La Plus Heureuse Femme du monde/10

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Dans la même maison que Thérèse, continua Saint-Jean, habitait sur le même carré, dans un petit logement en face du sien, une femme veuve avec son fils.

Longtemps elles étaient demeurées complétement étrangères l’une à l’autre. Leur connaissance datait du jour où on l’avait rapportée comme morte de Saint-Sulpice. Entre pauvres gens on s’assiste, madame. La voisine de Thérèse s’empressa de la secourir, la soigna, la veilla, et souvent, hélas ! depuis, elle avait eu l’occasion de continuer officieusement ses charitables fonctions de garde-malade.

Le hasard, qui dispose de tant de choses dans ce monde, avait voulu aussi que ce même jour le fils de madame Thibaut (c’était le nom de cette bonne voisine), alors apprenti dans une imprimerie, passant sur la place couverte d’élégantes voitures et de monde, entrât curieusement dans l’église pour voir le grand mariage qui s’y célébrait ; témoin de la scène de la chapelle de la Vierge, le bon cœur du jeune ouvrier lui avait fait abandonner la belle noce pour accompagner, avec la pauvre petite fille éplorée dans ses bras, le triste convoi qui, à sa grande surprise, était venu aboutir à sa propre demeure ; car il ne connaissait non plus ni la mère ni l’enfant, quoique habitant la même maison.

Dans les années qui succédèrent à cet événement, j’avais quelquefois rencontré la bonne et serviable voisine de Thérèse chez elle : son extérieur, ses manières, son langage étaient ceux d’une bourgeoise, mais non pas vulgaires absolument. Je ne connaissais pas son fils, que Thérèse, à cause de sa fille, ne recevait point…

Le mari de madame Thibaut, prote à l’imprimerie des frères Didot, était mort jeune. Il n’avait laissé à sa veuve d’autre patrimoine que le fruit de ses économies, une faible somme laborieusement amassée avec laquelle, à l’aide de son travail, elle avait élevé son fils, et lui avait fait donner de l’instruction.

Ce fils, à l’époque où j’arrive, avait vingt-cinq ans : il était compositeur et gagnait cinq francs par jour dans la maison où son père avait laissé d’honorables souvenirs. Julien Thibaut était un excellent sujet, estimé de ses supérieurs, aimé de ses camarades, et par sa bonne conduite, ses habitudes douces et rangées, il faisait l’orgueil et le bonheur de sa mère.

Tels furent les détails que me donna Thérèse, qui déjà ne quittait presque plus son non lit, pas en me faisant part de son projet, mais en m’annonçant le mariage arrêté de sa fille avec Julien Thibaut…

Madame, me dit Saint-Jean, je demeurai terrifié… je sentis mon front se couvrir d’une vive rougeur, la sueur mouiller mes cheveux. Pour comprendre cette impression, il faut se reporter à l’ancien temps ; tout cela n’existe plus aujourd’hui. Oh ! c’est que, voyez-vous, madame, jadis le foyer de vos nobles maisons était de père en fils le foyer de leurs serviteurs ; là ils naissaient et mouraient, et, en retour, ils s’identifiaient corps et âme avec les intérêts, l’honneur, la considération, la dignité, la gloire de leurs maîtres ; confondaient dans un même sentiment leur orgueil, leur amour-propre, avec celui de leurs maîtres ; les belles actions de leurs maîtres, ils s’en glorifiaient ; leurs erreurs, ils les couvraient du silence ; leurs querelles, ils les épousaient ; leurs injures, ils les vengeaient. Ces sentiments, ces principes avaient été inoculés en moi avec la vie : l’union de Marie… avec un ouvrier me froissait dans des croyances, dans des idées aussi vieilles que moi.

À cette conclusion, je ne puis exprimer ce qui se passa en moi : il me semblait voir frapper d’un outrageux revers de main sur le vieil écusson des Lestanges… Je croyais ouïr une insulte jetée à la face de leur lignée :

— C’est impossible ! m’écriai-je.

Thérèse, les yeux attachés sur moi, avait tout vu, tout deviné, tout saisi… Elle reprit avec sa douce voix, d’un ton incisif et profondément triste :

— Julien Thibaut a fait l’honneur à la fille de Thérèse Hubert… de la demander en mariage… Plus heureuse que sa mère, elle ne connaîtra pas les dédains de l’orgueil… la honte… Elle sera la femme honorée d’un honnête homme…

Il ne m’a pas demandé si elle était riche ; il m’a dit qu’il savait qu’elle était sage et laborieuse… il m’a juré qu’il la rendrait heureuse… que toute sa vie il s’efforcerait de se rendre digne du trésor qu’il devrait à ma confiance.

J’ai foi dans le cœur du bon fils, en la parole de l’humble ouvrier… Dieu ne permettra pas que celui-là me trompe.

Thérèse avait pénétré dans mes plus secrètes pensées, et avec une admirable simplicité elle venait de les combattre une à une. En quelques mots tout était résumé, discuté, réfuté.

Elle ne s’excusa point de ne m’avoir point consulté, mais elle me tendit sa main amaigrie, et dans le regard affectueux, l’inflexion touchante avec laquelle elle ajouta : N’est-ce pas, mon ami, mon père, que j’ai raison ? ce qu’elle ne prononça pas fut exprimé.

— Oui, Thérèse, vous avez raison… j’avais tort, répondis-je.

Tout était expliqué, tout était entendu entre nous.

— Et, poursuivit-elle du même ton, vous voudrez bien remplir auprès de la pauvre enfant abandonnée l’office de père.

— Ce droit m’appartient, Thérèse. Je ne céderai à personne l’honneur de conduire ma filleule à l’autel ! dis-je vivement.

— Oh ! je le savais bien, reprit-elle avec son doux et déchirant sourire.

Six semaines après, en sortant de Saint-Sulpice, je reconduisais auprès du lit de sa mère mourante la pure et gracieuse jeune fille qu’une heure auparavant elle m’avait confiée, et qui venait, pour la première fois de sa vie, de la quitter. En l’apercevant, elle se redressa par un mouvement fébrile sur son oreiller, et, en lui tendant les bras : Viens, viens sur mon cœur, Marie Thibaut !… s’écria-t-elle ; toi aussi, Julien, mon bien-aimé fils, le mari de ma fille ! Et, succombant à ses émotions, elle s’évanouit de bonheur.

Deux mois encore après, appuyé sur le bras du bon, de l’honnête Julien, lui et moi nous suivions en sanglotant le modeste corbillard qui portait au cimetière du Mont-Parnasse les restes vénérés de la sainte mère.

Mon récit est terminé, madame, ajouta simplement Saint-Jean.

Et ces détails que j’avais voulu connaitre, me désespéraient, Aline…

Les réflexions dont avec tant de délicatesse s’était abstenu le fidèle et dévoué serviteur de ma famille, je les faisais, moi, toutes… Il me fallait m’incliner devant cette noble Thérèse, la fille du fermier… rougir !… Il me fallait encore, en tout ce qui dépendrait de moi, réparer les torts de quelqu’un ici bas… racheter son pardon là-baut… De cette heure je comprenais l’étendue des devoirs que j’avais à remplir.

— Quelle est la position actuelle de Marie, quelles sont les ressources de son ménage ? A-t-elle des enfants ? demandai-je à Saint-Jean.

— Elle a deux charmants enfants. La position de Marie est bien modeste, madame, mais elle est heureuse… Julien est le meilleur des maris et des pères, il a bien tenu sa parole, le brave garçon.

Leurs ressources se composent du travail de Julien qui, en redoublant d’activité, parvient à gagner à la tâche, ainsi qu’il est d’usage dans les imprimeries, de six à sept francs par jour. En déduisant les jours de chômage et de fêtes, il se fait de seize à dix-sept cents francs par année : en y joignant la pension de douze cents francs que Marie a reçue jusqu’à présent, leur revenu se monte à 2, 900 francs environ. Cette somme serait insuffisante pour subvenir à tous les besoins d’un ménage de cinq personnes, leur vieille mère comprise, si Marie de son côté ne travaillait assidûment de son état de raccommodeuse de dentelle.

— Si peu, pour cinq personnes… c’est affreux !… m’écriai-je.

Pauvre Marie !… mais grâce à Dieu, son sort allait changer, j’avais la libre disposition de douze mille francs que je recevais par an pour ma toilette, pour acheter des futilités ; je résolus de partager moitié par moitié intégralement avec la fille de Thérèse.

— Bien, Hélène, bien ! s’écria madame de Rivers, qui était organisée pour comprendre une noble pensée.

— Mais ce n’est que de l’honneur, que de l’équité !… dit la jeune femme avec l’accent d’une profonde conviction.

Marie, demandai-je à Saint-Jean, sait-elle à qui elle appartient ?…

— Oui, madame, Il y a quatre ans qu’elle l’a appris.

— Quatre ans seulement ! Et comment l’a-t-elle appris ?

— Le voici :

La petite chambre où Thérèse avait tant souffert, où elle avait rendu le dernier soupir, fut conservée intacte dans l’état où elle se trouvait à sa mort. Les meubles ne furent ni ouverts, ni fouillés ; rien ne fut déplacé, dérangé ; sa fille l’avait désiré.

C’était le sanctuaire où Marie venait prier et pleurer. Sa belle-mère et son mari, qui la chérissent et vénèrent la mémoire de sa mère, respectèrent religieusement les pieuses exigences de sa douleur.

Trois années s’étaient écoulées ainsi, pendant lesquelles Marie devint mère. Un soir du rigoureux hiver de 1823), j’étais allé la voir ; je la trouvai seule, son mari était retenu à son atelier, sa belle-mère sortie. Son fils, qu’elle nourrissait, reposait dans son berceau.

Une plainte de l’enfant interrompit notre causerie et la fit tressaillir. Elle alla vers lui, le berca doucement, le calma : Il a de la fièvre, me dit-elle avec inquiétude en se rasseyant. Elle reprit son ouvrage, mais distraite ; ses yeux fréquemment tournés vers le berceau accusaient ses alarmes. Je cherchai à la tranquilliser ; elle restait agitée, silencieuse ; enfin elle se décida à s’ouvrir sur la cause qui la préoccupait, et après que ! que hésitation :

— Mon parrain, me dit-elle, depuis que mon cher petit garçon est souffrant, je désire ardemment avoir en ma possession un petit reliquaire d’argent en forme de croix, que ma pauvre mère ne manquait jamais de suspendre à mon cou dans mes maladies d’enfant. Il est dans un petit coffret qu’elle n’ouvrait que seule, jamais en ma présence… et… je crains de faire mal… de désobéir à sa volonté… Conseillez-moi, vous qu’elle respectait tant. Si vous me dites de l’ouvrir, j’en serai bien heureuse à cause de mon fils… Si vous me dites de ne pas le faire, jamais je n’y porterai une main sacrilége. Votre voix sera la voix de ma mère que je croirai entendre.

Je lui conseillai d’ouvrir le coffret.

— Eh bien ! alors, tout de suite ; ce qu’elle dérobait à tous les regards ne doit être vu que de son ami et de sa fille, dit-elle en se levant.

Ele passa dans la chambre de Thérèse et en revint tout émue, la petite boîte à la main : la clé passée dans un ruban noir était renfermée dans un papier cacheté, et attachée à la poignée de dessus.

Je vois encore la pieuse fille, tenant sur ses genoux le coffret, tremblante, indécise, m’interrogeant encore du regard… Elle prit la clé, en brisa l’enveloppe et l’ouvrit.