La Plus Heureuse Femme du monde/9

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IX


Au bruit qu’il fit en s’approchant, la jeune femme leva la tête, leurs regards se heurtèrent… Elle sentit le mouvement de son cœur s’arrêter… lui, baissa les yeux et s’éloigna lentement. La jeune femme fondit en larmes, saisit son enfant dans ses bras et regagna à pas précipités sa demeure.

Elle avait oublié son mouchoir. Le soir il fut renvoyé… Une lettre se trouvait dans le nœud fait à l’un des coins.

Elle n’y répondit pas. Une seconde arriva qui eut le même sort. Puis une troisième ; au bas de celle-ci elle écrivit :

La mère de votre fille ne sera pas votre maitresse.

Puis elle mit sous enveloppe cette lettre et les deux précédentes, et les fit parvenir à l’adresse indiquée.

À cette époque, Thérèse tomba dangereusement malade. Durant quarante jours elle fut entre la vie et la mort. Je crus devoir instruire de son état madame la marquise. Elle me répondit courrier par courrier que l’intention de son fils avait toujours été de pourvoir aux besoins de la fille de Thérèse Hubert ; qu’elle savait d’une manière certaine que la proposition lui en avait été faite dernièrement, et refusée.

Quant à la circonstance présente : qu’au cas de ce qui pourrait arriver de fâcheux, je recevrais ultérieurement des ordres de sa part à l’égard de l’enfant ; que dans l’hypothèse contraire, elle me chargeait spécialement de dire à Thérèse Hubert qu’elle méconnaissait ses obligations de mère, en refusant pour sa fille les avantages de bien-être et d’instruction que par son travail elle ne pouvait lui procurer, et dont elle trouverait les moyens dans la pension offerte dans cette vue.

Il s’écoula bien du temps avant que l’état de la pauvre malade me permît de lui faire la communication ordonnée par madame la marquise. Sa lettre fait mention d’un fait dont je n’avais pas eu connaissance… Je vous l’ai dit, madame, Thérèse était muette sur le sujet qui brisait son cœur. Avec un courage héroïque, elle refoulait au fond de son âme l’amertume de ses pensées. C’était le secret réservé à Dieu seul… et il me semblait que ce serait presque commettre un sacrilége, que de chercher à pénétrer, contre sa volonté, dans ce qu’elle avait voulu me cacher.

Il le fallait cependant, son propre intérêt aussi m’en faisait la loi. Thérèse s’épuisait dans les fatigues d’un travail forcé, dont le produit n’était pas proportionné avec les dépenses qu’en grandissant allait occasionner l’éducation de Marie. Thérèse était assez instruite pour élever sa fille, mais alors elle ne pourrait plus travailler autant !

L’explication eut lieu. La glace une fois rompue… j’appris alors de Thérèse tous les détails que j’avais ignorés, et que je viens d’avoir l’honneur de vous rapporter, madame.

Pendant la lecture que je lui fis de la lettre des Tremblayes, les larmes couvraient son angélique visage. Et quand elle crut comprendre qu’au cas de sa mort, madame la marquise se serait chargée de la petite Marie, elle posa sa main convulsivement sur mon bras, et me dit :

— Mon ami, si je meurs avant d’avoir remis ma pauvre enfant entre les bras d’un protecteur naturel, d’un mari… promettez-moi que vous ne souffrirez pas qu’elle soit élevée comme je l’ai été… Ô Vierge sainte ! sauvez ma pauvre Marie de la protection des grands !… Mon digne ami, reprit-elle comme égarée, jurez-moi que vous la cacherez, que vous la soustrairez à tous les regards… que vous ne permettrez jamais qu’elle sorte de l’humble condition où Dieu avait marqué sa place… Jurez-le-moi, mon ami, si vous ne voulez pas que je meure désespérée !…

J’engageai ma parole à la malheureuse mère, et j’aurais tenu mon serment, madame, quoi qu’il dût m’en arriver !

Lorsque Thérèse fut plus calme, j’abordai le sujet que j’étais chargé par madame la marquise de traiter : le refus de la pension.

— Voici, me dit-elle, ce qui s’est passé à ce sujet : Après la réponse que je fis aux trois premières lettres qui suivirent la rencontre au Luxembourg, et dont je viens de vous rapporter les termes, quelques jours après, il m’en arriva une quatrième, renfermée dans un petit sac contenant en outre un billet de mille francs et deux cents francs en or. C’était, m’écrivait-on, la première année du revenu de ma dot

Cet argent qui me brûlait les doigts… je l’ai remis sous enveloppe, je l’ai renvoyé sans explication : j’ai fait ce que je devais faire, ajouta-t-elle simplement.

Et pour la décider, il me fallut longtemps combattre ses répugnances, les motifs qui lui faisaient repousser ce don de la main qui le dispensait… et que je com prenais bien du reste ! mais enfin, elle accepta l’humiliation… elle céda à la considération, toute-puissante sur son cœur, que je fis valoir obstinément : l’intérêt de sa fille. Je rendis compte du succès de ma mission à madame la marquise.

Dès lors jusqu’au moment de sa mort, M. le marquis, invariablement tous les trois mois, me remettait un rouleau renfermant quinze pièces d’or… sans désignation, sans explication.

— C’est singulier ! m’écriai-je.

— Jamais, madame, le nom de Thérèse Hubert n’a été prononcé entre monsieur votre père et moi.

Quelques mois plus tard, poursuivit Saint-Jean, M. le marquis de Lestanges conduisit à l’autel mademoiselle de Château-Briars, fille d’illustre maison… madame votre mère, madame.

Le mariage fut célébré à Saint-Sulpice, à midi, en grande pompe. Au moment où le cortége nuptial, en se rendant à la sacristie, passa devant la chapelle de la Vierge, une jeune femme d’une mise très-simple et une petite fille toute vêtue de blanc, y étaient agenouillées ; au bruit prolongé des pas, la jeune femme retourna la tête… puis, par un mouvement rapide, elle se trouva droite, debout, l’œil fixe… poussa un cri étouffé… et retomba roide sur les dalles de l’église.

Les cris déchirants de l’enfant, qui se tordait dans les sanglots sur le corps inanimé de sa mère, amena du monde : auprès du triste groupe, on trouva un petit paquet échappé de la main défaillante de l’infortunée ; on l’ouvrit, il contenait du canevas, des laines à tapisserie, un dessin de broderie doublé avec une enveloppe de lettre ; à l’adresse qu’elle indiquait, on rapporta sur un brancard la femme sans qu’elle eût recouvré connaissance, suivie de l’enfant qui pleurait, la tête appuyée sur l’épaule d’un jeune garçon en veste de travail, qui s’en était charitablement chargé !

Cette femme, c’était Thérèse Hubert, avec Marie alors âgée de trois ans et demi…

— Aucune douleur ne m’a été épargnée ! me disait-elle avec une angélique résignation, le lendemain, étendue, brisée, dans son lit, en proie à une fièvre ardente.

C’était sa première sortie depuis sa maladie occasionnée par l’entrevue du Luxembourg… Pendant sa longue convalescence, elle travaillait, il le fallait bien ! mais trop faible pour descendre et remonter ses quatre étages, elle ne sortait pas. C’était moi qui allais chercher et reporter son ouyrage ; se trouvant mieux, elle était allée rendre à Dieu ses actions de grâces de l’avoir conservée à sa chère petite fille, et en même temps acheter des objets nécessaires à ses travaux d’aiguille.

Ce jour elle a reçu le coup mortel. Une petite toux sèche, continue, ne la quitta plus. Les symptômes de la maladie de poitrine, à laquelle elle a succombé à trente-quatre ans, ne disparurent plus que par intervalles. Elle n’eut plus que des intermittences de santé, qui d’année en année devenaient plus rares.

Je suis convaincu que c’est la tendresse exaltée qu’elle portait à sa fille qui l’a soutenue autant de temps : Il faut que je vive… et je vivrai, Dieu le voudra… jusqu’à ce que ma fille n’ait plus besoin de moi, » disait-elle. Et cette foi vive, cette pieuse confiance, opéraient un miracle !

Marie, qui ne la quitta jamais une heure, ni le jour, ni la nuit, était une charmante enfant, douce, soumise, appliquée, tout ce que, dans son enfance, avait été sa pauvre mère ! Elle a reçu une bonne éducation, madame, bien simple, mais assez d’instruction pour développer son intelligence, et lui faire trouver quelques distractions dans les délassements de l’esprit, les seules qu’elle ait jamais goûtées !

Marie possède une jolie écriture, parfaitement le français, l’histoire et la géographie ; et elle tient de sa mère le ton, le langage, les excellentes manières que celle-ci avait prises avec ses premières protectrices… Combien de fois, dans la bouche de la fille de Thérèse, je retrouve encore des termes familiers à madame votre grand’mère, à madame Hélène votre tante !…

Mais, instruite par sa cruelle expérience, Thérèse voulut que sa fille, qui n’avait aucune fortune, trouvât des ressources indépendantes dans son travail. Dans l’état même des choses, la pension faite à Marie eût été insuffisante à toutes les nécessités que lui créait la délicatesse des habitudes qui résultaient de son éducation, de sa manière d’être, et qui, n’étant pas celles des gens de son humble condition, lui créaient aussi plus de besoins. Sa prévoyante mère lui apprit l’état de raccommodeuse de dentelle, dans lequel plus particulièrement elle-même avait trouvé de constantes ressources depuis son arrivée à Paris.

À douze ans, Marie était déjà une habile ouvrière ; et à quinze ans, la courageuse enfant dut porter seule le fardeau jusqu’ici supporté par deux !

Thérèse, minée intérieurement par les peines de l’âme, exténuée par un travail forcé et la lente maladie qui la consumait, s’inclinait rapidement vers la tombe.

Ce fut à cette époque qu’elle maria sa fille.