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La Plus Heureuse Femme du monde/16

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C. Muquardt (p. 115-123).


XVI


Le moment allait venir où je ferais l’épreuve de ce que nous trouvons de forces et de courage dans l’exaltation du cœur !

Vous avez vu, Aline, par quels ménagements, par quels patients degrés, quelles peines, j’étais arrivée à établir entre moi et Marie, si digne de toute ma sollicitude, des rapports de bonne intimité ; à opérer le bien-être de la fille de la pauvre Thérèse… et, comment, en accomplissant ce devoir sacré, j’avais trouvé d’autres satisfactions encore : de bons et simples cœurs qui s’étaient donnés à moi, dont l’attachement si vrai, si expansif, comblait le vide de ma vie si tristement déshéritée de la douceur des liens de famille.

Chaque jour je m’attachais davantage à Marie et à Julien, et eux m’aimaient, m’étaient dévoués, non par un vil calcul d’intérêt, ils ignoraient mes bienfaits, mais parce que, moi riche, j’étais venue les chercher, eux pauvres, m’asseoir à leur modeste foyer ; parce que moi, grande dame, eux petits, je les nommais mes amis, je leur rendais affection pour affection. Et à cause de si peu, en retour de ce peu, leur reconnaissance, leur dévouement passionné pour moi, n’auraient eu d’autres bornes que l’impossible !

Dans notre monde, Aline, il ne faut pas se faire illusion, on ne trouve pas cela.

Eh bien ! à peine cette noble récompense m’était acquise, à peine ces douces jouissances je les possédais, que de ce beau ciel serein surgit tout à coup l’ouragan qui dispersa, qui faucha tout autour de moi, et me laissa seule au milieu des ruines de mon bonheur, de mon repos… pour pleurer toujours !… La fatalité est inexorable !

Peu avant ce malheureux événement, un bien singulier incident était venu ajouter encore à l’étrangeté des circonstances dans lesquelles je me trouvais jetée depuis six mois.

Un jour, je causais avec Marie, le coude appuyé sur sa petite table à ouvrage où, avec d’autres objets, se trouvait posée une lettre sur laquelle par hasard mon regard s’arrêta : elle était adressée à M. Julien Thibaut, et portait le timbre de Grenoble.

Rien n’est plus simple en apparence que cela ; et cependant le rapprochement du nom de la personne, de celui de la ville d’où cette lettre était partie, en frappant ensemble mes yeux, produisit sur moi l’effet d’une commotion électrique… Mon intelligence reçut une impulsion soudaine, une idée subite s’y fit jour… et, irrésistiblement entraînée, je demandai avec un vif sentiment de curiosité à Marie :

— Est-ce que Julien est de Grenoble ?

— Il est né à Paris, mais sa famille est originaire du Dauphiné et l’habite encore, me répondit-elle.

Eh ! mon Dieu, ajouta-t-elle avec son adorable candeur, le père de Julien était les fils d’un pauvre cultivateur chargé d’enfants ; celui-là, gentil et intelligent, fut pris en affection par le curé de son village, qui commença à lui donner quelque instruction, et plus tard obtint de l’évêque de Grenoble, pour son petit protégé, une bourse gratuite au séminaire de cette ville. Ses études terminées, le jeune homme ne se trouvant pas de vocation pour l’état ecclésiastique, sa province, vint à Paris où il embrassa la profession d’imprimeur, et s’y maria par la suite.

Julien a-t-il des parents à Paris ? repris-je.

— Ma belle-mère a entendu dire par son mari qu’un des frères de son père était venu à Paris et y avait fait une grande fortune, dit-elle.

— Et le père de Julien n’a pas cherché à se rapprocher de cet oncle qui pouvait l’aider, lui être utile ?

— Je crois que si ! qu’il alla le voir en arrivant à Paris, mais que rebuté de la froideur de son accueil, il se le tint pour dit, et chercha alors des ressources dans un travail manuel. Au reste, je ne sais pas bien tout cela ; ce qui est certain au moins, c’est que je ne connais à mon mari aucun parent à Paris,

Et moi je lui en connaissais un !… je venais, ma chère, de faire la plus incroyable découverte du monde ! dit Hélène en riant. Tout à l’heure vous allez l’apprendre.

Mais avant, pour que vous puissiez vous expliquer ma candeur, que vous ne me jugiez pas par trop obtuse, à l’encontre d’une certaine similitude qui aurait dû fixer plus tôt mon attention, il faut que vous sachiez d’abord que j’avais été tenue dans l’ignorance la plus complète que le nom de Thibaut fût le nom de famille de la personne qui va entrer en scène… Je croyais sincèrement que ce n’était qu’un de ses prénoms, ce qui du reste est très-supposable ; et comme d’ailleurs ce nom n’est jamais accolé à celui que porte, et sous lequel est seulement connue cette personne, que rien ne me le rappelle habituellement, je l’avais même oublié.

Mais ce que je savais au moins, c’est qu’elle aussi est originaire du Dauphiné, et ce fut là le premier jet de lumière qui traversa mes souvenirs confus… Ensuite des détails que me donnait Marie il ressortit à mes yeux l’évidence palpable que jusqu’ici j’avais été dupe, avec tout le monde, d’une petite escobarderie…

Je ne vis d’abord que le côté plaisant de ma découverte, et m’en amusai malignement ; mais ensuite, en y regardant de plus près, j’en fus ravie ; elle prit à mes yeux une couleur providentielle, en songeant au parti que j’en pourrais tirer dans les grandes occasions ! Et, en effet, si le secret de mes chères relations venait à être connu, que je fusse inquiétée et grondée à leur sujet, avec un mot… je faisais composer… j’obtenais le silence vis-à-vis de ma mère qui, je le savais bien, aurait jeté les hauts cris à l’endroit de leur inconvenance… et ne m’eût pas pardonné ce crime !

Et d’autre part encore, ma précieuse découverte ne pouvait-elle pas me servir à faire sortir Julien de la position précaire où il végétait, à le faire aider efficacement dans les moyens de former un établissement convenable ? Et avec mon exaltation accoutumée, mon imagination allait, allait !… Je n’en dormis pas de joie.

Que de plans je bâtis, que de chimères je caressai sur mon thème favori, pendant les quelques semaines qui s’écoulèrent jusqu’à l’heure où, quand je voulus faire usage de l’arme que je tenais en réserve au service de mes amis, elle se brisa impuissante dans ma main !…

Un matin du mois de novembre, vers onze heures, je venais de terminer ma toilette de matin ; ma femme de chambre rôdait encore autour de moi. Un domestique l’appelle, elle sort ; un chuchotage s’établit à la porte en dehors ; et, rentrant, elle me dit d’un ton dont j’essayerais en vain de vous rendre l’expression tout ensemble leste et mystérieuse : C’est une dame Julien, qui veut parler à madame ; Pierre l’a fait asseoir dans l’antichambre, en attendant les ordres de madame.

Pierre a eu tort… c’était dans le salon qu’il devait faire entrer cette dame. À l’instant introduisez-la, répliquai-je sèchement.

Je courus, sur les pas de cette sotte fille, au-devant de Marie, lui pris la main, et l’entraînai dans ma chambre, dont je refermai la porte sur nous.

Jamais Marie n’était venue chez moi. Cette visite si inopinée, le bouleversement de ses traits, le tremblement qui lui ôtait le pouvoir de s’exprimer, tout me fit pressentir un malheur :

— Marie, qu’est-il arrivé ? m’écriai-je.

— Mon mari… Julien est en prison !… articula-t-elle convulsivement.

— Julien ! Julien est en prison !… Qu’a-t-il donc fait, mon Dieu ? demandai-je terrifiée.

— Oh rien !… rien de mal, madame ! Et à travers les sanglots elle me raconta :

Qu’au petit jour un commissaire de police, accompagné de plusieurs hommes, avait envahi sa demeure, visité partout, fouillé tous les meubles, s’était emparé de papiers imprimés qui se trouvaient sur une table, et qu’après un long interrogatoire, après avoir beaucoup écrit, ces impitoyables gens, malgré ses larmes et ses prières, avaient entraîné son mari en prison !

Jugez de ce que j’éprouvai à cette nouvelle. Qu’était ce donc que ces malheureux papiers qui compromettaient tant Julien ?…

Je le demandai avec anxiété à Marie.

— Je ne le sais pas au juste, me répondit-elle, mais voici ce qu’il en est : Il paraît (car moi je ne puis juger, et ne m’occupe pas de ces choses-là) que le gouvernement ne fait pas le bonheur de la France, que tout le monde regrette à présent celui de l’empereur, et qu’on voudrait replacer son fils sur le trône.

Et d’après ce que j’ai compris ce matin, ces papiers saisis par le commissaire de police sont quelques feuilles d’une brochure qui signale les torts qu’on se croit en droit de reprocher aux Bourbons, en même temps qu’elle fait un appel aux partisans du duc de Reichstadt qu’on voudrait mettre à leur place. Julien avait rapporté chez lui deux ou trois épreuves de ce livre à la composition et au tirage duquel il a travaillé bien avant dans la nuit, et ailleurs qu’à son imprimerie ordinaire.

— Mon Dieu ! dis-je désolée de tout ceci, puisqu’à présent Julien n’est plus obligé de se tuer à travailler autant pour gagner un peu plus peut-être, comment prend-il en dehors de ses occupations journalières un travail qui l’expose ?

— Mais ce n’est pas du tout pour de l’argent que lui et ses amis travaillent à cela ! s’écria-t-elle, c’est de cœur, c’est avec la conscience qu’ils font bien ! Chacun d’eux contribue gratuitement, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, à l’œuvre dont le but est le bien général, ainsi que l’assurent les hommes éminents et honorables qui les dirigent.

Cette opinion, madame, c’est celle de Julien. Tant que le fils de Napoléon existera, il ne reconnaîtra que lui pour son souverain : son exaltation à ce sujet tient du délire ; Julien, âgé de seize ans à peine, en 1814, malgré les larmes de sa mère, s’est porté avec tous ses camarades sur les hauteurs de Montmartre, a combattu de toutes ses forces pour empêcher l’ennemi d’entrer dans Paris ; et, bien qu’il ait été blessé d’un coup de feu à l’épaule, dont il souffrait encore, cela ne l’empêcha pas de se trouver dans les rangs des fédérés, que l’empereur en 1815 passa en revue, quelques jours après son retour de l’ile d’Elbe.

Ce que Julien pensait alors, il le pense encore aujourd’hui… Il peut se tromper, mais c’est de bonne foi ! Oh ! j’en suis sûre, si ces convictions n’étaient pas nobles et généreuses, ce ne seraient pas celles de Julien, mon Dieu ! Lui qui ne veut faire que le bien, être emprisonné ! mon cher mari en prison ! Madame, madame ! au nom du ciel ne l’abandonnez pas !

Et, délirante de douleur, elle fit le mouvement de se jeter à mes genoux.

Dans mes bras donc, Marie ! m’écriai-je en la pressant sur mon cœur. Moi, je t’abandonnerais, ma chère Marie… ma sœur !… disais-je tout bas en couvrant de baisers son charmant visage décoloré, affaissé sur mon épaule.

Mais que faire ? que faire ?… moi-même je perdais la tête !

Enfin une idée distincte, lucide, se présenta à mon esprit… je la saisis comme une inspiration du ciel.

— Calme-toi, Marie, nous sommes sauvées !… Attends-moi là, lui dis-je en la déposant presque évanouie sur un fauteuil.

Puis, je poussai le verrou de ma chambre du côté du salon, et par les communications intérieures je courus chez mon mari.