La Poésie de Stéphane Mallarmé/Préface de la première édition

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Gallimard (p. 9-11).

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION

La méfiance avec laquelle plus d’un lecteur commence cette page est justifiée. Mallarmé est un auteur obscur, et, comme ceux-là qui ont écrit sur lui se sont gardés de l’éclaircir, on l’a pris pour un auteur inintelligible. Sur l’homme tout a été dit, avec précision et tact, par ses amis, une élite, de sorte que son portrait extérieur nous est convenablement connu. Sur le poète et sa poésie, peu de chose.

« La raison, écrit Brunetière dans son Évolution de la Poésie lyrique au XIXe siècle, pour laquelle je n’ai pas parlé de M. Stéphane Mallarmé, est qu’en dépit de ses exégètes, je ne suis pas arrivé à le comprendre ; cela viendra peut-être. » Je ne sais à quels exégètes, en 1893, pensait Brunetière. Mais je crois que son mot final est sérieux, et qu’il n’estimait pas inintelligible, après une étude, ce qui alors lui échappait.

J’ai tenu, dans ce livre, à voir clair et à parler net : c’est dire que je n’ai pas abordé en mallarmiste Mallarmé. J’y ai tenu dans la mesure de mes moyens et aussi dans celle du sujet ; cela si souvent eût été le trahir que je ne regrette qu’à demi de n’y avoir réussi qu’à demi. Quelque différence qui soit de lui à un autre poète, je l’ai étudié comme un autre poète, je l’ai ramené, trop souvent peut-être, à cet ordre commun d’où tout son effort est de fuir. Qu’il demeure, après un tel essai, un résidu, je l’admets. L’écart de la réalité individuelle à cet ordre commun, qui est nécessité professionnelle de toute critique, de tout écrit, paraîtra sans doute plus grand pour Mallarmé que pour un autre : il suffit qu’au début de ce livre on en soit averti, et qu’à son terme on admette l’inévitable de cette déception.

Je ne me suis pas préoccupé de tenir le milieu entre une interprétation libre et une analyse servile. Bien plutôt j’ai été volontiers d’un extrême à l’autre, mêlant aux résonances indéfinies de la lecture le souci, par instants, d’éplucher, avec une précision qui sera trouvée exagérément minutieuse, les syllabes, les mots, les phrases.

On ne comprend pas une œuvre de Mallarmé toute seule et d’abord. Mis sans préparation en présence de la Prose pour des Esseintes, je ne crois pas que l’on y puisse voir autre chose qu’une succession incohérente de rimes. Mais, une fois accoutumé à la logique de Mallarmé, une fois en mesure d’interpréter ses œuvres les unes par les autres, on découvrira, sinon peut-être l’existence, du moins la possibilité de certaine musique inattendue.

Je ne pouvais supposer une explication, un commentaire connu, puisqu’il n’en existe pas et que Mallarmé lui-même s’abstenait de toute glose sur une œuvre une fois produite. Je ne pouvais même supposer que mon lecteur fût un lecteur de l’auteur dont je lui parle. De là un embarras forcé et des précautions nécessaires. Songeant à la commodité du lecteur plus qu’à l’esthétique de mon livre, j’ai usé d’un plan qui amenait d’inévitables redites. J’ai étudié Mallarmé de deux points de vue successifs. Je l’ai pris d’abord de plain-pied, l’entourant de lignes flottantes, amenant successivement en lumière les figures de sensibilité, de pensée, de croyance, qui, données dans sa nature, ont fourni les éléments de son œuvre. J’ai ensuite abordé son œuvre elle-même, analysé les formes de sa poésie, décomposé les moments, le mouvement de l’écrit, tel que Mallarmé l’a réalisé, telle aussi qu’il l’a rêvé. À ces deux essais d’analyse succèdent deux tentatives de synthèse : une synthèse que j’ai laissé faire au poète lui-même, en présentant, en éclairant, dans leur harmonie et leur vie intégrale d’art, ses quatre poèmes les plus caractéristiques et les plus complets ; puis une synthèse où j’ai vu l’œuvre fondue dans cela qui en émane, l’enveloppe, la comprend, le rayonnement qu’autour d’elle elle exerce, la place qu’elle tient dans le sens et la suite des lettres françaises. C’est pour établir cette place, pour faire remonter jusqu’au début, comme la rime du vers, cette conclusion, que, dans un effort d’intelligence et d’équité, tout ce livre a été écrit[1].


  1. Je ne donne ni biographie ni bibliographie. On les trouvera sommaires mais suffisantes, dans les Poètes d’Aujourd’hui de MM. Leautaud et Van Bever (édition du Mercure de France). Une Vie de Mallarmé, apologétique, copieuse, à la manière anglaise, serait intéressante ; il faudrait à celui qu’elle pourrait tenter de longues recherches, des trouvailles heureuses de lettres, la collaboration de la famille, la résignation à l’hagiographie. J’ai laissé volontairement de côté tout ce qui n’était pas œuvre de critique littéraire.
       Je citais les Poésies d’après l’édition Deman qui était quand ce livre fut écrit la plus complète. Nous avons aujourd’hui l’édition définitive de la Nouvelle Revue Française, complétée par plusieurs poésies inédites. La Nouvelle Revue Française a également édité les Vers de Circonstance, dont Mallarmé lui-même avait l’intention de réunir une partie sous le titre : Les Loisirs de la Poste, et elle a publié l’édition originale de Un coup de Dés, qui n’avait paru que dans la revue Cosmopolis. Des rééditions d’œuvres en prose suivront. La plupart des œuvres en prose se trouvent dans Divagations (Fasquelle), Villiers de l’Isle Adam (Lacomble), La Musique et les Lettres (Perrin).