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La Plus Heureuse Femme du monde/19

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C. Muquardt (p. 141-151).


XIX


Jusqu’ici, je vous l’ai dit, je vous le jure, Aline, mes relations avec M. Albert Morrans s’étaient bornées à nous rencontrer dans le monde, à échanger quelques regards, quelques paroles ; nous avions deviné notre secret ; mais il était encore resté inavoué entre nous…

Il m’en souvient ! ce jour-là c’était chez l’ambassadrice d’Angleterre, à une de ses matinées dansantes ; j’avais été forcée d’assister à cette fête pour obéir à mon mari qui m’y accompagnait.

On se pressait dans les salons, je les quittai. Ce monde, ces joies allaient mal à la disposition de mon âme… mes pensées erraient vers la rue Saint-Dominique… où l’on pleurait… où une infortunée m’attendait !

À l’écart de la foule j’étais assise au fond d’une des allées de ce féerique jardin, tout tapissé de suaves et belles fleurs ; les accords d’une musique délicieuse m’arrivaient doux et brisés, mêlés aux retentissements des pas, des éclats joyeux des danseurs, de tout l’entrain, toute l’animation d’une ravissante fête !

Ici… pensais-je, un palais enchanté, des heureux, la joie, le plaisir, tous les enivrements, toutes les jouissances… là-bas… les sombres murs d’un cachot, un malheureux, les mortelles angoisses de l’incertitude, de l’attente ; l’isolement dans les fers… cette torture sans nom !…

Et des larmes brûlantes retombaient de mes joues sur mon joli bouquet de bal, qu’étreignaient convulsivement mes mains.

À ce moment Albert parut : je manquais dans les salons… Il m’avait cherchée… Il venait m’engager à danser, me dit-il.

— Oh ! non !… cela me serait impossible, répondis-je.

Le trouble, la tristesse qu’imprimaient sur ma physionomie les cruelles préoccupations auxquelles j’étais en proie depuis quelque temps, ne lui avaient pas échappé ; je vous l’ai dit, pour la première fois nous nous rencontrions sans témoins…

— Vous souffrez… et je donnerais ma vie pour vous épargner une souffrance !… dit-il à voix basse, timidement, avec cet accent sympathique qui part du cœur…

Et moi, je répondis en élevant vers lui mes yeux rougis de larmes :

— Je suis au désespoir !

Il se rapprocha tout près, et, très-vite, très-bas :

— Que puis-je ?… Dites un mot : les dangers, je les braverai ; les obstacles, je les vaincrai ; l’impossible, je le tenterai… Oh ! si je suis compté pour quelque chose dans votre estime, ne me repoussez pas !… En grâce, parlez, parlez !… disait-il d’un ton suppliant.

— Pas ici… répondis-je irrésistiblement entraînée.

Aline, n’oubliez pas dans quelle extrémité j’ai accepté ce secours, qui me sembla nous être envoyé par Dieu même, dans notre profonde détresse !

J’indiquai à Albert l’adresse de Marie…

Je n’avais pas le choix des moyens ; il ne venait pas chez moi, même en visite : M. Albert Morrans, comme beaucoup d’autres jeunes hommes, simplement admis à nos grandes soirées, était porté sur nos listes de bal, et je recevais ses cartes.

Fils d’un général mort au champ d’honneur dans la terrible campagne de Russie, Albert suivait avec distinction la carrière où son père avait laissé de glorieux souvenirs. À vingt-sept ans qu’il avait à l’époque dont je parle, il était déjà capitaine attaché au corps royal du génie à Paris, et fort répandu dans le monde, où ses excellentes manières, sa réserve et sa modestie naturelles lui avaient acquis beaucoup de sympathies. Il possédait quelque fortune, je crois, au moins en avait-il les apparences aisées dans son existence de jeune homme.

Et le lendemain de cette fête, à trois heures, dans le pauvre logement lambrissé de la rue Saint-Dominique, se passait une de ces scènes intimes dont les impressions ne s’effacent jamais.

Ce que j’éprouvais en arrivant chez Marie ne peut se traduire : c’était du bonheur, et comme de la honte… au fond de mon âme était la conscience d’une bonne action, et la rougeur couvrait mon front… Les expressions me manquaient pour apprendre à Marie comment un jeune homme qui n’était ni mon mari, ni mon parent, allait venir me trouver chez elle… Et cependant, mes yeux brillaient de joie quand je me jetai dans ses bras en lui disant :

— Ne pleure pas, Marie, aie confiance, il va venir quelqu’un qui sauvera Julien.

Et, avec moi, elle crut, elle espéra… parce que quand on en est à son premier malheur, l’espoir, c’est la certitude.

Le coup de sonnette qui annonça Albert retentit dans mon cœur… Je m’avançai vers lui, entourée de Marie, de ses charmants enfants, de sa vieille mère… Tous ces regards le saluaient comme un libérateur… Avant qu’un mot eût été prononcé, Albert avait tout saisi, tout compris… et dans ses yeux attachés sur moi, je lisais l’admiration et le respect : la reconnaissance aussi de l’avoir jugé digne de partager une bonne action.

Rassurée alors, heureuse du bonheur des anges, toute gêne disparut dans mon attitude. Nous lui racontâmes nos chagrins, nos cruels embarras. L’avocat, que nous avions fait prévenir, vint en sortant du palais, et expliqua, mieux que nous n’aurions pu le faire, le reste.

Ce reste, c’étaient des difficultés inouïes qu’il y avait à surmonter. Dans cette affaire, dit en terminant Me Ch *** avec une gravité triste, des recommandations ordinaires, de tièdes démarches ne suffisent pas : l’intervention immédiate, directe, de personnages en crédit à la cour, de hautes protections, en un mot, sont indispensables pour enlever le succès dans cette affaire. Les heures, les moments nous sont comptés… Pour obtenir la mise hors de cause de Julien Thibaut ; pour arriver à ce résultat presque inespéré, ne vous abusez pas, monsieur… il faut des prodiges de zèle et de dévouement.

Albert se leva, tendit la main à Me Ch*** et ne dit que ce mot : J’espère.

Mais l’intraduisible expression avec laquelle fut prononcé ce simple mot, lui donna la valeur d’une sainte promesse, de si consolantes assurances, que tous, la main sur le cœur, nous nous écriâmes en l’entendant : Espérons !

Et ces prodiges de zèle et de dévouement ont été opérés. Albert consacra toutes ses forces, toute son énergie, employa toutes les ressources de son crédit personnel à cette œuvre d’humanité : parmi ses amis, ses connaissances et les leurs, il chercha des protecteurs à la malheureuse et intéressante famille du prisonnier. De nobles cœurs répondirent à son appel, et de onze compagnons d’infortune de Julien, qui tous furent ensuite condamnés à des peines plus ou moins fortes, dans ce procès qui eut un grand retentissement, à l’égard de Julien seul, la chambre des mises en accusation déclara qu’il n’y avait pas lieu

Ne soyez pas étonnée, ma chère, que j’aie retenu littéralement tous ces mots que je ne comprends pas bien encore, mais c’est qu’ils sont entrés là avec les émotions poignantes qu’ils m’ont causées, et ils n’en sont plus ressortis.

Mais pour arriver à ce succès presque inespéré, que d’activité, d’insistance il fallut employer, mon Dieu ! Mais à cette indulgence extraordinaire, le ministre avait posé une condition absolue : Julien Thibaut devait se faire oublier, quitter immédiatement Paris, et cela, sous la garantie personnelle d’un homme honorable ; à ce prix seulement la clémence était possible… Tel fut l’ultimatum donné…

Et vis-à-vis des protecteurs qui l’avaient aidé, et vis-à-vis du ministre, le généreux Albert assuma sur lui toute responsabilité, et s’engagea sur l’honneur à l’exécution de la mesure exigée : Le fils du général Morrans se rendit caution de l’ouvrier imprimeur

Mais éloigner Julien de Paris ne suffisait pas… Une conviction forte et sincère, soit religieuse, soit politique, produit toujours des fanatiques et des martyrs, et la persécution n’avait ébranlé ni la foi ni le dévouement de Julien à une cause qu’il croyait sainte ! Partout, en France, où il porterait ses pas, il trouverait des frères en religion ; renierait-il son drapeau ? Dans une circonstance donnée résisterait-il à s’unir à eux, à concourir à leurs actes ?… Et cependant, si son nom se trouvait de nouveau compromis, quelles en seraient les conséquences pour le noble jeune homme qui l’avait cautionné ?… La perte de son emploi peut-être, la ruine de toute sa carrière !

Il n’avait rien calculé pour sauver un malheureux ! Qui donc aurait répondu de lui… se serait porté garant de sa conduite ?… Mais l’avocat, que pénétrait d’admiration la généreuse intervention d’Albert, y songea pour lui. Il désira que Julien quittât la France pendant quelque temps.

Ce sacrifice importait à sa sûreté, au bonheur des siens, à notre tranquillité à nous, ses amis.

Ce fut une grande résolution à prendre que celle de l’expatriation de toute une famille ; car l’idée de séparer le mari de sa femme et de ses enfants bien aimés ne nous vint pas. Devions-nous donc l’avoir se couru pour lui faire expier nos bienfaits par un supplice, l’affreux abandon dans l’exil ?… Mais il nous eût redemandé son cachot, près des siens !

C’était impossible. La pauvre Marie non plus n’aurait pas supporté cette séparation. Par reconnaissance, je le savais bien, elle se serait immolée à nos volontés, et elle en serait morte de chagrin !

Si j’eusse été seule à décider, à me débattre, au milieu de ces inextricables embarras, je serais devenue folle, ma chère, vous le comprenez ?… Ce fut encore à l’activité infatigable, au zèle intelligent de notre bon ange, que nous dûmes les moyens d’en sortir avec une célérité miraculeuse… Hélas ! les instants étaient comptés, et le temps passe si vite, quand nous le prions à maintes jointes de s’arrêter !

Albert avait un parent établi à Lausanne, il lui écrivit, le chargea de louer une petite maison pour y établir une famille, et lui demanda, pour les pauvres, exilés, assistance morale et intérêt. La réponse fut satisfaisante, et notre parti définitivement arrêté.

Avec les six mille francs de la pension que je pouvais faire passer à ma chère Marie, l’existence au moins aisée de sa famille était assurée : Julien s’occuperait de l’éducation de ses enfants, pourrait encore avec quelque avantage tirer parti de son charmant talent pour le dessin ; et pour eux l’avenir avait encore des promesses !

Tout cela était décidé forcément en dehors du concours de celui dont nous disposions ainsi du sort. Il fallait cependant qu’il y consentît, et par l’effet des bonnes dispositions inspirées au procureur général, la permission me fut accordée d’accompagner Marie à la Force. Je ne vous parlerai pas de ce que j’éprouvai en entrant la première fois dans cet horrible lieu… j’étais la moins à plaindre.

Pauvre, pauvre Julien, comme il était changé !… Mon Dieu ! sur ce front si jeune, des rides précoces… Cette physionomie que j’avais vue animée de tant de vivacité intelligente, du feu de l’inspiration, exprimait le désespoir, l’affaiblissement… Dans sa taille voûtée, dans la langueur de ses mouvements, sur tout lui, étaient les terribles stigmates des soucis rongeurs, des mortelles anxiétés de la dévorante solitude du cachot, de la séquestration… cette mort anticipée ! Trois mois à peine s’étaient écoulés… dix années semblaient avoir passé sur la tête du prisonnier.

En me voyant entrer, l’ardent, l’énergique jeune homme d’autrefois pleura… Et, une main posée sur son cœur, l’autre étendue avec un geste passionné vers le petit point bleu du ciel qu’on apercevait à travers les épais barreaux d’une ouverture d’un pied carré :

— Il n’y a que Dieu qui puisse vous récompenser ! me dit-il avec une expression profonde.

Les démarches tentées pour le sauver, nos espérances, il les connaissait par son avocat avec lequel dans ces derniers temps il lui avait été accordé la faveur de communiquer ; mais notre plan arrêté, il l’ignorait encore.

Il l’apprit ; nous avions craint de la résistance… maintenant nous craignions qu’il ne succombât à la joie ! la force de volonté seule avait résisté… les forces physiques étaient réduites… De l’air, de l’espace, sa femme, ses enfants, sa mère ! Mais, pour revoir tout cela, il eût consenti à tout, à tout, excepté à une lâcheté, à une trahison,

Il ne pouvait croire à tant de félicité !

— De ma prison être transplanté en Suisse, disait-il avec exaltation ; dans cette belle Suisse après laquelle j’ai tant soupiré, sans espérer jamais l’atteindre ! où mon imagination d’artiste me fait rêver de si poétiques jouissances !… Vous voulez donc que votre souvenir soit dans mon cæur une éternelle action de grâces ?… ajouta-t-il en attachant sur moi son regard humide et brillant.

J’ai compté de bons moments, Aline, dans cette triste épreuve…

À présent que tout était expliqué, accepté, Julien et Marie déliraient de joie. Et avec cette mobilité d’impressions qui appartient à la jeunesse, la physionomie tout à l’heure si dévastée du pauvre prisonnier avait repris de l’animation, l’expression du bonheur.

Déjà les peines étaient derrière… devant lui, la vie encore belle, encore bonne… il retrouvait ses illu sions perdues ! Et ces affreux murs de la Force ren fermaient trois heureux.