La Plus Heureuse Femme du monde/8

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VIII


M. le marquis, reprit Saint-Jean d’un ton glacé, en réponse à cet appel, écrivit à madame sa mère, lui fit l’aveu de ce qui s’était passé, la pria d’en agréer personnellement ses excuses ; et ajouta, que quant à Thérèse Hubert, il savait ce que son devoir de gentil homme lui imposait de faire : qu’en conséquence, il mettait dès à présent à sa disposition, la seule réparation qu’il fût en son pouvoir de lui offrir : une dot. de mille louis, pour lui procurer un établissement convenable.

Il ne vint pas plus à l’esprit de madame la marquise, qu’il n’était venu à celui de M. son fils, qu’une autre réparation fût possible… À ses yeux, comme aux siens, l’évaluation du préjudice causé était large et généreuse, telle qu’il convenait à un homme de son nom de la faire ; il subissait noblement les conséquences de sa légèreté, condamnable sans doute, mais excusable à son âge : dans tout cela, il y avait eu du malheur… Si Thérèse Hubert fût restée à la ferme de son père, ces conséquences désagréables eussent été épargnées à tout le monde ! pensait madame la marquise.

Après la réception de la lettre de M. son fils, ce fut moi qu’elle chargea de lui envoyer Thérèse dans son oratoire, où elle allait l’attendre.

Thérèse arriva empressée, comme toujours, de se rendre aux ordres de madame la marquise.

— Thérèse, lui dit-elle avec sévérité, j’aurais pensé que les principes qui vous ont été inculqués depuis votre enfance vous auraient préservée de tomber dans le vice…

— Oh ! mon Dieu… mon Dieu ! s’écria la jeune fille avec égarement en élevant son regard désolé vers le ciel.

— De tomber dans une pareille faute ! reprit madame la marquise en remarquant la pâleur mortelle répandue sur le visage si jeune, si candide de la pauvre créature qui, tremblante comme une feuille, se soutenait à peine.

Votre conduite est très-blâmable… ajouta-t-elle, mais enfin je laisse à votre conscience le soin de la juger… Venons au fait : le marquis de Lestanges répare noblement vis-à-vis de vous le tort causé… Il vous donne une dot de vingt-quatre mille livres : jetez les yeux autour de vous, voyez parmi les hommes de votre condition qui vous voulez choisir pour être votre mari.

— Personne… répondit-elle d’une voix brisée.

— Hé ! que prétendez-vous faire ?

À cette demande, elle ne répondit pas, les paroles ne pouvaient sortir de ses lèvres mourantes…

— Parlez !… répondez !… ajouta avec autorité madame la marquise.

À cette voix toujours si respectée, la jeune fille tomba à genoux, et les mains jointes, frémissante, folle de douleur :

— Grâce ! madame la marquise, grâce… vous, au moins, ayez pitié de moi ! s’écria-t-elle à travers les sanglots.

— Je ne veux pas vous abandonner, Thérèse… mais soyez raisonnable, conformez-vous à mes avis.

— Pour dernier bienfait, continua la malheureuse enfant d’un ton suppliant, donnez-moi les moyens d’aller à Paris cacher ma honte et mon malheur !…

– Pourquoi à Paris ?… quels sont vos projets ? demanda sévèrement madame la marquise.

— Parce que là je trouverai les moyens de travailler pour vivre… d’élever loin de tous les regards mon…

Elle ne put achever… Mais il y avait tant de candeur, tant de vérité dans le ton de cette réponse faite avec des flots de larmes, que tout soupçon injurieux dut s’évanouir.

— Ce qui s’est passé me chagrine beaucoup, mon enfant, reprit madame la marquise, mon fils n’est pas non plus exempt de reproches… mais enfin il fait tout ce qu’il peut faire !… et avec la dot…

— Madame la marquise, interrompit la jeune fille avec dignité, je n’accepterai pas le prix de mon déshonneur… À vous, la protectrice de mon enfance, je demande appui et secours pour m’éloigner d’ici… et après… après, vous n’entendrez plus jamais parler de moi… mais, votre nom… je le prononcerai tout bas, chaque jour, dans mes prières !…

— Aline, dit en s’interrompant avec émotion la jeune femme, à ce moment la fille du marquis de Lestanges baissa ses yeux, rougis de larmes, devant le domestique de son père…

L’altération de la voix du vieillard en rappelant dans des termes si convenables, si mesurés surtout, ces tristes détails, témoignait assez ce que son cœur honnête souffrait de me les révéler !… Il reprit :

— Madame la marquise me confia la mission de conduire Thérèse à Paris. Elle me remit cent louis, et me donna ses instructions à cet égard. Après, en terminant, elle me dit : « Saint-Jean, je me prive de tes services en faveur de mon fils. » Un mouvement m’échappa que je réprimai aussitôt, car j’avais reçu le jour dans la maison de madame la marquise ; et elle avait le droit de compter sur ma soumission à ses volontés. « C’est une affaire arrangée entre le marquis et moi, continua-t-elle, tu seras attaché à sa personne en qualité de premier valet de chambre. L’envoi en possession de sa forêt qu’il vient d’obtenir définitivement, lui permet de monter sa maison sur un pied convenable ; tu en prendras la direction, et par ton âge (j’avais alors trente-six ans) et l’ancienneté de ton rang, tu auras la haute main sur ses gens.

Ensuite elle ajouta d’un ton pensif et peiné : « Tout ceci a mal tourné !… J’avais eu d’autres vues sur toi, mon garçon… Enfin… je te recommande Thérèse…

— Madame la marquise, dis-je, Thérèse Hubert trouvera en moi un père…

Nous arrivâmes à Paris le 1er avril 1803, un an après, jour pour jour, de l’arrivée de M. le marquis aux Tremblayes. Je trouvai, au quatrième étage d’une honnête maison de la rue Saint-Dominique, au coin de celle d’Enfer, un petit logement de trois pièces, des fenêtres duquel la pauvre fille des champs pouvait, du moins, respirer l’air et jouir de la vue des beaux ombrages du jardin du Luxembourg. Je le garnis du nécessaire, et j’y installai Thérèse.

C’est là que durant dix-huit années, elle a pleuré et expié sa faute, dans la pratique de toutes les vertus… là, d’où elle est partie pour monter au ciel !… là, qu’est née Marie, placée en naissant par sa pieuse mère sous la protection de la Vierge. C’est là enfin que demeure encore la personne sur laquelle vous m’avez interrogé, madame.

La touchante histoire de la pauvre Thérèse m’avait trop vivement intéressée pour que je ne désirasse pas savoir tout ce qui avait rapport à l’enfance, à l’éducation de sa fille, à ce mariage aussi qui me désespérait… que je ne comprenais plus du tout !

— Saint-Jean, repris-je, un meilleur sentiment encore que celui de la curiosité me pousse à vouloir connaître tout ce qui concerne Marie : Thérèse a tout mon intérêt… je voudrais réparer, moi… je voudrais, mon bon Saint-Jean, donner à sa fille toute mon amitié !

— Oh ! madame ! madame ! que vous me rendez heureux ! s’écria-t-il avec joie. Comme sa vénérée mère, Marie mérite votre noble intérêt, madame.

— Dis-moi donc tout… Je veux tout savoir.

— Je vous dirai tout, madame, désormais tout sera glorieux pour la mémoire de l’une, et tout est pur et honorable dans la conduite de l’autre.

Il reprit : Après que Thérèse fut établie dans son petit logement, je me présentai, comme arrivant des Tremblayes, chez M. le marquis, auquel je remis une lettre de madame sa mère, et j’entrai à son service.

Thérèse avait appris de la femme de chambre de madame la marquise, à raccommoder la dentelle ; elle excellait, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, à tous les travaux d’aiguille ; elle me pria de lui procurer de l’ouvrage chez les marchands ; j’y réussis, et ne voulant devoir son existence qu’à elle-même, elle passait ses jours et une partie des nuits au travail.

Mes visites rares ou fréquentes, suivant que mon devoir me le permettait, interrompaient seules pendant les premiers mois l’isolement affreux, la profonde retraite où vivait, reléguée sous les combles, la jeune fille accoutumée dès l’enfance aux distractions, au mouvement, à l’espace d’une grande maison !

Que de larmes ont coulé en silence ! car elle ne se plaignait jamais, n’accusait jamais personne ; jamais un mot, une question… L’altération de ses traits, l’abbattement de ses regards accusaient ses souffrances intérieures ; mais sa bouche ne les révélait pas.

Pendant les cinq mortels premiers mois qui s’écoulèrent depuis son arrivée à Paris, elle ne sortit pas une seule fois… Elle avait honte d’elle, de tous regards humains, des miens même. Qu’elle a souffert, mon Dieu, jusqu’à la naissance de sa fille ! Et elle n’avait pas encore dix-huit ans !

De ce moment, elle fut sauvée du désespoir, la vie lui était rendue désormais supportable : « Je serais bien ingrate envers Dieu ! me disait-elle avec un céleste sourire en me montrant sa petite Marie endormie sur ses genoux, tandis que sans perdre un instant elle cousait… Je mériterais qu’il m’abandonnât si je me trouvais encore malheureuse ! »

Ces quelques mots peignent Thérèse tout entière.

Elle devait encore être troublée, cependant !…

Trois ans après, par une brûlante matinée d’été, une jeune femme travaillait, assise sous les épais ombrages d’une des allées les plus désertes du Luxembourg ; une forêt de boucles de cheveux d’un beau châtain clair recouvrait presque entièrement sa figure, penchée attentivement sur un ouvrage de broderie ; son simple chapeau de paille était suspendu au dos de la chaise placée sous ses pieds, et sur laquelle une délicieuse petite fille au visage d’ange, encadré de soyeuses boucles blondes, toute vêtue et chaussée de blanc, plantait dans un monceau de sable, en poussant des exclamations de triomphe, des pâquerettes qu’elle allait en sautant cueillir dans l’herbe.

Depuis quelques instants un homme jeune encore, d’un élégant et noble extérieur, considérait, arrêté près d’un arbre, ce frais et riant tableau : l’enfant était charmante, la mère devait être jolie, il voulut la voir…