La Poésie de Stéphane Mallarmé/Introduction

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Gallimard (p. 13-21).

INTRODUCTION

LA PERSONNE DE MALLARMÉ

LA PERSONNE DE MALLARMÉ

Qui entreprend sur un poète un travail d’analyse doit mettre une discrétion un peu stricte à ne faire intervenir qu’à l’occasion de l’œuvre écrite la personne vivante. On est, insinue Pascal, agréablement surpris lorsque croyant trouver un auteur on rencontre un homme. Soit. Mais nous n’en avons pourtant à l’homme qu’à propos de l’auteur. La critique anecdotique, par complaisance — dirais-je démocratique ? — pour les classes médiocres de lecteurs finit par effriter notre goût et par délaver une gloire sous la pluie de ses commérages. On l’a vue récemment lire le Lac de Lamartine dans la posture du valet de chambre, du groom et du plongeur, quand à la porte de tels numéros ils occupent d’un œil le trou suggestif de la serrure. Laissons ces misères[1], Mallarmé a pris très justement les précautions nécessaires pour garder de cette moisissure, autant qu’il le pouvait, son existence vivante et sa mémoire posthume, et les protéger contre les façons des journalistes littéraires : « La tombe, disait-il sur celle de Verlaine, aime tout de suite le silence. »

Il n’y faut qu’observer un milieu juste et des convenances. Un portrait par Whistler, en tête du florilège Vers et Prose, évoque, comme le poète l’a voulu, sa figure en quelques traits sobres et choisis, de crayon. Et s’il est vrai qu’étudiant son œuvre nous ne mettrons jamais avec trop de diligence et de soin la plume à la main, le crayon doit nous suffire pour indiquer en sourdine sa présence familière.

Sa vie extérieure fut toute simple et unie. Comme Boileau et Voltaire il appartenait à une bonne et quelque peu vieille famille de bourgeoisie parisienne, de fonctionnaires. Mais il était pauvre. Ayant écrit de bonne heure pour le premier Parnasse d’admirables vers, timide, ignoré, de Muse un peu délicate et pudique, il s’assura vite une petite place indépendante qui lui permît de vivre et d’écrire en paix. Il enseigna l’anglais en des lycées de province, et, peu après la guerre, dans ceux de Paris. Il eut une vie de famille, un intérieur probablement heureux. Il aimait sa maison, et aussi, vu du dehors et de haut, le mouvement de l’existence littéraire. Il le regardait, à ses mardis, s’arrêter sous ses regards en un bassin curieux, lui révéler sa profondeur, le sens de son courant. Il travaillait dans une solitude morale, ne recherchant que l’essentiel et le décisif. Ses quelques dernières années, libérées de l’enseignement, furent paisibles, reposées, peut-être un peu mélancoliques. La mort le surprit sur une grande tâche : même surprise et même tâche interrompue, sans doute, s’il eût vécu plus longtemps et beaucoup. La mort le surprit sur un grand rêve : attitude naturelle et nécessaire, aux minutes suprêmes, chez qui ne vécut que pour le rêve.

J’essaierai, étudiant les éléments de sa poésie, de discerner ce qui, d’un tempérament très spécial, de profondeurs vivantes, ténébreuses, est monté, a circulé dans ses écrits. Il convient seulement, par ce crayon, d’esquisser de sa physionomie les traits extérieurs qui la révélaient à autrui ; traits extérieurs qui chez tout homme d’intérieur un peu complexe, sont à la fois, mêlées d’indiscernable manière, l’expression et la dissimulation de ce qu’il est.

De lui ne dirait-on pas ce qu’il allègue de Whistler.

« Si, extérieurement, il est, interroge-t-on mal, l’homme de sa peinture — au contraire, d’abord, en ce sens qu’une œuvre comme la sienne innée, éternelle, rend, de la beauté, le secret ; joue au miracle et nie le signataire[2]. »

M. André Fontainas, dans un article sur Mallarmé professeur d’anglais[3], nous rapporte ce propos qui vers 1875 circula dans la classe de sixième, à Condorcet : « Le père Mallarmé, on ne fiche rien dans sa classe ; pas étonnant : il écrit tout le temps pour des journaux de mode ! » : c’était peu après, en effet, sa rédaction éphémère de la Dernière Mode. Dans ce propos nature, on reconnaît le délicieux mépris d’un petit garçon de dix ans pour les chiffons du sexe que deux ou trois années encore il estimera inférieur[4]. Mais je ne sais si l’on n’y trouve pas un peu les traits de la figure la plus générale, la plus extérieurement enveloppante, qui circonscrit Mallarmé. Chez le Marasquin qui incarna le personnage directeur d’un journal de mode, chez Stéphane Mallarmé tout entier, il y avait quelque chose de légèrement féminin : cette séduction et ce demi-sourire, ce geste de danseuse par lequel, selon Rodenbach, il entrait en la conversation, pour y faire miroiter des toilettes entrevues, une imperceptible traduction du dandysme brummiellien en coquetterie. Dans ces huit numéros de la Dernière Mode, le plain-pied est joli avec les jeunes filles et les femmes que met en rapport avec lui la petite correspondance de la couverture bleue : « Oui, mon enfant — écrit-il le 6 décembre 1874 à Lydie… à Bruxelles — vous serez ravissante à votre premier bal. Le blanc ne vous pâlira pas, et le tulle illusion que, du reste, vous demandez à notre dernier courrier de mode relatif aux fêtes mondaines enveloppera d’un nuage mobile votre aspect tout vaporeux. Ne tremblez donc point, le choix était excellent ; et de cet échange de lettres il n’y a que nous qui profitions, puisque nous gardons votre photographie. — Ah ! un mot : au lieu de muguet, je vois plutôt des clématites ».

On éprouvait devant lui l’impression, que donnent certaines femmes gracieuses et cultivées, d’une délicatesse excessive, paradoxale presque, la transposition des actes ordinaires sur une portée de fils musicaux et ténus. De ce fond naissait sa politesse raffinée, parfaite, l’œuvre d’art de sa vie extérieure. Il fut peut-être l’homme le plus complètement poli de son temps, d’une politesse d’Extrême-Orient qui n’est pas son seul rapport avec les mœurs et l’art de ces pays. J’avais d’abord, entraîné par le cliché, écrit : le plus naturellement poli ; mais toute politesse, poussée surtout à ces limites, ne surgit-elle pas d’une volonté artificielle et persévérante ? Il s’acquittait, avec une correction constante, des devoirs usuels, un peu fastidieux, de l’homme de lettres — si bien nommé hélas ! — ne laissait jamais une missive sans une réponse aimable et faite pour plaire.

Il se tenait en garde contre ce qui eût pu froisser. Ses intimes nous assurent qu’on ne l’entendit jamais dire, d’un livre, quelque mal. On raconte la même chose de M. Le Maître de Sacy, qui disait qu’il faut être déjà un homme de valeur pour écrire un méchant livre. Il avait pour ses contemporains de plume, pour les maîtres alors reconnus du roman, Daudet, Goncourt, même Zola, une admiration courtoise. Dans sa brève campagne dramatique à la Revue Indépendante il parut approuver cette attitude de Gautier qui, lui, tourna toute sa vie la meule du feuilleton : « Le plus simple est encore de dire du bien de tout le monde. » Il avait l’esprit qu’il fallait pour lancer dans la conversation des mots comme d’Aurevilly et Becque. Émile Bergerat rapporte que Mallarmé, suivant avec lui les funérailles d’Alexandre Dumas fils, lui disait : « Je suis ici pour Villiers de l’Isle-Adam » (aidé par Dumas), louant la bonté du défunt, mais, sur l’écrivain ajoutant : « S’il y a grand homme c’est pour la Guadeloupe. » Il s’abstint en général de ces mots pour ne pas troubler l’économie d’une existence tranquille et ne pas ajouter à l’impopularité de ses poèmes hermétiques.

Il mettait un peu son honneur à faire respecter, considérer, aimer même en lui le poète par ceux-là qui étaient fermés à sa poésie. Ainsi un bon prêtre désire imposer l’estime de sa robe à ceux qui restent hors sa religion. Il avait cette crainte générale d’offenser, commune chez les hommes de vie intérieure, qui redoutent de trop laisser prise aux choses en y suscitant vers eux la plus légère ombre de jalousie et de haine. Sortant, à la campagne, de chez lui, le matin il est « véridiquement embarrassé de paraître sur une éminence, auprès du trou creusé par quelqu’un depuis l’aube ».

Comme toute attitude, comme toute pensée venues d’une profondeur, les raisons de cette courtoisie forment un cercle non vicieux, mais vivant. Celui qui veut accomplir des « exploits » exceptionnels « les commet dans le rêve pour ne gêner personne[5] ». Il a vécu dans le rêve pour ne gêner personne ; et s’il s’est attaché si scrupuleusement, avec cette « inflexible douceur » que salue chez lui Anatole France, à ne gêner personne, c’est pour ne pas être, dans le domaine du rêve, gêné, — « respectueux du motif commun en tant que façon d’y montrer de l’indifférence[6] ».

Se connaissant comme rêveur, se plaisant à lui-même comme le maître du rêve, proclamant son incompétence sur « toute autre chose que l’absolu », il avait, autant que l’orgueil de sa solitude, la conscience de ses limites. Il portait cette gratitude souriante des rêveurs bien élevés à ceux qui leur épargnent de vivre. « Je confesse, dit-il, donner aux idées pratiques ou de face, la même inattention emportée, dans la rue, par des passantes[7] ». Il l’écrit d’ailleurs pour préparer une exception et s’occuper — de façon peu heureuse — d’une question pratique, vérifier cette parole quand il croit y manquer. Le monde de la pratique lui apparaît comme la rue, qu’il n’aime pas, où il se sent dépaysé et gêné, et qui n’est pour lui que le chemin de la maison.

Il conviendra de chercher la mesure dans laquelle fut ou non française l’œuvre de Mallarmé. Mais nul écrivain de son temps ne donnait mieux que lui, par son abord et ses manières, l’idée du Français cultivé d’ancien régime. Les étrangers nous rendent service en ce qu’ils nous demandent et nous obligent souvent d’avoir des qualités d’autrefois qui ont fait sur leur pays le rayonnement du nôtre. Mallarmé, par tout ce qu’il était ou qu’il disait, se révélait comme un Français du xviiie siècle. De ce fonds il retrouve sans le savoir quelques-uns des sentiments grecs les plus fins. Lorsque M. Nordau crut refermer, comme la double porte d’un asile d’aliénés, sur Mallarmé et sur bien d’autres, ses deux épais volumes, le poète sourit, et ne se déplut pas même à « la fréquence des termes d’idiot et de fou ». Il y voyait un élégant correctif, un Memento quia « à trop de bonne volonté, chez les gens, à s’enthousiasmer en faveur de vacants symptômes, tant n’importe quoi veut se construire[8] ». Et il retrouve les raisons de cette Némésis, cette subtilité suprême de l’entretien de Solon et de Crésus, flottante entre le sourire qui comprend et la tristesse qui sait, — cette répugnance pour l’ὕβρις où se reconnaissent à travers les âges les princes de la culture.

Il me suffit, par ce crayon, de l’évoquer dans son abord superficiel et coutumier, de mettre, comme un encouragement et une promesse, au seuil de ce génie complexe et obscur, cette facilité d’accueil et cette stricte élégance de geste. Le voici, dans la petite taille qui le fait discret, derrière la fumée de tabac qui le fait lointain : de ses longues paupières, des portières vivantes, mouvantes, ainsi que sous une main, qui derrière son rêve l’isolent, glisse et luit, pour vous seul, dirait-on, ce regard long de fleur assombrie, pensive. Dans cette urbanité goûtez une ombre qui descend de cette poésie pure pour vous guider à ses approches. Comme cette poésie, elle ne s’impose et ne se répand point par une façon encombrante. Si sans la voir vous passez à côté, elle ne vous poursuivra pas. On ne la connaît qu’en disposant autour d’elle, comme son calice ou son horizon, le silence qu’à demi elle maintient, qu’elle écarte à demi.

Ainsi la figure de courtoisie sous laquelle dès l’abord nous avons aperçu le poète, déjà pour nous se replie vers son intérieur, se confond avec les lignes de sa poésie. Mallarmé facilite, ordonne à la critique ce devoir : parlant d’un poète l’apercevoir entier construit comme un poème, par une intelligence poétique. Dans tout ce que son œuvre nous dévoilera de lui ne cherchons que les éléments d’une poésie ; ne reconnaissons en lui d’existence que celle qui, selon sa parole, aboutit au livre, un peu au livre écrit, beaucoup au livre rêvé.


  1. Il y a beaucoup d’exagération et de naïveté dans ces lignes, que je laisse subsister pour attester que je voulais alors parler le moins possible de la personne de l’auteur et que je cherchais à réaliser — faiblement — une critique pure à l’imitation de la poésie de Mallarmé. Je n’ai plus guère de ces scrupules. C’est le droit de l’écrivain de dépister les commérages, c’est le devoir de sa famille d’en garantir sa mémoire, c’est l’habitude du public de les provoquer et de s’y plaire, c’est parfois une nécessité de la critique de les examiner et d’en faire état.
  2. Divagations, p. 125.
  3. La Phalange, 15 mars 1908.
  4. Écrit en 1912…
  5. Divagations, p. 257.
  6. La Musique et les Lettres, p. 62.
  7. La Musique et les Lettres, p. 9.
  8. La Musique et les Lettres, p. 58.