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La Plus Heureuse Femme du monde/15

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C. Muquardt (p. 105-115).


ХV


Un jour je le vis cependant ! et je rougis jusqu’au fond de l’âme de mon misérable orgueil…

Ce bon Julien, que je me représentais vulgaire, gauche, mal vêtu, les mains et le visage noircis comme un serrurier, était un jeune homme d’une physionomie distinguée et spirituelle, d’une jolie tournure, d’une mise, d’une tenue tout à fait convenables ; avec des manières aisées, sans être familières ; bien, très-bien. Telle fut la première impression qu’il me fit éprouver.

Et puis après, lorsque je le connus mieux, il m’arriva bien d’aller quelquefois chez Marie le dimanche, jour de chômage pour Julien, il en était si heureux ! et je me repentais tant de mes petites lâchetés à son endroit…

Julien parlait bien, en bons termes. Sans doute dans un salon il eût été timide, embarrassé, mais non pas déplacé. L’instruction première qu’il avait reçue s’était complétée par le genre même de son travail, qui mettait sans cesse son esprit en contact avec les meilleurs auteurs ; et soit sur des sujets graves, soit qu’il s’abandonnât aux inspirations de son imagination vive et exaltée, sa manière incisive et pittoresque rendait sa causerie très-agréable.

Je prenais plaisir à l’écouter, à admirer les jolis dessins que, dans ses rares instants de repos, il exécutait avec un véritable talent. J’étais tout heureuse de le trouver si bien ; et Marie et lui si flattés, si reconnaissants de mes visites !

Combien de fois, le soir, dans le vide d’un cercle brillant, m’est-il arrivé de donner un souvenir de regret à ma matinée si doucement remplie, avec mes humbles amis !

Et combien d’autres comparaisons encore se faisaient jour peu à peu dans mon âme !… Dans leur heureuse union, à eux, il y avait autre chose, pour l’un, que le droit inscrit sur le registre de l’état civil ; pour l’autre, que l’obéissance jurée au pied de l’autel… Il y avait encore des deux côtés, amour, dévouement, confiance… non pas seulement communauté d’intérêts, mais aussi communauté de cœur !… À deux, la joie ; à deux, la douleur… Dans ce ménage, la sainteté des liens du mariage m’était révélée !… Et je m’inclinais devant le bonheur de la femme de l’ouvrier…

Julien adorait sa femme. Le culte intérieur qu’il lui avait voué se décelait dans ses regards qui la suivaient avec amour, dans le son de sa voix en lui parlant, et, à son insu, dans l’imitation de ses gestes, de ses manières, dans l’adoption de ses termes favoris… Sans cesse il était occupé d’elle… aimante aussi, pleine d’une douce prévenance, d’égards, de soins aussi ; et autour d’eux se groupaient deux anges, leurs bien-aimés enfants !…

Aline, le pauvre logement de la rue Saint-Dominique ne me semblait plus si vide, si dénué… Jamais je n’avais possédé, moi, de tels trésors !

Six mois s’étaient écoulés ainsi,

Quelques traits encore, et j’en aurai fini avec l’esquisse de celle existence poétique que me créait dans l’ombre l’accomplissement d’un devoir !

Depuis que je connaissais Marie, j’avais remarqué qu’elle et ses enfants étaient constamment habillés en gris : c’était l’été ; le petit Jean portait une blouse de toile écrue, un pantalon pareil, une ceinture de cuir noir ; la petite Thérèse, une robe de mousseline de laine grise, un col d’organdi à large ourlet, un tablier noir ; la mère était exactement vêtue de même, et tout cela bien fait, de bon goût, d’une propreté éclatante.

Je demandai un jour en riant à Marie si elle et ses enfants étaient voués au gris ? Elle rougit beaucoup, et après un instant d’hésitation elle répondit en s’efforçant de sourire :

— J’ai profité d’une bonne occasion sur le prix de cette étoffe, et j’ai acheté tout ce qu’il y en avait pour habiller ma petite fille et moi.

Mais avant qu’elle eût achevé, sa rougeur, son embarras, avaient fait jaillir la lumière à mes yeux… Tout m’était révélé ; noble Marie ! Elle et ses enfants portaient aussi le deuil… mais un deuil inavoué, dérobé à tous les regards, à ceux même de son mari chéri… Dieu seul connaissait la pieuse fraude ! c’était le secret de sa mère, et il restait enseveli dans les profondeurs de son âme !…

Pauvre Marie !… son cœur lui avait inspiré ce tribut filial… ce muet et modeste témoignage de respect !… Marie était pour moi une étude pleine d’intérêt. Où donc la simple jeune femme, si étrangère aux usages du monde, avait-elle appris ces délicatesses exquises des convenances ?… Possédait-elle donc, avec les obscures mais sublimes vertus qui se rencontrent quelquefois dans les classes inférieures, vous le voyez, Marie possédait-elle donc aussi tous les instincts d’une haute origine ?…

Je ne puis vous exprimer ce que sa pieuse intention me fit éprouver de bonheur, et de peine aussi…

Dès le lendemain je retournai chez ma chère Marie. Voyez, lui dis-je en posant sur ses genoux un petit rouleau, il n’y a pas que vous qui fassiez de bons marchés ; j’ai eu pour rien une coupe d’étoffe où il se trouve précisément une robe pour moi, et une robe pour vous : n’est-ce pas, vous la porterez pour l’amour de moi ?

— Oh ! madame…

Et elle s’inclina toute confuse en me remerciant du regard.

En déployant le papier qui contenait du pou-de-soie noir… une exclamation de surprise lui échappa ; puis, comme frappée tout à coup d’une de ces idées subites dont l’esprit accepte et repousse à la fois la vraisemblance, elle resta immobile, silencieuse, les yeux fixés à terre.

— Nous serons habillées de même, Marie… lui dis-je en la nommant ainsi familièrement pour la première fois.

Elle releva la tête… et comme sortant d’un songe :

— Mon Dieu ! si c’est une illusion, elle est bien bonne ! murmura-t-elle en laissant échapper sa pensée intérieure.

Mais se reprenant aussitôt :

— Oh oui, toujours ! appelez-moi toujours Marie… je vous en prie ! ajouta-t-elle en joignant ses mains tremblantes.

Et j’eus le courage, Aline, de ne pas la presser sur mon cœur, de ne pas prononcer le doux mot… qui devait la faire tomber dans mes bras.

Ah ! c’est que depuis que j’avais pénétré plus avant dans le bonheur de Marie, je me demandais ce que je pouvais y ajouter !… Qu’il me prenait des méfiances de toucher à sa paisible et heureuse vie ! c’est que maintenant son humble intérieur avait un tout autre aspect à mes yeux, sa médiocrité une tout autre signification dans ma pensée… à ce point que mes projets de la faire changer de logement, de l’entourer de mieux que de ce strict nécessaire qu’elle avait possédé jusqu’ici, étaient abandonnés : ce n’était plus à des choses de luxe que je voulais employer les deux mille francs que je retenais sur la part annuelle destinée à Marie ! Non, non, ce n’était plus dans les jouissances du luxe que je plaçais la félicité, je commençais à les apprécier à leur valeur… à présent j’aurais échangé sans regret, avec joie, mon sort brillant contre ce lui de Marie Thibaut, l’heureuse femme, l’heureuse mère !…

Et voilà pourquoi je trouvai le courage de ne pas prononcer le mot qui pouvait apporter du trouble peut-être dans tant de calme, dans tant de bonheur.

Aucune explication n’avait eu lieu, et cependant, depuis ce moment, elle me témoigna discrètement une tendresse infinie, me dit tout avec un entier abandon ; et moi, je ne lui cachai plus tout… Elle sut mon nom et ma demeure, et ce que les exigences de ma position apportaient de contrainte et de gêne dans mes relations avec elle…

Elle comprit tout cela, et avec un tact, une mesure admirables, elle ne dépassa jamais la limite où je m’arrêtais…

À partir de cet instant aussi, il me sembla que ma position personnelle était moins fausse chez Marie, mes rapports vis-à-vis d’elle et des siens plus naturels. Depuis, quelquefois, à la grande joie des chers enfants, je les emmenais avec leur mère dans ma voiture promener quelques heures sur les boulevards extérieurs, ou loin des murs de Paris, qu’ils n’avaient jamais dépassés de leur vie. Dans leurs habitudes si retirées, c’étaient là des distractions, des fêtes sans pareilles que j’aurais voulu renouveler souvent, et dont je partageais les joies ; ils en éprouvaient tant de bonheur !

Mais moi, par combien de craintes, de battements de cœur, tout le temps de la promenade, je rachetais ce plaisir pris à la dérobée !… Si j’eusse été rencontrée par mon mari, ou par ma mère !… Certainement, Marie et ses enfants étaient si bien, avaient l’air si comme il faut de toutes manières, qu’ils ne pouvaient paraître déplacés à mes côtés, mais cela ne suffisait pas ; que répondre si j’eusse été interrogée sur leur compte ? Comment expliquer ces relations établies en dehors de celles qui m’étaient communes avec ma famille ? Je ne sais en vérité où je prenais la force de ces hardiesses, ni comment je pouvais m’étourdir sur leurs conséquences !

Et d’autre part encore, que de circonstances bien autrement compromettantes résultaient du mystère dont mes démarches étaient enveloppées !

C’est à ne pas croire, Aline, tout ce que le hasard, cet impitoyable hasard, réserve de contrariétés, de coups d’épingles, de tortures, c’est le mot, à une pauvre femme qui a le malheur d’avoir quelque chose à cacher… même pour faire le bien !

À propos de mes tribulations de ce temps-là, dit en riant la bonne et charmante jeune femme, entre autres incroyables rencontres que je faisais toujours à point nommé de quelque fâcheux au moment où j’aurais voulu le voir à cent lieues… il me revient en souvenance la plus ridicule aventure du monde ! Vous allez voir.

Si vous vous rappelez les détails de ma première course à la rue Saint-Dominique, vous savez comment après avoir traversé le jardin avec mon domestique, m’être débarrassée de lui, je le retrouvai de planton à la grille de la rue d’Enfer, où il m’avait quittée ? Eh bien ! depuis lors, sans qu’un mot ait été prononcé de part et d’autre, les choses, comme par une convention tacite, étaient établies invariablement sur le même pied : il m’accompagnait jusqu’à la grille, et ne la dépassait pas… Je sais bien aujourd’hui tout ce que cela avait d’inconséquent, mais alors je n’y songeais pas !

Une fois donc en traversant en courant la rue d’Enfer, comme je faisais toujours, je me trouve nez à nez de l’autre côté avec un homme de ma connaissance, de la vôtre aussi, M. de Noireterre…

À l’air de profond étonnement qu’exprimait sa physionomie, et d’indécision tout à la fois en portant la main à son chapeau, je devinai qu’il n’avait vue venir de loin avec mon domestique, que le reste ne lui était pas échappé, qu’il le trouvait singulier… Et à cette idée, perdant toute présence d’esprit, sans lui rendre son salut, je m’esquivai en me jetant dans la rue Saint Dominique.

J’arrivai chez Marie tout émue, très-inquiète d’abord de ce qu’il pensait de moi ; puis, avec une merveilleuse facilité à croire ce que nous désirons, je ne tardai pas à me rassurer, à me persuader même que je n’avais pas été reconnue, et je ne m’en occupai plus.

Cette rencontre cependant devait avoir des suites : quelque temps après, à ma grande consternation, en descendant de chez Marie, au moment où j’arrivais sur le carré du deuxième étage, une porte s’ouvre… C’est M. de Noireterre qui en sort… et nous voilà tous deux en face, lui, jouant la surprise, moi, confondue… Permettez-moi, madame, d’avoir l’honneur de vous offrir la main jusqu’à votre voiture, me dit-il d’un ton dégagé et ironiquement respectueux. Puis, tout en descendant l’escalier, il se récriait sur le bonheur qui le favorisait… et ajouta qu’il était loin de l’espérer en venant dans ce quartier perdu donner une séance au peintre qui faisait en ce moment son portrait…

Et moi je répondis en balbutiant que ma raccommodeuse de dentelle demeurait aussi dans cette maison, et je m’embrouillai dans sa proximité avec le Luxembourg, dans l’attrait que m’offrait cette course, comme un but de promenade agréable. Au quatrième étage !… devait-il penser… C’était stupide !

Je le sentais, je le lisais dans le sourire narquois de cet insupportable homme, avec lequel, mon bras passé sous le sien, je dus sortir de l’allée… traverser la rue, et, rouge, déconcertée, arriver à la grille où, les yeux fixés sur nous avec l’expression de la curiosité satisfaite, m’attendait mon domestique…

Là, M. de Noireterre, avec un sourire charmant, me fit un salut profond, et se retira précipitamment en prenant une direction opposée à la mienne : je sentais la terre manquer sous mes pieds : Avez-vous une idée, ma chère, de quelque chose de semblable ?…

— L’abominable homme ! Mais cela était désolant, ma pauvre Hélène ! s’écria madame de Rivers.

— N’est-ce pas que c’était à en pleurer de dépit ? Vis-à-vis de mon domestique, vis-à-vis de cet homme, j’étais également compromise ! Il en a cruellement tiré parti par la suite pour me poursuivre dans le monde de ses soins empressés ; et quand enfin il dut se convaincre qu’ils ne seraient jamais acceptés, il s’en vengea en se posant de lui à moi en victime discrète et généreuse… attitude qu’il conserve audacieusement encore. J’en rirais bien quelquefois si à ces ridiculités ne se mêlait dans ma pensée le souvenir de tristes choses !

Mais, mon Dieu ! ce n’est là qu’un des mille épisodes tout aussi ennuyeux, tout aussi compromettants, qui marquèrent mes pas dans les voies mystérieuses où, enthousiaste et dévouée, je poursuivais la réalisation d’une idée généreuse, sans m’embarrasser des épines du chemin. Les contrariétés, les dangers, les périls jetés à la traverse de ces relations, me les rendaient plus chères !

Nous sommes ainsi faites, les peines, les soins, les sacrifices nous attachent… Nous autres femmes, nous ne comptons jamais avec notre faiblesse en face du péril ; à l’heure du dévouement, nous ne faillissons pas.