas sans une certaine hésitation. La chose est grave. Il convient de s’y arrêter un moment, pour entrevoir au moins que l’affirmation de la chimie est fondée. Prenons pour exemple le pain. Que contient-il en corps simples ? Sans entrer dans le détail difficultueux de sa composition, nous pouvons affirmer du moins qu’il renferme du charbon, et beaucoup. Mettons un morceau de pain sur un poêle rouge. Le pain se grille, noircit. Si nous attendons assez, à la fin ce n’est plus que du charbon. Ce charbon provient du pain, c’est tout clair ; et comme l’on ne peut donner que ce que l’on a, le pain, qui donne du charbon, en avait au début, mais dissimulé par sa combinaison avec d’autres choses qui nous empêchaient de le voir. Ces autres choses sont parties, chassées par la chaleur ; et le charbon, dépouillé de son entourage, apparaît noir, craquant, en vrai charbon qu’il est. Le pain, si blanc, si savoureux, si nourrissant, contient donc du charbon, tout noir, sans saveur, immangeable. Au-dessus de la fumée que répand le pain en voie de se griller, nous exposons une lame de verre ; et cette lame ne tarde pas à se couvrir d’une fine rosée, absolument comme si l’on avait soufflé dessus son haleine humide. Cette eau provient de la fumée, et celle-ci du pain. Le pain renferme donc de l’eau, ou plutôt les éléments de l’eau, qui sont l’oxygène et l’hydrogène. — La pâte a été salée. Il y a alors dans le pain du sel marin ; et celui-ci est composé d’un métal, le sodium, associé à un métalloïde gazeux, le chlore, fort dangereux à respirer. En nous bornant là, voilà donc qu’avec une bouchée de pain nous mangeons pour le moins un métal et quatre métalloïdes. Dans ce nombre de corps simples, il y en a d’inoffensifs : le carbone, l’oxygène, l’hydrogène ; mais il y en a de bien redoutables une fois isolés : le sodium et le chlore. En trouvant dans le pain, aliment par excellence, deux substances mortelles par elles-mêmes, vous devez entrevoir déjà combien l’association chimique modifie les propriétés premières des corps. Par la combinaison, ce qui était poison devient parfois salubre ; comme aussi, dans d’autres cas, ce qui était salubre isolé devient poison par l’association. Inutile de poursuivre plus loin, la conviction doit commencer à se faire : tout dans la nature organique, aussi bien que dans la nature minérale, est composé des mêmes éléments.

Dans l’animal et dans la plante ne se trouve donc aucun élément qui n’appartienne au domaine du minéral ; la matière vivante et la matière brute ont les mêmes métaux et les mêmes métalloïdes. Pour ses ouvrages, la vie emprunte ses matériaux au règne minéral et les lui rend tôt ou tard, car tout en provient chimiquement et tout y revient. Ce qui est aujourd’hui substance minérale peut devenir un jour, par le travail de la végétation, substance vivante, feuille, fleur, fruit, semence ; comme aussi ce qui est constitué en un animal, en une plante, sera certainement, dans un avenir peu éloigné, substance minérale, que la vie pourra reprendre pour de nouveaux ouvrages, toujours détruits et toujours renouvelés. Les éléments chimiques constituent le fonds commun des choses, où tout puise, où tout rentre, sans qu’il y ait jamais ni perte ni gain d’un atome matériel ; ils sont la substance première sur laquelle travaillent indistinctement, suivant les lois qui leur sont propres, et les forces chimiques et la vie.

Le charbon, carbone des chimistes, se trouve dans tous les composés de la nature vivante ; il est par excellence l’élément organique. Aussi toute substance animale ou végétale, soumise à l’action de la chaleur, se carbonise, c’est-à-dire dégage ses autres éléments à l’état de composés volatils, et laisse du charbon pour résidu. Le pain trop grillé est devenu du charbon ; autant en feraient la chair, la fécule, le sucre, le fromage et toute substance enfin fournie par la plante ou par l’animal. Au carbone s’associe l’hydrogène pour former quelques essences, la gomme élastique et d’autres composés. Si l’oxygène prend part à l’association de l’hydrogène et du carbone, il en résulte la grande majorité des composés organiques, tels que le sucre, l’amidon, la matière ligneuse, les acides des végétaux, les matières grasses. Enfin, l’azote complète la série des éléments qui jouent le plus grand rôle dans les produits chimiques de la vie. On le trouve dans la fibrine, principe de la chair musculaire et de la farine ; dans la caséine, principe du lait et de quelques semences, comme les pois ; dans l’albumine ou blanc d’œuf, composé fréquent dans les liquides végétaux, notamment dans la séve.

Le carbone, l’hydrogène, l’oxygène et l’azote pourraient, à juste titre, porter la dénomination d’éléments organiques, car on les trouve dans toute substance d’origine animale ou d’origine végétale, associés deux à deux, trois à trois, ou tous les quatre ensemble. Les autres éléments de la chimie minérale peuvent intervenir aussi dans les composés organiques, mais d’une manière bien moins générale et pour ainsi dire accessoire. Ainsi le soufre, le phosphore, le potassium, le sodium, le calcium, le fer et autres, font partie, en faibles proportions, de certains composés. Le phosphore et le calcium se trouvent dans les os, le fer, dans le sang, le soufre, dans les œufs ; mais pour une vue d’ensemble, il suffit de considérer les corps organiques comme des associations où entre la série complète ou partielle des quatre éléments fondamentaux, carbone, hydrogène, oxygène et azote.

Revenons maintenant à mon ami éconduit avec ses trois fioles à poulardes. L’une contenait du charbon, l’autre de l’eau, la troisième de l’air. Or l’eau est composée d’oxygène et d’hydrogène, et l’air est un mélange d’oxygène et d’azote. L’ensemble des trois fioles représentait donc la substance primordiale de tout être vivant, et tout ce que le cuisinier préparait pouvait se ramener à du charbon et aux éléments de l’air et de l’eau. N’en déplaise à l’homme aux coulis, mon ami avait réellement dans ses trois fioles les matières premières des poulardes, des étuvées de pigeons, des pâtés de foie gras ; mais pour assembler ces matières en chair et en farine, pour construire le délicieux édifice, l’artiste manquait, le grand artiste dont parlait mon ami. Quel est-il ? La verte cellule des plantes.

Au grand banquet des êtres, trois mets seulement sont servis, accommodés d’une infinité de manières. Depuis le gourmet qui dîne des richesses gastronomiques des cinq parties du monde, jusqu’à l’huitre qui fait ventre d’un peu de glaire apportée par le flot, depuis le chêne qui suce de ses racines l’étendue d’un arpent, jusqu’à la moisissure qui s’installe sur un atome de pourriture, tout puise au même fonds : le charbon, l’air et l’eau. Ce qui varie, c’est le mode de préparation.

Le loup et l’homme, quelque peu loup pour le genre de nourriture et autres choses encore, mangent leur charbon accommodé en mouton ; le mouton broute le sien accommodé en herbe ; et l’herbe… C’est ici la grande affaire qui établit reine de ce monde la cellule végétale et lui assujettit et le loup et le mouton et l’homme. Dans la chair, l’estomac de l’homme et celui du loup trouvent le charbon, l’air et l’eau associés, sous un petit volume, en mets de haute valeur nutritive ; dans l’herbage, l’estomac du mouton les trouve aussi savamment préparés, moins savoureux, il est vrai, et de plus grand volume. Mais la plante, qui fait la chair du mouton, comme celle-ci fait la chair de l’homme, sous quelle forme mange-t-elle sa part de charbon, d’air et d’eau ?

Elle la consomme au naturel, ou peu s’en faut. La cellule verte, estomac d’une miraculeuse puissance, digère le charbon, s’abreuve d’air et d’eau ; et de ces trois choses, dont tout autre qu’elle ne voudrait pas, compose le brin d’herbe, qui transmet au mouton l’eau, le charbon et l’air groupés désormais sous forme nutritive. Le mouton reprend en sous-œuvre la préparation fondamentale de la plante, l’améliore un peu, à peine, et s’en fait de la chair, qui, finalement, par une retouche des plus simples, devient chair d’homme ou chair de loup suivant le consommateur.

Dans cette succession de mangeurs et de mangés, à qui le travail le plus méritoire ? L’homme emprunte les matériaux de son corps au mouton, qui les renferme tout préparés ; le mouton les extrait de la plante, où ils sont déjà très-dégrossis ; la plante seule puise à la source première. Elle mange l’immangeable ; elle se nourrit de charbon, d’air et d’eau, et, par un travail transcendant, les convertit en substances alimentaires dont l’animal doit hériter. C’est donc la plante, en définitive, qui assemble le carbone, l’oxygène, l’hydrogène et l’azote en matériaux organiques, et tient ainsi table ouverte aux populations de la terre.