Aller au contenu

La Plus Heureuse Femme du monde/20

La bibliothèque libre.
C. Muquardt (p. 151-158).


XX


Nous ne perdîmes plus un moment pour terminer les préparatifs de départ : les meubles furent vendus, et nous résolûmes de faire partir immédiatement madame Thibaut et les chers enfants pour Lausanne, afin d’appuyer par l’autorité d’un fait accompli l’engagement d’honneur pris par Albert, en retour de la libération promise du prisonnier.

Des passe-ports pour la Suisse furent officiellement demandés et accordés, la mère et les enfants de Julien quittèrent Paris : la condition posée… était largement remplie.

Enfin l’heure de la délivrance sonna ! mais tout s’achète au cachot ! et ce fut là, sur ce théâtre, que s’accomplit le dernier acte de ce cruel drame de famille !

Il était trois heures ; Marie et moi réunies à Julien, nous attendions sous les verrous le bienheureux ordre qui devait briser ses fers…

Ce que furent ces derniers moments est inexprimable : chaque minute avait la durée de l’éternité… Chaque retentissement de pas dans les corridors nous martelait le cour, la tête… De telles émotions brisent. Enfin, ce sont eux… la lourde porte bardée de fer crie sur ses gonds, s’ouvre : deux hommes paraissent…

Le prisonnier, éperdu de joie, de crainte encore, se précipite dans les bras de son avocat, de son ami :

— Vous êtes libre ! s’écrie Me Ch*** en l’étreignant sur sa poitrine : remerciez votre noble libérateur !… ajoute-t-il.

Pour la première fois, le protégé et le protecteur se trouvent en présence ; Julien avance… hésite… Albert lui tend les bras… cette scène ne peut se décrire, Une calèche de voyage attelée de trois chevaux de poste attendait à la porte de la Force : Julien et Marie y montèrent, Albert après eux :

— Dans dix jours je vous rapporterai de leurs nouvelles ! nous cria-t-il en même temps que les chevaux enlevaient la voiture…

Et quand mes yeux l’eurent perdue de vue, que le bruit des roues cessa de se faire entendre, que tout se fut évanoui… je me sentis mourir : ils partaient… et moi je restais seule… seule.

Soutenue par M. Ch***, lui-même ému, silencieux, je gagnai le fiacre, près de la porte duquel se tenait Saint-Jean, la tête inclinée, le visage couvert de larmes. Pour moi, c’étaient des amis de quelques mois, mais que rattachaient à moi des liens désormais indestructibles, qui m’échappaient… pour lui, c’étaient des enfants, une famille d’adoption de toute sa vie qui lui manquaient.

Nous les pleurâmes ensemble, avec mon bon Saint Jean pour qui je n’avais plus de secrets ; maintenant je pouvais parler d’eux, lui lire les lettres, que, sous son couvert, je recevais de nos chers voyageurs de toutes les villes sur leur passage.

Ce départ que j’avais voulu, auquel j’avais contribué par tous les moyens qui étaient en mon pouvoir, me surprenait comme un malheur imprévu ! À présent que le sacrifice était consommé, je ne concevais pas que j’eusse eu le courage de l’accomplir : tant que le danger de mes amis avait duré, le moi, ce honteux sentiment d’égoïsme qui se mêle, à notre insu, à toutes nos affections, avait sommeillé… je me réveillais désespérée ! Ils étaient sauvés, ils étaient heureux et je pleurais… et je me demandais comment j’avais pu consentir à leur éloignement, ce que je ferais désormais de ces heures que j’avais pris la douce habitude de leur consacrer, comment j’avais pu me priver volontairement de cet intérêt si puissant dans ma vie ? Je regrettais jusqu’à ces jours d’alarmes, de souffrances partagées avec eux !… Cet isolement, ce calme qui succédaient tout à coup à l’agitation, à des émotions si vives, si multipliées, ce n’était pas le repos, c’était autour de moi l’affreux silence de la mort.

Quand Albert le généreux Albert, revint de Lausanne, j’étais insensée de regret, de chagrin.

Oh ! voyez-vous, rentrer désormais à son égard dans les mêmes conditions qu’avec un étranger, m’était impossible !… Ces deux derniers mois, chaque jour nous nous étions rencontrés, entendus… A cette heure c’était un frère, un ami que je retrouvais avec transport ! vers lequel je me sentais entraînée par une admiration, une reconnaissance passionnées… Et c’est ainsi, Aline, que quand je croyais, dans la sincérité de mon âme, n’éprouver pour lui qu’une pure et fraternelle affection, je me suis trouvée l’aimer d’amour, l’aimer à en perdre la raison !

Ce n’est pas lui, le noble jeune homme, qui, s’autorisant des éternelles obligations que j’avais contractées envers lui, en réclama le prix ! Il n’exigea rien, ne demanda rien : nous ne pouvions plus nous retrouver comme avant ce cruel départ, c’était impossible… nous nous écrivîmes… et tous les jours du mois, nous nous apercevions, ne fût-ce qu’une minute ! Quelque. fois, bien rarement, nous parvenions à nous rejoindre, à nous dérober aux regards importuns, dans une des allées isolées du bois de Boulogne ; lui à cheval, moi en voiture, nous causions quelques instants de nos amis, nous nous communiquions les lettres que nous en recevions. Il les aimait à cause de moi, et moi, je crois que je les aimais encore mieux à cause de lui : c’était le lien qui nous réunissait !

Ces lettres me faisaient du bien et du mal à la fois ! Dans toutes, Marie m’entretenait de ses ineffables jouissances : « Si vous ne nous manquiez pas, vous, notre chère et tant regrettée Hélène, nous oublierions ici que le malheur, que les peines existent sur la terre, » m’écrivait-elle six mois après son départ ; « je suis effrayée de mon bonheur !… qu’ai-je fait ? Comment ai-je mérité les biens dont Dieu me comble ?… Vous connaissez les délices de mon intérieur de famille, joignez à cette pure félicité intime la position inespérée de bien-être dont je vois jouir mon cher mari, nos enfants chéris, dont ensemble nous jouissons dans le plus admirable pays du monde, et voyez, chère bien-aimée, si je ne suis pas une heureuse créature, la privilégiée de Dieu ! »

Et involontairement, en regard du suave et riant tableau tracé par l’heureuse Marie, j’opposais mon isolement au milieu des miens… le bonheur mensonger, des félicités mensongères que m’avait procurés la fortune à moi… « Moi aussi, m’écriai-je en pleurant avec amertume, moi aussi dans la médiocrité, sur la terre d’exil, par delà les mers, partout, partout, mais unie à l’homme de mon choix, mais abritée avec mes enfants dans son amour, et je me proclamerais la privilégiée de Dieu ! » J’avais alors des heures de désespoir à briser tout mon courage, toute ma résignation ; car jamais, et vous le comprendrez bien, Aline, je ne m’étais sentie si isolée que depuis le départ de mes amis, ma famille d’adoption, comme aussi plus désaffectionnée de mon intérieur…

La triste scène entre mon mari et moi devait avoir un long retentissement… Je sais pardonner une injure, l’effacer de mon souvenir je ne le puis… J’avais beau chercher à oublier son insensibilité dans cette circonstance, ses violences à mon égard, vouloir chasser de ma pensée la comparaison qui y revenait sans cesse de sa désolante conduite avec la noblesse de celle d’un autre… je ne le pouvais, je ne le pouvais !… Lui, de son côté, ne me pardonnait pas ses torts… et de ces dispositions réciproques résultait de ma part une froide contrainte, de la sienne une irritabilité d’humeur qui s’attachait à tous les prétextes pour rendre amères les heures de l’intimité.

Depuis ce jour, un seul mot n’avait plus été prononcé entre mon mari et moi au sujet de cette scène, et pourtant à chaque instant elle se reproduisait palpitante malgré moi dans mon attitude… comme de sa part, dans les mille petites persécutions d’un ressentiment inavoué…

Il ne faut pas être injuste cependant ! Je suis convaincue que M. Duval n’a ni l’intention ni la conscience du mal qu’il me fait, et qu’il rirait au nez de quelqu’un qui lui dirait : Vous rendez votre femme malheureuse !

Il ne s’en doute pas, il ne croit pas avoir un mauvais caractère. Et en effet, M. Duval n’est pas un homme méchant : en disant le mal il faut dire aussi le bien. Je l’ai vu quelquefois ému au récit d’une belle action ; il est libéral et généreux dans l’emploi de sa grande fortune ; je ne sache aucune circonstance où il ait méconnu les obligations qu’elle impose, où il ait re fusé un service d’argent ; et si elle lui est réclamée, il fait largement l’aumône.

Après cela, il a les défauts d’un homme de peu, riche et mal élevé. Enfant, il a été gâté par ses parents, gens vulgaires, qui pensaient que leurs immenses richesses constituaient de reste, au profit de leur unique héritier, toutes les vertus, tous les genres de mérite et de supériorité ! Jeune homme, tout d’abord en entrant dans le monde il a trouvé des flatteurs, des admirateurs, des courtisans à la suite de ses deux cent mille livres de rente… Et c’est de la meilleure foi du monde qu’il se croit un bon mari, parce qu’il est riche… un homme supérieur, parce qu’il est riche… Et enfin il est impérieux, égoïste, fantasque, en croyant fermement, ce qu’on lui a persuadé, qu’il possède toutes les qualités qui correspondent à ces vilains défauts !

Aussi je vous l’assure, ma chère, malgré tout il n’y a au fond de mon cœur ni inimitié, ni mauvais vouloir contre mon mari, mais bien plutôt le regret sincère des torts que j’ai pu avoir envers lui… Je pleure et ne l’accuse pas. Ce n’est pas de lui que me sont venus mes plus cruels chagrins !

Mais à cette époque je n’avais encore aucuns reproches à me faire, rien à expier. L’heure de la résignation n’était pas arrivée… et je m’indignais de tant souffrir. Dans tout ceci qu’avais-je donc fait ? Pas de mal, un peu de bien ! Julien Thibaut était sauvé, Dieu mercil mais sans que j’eusse révélé à quel titre je m’intéressais si vivement à lui et à sa famille, sans qu’enfin il en coûtât un sacrifice aux orgueilleuses susceptibilités de M. Duval. Son injustice me révoltait !