Aller au contenu

La Plus Heureuse Femme du monde/17

La bibliothèque libre.
C. Muquardt (p. 123-132).


XVII


Le souvenir de cette scène ne s’effacera jamais de ma mémoire !… Tout, tout, autour de moi a conspiré ma perte… dit Hélène avec amertume ; je cherchais dans les miens amour et protection, et je ne trouvais que des cæurs glacés… Ils n’ont pas voulu de moi.

Lorsque j’entrai chez M. Duval, il était étendu sur une causeuse près du feu, vêtu d’ane élégante robe de chambre à fleurs éclatantes ouvrées d’or et de soie ; il avait sur la tête un bonnet grec entouré d’une riche fourrure, à ses pieds des babouches en cuir de Russie brodé ; d’une main il soutenait avec une pince d’or un cigare qu’il fumait, de l’autre il tenait le journal qu’il lisait.

Ces détails ne sont pas oiseux, Aline ; ils colorent le tableau si tristement caractéristique que je vais essayer de placer sous vos yeux.

— Mon Dieu, Hélène ! fit en n’apercevant M. Duval en se soulevant à moitié d’un air contrarié, vous arrivez dans un mauvais moment… l’odeur du tabac vous incommode…

— Non, non, rien ne m’incommode, ne vous dérangez pas, m’empressai-je de dire en m’accoudant debout sur le dossier de la causeuse, de manière à n’être pas sous le vent de la fumée… et j’ajoutai en m’efforçant de sourire : Je viens vous demander un service, mon ami… de faire une chose à laquelle j’attache un vif intérêt…

— De quoi s’agit-t-il ? demanda-t-il en continuant de parcourir son journal.

D’avoir la bonté de faire tout de suite une démarche auprès du ministre de la justice en faveur d’un pauvre jeune homme qui a été arrêté ce matin… Mais si vous lisez toujours…

— Eh bien ! voyons ! Qu’a-t-il fait ? dit-il en lançant avec humeur le journal sur la cheminée. Premièrement on ne met pas les gens en prison sans motif, et si on l’a arrêté, c’est qu’il l’a mérité, apparemment.

— Du tout ; je vous en prie, écoutez-moi… Voici ce que c’est : ce jeune homme est un compositeur d’imprimerie, chez qui on a trouvé des épreuves (je me servais du même terme que Marie sans savoir ce que c’était), une ou deux épreuves, pas davantage, d’un écrit bonapartiste, et rien que pour cela le commissaire de police l’a inhumainement traîné en prison…

— Le commissaire de police a fort bien fait ! Il est bien là, qu’il y reste : je ne lèverais pas le doigt pour l’en faire sortir.

— Oh ! mon ami… vous ne pensez pas à ce que vous dites, repris-je avec douceur. Ce jeune homme est un père de famille, un excellent sujet, un…

— Un excellent sujet de bonapartiste, interrompit-il avec un rire sardonique, c’est-à-dire un tapageur, un mauvais garnement…

— Mais vous êtes complétement dans l’erreur, m’écriai-je vivement, c’est l’homme le plus doux du monde ; rangé, laborieux, bon fils, bon mari, bon père ; il est digne de tout votre intérêt, Eugène, croyez-le, je vous réponds de lui.

— Je veux bien mourir si j’y comprends un mot, dit-il en haussant à demi les épaules.

— Je me serai mal expliquée alors… Je vais…

— Dispensez-vous-en… Ce qui n’entre pas dans ma tête, c’est pourquoi vous vous occupez de cela. Que vous fait que cet homme soit ou non en prison ?… je vous le demande, dit-il à travers les petits nuages de fumée qu’il chassait avec une lente complaisance devant lui.

— Comment ! ce qu’il me fait que Julien soit enlevé à sa femme et à ses enfants ? répliquai-je inconsidérément.

— Eh ! d’où connaissez-vous donc ces gens-là, pour leur porter un si vif intérêt ? demanda M. Duval d’un air narquois.

Je sentis ma faute… mais aussi qu’il est difficile de peser toutes ses paroles ! Troublée, je ne savais plus que répondre.

— Oui, où diable avez-vous été les pécher ? ajouta-t-il.

— Mais, mon Dieu… c’est très-simple… madame Julien… est ma raccommodeuse de dentelle… elle est venue ce matin me raconter son affreux malheur, et je lui ai promis de m’intéresser à son mari. Je vous en conjure, Eugène ! ajoutai-je du ton de la prière, pour l’amour de moi, mon ami, faites une démarche en sa faveur. Il n’a pas commis de crime ; son opinion lui a fait commettre une imprudence.

— Eh ! que voulez-vous que j’y fasse, moi ? interrompit-il ; il n’avait qu’à se tenir tranquille, on ne l’aurait pas mis en prison. Voilà qui est bien intéressant, n’est ce pas ? Ça ne fait-il pas pitié ! Un ouvrier avoir une opinion, se mêler de faire de la politique ?

— Eh bien ! oui, il a eu très-tort. Mais il ne recommencera plus, j’en suis sûre. La leçon lui profitera.

— Voyons, mon ami, continuai-je instamment, soyez bon pour moi qui vous en prie ; habillez-vous, vite, allez chez le ministre, dites-lui que vous connaissez ce jeune homme pour un bonnête père de famille ; qu’il a été entraîné à faire une chose répréhensible peut-être, mais dont il ne pouvait connaître toute la portée. Et soyez-en sûr, quand le ministre verra que vous vous intéressez à cette affaire, il ne voudra pas vous désobliger en poursuivant avec la dernière rigueur votre protégé ; un député (M. Duval était déjà député alors), un député est compté pour quelque chose enfin… sa protection est beaucoup pour un pauvre ouvrier ; en répondant de sa bonne conduite à venir, vous pouvez lui ouvrir les portes de sa prison… Oh ! faites cette bonne action, Eugène, je vous en supplie, mon ami.

Je disais tout ce que je pouvais pour flatter sa vanité et intéresser son cœur.

— Ah ça ! ma chère, vous perdez la tête ! me répondit-il ironiquement. Comment ! vous imaginez… qu’un homme comme moi… ira se rendre caution, auprès d’un ministre, d’un chenapan, d’un misérable conspirateur de taverne ?… Vous déraisonnez, en vérité. Mais, ce que vous dites là, n’est-ce pas, est injuste aussi, Eugène ? m’écriai-je. Ce malheureux jeune homme ne mérite pas qu’on le traite ainsi, et ensuite, accorder assistance et pitié au malheur ne compromet jamais personne…

— Vous n’avez pas le sens commun, vous dis-je.

— Pardonnez-moi, j’ai le sens commun… répliquai-je révoltée de ce ton de sarcasme mis en regard de mes prières. C’est la raison et l’équité qui me font le devoir de m’intéresser à Julien et à sa femme, et le vôtre est de me seconder.

— Allons donc, vous êtes réellement divertissante.

— Je le serai moins tout à l’heure… répondis-je froidement. Et d’abord, cet homme pour lequel j’intercède auprès de vous… c’est le mari de ma sœur.

— Vous devenez folle !… votre ouvrière en dentelle est… comment dites-vous ?

— La fille de mon père, continuai-je avec calme. Sa naissance est une mauvaise action de la jeunesse du marquis de Lestanges…

— Charmant ! charmant ! s’écria M. Duval en partant de rires forcés et moqueurs. Ah ! par ma foi, s’il me fallait m’affubler de toutes les mauvaises actions de ce genre que peut avoir commises mon père, nous serions au grand complet vous et moi, ma chère ; c’est trop bouffon, parole d’honneur.

— Et, ce n’est pas tout encore… repris-je, impitoyable aussi à mon tour. Le mari de ma sœur… Julien Thibaut, l’ouvrier imprimeur… est votre cousin germain, monsieur… Voyez à présent si vous voulez le laisser en prison.

Mes pauvres amis étaient vengés, Aline… Jamais, jamais je ne pourrai vous rendre l’effet produit par cette découverte sur le visage de M. Duval. L’expression d’insouciance, de gaieté railleuse qui animait sa physionomie depuis le commencement de notre conversation, se décomposa subitement en stupéfaction furieuse…

Il resta un moment abasourdi, et ensuite s’élançant de la causeuse où il était resté indolemment couché :

— Vous en avez menti ! s’écria-t-il d’un ton foudroyant.

— Oh !… oh ! monsieur !… fis-je en sentant mes jambes fléchir. Je m’assis.

— Vous me poussez à bout aussi… cela est faux, vous dis-je… de toute fausseté.

— Rien de plus vrai, répliquai-je avec fermeté. Julien Thibaut est votre cousin germain, monsieur. Sa famille est du Dauphiné, votre grand-père paternel et le sien étaient frères.

— Qui le prouve ?… Ce drôle est un intrigant qui vous a fait des contes à dormir debout, répondit-il en arpentant la chambre à grands pas et en gesticulant.

— Non, monsieur, ce ne sont pas des contes, c’est un fait : et d’ailleurs, vérifiez-en les preuves, si vous en doutez, Votre père a fait fortune à Paris… et vous êtes riche… Le père de Julien est resté, lui, un honnête ouvrier ; et son fils est pauvre… c’est la seule distance qui existe entre vous et lui.

— Eh bien ! après… après, qu’en concluez-vous ? s’écria-t-il d’une voix stridente.

— Que, par humanité autant que par devoir, vous devez tendre à votre parent malheureux une main secourable, que vous devez user enfin…

— Qu’à cela ne tienne, interrompit-il en tournant brusquement la clé de son secrétaire dont il retira quelques billets de banque qu’il jeta à la volée sur mes genoux. À présent, peut-être, vous me laisserez en repos ?…

— Ce n’est pas de l’argent qu’on vous demande, monsieur ; ma sœur et son mari trouvent dans leur travail des ressources honorables, et ils n’ont que faire de vos charités, dis-je exaspérée en repoussant les billets.

— Mais, au nom de Dieu ! que voulez-vous donc que je fasse ?… C’est une abominable persécution cela ! s’écria-t-il en frappant du pied avec violence.

— Oh ! de grâce… écoutez-moi avec calme, dis-je toute tremblante, cette scène me fait un mal affreux.

— Mais qui fait des scènes ?… qui ?… si ce n’est vous ! s’écria-t-il, les yeux flamboyants.

— Hélas ! ce n’est pas moi… je venais à vous, confiante…

Et les larmes que depuis une demi-heure je refoulais, me gagnèrent, et je ne pus achever.

— Allons, des pleurs à présent… véritablement c’est à faire perdre la patience à un saint… Mais à qui en avez-vous ce matin ?… Comment ! je suis tranquille chez moi, et vous partez de votre repos pour venir me tracasser, me larder, me dire les choses les plus désagréables… Et puis vous prétendez que je doive écouter vos extravagances avec calme ?

— Ce ne sont pas des extravagances, Eugène… Mais, s’il m’est échappé quelques paroles qui aient pu vous blesser, j’en suis au regret… je vous en demande sincèrement pardon… En grâce, mon ami, expliquons-nous doucement…

Je ne veux rien de vous qui ne soit équitable… rien qui puisse froisser votre amour-propre : je vous de mande, qu’à titre de protecteur seulement, vous ayez l’air, auprès de ceux dont son sort dépend, de vous intéresser à un malheureux… Mais que sincèrement, noblement, par tous les moyens qui sont en votre pouvoir, vous employiez votre crédit, vous usiez de toute l’influence de votre position, pour retirer ce pauvre jeune homme du mauvais pas où il est en gagé : c’est là tout ce que je vous demande ! Et après qu’il sera sorti de prison, je vous engage ma parole, mon ami, que vous n’en entendrez plus jamais parler.

— Je vous dis que vous extravaguez ! s’écria M. Duval avec emportement. Vous voulez que j’aille intervenir, moi… moi… dans les sales démêlés d’un garçon imprimeur avec la police ?… Allons donc, c’est absurde. Finissons-en ; je vous déclare une fois comme en mille… que s’il n’y a que moi qui le fasse sortir de prison, il y restera bien toute sa vie.

— Il n’y restera pas !… répliquai-je indignée en me levant. Les démarches que vous refusez inbumaine ment de faire, je les ferai, moi.

— Vous !

— Moi.

— Je vous le défends, madame ! s’écria M. Duval en s’avançant vers moi, les traits contractés, le regard fixe, menaçant.