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La Plus Heureuse Femme du monde/14

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C. Muquardt (p. 96-105).


XIV


La pensée de sortir Marie de cette intolérable situation ne me quitta plus. Par quels moyens, je ne le savais pas encore, mais il était bien impossible que je ne les trouvasse pas… Son bonheur importait à mon bonheur, à mon repos : désormais, je le sentais, je ne pourrais plus jouir du bien-être, des superfluités, des fastueuses distractions attachées à ma position, sans que l’idée de celle de la pauvre Marie n’empoisonnât tout !

Qu’alors, mon Dieu, j’aurais eu besoin d’une amie avec laquelle je pusse m’épancher, et qui, plus éclairée, plus sensée que moi, m’eût conseillée et dirigée !

Je vous ai retrouvée trop tard, chère Aline ! dit, en tendant affectueusement la main à madame de Rivers, la charmante jeune femme. Ce n’est que plus d’une année après ceci qu’un soir, assises par hasard l’une près de l’autre chez le duc de L***, nous causâmes, et découvrimes à notre mutuelle joie que nous nous connaissions de vieille date… que vous, jeune fille de quatorze ans, et moi enfant de sept ans alors, nous avions habité un an sous le même toit au Sacré-Cœur.

Dans mon isolement de toute autre bonne amitié, je m’adressai à mon seul confident. D’ailleurs Saint-Jean, si je ne lui disais pas tout, de peur qu’il ne me chapitrât… pouvait m’aider au moins à améliorer le sort de Marie ; je lui demandai si elle était instruite de la mort de mon père.

— Oui, madame, me dit-il. Je lui ai donné connaissance de la mort de M. le marquis, parce que j’avais des raisons de supposer… de craindre que la pension pourrait cesser avec lui, et… si ce malheur était arrivé, il fallait bien que peu à peu j’y préparasse Marie… J’en perdais la tête d’inquiétude !…

— Eh bien, lui dis-je en souriant, tu porteras ce soir mille francs à Marie. C’est le premier quartier de la pension que lui a laissée le marquis de Lestanges.

— Oh ! madame… je comprends… Mais c’est trop ! c’est trop ! s’écria-t-il.

— Pas un mot de plus, mon bon Saint-Jean… Je le puis… et ne fais strictement que mon devoir… Tu le sais bien !

Mais, en serrant dans ses mains tremblantes de joie le petit rouleau que je lui avais remis :

– Madame, me dit-il avec un air, un accent intraduisibles, votre généreux cœur le voudra toujours, ah ! je n’en doute pas ! mais… pardonnez à ma hardiesse, le pourrez-vous toujours ?… Et s’il arrivait que non… vous auriez fait des malheureux !… Réfléchissez avant, madame… je vous en conjure.

— Mon pauvre Saint-Jean, tu ne vois jamais en rose, toi ! m’écriai-je en riant. Sois tranquille… j’ai bien calculé mes moyens : c’est une chose parfaitement assurée.

Avec sa triste expérience de vieillard, lui doutait de tout ; et moi, avec toute l’imprévoyance de la jeunesse, je ne doutais de rien ! Plus tard, j’ai dû reconnaître cependant que toutes ses observations étaient en réalité de sages prévisions.

Cette affaire réglée, je respirai plus librement. J’espérais bien avec les deux autres mille francs que je gardais par-devers moi, sur la part que je destinais à Marie, parvenir avec le temps à l’entourer du confortable, de mille choses, dans ma pensée indispensables, dont je me désespérais de la voir privée !

Vous savez tout ce que mon imagination m’avait créé de bonheur dans le rapprochement que je méditais avant même d’avoir vu Marie, et maintenant que je l’en trouvais si digne, sa réalisation était devenue mon idée fixe de tous les instants… les distractions, les plaisirs du monde qui avaient encore tant de charmes à mes yeux alors, n’occupèrent plus que la seconde place dans mes jouissances. Jamais bals ni fêtes ne m’ont causé les émotions, n’ont été désirés par moi aussi ardemment qu’une visite à la rue Saint-Dominique.

La première fois que je revis Marie, heureuse de la pensée que sa position était déjà améliorée, le cœur moins triste, je fus moins troublée, plus naturelle ; je n’effrayais plus les enfants… j’apportais au petit Jean une boîte à dessiner bien garnie, à la gentille petite Thérèse des joujoux et des bonbons, et depuis lors, mon arrivée était toujours saluée par des cris de joie.

Car j’y allais souvent. Ma bienheureuse idée des dentelles m’en fournissait d’inépuisables et spécieuses occasions. Je trouvais toujours Marie seule ; comme sa pauvre mère, elle vivait tout à fait retirée dans son intérieur, uniquement occupée de son travail et de ses enfants : quelquefois j’entrevoyais sa belle-mère, qui par discrétion se retirait aussitôt, et son mari était tout le jour à son atelier.

Après les premières visites, l’habitude de me voir amena moins de gêne de la part de Marie vis-à-vis de moi, qui, d’ailleurs, faisais tout ce que je pouvais pour effacer la distance qu’elle établissait, bien contre mon gré, entre nous… Mais à chaque instant surgissaient tout naturellement, de l’étrangeté de nos rapports, des embarras pour moi.

Une fois elle me demanda mon nom pour inscrire les objets de prix, me dit-elle, que je lui confiais.

— Hélène, répondis-je.

Elle contint un mouvement de surprise, et écrivit le nom ; après, elle ajouta avec sa gracieuse manière :

— Que je serais heureuse de connaître la personne à qui je suis redevable de la confiance dont vous m’honorez, madame !

— C’est quelqu’un qui vous estime tout ce que vous valez… lui dis-je en souriant.

— Je voudrais bien pouvoir le remercier du bonheur qu’elle m’a procuré… reprit-elle de sa douce voix.

Mais je ne répondis pas, et elle était trop bien élevée pour insister : elle rougit timidement, craignant d’avoir commis une indiscrétion… Pauvre Marie !

Ma position était vraiment bien extraordinaire, dans les commencements surtout ! Je le sentais… mais je commençais à réfléchir… Je ne m’illusionnais plus à cette heure sur les obstacles presque insurmontables qui résultaient des liens mêmes qu’avait formés Marie… Ces choses, n’est-ce pas ? se sentent mieux qu’elles ne peuvent se traduire… Quant à elle, touchée de l’intérêt que je lui témoignais, de ce qu’elle appelait mes bontés pour ses enfants, la simple jeune femme ne soupçonnait rien au delà. Mes visites, dont elle m’exprimait naïvement sa joie, pouvaient lui paraître singulières ; mais mystérieuses ! l’idée ne lui en arrivait pas.

Peu à peu j’en prolongeai la durée ; chaque jour je m’attachais davantage à elle, elle à moi, et peu à peu aussi le laisser aller et la confiance, de son côté, s’établirent. Le frottement du monde n’avait pas altéré chez elle cette bonne candeur d’expansion qui rend si attachante une causerie à deux ; et Marie en causant livrait son âme ! Bientôt je fus initiée à ses douleurs en songeant à sa mère, objet de sa vénération et de ses éternels regrets ; à tous ses bonheurs, en parlant de son intérieur de famille.

La pensée de sa mère lui était toujours présente ; sans cesse son nom revenait sur ses lèvres, son souvenir dans la conversation ; et comme pour s’excuser de cette continuelle préoccupation, elle me disait un jour avec son adorable simplicité :

— Le temps a passé en vain sur notre cruelle séparation… Ma mère repose dans mon cœur vivante et animée : le jour elle ne me quitte pas, le soir elle a ma dernière pensée, le matin ma première prière…. Ab ! si toutes mes croyances ne sont pas que de consolantes déceptions, ma mère me voit, elle m’entend, elle veille sur ses enfants… Mon Dieu ! me l’avoir enlevée si jeune ! si heureuse !… Car après avoir tant souffert à cause de moi…, elle était heureuse depuis que j’étais mariée… Pauvre, pauvre mère !… Cette idée me désespère, madame !

Et moi aussi cette idée me désespérait, Aline. Il y a dans le sentiment de l’irréparable quelque chose qui dévaste, qui tenaille le cour ! Envers la victime je ne pouvais plus rien réparer… et involontairement nies yeux pleins de larmes allèrent chercher la douce et mélancolique figure de Thérèse, dessinée par Julien, placée en face de moi comme un muet reproche…

— Ce n’est plus là que l’ombre d’elle-même ! ajouta-t-elle en balançant tristement la tête. Elle était bien belle, madame, ma pauvre mère ! Quand j’étais enfant et que nous sortions, je l’entendais dire par tout le monde.

Mais sur ce sujet, Marie avec un admirable tact gardait par devers elle une part : elle me disait les angéliques vertus de sa mère ; ses malheurs, jamais…

Sur tout le reste, sincère et naturelle, elle me faisait sans défiance pénétrer chaque jour plus avant dans son modeste intérieur ; elle arriva à me confier qu’une circonstance inattendue venait de les rendre riches

— Ah ! madame, si vous saviez tous les bonheurs qu’apporte à la fois dans ma vie cette fortune que Dieu n’a envoyée ! me disait-elle avec une céleste expression de joie. Pour tout ce que j’aime, c’est l’aisance qu’ils n’avaient jamais connue ! c’est le bien-être de mille petites superfluités après lesquelles j’avais tant soupiré pour eux, et dont ils jouissent à présent.

Ensuite, nous pourrons donner de l’éducation à nos chers enfants, faire des économies pour leur avenir, et sans que pour subvenir à toutes ces charges mon pauvre Julien s’épuise par un travail forcé… Des journées de quinze heures de travail, bien souvent, madame !… Ô bénie, bénie soit la main généreuse à qui je dois tant de bonheur !

Que Marie me faisait de bien ! Pour si peu, donner et partager de si pares jouissances… J’étais trop payée ! Et cependant je désirais plus… quelque chose encore : il y avait pour moi dans le fait de Marie ouvrière, travaillant pour des étrangers, une souffrance de cœur… il faut bien l’avouer, une souffrance d’orgueil aussi… Cette idée me révoltait ! Dans nos meilleures actions il se mêle à notre insu bien souvent une misérable personnalité !… et le but de mes secrets désirs n’était pas atteint. Jusqu’ici je n’avais pu toucher cette corde vis-à-vis de Marie, ses confidences m’en fournissaient l’occasion, je la saisis.

— Mais vous aussi, lui dis-je, vous ne vous fatiguerez plus à travailler, n’est-ce pas ?

— Oh ! madame, comment ne le ferais-je pas ? Mon mari travaille toujours ; ma bonne belle-mère a bien voulu se charger de tous les soins du ménage ; et tandis qu’eux prendraient toute la peine, moi je me reposerais ?… Non, non !…

— Eh bien ! écoutez, répliquai-je, faisant l’office de l’ange tentateur, j’ai une quantité de broderies, d’ouvrages en tapisserie à faire, obligez-moi de vous en charger. Ne travaillez plus que pour moi, le voulez-vous ?… Ça me ferait tant de plaisir ! ajoutai-je.

— Et à moi aussi ! s’écria-t-elle, mais c’est impossible, madame.

— Pourquoi ?

— L’occupation que vous avez la bonté de m’offrir ne peut durer toujours… Si j’abandonne mon état à présent, plus tard la clientèle que j’ai formée aura disparu, et cependant il faut que je travaille comme par le passé ; l’aisance, les bonnes jouissances que vous savez… n’existent qu’à cette condition ; autrement, moi seule aurais profité de l’augmentation de notre petite fortune, et ce serait bien mal, madame !

À ce simple et noble exposé, quelles objections, dont je ne dusse rougir, pouvaient sortir de ma bouche ?… Marie valait cent fois mieux que moi ! je ne sus que presser tendrement sa main dans les miennes.

— Mais, madame, reprit-elle en souriant, ne me plaignez pas, je suis la plus heureuse des femmes ! À présent, il ne manque rien à mon bonheur… que ma mère !… dit-elle en jetant un regard vers le ciel. Vous connaissez mes chers enfants, et j’ai le plus parfait, le meilleur des maris !

Que je regrette, ajouta-t-elle ingénument, que le hasard n’ait pas encore favorisé mon bon Julien ! il désire tant vous voir, madame.

Et moi, Aline, je ne désirais pas voir Julien… je cherchais à oublier qu’il existât… Le cœur humain renferme de honteux recoins, allez ! Sans me rendre compte de ma mauvaise pensée, je séparais orgueilleusement ce que Dieu avait joint !…

Assise près de Marie, aux manières parfaites, au langage pur et élevé, ses charmants enfants sur mes genoux, ils en étaient venus là, j’étais dans mon atmosphère, à ma place… tout cela m’appartenait, était mien… mais l’ouvrier imprimeur, lui, ne m’appartenait pas… je le repoussais, je n’en voulais pas…