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La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre I/XI

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 97-108).

CHAPITRE XI

LA VIE IDÉALISTE

Des mots propres à caractériser l’œuvre de Mallarmé, aucun ne reviendrait si souvent que celui d’idéalisme. Terme, d’ailleurs, à signification très large, et qui fut tiré vers toutes les directions de la langue littéraire. Bien que Mallarmé n’ait pas une nature de philosophe, ce mot s’applique bien à lui dans le sens, ou plutôt dans les deux sens, à simple différence d’accent, où l’ont pris les philosophes : celui d’un idéalisme critique, pour qui toute réalité n’est que sensation ou qu’intelligence possibles ; celui d’un idéalisme constructif, platonicien, qui dans les objets ne voit que leur essence intelligible et se crée, pour la vie de l’esprit, un monde de ces essences.

Mais ce serait, je le répète, une erreur que de relier l’idéalisme de Mallarmé à des racines philosophiques, de le rattacher à l’influence de penseurs dont il n’a sans doute rien lu. Ne croyons pas à ces lignes de M. Mauclair : « La conception fondamentale de Stéphane Mallarmé procède directement de l’esthétique métaphysique de Hegel, et l’on peut dire, si l’on veut résumer d’un mot sa personnalité, qu’il fut l’application systématique de l’hégelianisme aux lettres françaises. L’idéalisme absolu de Hegel, de Fichte et de Schelling avait déjà tenté Villiers de l’Isle Adam, dont la Claire Lenoir est une application curieuse de ce système ; Mallarmé en fit la base même de ses travaux. Pour lui, les idées pures étaient les seuls êtres réels et virtuels de l’univers, alors que les objets et toutes les formes de la matière n’en étaient que les signes... Tout objet est le symbole passager de son idée mère[1]. » Ces philosophes n’ont pas grand’chose à voir avec Mallarmé pas plus qu’avec Villiers, dont l’idéalisme est une manière de vivre et de créer, née d’un tempérament d’artiste : et si de plus Mallarmé dégagea une pensée spéculative très subtile, elle consiste, sans préoccupation métaphysique, en une réflexion sur les formes et les limites de son art, de sa vie aussi.

Cet idéalisme se résumerait ainsi : un orgueil éperdu, plutôt qu’une conscience nette et profonde, de la vie intérieure, un orgueil qui comporte d’abord une déception, et qui l’habille — la dissimulant et la révélant à la fois — par une magie de rêves. La vie intérieure à laquelle il est forcé, le poète la veut supérieure à la vie terrestre que sa nature lui interdit :

Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu’il faut, pour tresser ma couronne mystique,
Imposer tous les temps et tous les univers,

dit Baudelaire. Et s’il me fallait trouver pour l’idéalisme de Mallarmé un nom, je l’appellerais la couronne mystique, la couronne pour laquelle le poète fier et despotique impose en effet les temps et les univers, celle dont, au terme des Destinées, ceignait sa tête, dans l’Esprit pur, Alfred de Vigny. Mallarmé lui aussi place au sommet de sa plus haute flèche cet esprit pur :

Quand l’ombre menaça de sa fatale loi
Tel vieux rêve, désir et mal de mes vertèbres,
Affligé de périr sous les plafonds funèbres,
Il a ployé son aile indubitable en moi.

Luxe, ô salle d’ébène où pour séduire un roi
Se tordent dans leur mort des guirlandes célèbres.
Vous n’êtes qu’un orgueil menti par les ténèbres,
Aux yeux du solitaire ébloui de sa foi.

Aveu que cette foi dont le solitaire maintenant s’éblouit n’a comblé, d’abord, que le vide laissé par un vieux, tenace, irréalisé désir, par un rêve dont l’aile, de lassitude, enfin s’est repliée.

L’espace, à soi pareil, qu’il s’accroisse ou se nie,
Éprouve, avec l’ennui des feux vils pour témoins,
Que s’est d’un astre en fête allumé le génie.

Astre de la pensée qui veille, du songe silencieux vers qui tout converge et qui se croit tout.

Ce même idéalisme il le porte dans l’amour, ou plutôt il n’emporte de l’amour que ce que cet idéalisme lui laisse. Ses sonnets d’amour sont toujours, par des après-midi de tendresse, de solitude et d’ennui, les évocations, sur la Syrinx, du Faune chanteur.

Ainsi quand des raisins j’ai sucé la clarté
Pour bannir un regret par ma feinte écarté,
Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide,
Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers.

L’Après-midi, à qui sait le lire, offre la racine charnelle de cet idéalisme, la même racine que nous font aussi discerner telles pages du Banquet et du Phèdre. Une sensualité très ardente, mais aussi très délicate, qui se trouve arrêtée en même temps par des impossibilités extérieures et par un scrupule intérieur, la mise parfois au crédit de celui-ci de ce qui devrait figurer au compte de celles-là, — la naissance poétique de formes, de nuées à figure de Junon, qui bientôt, par le phénomène même de la cristallisation (la pâle est au jasmin en blancheur comparable) paraîtront seules dignes et seules génératrices du véritable amour. Il y avait chez Mallarmé trop d’ardeur pour que dans l’Après-Midi il ne considérât pas ce monde de beaux souvenirs et de subtils rêves comme un pis-aller un peu triste, une consolation un peu ironique, pour qu’il ne vît pas, malgré tout, dans la poésie, de simples et fragiles peaux lumineuses, vidées de leur suc délicieux. Ainsi, dit-il, un livre, un « haut poème » « ne remplace tout que faute de tout[2] ». Mais quand ailleurs, dans toute son œuvre, sur une ligne plus générale, il a, comme Villiers de l’Isle-Adam, nié que le monde des corps et du temps « eût lieu », mis l’accent de l’existence sur les seules formes les plus évanescentes de la vie intérieure, ne pouvons-nous selon celle de l’Après-Midi d’un Faune restituer la courbe de ce renoncement ?

Je laisse ici les philosophes, bien que l’idéalisme, repensé, en dehors de toute culture abstraite, par Villiers de l’Isle-Adam et Mallarmé, me paraisse précisément très propre à éclaircir les origines psychologiques de cette doctrine. Mais je pourrais étendre loin l’observation que tous deux me suggèrent, celle-ci : de même que d’âme sans corps, il n’est pas d’idéalisme sans un matérialisme correspondant, et même sans un double matérialisme. Il comporte d’abord un amour déçu de la matière : le père étonnant de Villiers, mourant sur un grabat, croyait léguer à son fils des millions par centaines, et celui-ci, complice et croyant de leur présence, les a trouvés enfin dans les trésors qui croulent d’une paroi ouverte au pied de Sara de Maupers. Et j’ai indiqué les positions sentimentales de l’Après-Midi d’un Faune. Mais après ce matérialisme antérieur, l’idéalisme implique un matérialisme postérieur, le matérialisme esthétique qui rendra sensibles et plastiques les idées. L’art n’est point créé par l’Idée seule, mais par la coulée de matière jetée dans son moule.

Il n’est pas d’artiste sans l’amour, sans la passion de quelque matière, — et, bien que le verbe, sujet de la poésie, forme déjà une matière subtile, pas de poète qui, au delà du verbe, ne tienne à une autre matière encore, par les fibres d’une sensibilité avide. La vie, l’expression poétique, sont à ce prix. Dans la poésie non immatérielle, mais charnelle et savoureuse, d’Hérodiade et de l’Après-Midi, dans le délice de vers qui par delà îa musique communiquent jusqu’à notre toucher une pulpe élastique et fraîche, la matière, mieux que l’idée, comme un absolu, est figurée à la ferveur du poète. Il semble que, par quelque détour de la loi qui conserve la quantité d’énergie, la matière doive toujours, en fin de compte, se retrouver à sa place, qui est la première, « Materia prima, — (enseigne à Sara dans son sermon l’Archidiacre d’Axël) — a dit l’Ange de l’École, proposition soixante-quinzième, et souviens-toi que la bulle de Clément V frappe d’excommunication quiconque osera rêver le contraire ! » Et son génie divinatoire d’artiste sert mieux ici Villiers que sa fantaisie d’érudition. Il faut croire de l’idéalisme pur ce que Bacon pensait de la recherche des causes finales : c’est la Vierge qui, consacrée au Seigneur, n’enfante point.

Tout idéalisme implique donc, avec un malaise, une antinomie. Alternativement la matière est exaltée comme condition expressive de l’Idée, décriée comme sa négation. C’est ainsi, je crois, qu’il faut comprendre et résoudre ce que l’on voit d’abord de contradictoire dans l’Ève Future. La passion sensuelle qui attire vers la matière l’esprit de l’artiste est indépendante du jugement d’existence porté sur la matière, ou mieux elle s’accommode des jugements opposés d’être et de non-être, comme de deux façons de la comprendre et de la goûter. Ne cherchons pas là quelque identité hégélienne de termes contraires, mais nécessité vivante, accord et mise au point d’illusions logiques dont les ombres sont nécessaires comme son élément de fraîcheur à la réalité de la vie.

On s’éclairerait mieux par une comparaison entre l’Après-Midi d’un Faune et Vera, un des maîtres contes de Villiers. D’une façon saisissante, les deux œuvres sont nées du même esprit, mais l’une lyrique et dont la flûte verse « aux bosquets arrosés d’accords » toute l’intimité du poète, l’autre superbement impersonnelle.

Ô nymphes, regonflons des souvenirs divers !

La Syrinx dans l’Après-Midi, la clef du tombeau dans Vera, ouvrent pareillement l’univers intérieur à celui qui mérite d’y croire et d’y vivre ; mais pour le faune mythologique comme pour l’époux de Vera, la vie intérieure est faite de souvenirs, les souvenirs sont faits de la vie palpitante d’où monte leur ardent nuage, non encore en fumée de songe, mais en flamme alors exaspérée et douloureuse.

Tu sais, ma passion, que pourpre et déjà mûre,
Chaque grenade éclate et d’abeilles murmure,
Et notre sang, épris de qui le va saisir,
Coule pour tout l’essaim éternel du désir.
Une fête s’exalte en la feuillée éteinte,
Etna, c’est parmi toi visité de Vénus
Sur ta lave posant ses talons ingénus...

sans préjudice des moments d’orgueilleuse joie, des jours où dans l’oubli de toute matière et de toute vérité, le monde intérieur étale la mer d’huile d’un Pacifique illimité ! Ces moments où, pour Mallarmé, se développait une ampleur de délivrance, où surnageait sans poids et libre la fleur intacte de la vie idéaliste, j’imagine qu’il les obtenait, sur la Seine ensoleillée, de la yole solitaire aimée jalousement ; et c’est l’un d’eux que me rendent nu, tout frais, sous ses rosées, d’un matin que nul pas n’effleura, les pages du Nénuphar Blanc.

Un tel idéalisme, combinaison de nature et d’artifice, donne-t-il au compte final de l’existence un surplus de douleur ou de joie ? On ne saurait le dire sans présomption ni lourdeur. Il enlève d’ailleurs aux termes de douleur et de joie une part de leur sens habituel. Il les rapproche dans une surface supérieure de vie, une surface d’insaisissable lumière. Mais, peut-être, verse-t-il le calme à l’agitation des douleurs ordinaires, — révèle-t-il, dans les joies coutumières, une épave seulement, un héritage vide de rêve brisé,

La chambre ancienne de l’hoir
De maint riche, mais chu trophée.

Et ce que nous savons et ce que nous lisons de Mallarmé nous indique que plus peut-être, de ces destinées alternatives, la seconde pencha vers lui.

Tout idéalisme, chez les philosophes, est constructif, et par là il touche à l’œuvre d’art. Non seulement l’atteste Platon, mais Berkeley, Kant, Fichte, Hegel, Renouvier. Un phénoménisme négatif et critique, celui d’un Hume ou d’un Mill, n’aménage qu’un tremplin plus élastique aux penseurs agiles et complets qui le suivront. D’autre part un des plaisirs les plus délicats que procurent les mystiques, Ruysbroeck, Jacob Boehme ou Sainte Thérèse, c’est de renouveler, nus, parce que seuls, en des âmes dépourvues de ce mélange d’abstraction supérieure et d’ampleur oratoire qui constitue le génie philosophique, les éléments primitifs et sincères qui forment dans le sentiment et dans la vie sa condition et sa racine. Un admirable illettré comme Charles Fourier nous apporte le même secours. Et il me semble qu’on pourrait le retrouver chez Mallarmé. En réfléchissant sur sa hantise poétique, il a, de son propre fonds, repris, avec une singulière fraîcheur, quelques-unes des attitudes natives qui donnèrent lieu à l’idéalisme platonicien, et qui, moins spontanément, sans « l’aimable simplicité d’un monde naissant », fit surgir d’intelligences plus scolastiques les types différents d’idéalisme constructif.

Il croyait naturellement à un monde des essences. « Artifice, dit-il, que la réalité, bon à fixer l’intellect moyen entre les mirages d’un fait ; mais elle repose par cela même sur quelque universelle entente : voyons donc s’il n’est pas, dans l’idéal, un aspect nécessaire, évident, simple, qui serve de type[3]. » Ce que l’on appelle réalité est une moyenne entre les perceptions, inférieure en vérité à une conception idéale, typique, qui est l’idée[4]. Éprouvant que la fonction de l’art est de donner aux idées un corps, Mallarmé se désespérait de ne point trouver dans son art raréfié les éléments de ce corps. Sa pensée revenait toujours à cette attitude de l’idéaliste qui derrière chaque phénomène voit les avenues d’un monde antérieur, immuable, tout cristal et pureté, dont sous nos yeux

Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs.

Il a reproduit, de façon bien curieuse, et du même fonds, la doctrine du Cratyle toutes les fois qu’il a parlé de ce qui demeura son souci constant, le langage : « Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême ; penser étant écrire sans accessoires, ni chuchotement mais tacite encore l’immortelle parole, la diversité, sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon se trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la vérité. » Et ce sentiment il le pousse, dans les Mots Anglais, fort loin du côté de la fantaisie. Il ne va au théâtre que pour imaginer avec plus de précision, par ébauche ou par contraste, ce théâtre idéal qu’il a rêvé le sommet définitif, le pic de diamant sur l’art humain, — théâtre d’une seule œuvre éternelle, expression du monde intelligible, qui suffirait, et qui, comme le Coran pour le destructeur, selon la légende, des livres alexandrins, remplacerait tout le reste. Il idéalise de même le Livre, ses formats, qui ont leur racine dans l’absolu, ses instruments, le papier et l’encre, ses marges et son pliage

Singulière figure de pensée, immobilisée, comme la femme de Loth en statue de sel, dans le geste qui la tourne, ardente et nostalgique, vers une poésie qu’elle réalise juste assez pour nous en faire, à la direction de son regard, imaginer une éternelle ! Il ne se posa point en théoricien cette question des essences, mais il ne lui semblait pas que la poésie pût viser autre chose que des essences, des raisons d’être, des natures simples. J’en reviens toujours à ces chroniques de la Dernière Mode où, sans recherche et sous sa figure la plus transparente, se clarifie le génie de Mallarmé. Voici, au numéro quatre, ce qui précède la description d’une Toilette de Mariée.

« Cela ne se crée pas, une toilette de mariée ; on la remarque, telle qu’elle apparaît, mystérieuse, suivant la mode et pas, ne hasardant le goût du jour que tempéré par des réminiscences vagues et éternelles, avec des détails très neufs enveloppés de généralité comme par le voile. »

Quelle image jolie nous aurions de sa poésie même, par ce voile blanc, ce voile de page blanche, qui enveloppe de « généralité », d’éternité, de silence, « des détails très neufs » de langue et de sensibilité ! Ainsi ce « délice empreint de généralité qui permet d’exclure tout visage, au point que la révélation d’un (n’allez point le pencher, avéré sur le furtif seuil où je règne) chasserait mon trouble, avec lequel il n’a que faire[5] ». Mais davantage émerveillez-vous de cet entrefilet de réclame, qui lance, en lui donnant figure d’Idée, l’article de M. Marliani, tapissier décorateur, une application du gaz aux lampes juives de Hollande !

« Filant dans les verres, il (le gaz) apporte aux séjours d’intimité les réminiscences des lieux publics, évitables malgré tout le bénéfice à tirer de cet agent actuel d’éclairage. Si la lampe, qui verse le calme doré de l’huile, est studieuse, comme la bougie, où voltige une lueur ardente, est mondaine, le gaz, lui, a des caractères très spéciaux : celui, principalement, d’un esprit toujours à nos ordres, invisible et prévu.

« Or, presque tous les appareils qui nous distribuent cette clarté sont hideux, et ne gardent de son apparition mondaine qu’un aspect camelot et banal : bronze, zinc, etc... Il s’agirait d’adapter le gaz à quelque objet traditionnel et familier, beau, et non de tricher avec lui, mais de le montrer à même, et je dirais nu si sa nudité n’était l’impalpable ! bref, avec tout son effet de magie ».

Et ainsi cette pente invétérée d’idéalisme fait converger en un réseau limpide vers des profondeurs de pensée toutes les lignes imprévues de ses analogies. Susciter un objet, pour lui, c’est, par un biais subtil, en évoquer l’Idée, c’est par l’intermédiaire d’une analogie, le hausser dans une atmosphère d’intelligence et d’harmonie.

                                     Miroir,
Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée.

(Hérodiade.)

Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui..

(Le vierge; le vivace...)

Et ce divin laurier des âmes exilées,
Vermeil comme le pur orteil du séraphin,
Que rougit la pudeur des aurores foulées.

(Les Fleurs.)

De fait nous rejoignons ici la grande route de l’idéalisme poétique. Toute métaphore implique un sens des analogies et un obscur postulat idéaliste : elle suppose, en supposant dès l’abord le problème résolu, que ses deux faces décomposent quelque Idée qui leur est commune et qui demeure, en chacune, entière. La genèse psychologique de la métaphore le confirme, dans l’invention de laquelle un acte unique fait jaillir les termes, qui ne deviennent deux qu’à la réflexion et à l’analyse. Une telle tendance se présente chez Mallarmé à l’état complet et pur. La réflexion et l’analyse, à la fin, sont employées par lui à éliminer l’apparence de cette dualité, à faire porter la métaphore par un seul de ses termes, à tenir l’autre distant et tu. (Qu’on se rappelle le sonnet à Puvis, ou celui à Baudelaire.) Ainsi deviennent en lui visibles les liens qui réunissent l’idéalisme à la création poétique.

On évoquerait naturellement à ce sujet l’esthétique platonicienne de Schopenhauer. Rien ne fournit un commentaire, plus frappant et plus clair au troisième livre du Monde comme Volonté et comme Représentation que l’œuvre poétique et la pensée écrite de Mallarmé.

« Je dis : une fleur ! et hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre par les calices su, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets[6]. »

« Idée même », réalité platonicienne et non signe abstrait. Ce « musicalement » il faut le retenir. Il se relie aux curiosités inquiètes qui solliciteront de plus en plus Mallarmé vers les frontières de l’art que bat le flot musical. — Et je rappelle que dans l’esthétique de Schopenhauer la musique ne figure plus une image des Idées, mais les Idées elles-mêmes. Surtout ce qui surgit sous les doigts de quelque « Musicienne du silence » pour figurer l’Idée, c’est, essentiellement, l’ « absente » de tous bouquets. Il faudra déterminer de façon spéciale et prudente ce sens, cette théorie de l’absence, qui joue un curieux rôle chez Mallarmé. Les lignes que je viens de citer paraphrasent le dernier sonnet des Poèmes, le « sein brûlé d’une antique Amazone ». Pour rendre dignement l’Idée, ce n’est pas à l’être qu’il faut emprunter notre expression, puisque le mot ne désigne une existence qu’en se chargeant de matière, et dans la proportion même où il s’en charge, mais à l’ordre du non-être. De sorte que le problème mallarméen avoisinera celui qui hanta Platon durant toute la seconde partie de sa philosophie — celui du Sophiste et du Parménide. — Comment donner au non-être une certaine existence ? Et cette vision de l’absence chez Mallarmé, cette existence du non-être chez Platon, naissent pareillement, à la fois, de la conscience et de la hantise des Idées, d’une croyance obstinée de visuels à l’être nécessaire et suffisant du Mot. Le Nénuphar Blanc m’apparaît comme le Parménide esquissé, désarticulé et flottant d’un poète et d’un rêveur. Et sur un tel problème l’esprit de Mallarmé, comme la fleur sur l’eau, s’épanouissait voluptueusement. Vivant dans un monde subtil de sensations et d’idées, il ne donnait pas au mot exister, ou plutôt il n’éprouvait pas dans ce mot sa signification usuelle. Il le reculait et le dissolvait dans le songe. Au jeune homme qui s’ennuie et qui veut l’action : Qu’est-ce, répond-il, qu’agir ? « Produire sur beaucoup un mouvement qui te donne en retour l’émoi que tu en fus le principe, donc existes : dont aucun ne se croit, au préalable, sûr[7] ». Il déniait volontiers — et peut-être était-ce un compliment — la réalité à autrui, contestant qu’il « eût lieu », — parfois à lui-même. Le tabac, la songerie, la yole, la musique, ces quatre ailes du même génie consolateur, lui paraissaient, enveloppant à la même main et dans les mêmes lignes une absence de fleur et une fleur d’absence — le Nénuphar Blanc du poème — abolir sous leur bref passage ce qui demeure obscurément le scandale de tout idéaliste, — l’existence.


  1. C. Mauclair : L’Esthétique de Stép. Mallarmé (dans l’Art en Silence, reproduite dans Princes de l’Esprit).
  2. Divagations, p. 229.
  3. Divagations, p. 21.
  4. Je laisse subsister cette phrase de la première édition, parce qu’elle est à peu près dans le sillage de Mallarmé ; mais je ne la prendrais plus aujourd’hui à mon compte.
  5. Divagations, p. 251.
  6. Divagations, p. 251.
  7. Divagations, p. 256.