La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre I/XII

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Gallimard (p. 109-126).

CHAPITRE XII

LES PUISSANCES DE SUGGESTION

On ne saurait distinguer ce qui, dans l’obscurité de Mallarmé, est involontaire et ce qui est systématique. D’autre part se demander si elle se rapporte et ce qui s’en rapporte à son style ou bien à sa pensée paraîtra moins raisonnable encore. Croyons seulement à la moitié de ce que dit M. Arthur Symons : « Mallarmé était obscur moins en ce qu’il écrivait autrement, qu’en ce qu’il pensait autrement que le vulgaire. Son esprit était elliptique, et, ayant pleine confiance en l’intelligence de ses lecteurs, il négligeait les liens entre ses idées[1]. » Si cette obscurité tenait en effet à sa pensée, c’est pourtant sur l’obscurité de ses mots, de son expression, qu’il fonda sa doctrine esthétique la plus connue, celle selon laquelle la poésie, puissance de suggestion, ne s’impose point du dehors et totale au lecteur, mais porte un sens qui naît de sa collaboration personnelle, de sa sensibilité sympathique, et d’un effort qui continue celui du poète.

« Mallarmé, à qui on demande, avec toutes sortes de circonspections, s’il ne travaille pas dans ce moment à être plus fermé, plus obscur que dans ses toutes premières œuvres, de cette voix légèrement calme que quelqu’un a dit, par moments, se bémoliser d’ironie, confesse qu’à l’heure présente « il regarde un poème comme un mystère dont le lecteur doit chercher la clef[2] ».

« Nommer un objet, répond-il dans l’Enquête de Jules Huret, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet, et en dégager un état d’âme par une série de déchiffrements ».

Tandis que d’ordinaire c’est en songeant au lecteur que l’écrivain dissipe l’obscurité de la pensée, la même raison amène Mallarmé à laisser intacte et nue dans l’expression, ou même à renforcer, l’obscurité de la sienne. Lorsqu’après un discours sur la tombe de Verlaine, il demandait à un journaliste de lui rendre son manuscrit pour y remettre un peu d’ombre, il voulait dire : pour faire plus vivantes dans l’écrit les paroles prononcées, pour disposer autour de leurs racines un peu de terre mouillée, à la fois plus obscure et plus fraîche. Évidemment, — même sans être journaliste — on reste d’abord embarrassé de porter cette motte noire, on regrette la commodité du brin de bois coupé net. Mais quiconque n’habite point en esprit une caserne à étages, possède un jardin et a le goût des fleurs vivantes, serrera précieusement contre lui ce don bienveillant et courtois.

De sorte que le plaisir apporté par cette poésie est, loin de demeurer inintelligible, de solliciter sans cesse l’intelligence, et non point d’être comprise, mais de faire comprendre. Pareillement elle ne nous met pas en présence de la sensation pleine, donnée dès l’abord et dans son entier, mais après nous l’avoir présentée de biais et dans un éclair, nous demande de lui rendre par notre sympathie son assiette et sa clarté. Lisez par exemple le délicieux Éventail de mademoiselle Mallarmé. Chacune des cinq stances, comme les cinq plumes aériennes de l’éventail même tient en ses termes contournés et précieux une signification indéfinie, non indéfinie parce qu’elle est vague, mais indéfinie parce qu’elle disperse loin les ondes d’un sens souple et vivant.

Ô rêveuse, pour que je plonge
Au pur délice sans chemin,
Sache par un subtil mensonge
Garder mon aile dans ta main.

Une fraîcheur de crépuscule
Te vient à chaque battement
Dont le coup prisonnier recule
L’horizon délicatement.

Vertige ! voici que frissonne
L’espace comme un grand baiser
Qui, fou de naître pour personne,
Ne peut jaillir ni s’apaiser.

Ce poème plaît comme un symbole fort clair de la poésie mallarméenne. Il fait songer à ce personnage des contes de Grimm qu’un géant défie de lancer aussi haut que lui un caillou. Le caillou du géant disparaît presque dans les nuages, puis retombe. L’autre lance un oiseau vivant qu’il avait dans sa poche, qui monte aussi loin, se perd et ne retombe pas.

Un jet d’eau qui montait n’est pas redescendu

dit le meilleur vers de Catulle Mendès.

Un poème de Mallarmé se définit une puissance de suggestion. Mais ne pensons point qu’aussi bien et au gré de la fantaisie, il suggère au lecteur, selon l’inspiration de l’heure, ce qui lui plaît. Ces poèmes en somme doivent être lus comme d’autres, à la différence près d’une plus complexe structure. Il n’en est pas où l’on ne retrouve, avec quelque attention, le dessein vrai, celui que le poète y a mis, et que nous épousons pour continuer l’essor du vers, vibrer nous aussi de la même résonance. Pas plus que le reste, ils ne sont d’ailleurs garantis contre les commentaires des imbéciles. Selon un propos qui circulait jadis dans les brasseries littéraires et qui reparaît parfois, les sonnets dont le sens paraît d’abord hermétique seraient simplement des obscénités voilées. On a pu entendre des littérateurs transporter à l’interprétation de M’introduire dans ton histoire les propos des commis-voyageurs au passer d’une garde normande connue. On a l’affliction de voir M. Maurras lui-même — Villiers déplorait, quand Barbey d’Aurevilly écrivit sur la Révolte, qu’un lion pût braire avec les ânes — en une page assez aigre, mais intelligente et clairvoyante, parue au lendemain de la mort du poète, relater, comme vraisemblable, ce propos de café, que les sonnets « fourmillent d’allusions lubriques ». Et un journaliste, qui enterrait les morts dans la Presse, cite, avec un goût que l’on appréciera, parmi ces poèmes « lubriques » simplement l’Éventail de madame et de mademoiselle Mallarmé[3] ! Ce n’est pas le côté le moins curieux de leur puissance suggestive que celui où ces poèmes se défendent, comme d’une épine, par l’énormité des sottises qu’ils leur font proférer, contre les lecteurs dont ils n’ont que faire.

« Évoquer, dans une ombre exprès, l’objet tu par des mots allusifs, jamais directs, se réduisant à du silence égal, comporte tentative proche de créer. »

La poésie réalise ainsi une synthèse du silence et de la parole — silence par rapport à l’objet tu, parole par rapport aux allusions qui l’indiquent. De l’objet tu à l’objet absent, les frontières sont indécises. En des sonnets comme Une dentelle s’abolit, Mes bouquins refermés, le poète, au lieu de taire l’objet, trouvera dans l’absence formellement indiquée un équivalent esthétique du silence.

Ainsi la puissance de suggestion est en raison directe d’une brièveté qui condense, conserve et propage du silence. Et Mallarmé creuse seulement d’une façon plus paradoxale dans un fonds commun de l’art. Eschyle avait pris au silence que lui imposait la loi des deux acteurs ses plus puissants effets dramatiques. Tels silences d’Hermione ou de Roxane marquent chez Racine les moments les plus tendus et les plus pleins de l’action tragique, et l’on sait quel gouffre enflammé de passion charnelle creuse le seul « ou perdue » qui termine la déclaration de Phèdre. À ce dernier n’appliquerait-on pas exactement la définition de Mallarmé « mots allusifs, jamais directs, se réduisant à du silence égal ? »

La Prose pour des Esseintes que j’étudierai ailleurs dans son détail nous offrirait le type parfait de ces indications allusives à la Vinci, par « du silence égal » ou des absences désignées, par le sourire de la Joconde ou le doigt levé de Saint Jean-Baptiste. Pareillement le premier et le dernier sonnet des Poésies complètes.

Rien, cette écume, vierge vers
À ne désigner que la coupe.

Par ce toast porté à un banquet débute le recueil de Mallarmé, avec intention certes. Rien, à sa main simplement la mousse du vin blond, le vers qui est là sans prétexte autre que la coupe levée. Mais qu’est-ce que rien, sinon tout, — salut offert

Solitude, récif, étoile,
À n’importe ce qui valut
Le blanc souci de notre toile.

L’idéalisme de Mallarmé, l’exactitude de sa probité et la discrétion de son goût le faisaient répugner de façon presque maladive à toute exubérance de matière. La plume de l’auteur, au moment où elle se pose sur le papier, lui paraissait avoir pour semblable, ou mieux pour idéal, le bâton, sur un concert, du chef d’orchestre. Il dépasse l’harmonie même, puisque muet il engendre l’harmonie, — et la mesure qu’il communique aux instruments, puis à la foule immobile, le flot immensément élargi de musique et de rêverie, d’âme palpitante et déchaînée que propage son mouvement, justifie et consacre ce mouvement, comme fait une âme passionnée de la frêle prunelle par laquelle elle s’est répandue toute. Aussi bien que ce bâton dans l’espace, une ligne, quelques lignes, un tercet — celui que je viens de citer — isolés sur le blanc d’une page peuvent, par des mots mystérieusement choisis, faire bruire, indéfini, l’orchestre d’une sensibilité préparée.

C’est par là qu’entre dans l’art de Mallarmé le symbole, et que se relie à son esthétique le symbolisme dans la mesure où convient au symbolisme son nom. L’image symbolique, telle que la définit exactement Kant, évoque l’objet qu’elle symbolise, le suggère, non par une ressemblance extérieure, mais par des rapports intérieurs, par l’analogie, chez tous deux, de l’ordre, de l’harmonie, en somme de la vie. Ces rapports ne sont pas donnés à nos sens, mais induits et animés par notre esprit. Le seul fait de s’exprimer par un symbole implique un acte de foi dans l’activité créatrice du lecteur, dans une activité créatrice analogue à celle de l’auteur, et qui joue spontanément. Peut-être pourrait-on reprocher à Mallarmé parfois et aux symbolistes souvent de n’avoir pas atteint ce but, précisément parce qu’ils ont voulu diriger sur lui tout l’effort de leur poésie.

Le Satyre et la Maison du Berger sont des types admirables d’œuvres symboliques, parce qu’au delà du symbole ils débordent encore d’une exubérance de matière et d’un flot de poésie vaine. Se prolongeant dans ces vapeurs lumineuses, le symbole y devient plus suggestif que le symbole strict, technique, mesuré par son expression même d’Hérodiade (je ne dirai pas de l’Après-Midi.) La conscience et le dessein trop visibles risquent de le glacer à ses sources.

Recréer une émotion au lieu de la décrire, résumerons-nous d’un mot ce qui précède. Et ce principe ou cette visée, beaucoup l’appelleront le paradoxe mallarméen. Paradoxe nullement. La doctrine et l’art de Mallarmé ont des origines très précises dans l’histoire de notre poésie, aux grandes lignes de laquelle j’essaierai de les relier.

Il est faux (j’aurai lieu d’y revenir) que Mallarmé ait conçu la poésie comme une musique. Il ne demande à la musique rien de ses moyens, mais il voudrait par d’autres voies — les voies naturelles du verbe — arriver à certains de ses effets, transposer dans la poésie ce qui est la vertu propre de la musique : cette puissance même de suggestion.

« Observez que les instruments détachent, selon un sortilège aisé à surprendre, la cime, pour ainsi voir, de naturels paysages ; les évapore et les renoue, flottants, dans un état supérieur. Voici qu’à exprimer la forêt, fondue en le vert horizon crépusculaire, suffit tel accord dénué presque d’une réminiscence de chasse ; ou le pré, avec sa pastorale fluidité d’une après-midi écoulée se mire et fuit dans des rappels de ruisseau. Une ligne, quelques vibrations sommaires, et tout s’indique, contrairement à l’art lyrique, comme il fut, élocutoire, en raison du besoin strict de signification »[4].

Besoin de signification, telle est, pour la poésie dans son effort vers une essence de lyrisme, la pierre d’achoppement. Tout mot signifie quelque chose, et signifier ce n’est pas suggérer. Cependant, si chaque terme, si chaque phrase « signifie » cette signification peut être amoindrie, estompée, réduite à une influence, à une évocation, à un charme. Et cela par une sorte de correction mutuelle qui finalement fait rentrer l’une dans l’autre les notions, arrondissant leurs angles, leur enlevant, comme aux vers dans le poème, leur caractère terminal, y figurant des allusions à un sentiment que leur sens littéral ne saurait exprimer, et qui pourtant, du jeu de ces allusions, se détache vivant et pur. Ainsi naissent de Lamartine l’Automne, Ischia, la Vigne et la Maison, de Hugo les Mages et Booz, de Verlaine plus évidemment encore toute la substance de sa poésie. La nouveauté de Mallarmé fut de concentrer à un second degré ces qualités naturelles du lyrisme, de transporter aux mots eux-mêmes cette fonction toute allusoire des notions. Quand Lamartine écrit :

Ô Lac, l’année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,
Regarde, je viens seul m’asseoir sur cette pierre
          Où tu la vis s’asseoir,

il est évident que les notions — les idées contenues dans ces phrases — ne sont pas prises pour elles-mêmes, car alors elles ne vaudraient pas la peine qu’on les écrivît. Et voilà précisément ce qui distingue de la poésie classique le lyrisme, ce qui a fait qu’elle ne comportait pas de lyrisme. La notion dans la poésie classique a une valeur propre et le vers apporte des idées, des lumières, des raisons et une raison, en général sur le cœur humain.

Aimez donc la raison, que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix...
Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.

Aussi comprend-on que des critiques nourris à une classique mamelle, comme Faguet, se posent à propos de Lamartine, de Hugo ou de Baudelaire cette question bizarre et vraiment dénuée de sens : A-t-il des idées ? Leur montre, d’ailleurs excellente, est réglée à l’heure de Boileau.

Le poète lyrique ne dit pas que l’année à peine a fini sa carrière. Il y fait allusion, moyen pour nous induire à la tristesse même du temps qui passe. Il ne nous apprend rien par cette notion, mais il s’en sert pour que nous éprouvions avec intensité un sentiment humain. Prenez au contraire des vers quelconques de Racine, ouvrez Andromaque à la première scène. Avec de l’imagination et de la tendresse nous ressentons, je veux bien, l’amour d’Oreste, mais notre plaisir malgré tout demeure d’intelligence. Nous le ressentons et nous le vivons parce que nous le voyons dans une clarté, que les jeux successifs de l’amour, les courbes de sa logique sont représentés, analysés avec une certitude divinatrice, et que simplement la beauté des vers paraît la fleur et la santé de leur lumière limpide.

Il était nécessaire que dans deux ordres poétiques si différents apparussent des genres distincts, que le lyrisme manquât à l’art classique, et que le théâtre, art propre du xviie siècle, entre les mains du lyrisme romantique, ne pût produire un chef-d’œuvre. Le théâtre propose des caractères à comprendre, et non — si ce n’est sous les formes populaires et déchues — des passions, des sentiments à épouser. Aimez donc la raison, dit Boileau, et le théâtre de Corneille et de Racine est, même dans ses plus violentes explosions, un enchaînement de raisons. La doctrine aristotélicienne sur la purification des passions par leur intelligence est la pierre angulaire de l’exthétique théâtrale : le chef-d’œuvre de Racine, sa Phèdre, en arrache, par-delà les Visionnaires et les Maximes sur la Comédie, l’aveu au jansénisme même. Le Romantisme, au contraire, dans ses personnages, cherche un état lyrique à nous faire adopter, ce qui le rend courtisan de la passion. Aussi quelle énormité instructive que celle d’un survivant du romantisme, M. Rostand, dans ce vers qui confond l’art de Phèdre et celui la Tosca !

Et quand Phèdre paraît, nous sommes tous incestes.

Lorsque Boileau, dans l’Art Poétique, déroule la suite de la poésie française, ses indications précises ont pour objet d’instruire, de donner comme vêtement exact à la permanence d’une idée juste la durée d’un bon vers. Mais quand Victor Hugo reprend, dans la Réponse à un Acte d’Accusation, un sujet analogue, avec quelle naïveté superbe d’abord ne le ramène-t-il pas entier à un thème lyrique, l’ivresse de sa force, l’apothéose de son œuvre, et au lieu de l’impersonnel Enfin Malherbe vint, le Alors brigand je vins d’un Hercule au seuil des écuries d’Augias ou d’un Hernani ! Aucune notion ; tout n’est, par des images, qu’allusion au sentiment qu’il faut déterminer, celui d’une libération éclatante et triomphale, de choses grisâtres et molles en débâcle devant la fulgurance du génie. Et je ne suis pas loin, ici, de Mallarmé puisque l’Hommage à Wagner est construit, parlant d’autrui, sur le même thème pour produire les mêmes effets.

Et lorsque Victor Hugo recourt, pour représenter l’affranchissement de l’homme, au symbole audacieux et puissant du Satyre, il procède, ici encore, par allusion. Allusion peu à peu précisée et qui devient patente, et qui, enfin transfigurée, s’identifie à la notion. Il ne s’agit pas de peindre ou de raconter l’homme qui se délivre de la matière, mais d’éveiller, du premier au dernier vers, le sentiment vivant de cette délivrance, d’obtenir du lecteur qu’il épouse et qu’il récrée en lui cet effort. La voix du poète va se placer à l’intérieur de nous pour s’épanouir par nous, avec nous, et c’est ainsi que l’une des deux ailes du lyrisme est musique. Et il semble même qu’Hugo ait le sentiment de cette présence musicale dans le Satyre. S’il fait, par la flûte et la lyre, accompagner la voix du Faune, c’est que la flûte et la lyre, et toute la musique, dans leur volonté d’être, et dans leur force de germination, sont présentes à cette coupe de beauté verbale intérieures et cachées, comme le pistil et les étamines au cœur poudroyant d’une fleur.

Ainsi dans le lyrisme romantique était déjà contenue cette tendance de la poésie à rendre les effets de la musique, sans lui emprunter aucun de ses moyens, à n’imposer pas un poème du dehors, comme une notion harmonieuse et épurée, mais à le faire recomposer et revivre, du dedans. Les poètes ont cessé d’être, selon la formule du xviie siècle, des connaisseurs du cœur humain. Mais leur poésie est devenue le cœur humain lui-même. Selon Schopenhauer, tandis que les autres arts figurent la Volonté objectivée sous forme d’Idées platoniciennes, et par là ouvrent à l’homme un sanctuaire supérieur de purification et de calme, la Musique est la Volonté elle-même, directement sentie, prenant en nous conscience d’elle toute dès ses premières racines. Et l’on pourrait, je crois, faire glisser la poésie, selon sa nature et son objet, de l’une à l’autre de ces deux formes, la première répondant aux genres classiques objectifs, la seconde au lyrisme personnel et à la majeure partie de l’art romantique[5].

Cette forme intérieure de la poésie, cette continuité sympathique, chez le lecteur, de l’émotion, précisément les Parnassiens l’abolirent, ou plutôt ils se relièrent à ceux-là, Leconte de Lisle, Gautier, même Baudelaire, qui l’avaient abolie. Précurseurs du Parnasse et Parnassiens proprement dits, le Parnasse revint à certains principes de l’art classique. L’objet poétique fut présenté comme une notion précise, gardant toute sa valeur, non plus comme le principe d’une allusion. Le souffle poétique n’eut plus pour rôle d’amplifier hors de l’œuvre, chez des hommes, en ondes concentriques, l’émotion qu’il suscitait, mais de formuler et d’étoffer, de nourrir et d’épanouir les tableaux extérieurs ou les états intérieurs. La poésie devint descriptive et analytique. Elle abdiqua toute lutte d’influence avec la musique et rivalisa plutôt avec la peinture. (Qu’on rapproche le Paysage dans le Golfe de Gênes et Ischia de Lamartine de toute l’España où Gautier paraît l’ancêtre direct du Parnasse). Elle perdit l’aptitude à construire musicalement un symbole, selon le type du Satyre ou de la Maison du Berger. Ceux de Banville, esquissés avec pauvreté, tournent à l’allégorie banale, et c’est avec une singulière gaucherie que Leconte de Lisle s’essaie parfois à quelque symbole comme celui qui termine Qaïn. On se rendra encore mieux compte de la différence entre les deux inspirations en comparant, avec le Satyre et Plein Ciel, le Zenith de Sully Prudhomme. Et tout Sully Prudhomme fait corps avec le Parnasse. Il décrit subtilement les émotions, il ne les ressuscite pas. Il se relie aux analystes du cœur, à La Rochefoucauld, à La Bruyère, à Racine aussi. Puisque les sujets sont dans le Parnasse traités pour eux-mêmes, non plus en allusion, leur choix, leur nature, prennent une valeur essentielle. On fuit le lieu commun. Sully Prudhomme s’attachera aux émotions raffinées d’un homme bien élevé et de culture profonde, comme auparavant Baudelaire aux « frissons nouveaux » d’une nature indépendante et tourmentée. Leconte de Lisle croira enrichir la poésie en allant chercher des sujets dans les traductions de poèmes hindous ou finnois, comme Voltaire pensait renouveler la tragédie en demandant des personnages à la Chine et à l’Amérique. Dans l’Enquête de Jules Huret, il déclare qu’il ne restait plus que cette mine à exploiter, et il se demande ce qu’après lui les poètes pourront bien trouver de nouveau ; instructivement on touche ici du doigt le mur d’incompréhension maussade auquel pouvait avec l’âge se buter un vieux Parnassien.

Ce long détour était nécessaire pour concevoir l’attitude, en face du Parnasse, d’un poète comme Mallarmé qui, dès le début, mena sa poésie selon des modes déjà subtils d’allusion. Sous « l’enseigne un peu rouillée maintenant du Parnasse », il revint comme Verlaine dans certaines des voies romantiques. La poésie, de ses mains, ne sort pas comme un rêve cristallisé et définitif, mais comme un motif à rêver, à s’émouvoir, à penser. Cette forme d’art qui se révèle si paradoxalement exclusive à partir de l’Après-Midi d’un Faune, se lève déjà clairement, sous le vêtement de sa splendeur parnassienne, dans Apparition, les Fenêtres, les Fleurs, l’Azur, Hérodiade.

La poésie, pour Mallarmé matière radiante de suggestion, revient dans certaines des voies romantiques, non dans toutes. Elle se constitue contre deux adversaires, elle a, dirait Nietzsche, deux impossibilités : l’une parnassienne qui est la description, l’autre romantique, qui est le développement oratoire.

Parlant du mouvement musical que l’on aperçoit souvent parallèle au symbolisme, M. Camille Mauclair écrit : « Leur second ennemi (aux symphonistes franckistes) a été la musique descriptive, à laquelle leur wagnérisme idéologique et les principes de Franck sur l’idée musicale leur ont fait opposer la musique transposée, exprimant non les sensations naturelles (bruit du vent, chant d’oiseaux, etc..) mais l’émotion ressentie par l’âme qui perçoit ces sensations... Cette distinction est le principe même du symbolisme, et a été formulée admirablement par Mallarmé dans ses lucides études sur l’allusion, la métaphore et les divers moyens de transposition et d’émotion dans le style[6] ».

Un art nouveau, vivant, se constitue d’ailleurs généralement contre la description facile qui est, dans un art sur sa fin, le moyen des honnêtes ouvriers. Boileau fit porter en partie son opération de police contre les descriptifs à outrance, ceux qui, comme Scudéry, offraient fièrement au public une table des matières de leurs descriptions. Pareillement le romantisme fit tomber en pièces la description poussiéreuse de Delille et de Fontanes, et le symbolisme se leva contre la description naturaliste en même temps que contre la description parnassienne. De celle-ci les antécédents s’étalent chez Gautier, et Sully Prudhomme même en emplit les froides pages du Bonheur. Mallarmé pousse à sa limite extrême et presque théorique cette réaction contre la chose décrite.

Si le développement oratoire devient consciemment et en principe le contraire et l’ennemi de l’art mallarméen, nous en avons aperçu les causes dans la maigreur de l’imagination où il puise. En France, d’ailleurs, les tendances oratoires de la poésie et de la prose ont apparu souvent moins comme un courant magnifique à suivre que comme une matière diffuse à condenser et à discipliner. La prose de La Rochefoucauld, de La Bruyère, de Montesquieu, non seulement n’est pas oratoire, mais elle est anti-oratoire. Avec l’idée de l’éloquence est présente à ses côtés l’idée de la matière dont elle cherche à se passer. On pourrait, semble-t-il, en rapprocher l’attitude de Vigny et de Baudelaire en face du lyrisme oratoire et romantique. Bien plutôt, cependant, chez eux, sécheresse naturelle que forme de muscle pur et dur obtenue par l’entraînement. Et à plus forte raison chez Mallarmé…

Mais alors précisément son esthétique contracte une subtilité merveilleuse. Quand Didon, abordant en Afrique, demanda des terres au roi du pays, celui-ci, par dérision, lui en offrit l’étendue d’une peau de bœuf. La reine découpa la peau en lanières si minces qu’elle en entoura un espace suffisant à construire Carthage. Ainsi fit Mallarmé de son étoffe verbale. Les allusions ne sont plus chez lui prises et portées par le flot oratoire, mais se posent discontinues et schématiques. Elles enveloppent ou suscitent, dans la pensée ou la rêverie, l’espace le plus large (Salut ; le Vierge, le vivace ; Tout orgueil). L’ampleur oratoire, au lieu de rouler dans le poème comme une eau puissante qui nous porte, s’exhale de nous-mêmes comme l’haleine de notre lecture indéfiniment vaporisée. Éloquence et suggestion opposent alors les termes d’une antithèse parfaite. Ainsi Pascal, réfléchissant sur l’art d’agréer, savait bien que convaincre autrui, besogne fragile, est souvent l’empêcher de se convaincre.

Et mon cœur, soulevant mille secrets témoins,
M’en dira d’autant plus que vous m’en direz moins.

Et, sur cette idée de l’allusion suggestive, Mallarmé alla loin, très loin, avec une obstination fine et têtue. De là tout un vocabulaire. Les mots de la poésie romantique, comme de toute poésie, conservent leur sens matériel, positif, visuel, ils sont des objets. Mallarmé voudrait des mots qui fussent des sujets. Dans la poésie romantique — je citais plus haut les strophes du Lac — la phrase n’a, au contraire du vers classique, qu’une valeur allusive, non significative. C’est que cette phrase existe du point de vue d’une émotion qui agit, non d’un discours qui prouve. Mais le mot, en même temps qu’il existe du point de vue musical du vers, existe du point de vue grammatical, logique, prosaïque, probatoire et oratoire de la phrase. C’est de ce dernier refuge que Mallarmé veut chasser la prose et l’éloquence.

Prends l’éloquence et tords lui son cou.

Le mot, lui aussi, ne doit avoir qu’une valeur allusive, comme sur une vitre ne poser sur la page blanche qu’une buée d’émotion. De là l’emploi préféré des mots négatifs, des « absences » qui figurent non une réalité donnée, mais une réceptivité.

Indomptablement a dû
Comme mon espoir s’y lance
Éclater là haut perdu
Avec furie et silence

Voix étrangère au bosquet
Ou par nul écho suivie
l’oiseau qu’on n’ouit jamais
Une autre fois dans sa vie.

Et le Vierge, le vivace ! Mes bouquins refermés ; presque tous les sonnets. Ce n’est là d’ailleurs qu’un pas plus logique vers une limite idéale que ni Mallarmé ni aucun langage ne peuvent atteindre, mais que sa rêverie se plut à imaginer : la phrase supprimée, le minimum grammatical aboli, un rosaire de mots égrené sur la page blanche (Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard) — et plus loin encore la page blanche toute nue, suggestion et réceptivité infinies — (Il était, diront les critiques grincheux, facile de commencer par là et de s’y tenir.)[7]

De la sorte prend place, dans notre littérature, par Mallarmé, ayant suivi des voies étroites, et venu, par actions et réactions, d’une source où le relient de visibles méandres « un Idéalisme qui (pareillement aux fugues, aux sonates) refuse les matériaux naturels et, comme brutale, une pensée exacte les ordonnant ; pour ne garder de rien que la suggestion. Instituer une relation entre les images exactes, et que s’en détache un tiers aspect fusible et clair présenté à la divination... Abolie, la prétention, esthétiquement une erreur, quoiqu’elle régit les chefs-d’œuvre, d’inclure au papier subtil du volume autre chose que par exemple l’horreur de la forêt, ou le tonnerre muet épars au feuillage : non le bois intrinsèque et dense des arbres. Quelques jets de l’intime orgueil véridiquement trompeté éveillent l’architecture du palais, le seul habitable ; hors de toute pierre, sur quoi les pages se refermeraient mal[8] ».

Ne rien décrire du dehors, mais tout faire sortir du dedans. Le développement se glace au moment même où il sourd, comme l’eau de paradoxales fontaines. « La poésie, disait Rivarol, doit toujours peindre et ne jamais nommer. » Bien au contraire, pour Mallarmé, la poésie ne doit jamais peindre, toujours nommer, — et ne pas nommer directement son objet, ce qui serait encore une manière sinon de peinture, du moins de dessin, nommer à côté et même loin de l’objet ce qui suscitera l’émotion correspondant à l’objet. C’est ainsi que les vers plus haut cités (Indomptablement a dû) expriment le paroxysme exaspéré, désespéré, d’un instant nu où à force de passion le temps s’abolit, — ce que continue la fin du sonnet.

Le hagard musicien,
Cela dans le doute expire
Si de mon sein pas du sien

A jailli le sanglot pire
Déchiré va-t-il entier
Rester sur quelque sentier !

Le poète désigne l’objet comme le joueur, au billard, vise la boule à frapper, en prenant hors d’elle un point de ricochement. « Parler n’a trait à la réalité des choses que commercialement : en littérature cela se contente d’y faire une allusion ou de distraire leur qualité qu’incorporera quelque idée[9] ».

Une phrase délicieuse me résume cette esthétique de la suggestion : « Son sortilège, à lui (l’art littéraire) si ce n’est libérer hors d’une poignée de poussière ou réalité, sans l’enclore, au livre, même comme texte, la dispersion volatile soit l’esprit, qui n’a que faire de rien outre la musicalité de tout[10] ». Opposez exactement ici un roman de Flaubert, un sonnet de Hérédia, systèmes arrêtés, convergents, et clos comme des concepts. Un poème, pour Mallarmé, se comporte comme une monade leibnizienne, sans fenêtres où se plaqueraient en tableaux les descriptions extérieures, intelligence au contraire en mouvement, perception confuse où se dégradent en un clair obscur les perceptions lucides, appétition pour conquérir sans cesse à la clarté un cercle plus étendu des virtualités obscures qui la prolongent infiniment. Mais, suspendu sur un impalpable horizon de rêve, qu’il m’en faut peu pour le dissoudre en une complaisante fumée, cet esprit de la pure suggestion, « rien outre la musicalité de tout, » et pour faire, comme le Faune, symbole aussi de poésie,

Évanouir du songe ordinaire de dos
Ou de flancs purs suivis avec mes regards clos
Une sonore, vaine et monotone ligne !


  1. The symbolist movement in literature, by Arthur Symons.
  2. Journal des Goncourt, 1893, T. IX, p. 111.
  3. « Pour comprendre le final de ce poème (Hérodiade) il faut savoir que Mallarmé ne reculait pas devant le détail risqué. Ses plus belles pièces, d’ailleurs, ne sont malheureusement que l’enveloppe d’une pensée dépravée, quand elle n’est pas banale. L’obscurité de ces poèmes vient souvent de la pureté d’âme de ceux qui cherchent à les pénétrer. Il faut être dépravé pour comprendre le sens caché de poèmes tels que M’introduire dans son histoire, Surgi de la croupe et du bond, Éventail, etc... » La Presse du 11 septembre 1898.
  4. Théodore de Banville (Divagations, p. 120).
  5. Le lecteur se réfère ici de lui-même aux idées de Nietzsche sur l’art apollinien et l’art dionysiaque.
  6. C. Mauclair, Idées vivantes, p. 146.
  7. On rappellerait alors l’épigramme de Maynard

    Mon ami, chasse bien loin
    Cette noire rhétorique ;
    Tes ouvrages ont besoin
    D’un devin qui les explique.

    Si ton esprit veut cacher
    Les belles choses qu’il pense,
    Dis-moi, qui peut t’empêcher
    De te servir du silence ?

  8. Divagations, p. 245.
  9. Divagations, p. 246.
  10. La Musique et les Lettres, p. 371.