La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre II/V

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Gallimard (p. 238-299).

CHAPITRE V

LE VERS

Poète et cela seulement, ayant ramassé autour du fait poétique toutes ses puissances de penser et toutes ses raisons d’exister, puisant dans la difficulté même de son talent la nostalgie et l’idéalité qui exhaussaient encore un rêve réalisé par crises, Mallarmé vit dans le vers la vérité pure, nue. Il s’en préoccupa en artiste réfléchissant, fervent dans « la gloire ardente du métier », et de ce point de vue il maintint entre le Parnasse et le symbolisme, par son œuvre, sa conversation, son influence, une tradition qui subsiste aujourd’hui chez les bons poètes. Les Parnassiens, dont il fut, étaient revenus à une habitude que du xve siècle à la fin du classicisme conservèrent en général les poètes français, celle de s’intéresser à leur métier et de disputer sur ses secrets. Les Arts Poétiques en prose et en vers abondèrent alors, et la théorie de la poésie forma un terrain commun où se rencontraient les doctrinaires et les praticiens. Au contraire la partie théorique du romantisme est presque nulle. Cela, qui sent son Boileau, est remplacé par des tirades sur l’inspiration, la passion, la liberté. Sainte-Beuve dans son Tableau, plus tard Gautier dans les Grotesques, donnent des exemples curieux de théories par allusions rétrospectives, sortes d’Histoires des Girondins poétiques. Presque toute la capacité d’exposition didactique est accaparée par une question : le rôle social du poète, qui tient en 1830 une place bruyante, comme l’ouvrier en 1848. La préface de Cromwell n’a pas de lendemain, et celles qui suivent constatent en général que « l’heure politique est grave ». Lorsque l’art social, la poésie sentimentale, piétinent et se dissolvent dans une boue de rabâchage, on se reprend à discuter les questions de métier. L’exemple des peintres, la fréquentation des ateliers, y ramènent les poètes. En 1857 les Goncourt écrivent après une réunion à l’Artiste : « Il nous a semblé tomber dans une bataille de grammairiens du Bas Empire ». Mallarmé appartient exactement à cette lignée. Ses mardis furent un centre de discussions techniques. Il y fit un peu école : les poètes se doublent aujourd’hui de théoriciens, — et le pas qui sépare du ridicule cette excellente ambition, on le franchit au moyen d’un « manifeste ».

Il admire, chez Banville, « l’épuration, par les ans, de son individualité en le vers » et c’est chaque vers qui pourrait, par ses résonances lointaines et ses horizons intérieurs, lui suggérer ainsi que le Livre une « superposition de pages comme un coffret, défendant contre le brutal espace une délicatesse intime reployée[1] ». Et l’amour du vers pour le vers, non pour sa place dans un sujet, une série, un organisme, est une tentation de sa poésie.

Son œuvre présente un rare musée de vers isolés, que l’on caractériserait en puisant des métaphores dans l’art lapidaire. Le Toast Funèbre, Hérodiade, l’Après-Midi, en sont de radieux écrins. « Le vers qui refait un mot neuf et comme incantatoire... » Ces purs mots incantatoires nous révèlent peut-être un des secrets glorieux de sa rareté. Comme la poésie de Hérédia se cristallise en sonnets, celle de Mallarmé tend à se cristalliser en vers uniques. Hérodiade, idole vide parée de joyaux, serait une juxtaposition simple de beaux vers, si précisément la conscience et l’angoisse de ce vide ne lui conféraient quelque vie barbare.

Ce vers mallarméen je l’analyserai dans ses éléments, ses rimes, ses assonances et allitérations, le détail de son rythme, puis j’arriverai à l’attitude de Mallarmé devant les transformations contemporaines du vers. La rime riche et rare, à la Banville, qu’il pratiqua, le vers libre qu’il vit éclore autour de lui avec une curiosité troublée, retracent tout idéalement, d’un bout à l’autre de sa poésie, la courbe d’une évolution historique.

Mallarmé a aimé la rime jusqu’à se laisser bien souvent, et non pas seulement dans ses Vers de circonstance, commander par elle. Il rime parfois difficilement, parfois acrobatiquement, emploie sa patience à chercher de belles rimes. Il se rapproche, ici encore, de Baudelaire, amateur de rimes rares, mais qui, loin de donner comme un classique, comme Hugo, l’impression de rimes jaillies du vers, les rejoint mal au vers, les rapporte du dehors. Tel sonnet de Baudelaire a ses quatorze rimes en épithètes banales. Voyez maintenant dans Tristesse d’Été le sentiment baudelairien, imité de très près, s’accompagner précisément de ces mêmes rimes négligées, de cette même faiblesse de facture, qui faussent par moments les Fleurs du Mal.

Le soleil, sur le sable, ô lutteuse endormie,
Dans l’or de tes cheveux chauffe un bain langoureux,
Et, consumant l’encens sur ta joue ennemie,
Il mêle avec les pleurs un breuvage amoureux.

Banville eût trouvé là une confirmation de son paradoxe que les mauvais vers vont nécessairement avec les mauvaises rimes. Cela est rare d’ailleurs chez Mallarmé. D’ordinaire sa rime est choyée, précieuse et belle, et là-dessus jusqu’à la fin il ne transigea pas. Dans ses sonnets, ce n’est pas la rime qui vient en cheville, c’est le reste du vers qui sert de cheville à la rime. Il a écrit des sonnets en véritables bouts-rimés, sur quatre rimes uniques. Telles les rimes masculines aux quatrains des deux sonnets :

Le temple enseveli divulgue par la bouche

et

Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx.

Cette recherche se retrouve en des sonnets de Baudelaire, ainsi dans les deux quatrains de Sed non satiata. C’est sans doute avec un dessein préconçu, peut-être spirituel, que Heredia déploie le même artifice dans l’Orfèvre : sonnet-enseigne, dirait-on, du Parnasse.

Mallarmé aime des chocs de rime, comme

Par son chant reflété jusqu’au
Sourire du pâle Vasco.

Presque tous les Loisirs de la Poste sont des jeux sur des noms de rue comme

À toutes jambes, Facteur, chez l’
Éditeur de la décadence,
Léon Vanier, quai Saint-Michel,
Dix-neuf, gambade, court et danse.

ou de correspondants, comme

Clermont-Ferrand du Puy-de-Dôme,
Matin, discrètement mets-l’y,
Cette missive, presque en tome,
Pour Hector Giacomelli.

Le sonnet à Puvis de Chavannes est fait, aux rimes féminines des quatrains, sur les deux homonymes gourde et les deux homonymes sourde.

Il a pratiqué la rime d’équivoques avec une joie subtile et amusée. Il aimait en elle le sanctuaire technique, le fin du fin au métier du poète. Comme Banville il concevait un comique supérieur, un esprit funambulesque, dans ce calembour idéalisé de la rime opulente. Sur les quatrains bouffons qu’il donnait à des amis, cette rime offrait de ces joies

Sans même s’enrhumer au
Dégel, ce gai siffle-litre
Crie un premier numéro.

Souvent, plutôt, accompagnement musical qui ceint d’un fil de lumière quelque extrême de délicatesse et fait signe de ne point l’alourdir. Dans cette périphrase de dentelle qui désigne l’éventail de mademoiselle Mallarmé :

Le sceptre des rivages roses
Stagnant sur les soirs d’or, ce l’est,
Ce blanc vol fermé que tu poses
Contre le feu d’un bracelet.

la rime précieuse qui la termine ne paraît-elle pas quelque fine gourmette, chef-d’œuvre d’orfèvrerie parnassienne, qui, à la main de jeune fille où fleurit l’éventail, réunit de sa liane, comme un rayon rosé du soir, les ailes blanches au repos ?

L’octosyllabe porte d’ailleurs la rime équivoque avec plus d’aisance et de liberté que le grand vers. Quand les petits vers forment des stances, ils exigent presque impérieusement la rime ample. Les Émaux et Camées ont beaucoup fait pour la technique de ce vers. Musset, qui est presque un contre-rimeur, est bien obligé de rimer richement la Ballade à la Lune ou la Réponse à Charles Nodier.

Je brochais des ballades, l’une
À la lune,
L’autre à deux yeux noirs et jaloux
Andalous.

Ce sont les rimes en équivoque qui mettent à dessein autour de la Prose pour des Esseintes son atmosphère d’ironie et ses plans d’imperceptible sourire.

Par là Mallarmé tient le plus authentiquement au Parnasse, à Banville qu’il avoua pour héros. Il va de la rime au vers plus que du vers à la rime. Un beau vers se cristallise autour d’une belle rime. Et cette conception tient de près au reste de son art.

Racine avait appris de Boileau à faire difficilement des vers faciles. Mallarmé fit difficilement des vers difficiles. « L’œuvre pure, dit-il, implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots[2]. » Le manque d’initiative poétique, la sécheresse, n’impliquent-ils point cette initiative laissée aux mots, particulièrement aux mots prépondérants de la rime ? De là les bouts-rimés de Ses purs ongles, Le temple enseveli, Toute aurore. Ainsi Malherbe, dont la veine n’était pas plus abondante, « s’étudiait fort, dit Racan, à chercher des rimes rares et stériles, sur la créance qu’il avait qu’elles lui faisaient produire quelques nouvelles pensées, outre qu’il disait que cela sentait son grand poète de tenter les rimes difficiles qui n’avaient point été rimées[3] ». À l’objection que la recherche de la rime rare fait dégénérer la poésie en bouts-rimés, Banville répondait que ce n’est pas la poésie qui imite les bouts-rimés, ce sont les bouts-rimés qui imitent la poésie. Mais imitation de la poésie et poésie ici se confondent. Mallarmé fait de ces bouts-rimés comme le chrétien de Pascal, quand la foi et la grâce manquent, fait dire des messes et prend de l’eau bénite. L’initiative passe de l’esprit aux mots comme ici de l’esprit aux choses.

Ne nous méprenons pas sur ce terme de bouts-rimés, que Mallarmé lui-même provoque quand il parle de céder « l’initiative aux mots ». La suggestion des phrases par les mots, c’est l’essentiel de l’inspiration. Le principe de Boileau sur la rime esclave contredit exactement la loi du lyrisme telle qu’après Banville la discerne Mallarmé. À vrai dire, chez un lyrique idéal, illimité, comme Victor Hugo, il n’est plus, de poète à rime, ni maître ni esclave, mais une seule, indiscernable et unanime volonté. Et Mallarmé, à propos de Banville, l’indique avec une fine justesse, admirant sa rime « parce qu’elle ne fait qu’un avec l’alexandrin qui, dans ses poses et dans la multiplicité de son jeu, semble par elle dévoré tout entier comme si cette fulgurante cause de délices y triomphait jusqu’à l’initiale syllabe[4] ».

Vieux problème de la nécessité et de la liberté que les philosophes accordent en faisant de la liberté le consentement à la nécessité ; attitude, selon Pascal, des hommes qui, ne sachant faire que ce qui est juste soit fort, établissent que ce qui est fort sera juste. Ne pouvant, ne voulant ployer la raison à la rime, le lyrisme, par son miracle transfigurateur, donne au sens de la rime, ramené en esprit jusqu’à la première syllabe du vers, la prérogative d’une raison supérieure. Le principe de Banville, que le vers est dans la rime, implique que la rime gouverne déjà, dès la première syllabe, tout le vers.

Dans une telle doctrine, le xviie siècle n’eût vu qu’un paradoxe erasmien, un Éloge de la Folie : car son vers (La Fontaine à part) est fait pour exprimer des raisons et nul ne songerait à demander à la rime des raisons. Malherbe, dans les lignes que j’ai citées, lui demande des « pensées » chez lui discontinues, pénibles, « quêtées ». Mais le vers romantique ou parnassien a pour fonction de dérouler un sentiment ou d’évoquer des images, plus extérieurement ici et là plus allusivement. La rime est alors propre à canaliser le sentiment fluide ou à susciter des associations d’images. D’une rime à une autre le poète fait du vers un pont souple de lianes et de fleurs, et, le poème écrit, si mêlé aux branches des arbres qu’il ne s’en discerne pas, que la forêt n’est plus qu’un nid de verdure et de musique.

Si le poète, ou du moins si Hugo, Banville, Mallarmé, partent de la rime, si, de ce noyau se développe, après des fluctuations, le vers, si le « rimeur » va de la rime au vers, le lecteur, lui, va du vers à la rime, ou plutôt du vers au vers par l’intermédiaire de la rime. Pour lui la rime termine le vers, qui pour le poète émanait de la rime. Le rêve de Mallarmé fut, en poussant à l’extrême la puissance de suggestion, de faire recomposer par le lecteur le travail créateur de l’auteur : hyperbole, loin en deçà de laquelle son effort expire ; car la rime, de lui comme de tout poète, ne saurait assumer chez le lecteur le rôle prépondérant qu’elle a joué chez l’auteur. La poésie spécule nécessairement sur ce fait que le lecteur est différent de l’auteur, que l’impossible de l’un est le nécessaire de l’autre. Aussi est-ce du point de vue du lecteur que dans la rime Mallarmé remarque très justement l’élément moteur des vers, grâce auquel ils n’existent plus, comme chez les anciens, isolés et formant un tout « qu’emplissait une bonne fois le métal employé à les faire au lieu qu’ils (les vers modernes) le prennent, le rejettent, deviennent, procèdent musicalement, en tant que stance, ou le Distique[5] ».

Dans sa poésie plus peut-être qu’en toute autre, ce rôle de la rime est nécessaire. D’une part, souvent, il se préoccupe de formuler, d’arrêter avec délicatesse un mouvement, d’exprimer un état d’âme en sa fluidité. D’autre part, il échoue à tout développement oratoire, à tout discours. Il égrène le discontinu, indépendant des ordinaires courbes logiques, sues d’avance. De sorte que tout le mouvement d’un poème sera, chez lui, dans la rime. Contre la hantise du beau vers, du « vers solitaire » comme on disait au xviiie siècle, la Rime maintient la présence d’un élément moteur, oratoire, minimum. « Dans notre langue, dit-il, les vers ne vont que par deux ou à plusieurs, en raison de leur accord final, soit la loi mystérieuse de la Rime, qui se révèle avec la fonction de gardienne et d’empêcher qu’entre tous, un usurpe ou ne demeure péremptoirement[6]. » Cela est si vrai que chez Victor Hugo le mouvement oratoire et la belle rime forment une sorte de surabondance et de pléonasme. L’éloquence, chez Lamartine et Musset, se passe parfaitement de rime riche.

Sa rime est toujours pour l’œil. Il est fidèle simplement à la tradition de la poésie française, qui est, depuis Malherbe (« Il voulait, dit Racan, qu’on rimât pour les yeux aussi bien que pour les oreilles »), une poésie écrite et imprimée. On sait qu’Hugo n’hésite jamais à faire rimer Lupus et rompus — net et cornet — Vénus et nus — Cette rime riche sous sa forme visuelle classique se relie parfaitement aux préoccupations de Mallarmé. Elle est un produit du Livre. Au contraire toute poésie dite est assonancée, et il semble curieux que la rime née d’un instinct musical ait pris ce sens et ce rôle principalement visuels. Mallarmé a-t-il songé que la déesse elle-même du vers parnassien venait ainsi confirmer sa parole que tout existe pour aboutir à un Livre ?

La rime, l’assonance et l’allitération font toutes trois parties constitutives du vers français, ou mieux elles sont trois formes entrecroisées d’une même harmonie. L’assonance et l’allitération sont pratiquées de façon constante par certains poètes, à l’exclusion des autres. Becq de Fouquières dans son Traité appelle l’attention sur leur abondance extraordinaire chez Racine. Victor

Hugo en joue avec une ampleur et une sûreté merveilleuses.

La terre fut jadis, alma Cérès,
Mère aux yeux bleus des blés, des prés et des forêts.

(À la Terre.)

Elles sont, pour la prose, des esprits actifs et tout-puissants de beauté verbale, et plus fréquentes peut-être dans Chateaubriand que dans Racine. Flaubert qui disait qu’une assonance doit être évitée, dût-on y passer huit jours, en place une fort belle à la première ligne de Salammbô, « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar ». Les a redoublés des trois noms propres déploient un rideau de pourpre sombre au seuil du roman barbare. Victor Hugo, faisant gravir aux cuirassiers de Waterloo « comme un bélier de bronze qui ouvre une brèche, l’épouvantable pente de boue du Mont Saint-Jean » réalise par l’allitération des labiales, la perfection de ce qu’on appelait autrefois l’harmonie imitative. « Les carrés rongés par cette cavalerie forcenée se rétrécissaient sans brancher ». Le sol, sous la charge, tremble des r accumulées, l’allitération pressée des é immobilise et soude comme des crampons de fer le mur uniforme et impassible de l’infanterie anglaise, et le seul mot métallique et clair de cavalerie met au-dessus, droite dans le soleil, une latte dardée de cuirassier.

Je rappelle, entre d’innombrables, ces exemples, pour que l’on s’étonne moins de voir Mallarmé chercher constamment l’harmonie de ses vers dans l’assonance et l’allitération. En outre des ressources poétiques françaises, il s’inspire peut-être de la poésie anglaise, ou plutôt il en subit inconsciemment l’influence. Ainsi M. Stuart Merrill, qui dans ses premiers recueils a exploité avec système et persévérance ces procédés est nativement de langue anglaise. Le livre des Mots Anglais, sa bizarre anatomie des consonnes, doit être ici rappelé. Mallarmé y écrit : « Au poète comme au prosateur savant, il appartiendra, par un instinct supérieur et libre, de rapprocher des termes unis avec d’autant plus de bonheur pour concourir au charme et à la musique du langage, qu’ils arrivent comme de lointains plus fortuits : c’est là ce procédé, inhérent au génie septentrional et dont tant de vers célèbres nous montrent tant d’exemples, l’Allitération ».

Voici quelques exemples d’assonance :

1. Vers le grand crucifix ennuyé du mur vide,

(Les Fenêtres.)

2. Aux fenêtres qu’un beau rayon clair veut hâler.

(Id.)

3. Et la bouche fiévreuse et d’azur bleu vorace.

(Id.)

4. À renaître portant mon rêve en diadème.

(Id.)

5. Vermeil comme le pur orteil du séraphin.

(Les Fleurs.)

6. Chevauchant tristement en geignant du latin.

(Le Sonneur.)

7. Fuir, là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux.

(Brise Marine.)

8. Je veux que mes cheveux qui ne sont pas des fleurs.

(Hérodiade.)

9. Des dormeuses parmi leurs seuls bras hasardeux.

(L’Après-Midi.)

10. Et pour faire du songe ordinaire de dos.

(Id.)

11. Ô jour qu’Hérodiade avec effroi regarde.

(Hérodiade.)

12. La tienne
Oui seule qui du ciel évanoui retienne.

(Victorieusement fui.)

13. Mais chez qui du rêve se dore
Tristement dort une mandore.

(Une dentelle s’abolit.)

14. Basse de basalte et de laves.

(À la nue accablante tu.)

15. Verlaine, il est caché parmi l’herbe, Verlaine.

(Anniversaire.)

L’assonance élargit le vers, l’étoffe, lui donne, sans rompre l’ampleur de son jet, je ne sais quelle ombre de dualité. Elle rappelle l’amande double d’une « philippine ». Elle est aussi comme une rime dispersée et poudroyante, elle en mobilise davantage la fonction motrice. Observez que presque tous les vers que je viens de citer impliquent en effet, dans leur sens, quelque tendance motrice. Et à défaut de celui-là, l’assonance peut produire un autre effet. Des deux mots en assonance l’un exprime le reflet de l’autre (2 et 5). L’assonance déroule une monotonie d’existence (6), développe une vision prolongée (10), fixe ses deux syllabes élargies comme deux yeux hystériques (11), rend sensibles (12), les affirmant comme par un « je le maintiens » dans le oui les lambeaux d’ancien ciel d’or suscités par la chevelure, vibre (13) sous une aile de rêve comme une corde d’instrument musical — celle de la Pénultième ? — pose (14) (il n’y a qu’à répéter) une basse de basalte et de laves, mêle (15) à une présence naturelle une présence humaine.

Mais un sonnet de Mallarmé, un des plus beaux, offre un système plus savant et plus complexe d’assonances.

Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce dur lac oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ?

Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui,
Magnifique, mais qui sans espoir se délivre
Pour n’avoir pas chanté la région où vivre,
Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui

Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie
Mais non l’horreur du sol où son plumage est pris.

Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s’immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne.

Les quatorze rimes du sonnet sont en i, comme dans une laisse assonancée de chanson de geste. Elles développent sur la voyelle aiguë et contractée la monotonie d’un vaste espace solitaire, silencieux, tout blanc de glace dure. Elles dessinent du haut en bas comme le méridien du poème (et l’élément visuel est assez développé chez Mallarmé pour que j’use ici d’une image juste. Mais les derniers vers des tercets reproduisent transversalement la même ligne d’assonances, en parallèles. Le dernier vers des quatrains étale d’un grand geste nu, sous le soleil froid qui l’éclaire, la congélation qu’il exprime. Dans le dernier vers du sonnet, le dernier mot, la longue du Cygne, soulignée visuellement par la majuscule (rare chez Mallarmé), isolée et mise en valeur entre trois syllabes demi-muettes, arrête avec sûreté et poids l’oiseau dans cet espace de consonances, blanc comme lui, et dont en lui se gonfle le cœur harmonieux, nostalgique, douloureusement.

L’image autour de laquelle cristallise ici cette musique verbale est d’ailleurs celle même esquissée dans le Nénuphar Blanc, « en mémoire d’un site l’un de ces magiques nénuphars clos qui y surgissent tout à coup, enveloppant de leur creuse blancheur un rien, fait de songes intacts, du bonheur qui n’aura pas lieu, et de mon souffle ici retenu dans la peur d’une apparition ». Et il emporte « comme un noble œuf de cygne tel que n’en jaillira le vol… son imaginaire trophée ». Sur le même motif, une ombre de rêve dans l’ébauche en prose, une amertume de déchéance dans le chef-d’œuvre en vers.

L’allitération lui apporte la même abondance et la même souplesse de ressources.

La cueillaison d’un rêve au cœur qui l’a cueilli.

(Apparition.)

Et laisse un bloc boueux du blanc couple nageur.

(Le Guignon.)

Vers l’Azur attendri d’octobre pâle et pur.

(Soupir.)

Je me mire et me vois ange ! et je meurs et j’aime.

(Les Fenêtres.)

Celle qu’un sang farouche et radieux arrose.

(Les Fleurs.)

Oui roulant sur des mers de soupirs qu’elle effleure

(Id.)

Ainsi qu’une joyeuse et tutélaire torche.

(La chevelure vol.)

Excepté qu’un trésor présomptueux de tête.

(Victorieusement fui.)

Que doit un tassement du principal pilier
Précipiter avec le manque de mémoire

(Hommage.)

Figurent un souhait de tes sens fabuleux

(L’Après-Midi.)

Aboli bibelot d’inanité sonore.

(Ses purs ongles très haut.)

Coure le froid avec ses silences de faulx.

(Mes bouquins refermés.)

Hilare or de cymbale à des poings irrités.

(Le Pitre châtié.)

L’allitération et l’assonance deviennent détestables si elles se prolongent en un procédé constant. Elles doivent rester exceptionnelles, et leur beauté est liée aux espaces, autour d’elles, de vers ordinaires sur lesquels elles se détachent et dont, comme des clous d’or, elles soutiennent la draperie. C’est l’abus de l’allitération qui place ce quatrain du Tombeau de Charles Baudelaire sous une raide vitrine de musée

Le temple enseveli divulgue par la bouche
Sépulcrale d’égoût bavant boue et rubis
Abominablement quelque idole Anubis,
Tout le museau flambé comme un aboi farouche.

Et le plafond est bien froid, en effet, où se tient celui-ci :

Je crois bien que deux bouches n’ont
Bu ni son amant ni sa mère,
Jamais à la même Chimère,
Moi sylphe de ce froid plafond.

Mais l’allitération des nasales où tomba Voltaire comme dans un piège à loups

Non, il n’est rien que Nanine n’honore

voyez-la décrire un parcours délicieux d’étoile filante dans ce vers de Mallarmé :

Une sonore, vaine et monotone ligne

(L’Après-Midi.)

Pourquoi, de ces deux vers, construits l’un et l’autre sur la même allitération, l’un est-il ridicule et l’autre parfait ? II ne suffit pas de dire que « trop est trop ». Dans le vers de Voltaire l’allitération aboutit à donner aux consonnes une place exorbitante, à supprimer, en mangeant les voyelles, en les délayant dans les e muets ou sourds, tout accent rythmique. Comme Mallarmé lui-même, après bien d’autres, le remarque dans les Mots Anglais, les consonnes forment le squelette du mot et les voyelles sa chair. Le vers de Nanine rappelle alors exactement cet étrange Voltaire nu de Pigalle, chapelet et cliquetis d’os échappé de quelque danse macabre. Et cela est si vrai que la même suite de nasales, les mêmes termes, convenablement accentués, formeraient un vers acide encore, mais agréable.

Et Nicolas n’eut rien qui n’honorât Nanine

se dirait bien, marotte à grelots, de quelque bois qu’aurait habité une nymphe galante de Watteau, et l’hexasyllabe n’y choque pas plus que le second hémistiche dans le vers de Musset

Ce ne sera jamais que Ninette et Ninon.

Mais le vers de Mallarmé est rendu délicieux par la simplicité et la belle santé des accents bien en chair. Sa régularité déploie pour l’oreille la ligne même qu’il évoque aux yeux : les deux accents secondaires, assonancés, se correspondent aux syllabes antépénultièmes des deux hémistiches, et la même brève demi-muette les sépare des deux accents principaux.

Cette même allitération, jointe à celle des labiales, exprime, ou plutôt « fait », selon la formule mallarméenne, joliment un coquillage, un « ptyx ».

Aboli bibelot d’inanité sonore.

L’allitération des sifflantes est aussi dangereuse que celle des nasales. Elle a valu à Racine le mauvais vers des serpents. Mallarmé peut y trébucher de façon malheureuse. Ce vers

Quel feuillage séché dans les cités sans soir

(Le Tombeau de Baudelaire.)

rappelle fâcheusement celui de Boileau qui

N’a fait de chez Sercy qu’un saut chez l’épicier

et fera bien d’y demeurer.

Et pourtant cette allitération, elle aussi, quand elle est nourrie convenablement de voyelles, quand elle soutient discrètement de beaux accents espacés, peut devenir charmante. Quel délice, chez Mallarmé, que ce premier vers

Le visible et serein souffle artificiel.
De l’inspiration, qui regagne le ciel !

Je voudrais considérer maintenant le vers de Mallarmé au point de vue propre des accents et du rythme, c’est-à-dire dans son essence même, puisqu’un vers, français ou autre, n’est qu’un rythme obtenu par un jeu d’accents. Mais il faudrait, pour aller loin, toucher à tant de questions délicates et encore mal débrouillées, que je me borne à quelques remarques.

L’alexandrin, je le rappelle, est fait, non de douze ou treize syllabes (cela est une conséquence ou un accident) mais de quatre accents espacés, un dont la place, à la rime, est fixe, un dont elle l’est, à la césure, à peu près, deux dont elle est, dans le corps des hémistiches, presque facultative. Il va de soi qu’à ce point de vue le vers de Mallarmé ressemble à celui de tout poète français. Il faut noter seulement les cas où il échappe, pour des raisons, à la loi des quatre accents, ou la tourne : je relèverai, pour l’analyse, quelques vers qui ont plus ou moins de quatre accents.

Tison de gloire, sang par écume, or, tempête,

(Victorieusement fui.)

Voilà un vers à six accents, qui figure un coucher de soleil emblématique. Cette surabondance de longues et de fortes a pour effet de matérialiser, d’alourdir, de rendre épaisses comme des couleurs déposées au couteau, les nuées chaudes, les barres de feu sur un ciel du soir. C’est l’image visuelle dans laquelle se coule, pour lui donner une substance et une chair, la sensation de poids (Mallarmé, dans une édition antérieure, avait même écrit

Soupirs de sang, or meurtrier, pâmoison, fête !

où presque toutes les syllabes sont accentuées, et qui, non par le défaut de césure, mais par l’excès des longues et des fortes, n’a plus guère de rapport avec un alexandrin français). Ce vers pesamment armé appartient en somme au même ordre esthétique que cette phrase de Saint-Simon. Parlant des cardinaux et faisant allusion à Retz, il écrit : « Le Roi avait senti, au commencement de son règne, le poids insultant de cette pourpre jusque dans sa capitale[7]. » Ce sont bien les termes d’un homme qui, sur un ennemi « assène un regard ». Le rouge de la pourpre a pour lui un poids, (ainsi dans la Descente de Croix de Rubens le rouge du vêtement qui drape Saint Jean exerce, comme soutien, comme pilier des couleurs la même fonction que Saint Jean lui-même, recevant sur ses bras le corps du Christ). Ce poids, il est, dans la dernière partie de la phrase, rendu sensible, il passe en la voix même, par l’éclat des mots, l’insistance des syllabes fortes, l’allitération des labiales et des dentales. Et tout cela, qui est, pour un écrivain, la substance naturelle de la langue, on n’accusera pas Saint-Simon de l’avoir cherché.

Ce vers suraccentué de Mallarmé n’est d’ailleurs admissible, cela va de soi, que comme une rupture exceptionnelle parmi des alexandrins accentués régulièrement.

L’accent dans le vers ne se sépare pas de la césure et de la coupe, puisque la césure n’est autre chose qu’un accent fort, à place fixe. Si je les distingue par abstraction, c’est que, dans le vers régulier, un certain élément visuel vient s’ajouter à la coupe. Mais tout vers où le nombre des accents est supérieur ou inférieur à quatre implique un déplacement ou une suppression de la césure classique. Voici deux vers à cinq accents.

Que se dévêt pli selon pli la pierre veuve

(Remémoration.)

Sinon d’êpandre pour baume antique le temps

(Id.)

Le premier est nettement trimère, sans césure secondaire à l’hémistiche. L’accent supplémentaire crée une impression de détail et de minutie qui est d’accord avec le sens du vers. Le second vers continue dans le sonnet, à une autre place, l’impression du premier, celle d’un mouvement méticuleux et ralenti. Il est d’ailleurs plus difficile à accentuer, et je n’en défendrai pas le rythme.

Le vers suivant appartient à un ordre analogue :

Se traîner le soleil jaune d’un long rayon

(Soupir.)

Ses accents lui donnent son effet saisissant. Il y en a le nombre ordinaire, quatre, sur la troisième, la septième, la dixième et la dernière. Mais si ce sont là les accents forts, sur les autres syllabes demeurent des accents secondaires qui prolongent, qui étirent le vers, comme ce long rayon même de soleil automnal, rendu solide et plastique. Les fortes assonances du dernier quart syllabique équilibrent presque, par leur densité, le développement en longueur des trois premiers quarts, de sorte que si ce quart syllabique n’est pas tout à fait une moitié rythmique, du moins il ne s’en faut guère.

Je passe à l’alexandrin qui comporte un nombre d’accents inférieur à la normale, c’est-à-dire trois, puisqu’il ne peut descendre au-dessous.

Des calices
De mes robes, arôme aux farouches délices,
Sortirait le frisson blanc de ma nudité

(Hérodiade.)

L’accent placé, avec la césure, sur la septième syllabe — blanc — fait tomber, à l’hémistiche, celui de la sixième[8]. Il ne reste que trois accents, et il semble à l’oreille que le quatrième ait glissé dans la chute même évoquée de robes, laissant ce monosyllabe de blanc s’ériger comme un corps dévoilé. Il en est de même du vers

Une ruine, par mille écumes bénie.

(Mes bouquins refermés.)

qui n’a que trois accents forts sur la troisième, la neuvième et la dernière, ceux de la sixième et de la septième absorbés par celui de la neuvième. Le long intervalle et la césure entre les deux premiers accents désigne, en harmonie parfaite avec le sonnet, un espace vide de ruine.

Cet effet et celui de l’exemple précédent se reproduisent successivement dans les deux derniers de ces vers, l’un et l’autre à trois accents,

Moi de ma rumeur fier je vais parler longtemps
Des déesses, et par d’idolâtres peintures
À leur ombre enlever encore des ceintures.

(L’Après-Midi.)

Dans le deuxième vers, intervalle et césure entre les deux premiers accents (troisième et neuvième encore), figure rythmique qui reproduit le longtemps ; dans le troisième vers une ceinture qui, avec l’accent enlevé (ou au moins estompé) de l’hémistiche au voisinage de la huitième, tombe.

Dans la versification régulière, on considère souvent comme une faute de rythme l’accent fort mis sur la pénultième du premier hémistiche. Tous les poètes l’auraient alors commise dans quelque vers. En voici des exemples chez Mallarmé :

La plupart râla dans les défilés nocturnes.

(Le Guignon.)

Quand en face tous leur ont craché leur dédain.

(Id.)

Mais horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine.

(Hérodiade.)

Hors des deux tuyaux prompt à s’exhaler avant.

(L’Après-Midi.)

À l’heure où ce bois d’or et de cendres se teinte.

(Id.)

Cet immatériel deuil opprime de maints.

(Anniversaire.)

On donne de ces vers une idée fausse en les citant isolément. Leur rythme brisé est à sa place dans une suite d’alexandrins dont il rompt l’uniformité. D’abord ils m’avaient paru sans rythme, comptés sur les doigts. À présent je les apprécie mieux.

Le premier a été substitué par Mallarmé à cet autre qui figure dans la première version du Guignon

La plupart ont râlé dans des ravins nocturnes.

Et la variante est bien instructive. D’abord Mallarmé a supprimé une allitération qui ne s’accorde pas au sens du vers et qui le contredirait plutôt. Puis il a introduit cette dissonance rythmique de la forte près de l’hémistiche, qui rend le vers râpeux, pénible à passer, l’identifie en effet à un râle d’agonie. Le second, de même, a remplacé celui-ci :

Quand chacun a sur eux craché tous ses dédains.

Faut-il croire que, dans le vers définitif, la mise en valeur de tous par le plus fort accent rythmique fasse, à cette syllabe que projette le bout de la langue, signifier un crachat ? Cela serait rendu assez vraisemblable par d’autres variantes du même poème.

Dans le troisième vers l’accent de l’hémistiche paraît rejeté vers le commencement par ce sursaut même d’horreur, et le vers prend comme une courbe humaine (croyez cependant que je ne le suppose que jusqu’au feu exclusive).

Le quatrième ne se comprend que par son groupe.

et le seul vent
Hors des deux tuyaux prompt à s’exhaler avant
Qu’il disperse le son dans une pluie aride
C’est, à l’horizon pas remué d’une ride,
Le visible et serein souffle artificiel
De l’inspiration, que regagne le ciel.

L’accent fort, sur la cinquième au lieu de la sixième, part une mesure en avant, figure exacte de prompt, et contraste avec le vers égal et régulier qui suit, où le son épanoui disperse sa pluie partout, en allitération et en assonance. La même accentuation se retrouve au troisième vers, et le même contraste avec les vers qui suivent. L’accent fort sur la cinquième, à horizon, pose la ligne lourde et immuable d’un horizon par un après-midi de chaleur, ligne que renforcent les accents graves du second membre. Les deux vers, après, font monter sur cette ligne horizontale, qui tient par son poids à la terre, une ligne suave comme la colonne de fumée bleue qu’exhale un autel antique : les s allitérées et bien espacées s’enroulent comme ses volutes heureuses, — et voyez quel emploi délicieux d’inspiration, dont la finale est si difficile à placer dans un bon vers.

Considération ! considération !

alexandrinisait feu Camille Doucet. (C’est contagieux !)

Dans

À l’heure où ce bois d’or et de cendres se teinte,

l’accent qui porte sur la cinquième laisse heureusement empiéter d’une syllabe le second hémistiche sur le premier : l’incendie crépusculaire commence, et cette rupture d’équilibre le peint à l’heure où point total encore et entrecoupé de ramures il investit le bois.

Quant au dernier vers cité, l’impression de lourdeur, le bloc posé sur le tombeau de Verlaine, justifient le poids déversé du premier hémistiche.

Ces accents exceptionnels font donc, à titre de dissonance, corps avec le vers, avec le mouvement du poème. On en relèverait de pareils, avec les mêmes raisons, chez tous les poètes qui possèdent le sentiment du rythme.

La rime, l’assonance, l’allitération, l’accent, associent les éléments du vers, en symbolisent le liant. La coupe dans la mesure assez faible où elle peut se séparer de l’accentuation, les dissocierait plutôt. (S’il y a quelque contradiction dans mes termes, je veux l’y laisser : elle exprimera en effet ces caractères contradictoires du vers français, à la fois mot rythmique auditif, mot littéraire visuel, deux éléments que le génie fait presque coïncider, mais qui toujours, plus ou moins et tout de même chevauchent.) Comme la rime est pour chaque groupe de deux vers un signe équivalent du mouvement oratoire, la coupe forme, à l’intérieur de chaque vers, de chaque microcosme poétique, l’équivalent de la strophe. Les coupes de Mallarmé sont irréprochables d’expression et de sûreté. Les Parnassiens d’ailleurs ne réalisèrent mieux — extérieurement du moins — nulle partie de la technique. Hérédia paraît presque le génie de la coupe.

Fais sculpter sur ton arc, Imperator illustre,
Des files de guerriers barbares, de vieux chefs
Sous le joug, des tronçons d’armures et de nefs.

Tes noms, famille, honneurs et titres, longs ou brefs,
Grave-les dans la frise et dans les bas-reliefs,
Profondément, de peur que l’avenir te frustre.

C’est par la coupe seule que le vers reproduit ici dans sa substance et son dessin la figure qu’il évoque. Par la coupe plus que par l’accent : le quatrième vers porte les six accents, témoins de détail et de patience (Mallarmé ne l’aurait pas terminé par le brefs qui contredit son sens par le poids de son accent), mais en général l’accentuation robuste de Hérédia comporte peu de trouvailles.

La coupe introduit dans le vers certain élément plastique et visuel, ou plutôt elle est la face plastique et visuelle de ce qui a pour figure auditive l’accent rythmique : d’abord elle évoque généralement une attitude aux yeux, ensuite elle est liée à l’appareil typographique du vers.

Or Mallarmé — et c’est une raison de son attachement à la métrique traditionnelle — a une perception visuelle du vers. « Qu’une moyenne étendue de mots, sous la compréhension du regard, se range en traits définitifs, avec quoi le silence[9].» Il n’aurait pas admis que le vers existe seulement pour l’oreille. Banville parle de façon exacte, mais peu parnassienne, lorsqu’il écrit dans son Petit Traité : « Le Vers est la parole humaine rythmée de façon à pouvoir être chantée, et à proprement parler il n’y a pas de poésie et de vers en dehors du chant. » Je sais bien que le chant ici c’est la diction poétique. Mais les Parnassiens, fermés à la musique et d’une imagination toute visuelle, destinaient leurs vers surtout à être lus. « Je crois, disait Gautier, qu’il faut surtout dans la phrase un rythme oculaire. Un livre est fait pour être lu, non parlé à haute voix[10]. » Les poèmes à forme fixe que Banville a souvent ressuscités avec bonheur l’attestent particulièrement et nous présentent le contraste le plus exact avec, par exemple, la laisse rythmique de M. Vielé-Griffin.

Cette perception visuelle du vers, nous verrons Mallarmé la pousser très loin, et chez lui une théorie subtile se former au sujet de la typographie poétique, rayonnement, en somme, de la coupe.

Son alexandrin, à moins d’intentions, plutôt que compact et dense, est plein de jour, d’air, de bleu, comme une tour gothique aux grandes baies. Il aime parfois le vers à monosyllabes nombreux où il y a plus de jeu, où les syllabes séparées, non liées et raidies en longs mots préexistants, sont plus souples et plus ductiles pour former le mot unique, incantatoire, du vers,

Et laisse un bloc boueux du blanc couple nageur,

(Le Guignon.)

Les poils blancs et les os de la maigre figure.

(Les Fenêtres.)

Non loin de trois grands cils d’émeraude, roseaux

(Las de l’amer repos.)

Nuit blanche de glaçons et de neige cruelle.

(Hérodiade.)

Lys ! et l’un de vous tous par l’ingénuité.

(L’Après-Midi.)

J’offre ma coupe vide où souffre un monstre d’or.

(Toast Funèbre.)

Son alexandrin est le vers brisé d’Hugo, de Banville, de Leconte de Lisle, de Hérédia, — tel qu’il s’oppose au vers resté classique de Lamartine, de Baudelaire, de Sully-Prudhomme.

Il manie de façon hardie, mais impeccable, le rejet. Comme tous les poètes du Parnasse il n’emploie presque jamais le faux vers de dix-huit syllabes, fait d’un vers à hémistiches nets que suit un enjambement de six syllabes : rejet de Ronsard, justement condamné par Malherbe, et auquel Victor Hugo, après en avoir usé dans sa première période, renonce à peu près plus tard. J’en trouve pourtant un exemple dans les mauvais vers que Mallarmé met dans la bouche de la Nourrice d’Hérodiade, et qui tranchent si fâcheusement sur des tirades

éclatantes.

Et comme suppliant le dieu que le trésor
De votre grâce attend !

Si, au Parnasse, la coupe du vers brisé est généralement correcte, ou savante, il lui manque presque toujours, dans l’usage du rejet, ce que j’appellerais le principe de raison. Comme le vers assonancé ou allitéré, le rejet est vain et puéril quand il est semé à tort et à travers ou accumulé en cascade. Il ne doit s’employer que lorsqu’il a une raison d’être, lorsqu’il produit un effet.

À tort ou à raison, Mallarmé appréciait dans le vers libre le moyen de rendre plus intenses, par la rareté qui les réserve au moment décisif, les « grandes orgues » de l’alexandrin. La même rareté est requise à meilleur droit pour ces dissonances de coupe, cet emploi significatif du rejet, cette utilisation du silence intermédiaire, du blanc, qui donnent à tels arrêts de la voix autant et plus de sens qu’aux syllabes mêmes du vers, évocations faites, comme l’œuvre de Dieu, d’un néant, d’une absence, secret le plus difficile du métier. Le xviie siècle, en dépit de Malherbe et de Boileau, en a pénétré, avec Racine et La Fontaine, le détail. Tous les rejets sont dans les Plaideurs. Mais à chaque fois Racine observe le principe de raison ; il n’emploie jamais le rejet sans lui faire produire un effet spécifié, L’évocation de ce rejet de Phèdre est célèbre.

Et vous en laissez vivre
Un… Votre fils, Seigneur, me défend de poursuivre.

Le rejet qui, à la bataille d’Hernani, déchaîna, dès le premier vers, le tumulte,

L’escalier
Dérobé

était très spirituel, dérobant ainsi l’escalier, comme en un mur, dans un coin du vers, et les pères conscrits classiques ne se doutaient pas que c’était à peu près le rejet des Animaux malades de la peste

Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le berger.

Rejet rimé où en effet le tiers du berger semble, avec la rime à manger, disparaître dans la gueule de la bête.

La plupart du temps, la raison du rejet est d’accroître non l’étendue, mais la portée du vers, en mettant deux ou même trois accents (je prends ici le mot non plus au sens rythmique mais au sens syntaxique) où le vers sans rejet n’en comporte qu’un, celui du mot qui rime : auquel le rejet ajoute d’abord celui du mot rejeté, puis celui du suspens entre la rime et le rejet.

Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches
De cèdre, afin de faire honneur à ce vieillard.

(V. Hugo.)

Ces gueux ont commis plus de crimes qu’un évêque
N’en bénirait.

(Id.)

Mais fréquemment aussi le rejet est un moyen de mettre en vue, dans une phrase le mot imagé, frappant, à la rime, en rejetant au vers suivant ses compléments sacrifiés.

Il neigeait. Les blessés s’abritaient dans le ventre
Des chevaux morts.

Des Parnassiens, Hérédia seul en use avec une sûreté discrète et constante. Chez Banville, Leconte de Lisle, Coppée, abondent des rejets à plein contre-sens tels que

Les bandes d’étalons par la plaine inondée
De lumière gisaient sous le dattier roussi.

(Qaïn.)

Nous sommes en Mésopotamie : l’évocation de la plaine inondée, sur laquelle se termine le vers, se trouve contredite, non précisée par le rejet.

Or le rejet est un des éléments capitaux dans la technique de Mallarmé. Il prend exactement ici, en bon et probe ouvrier, la suite du vers romantique et parnassien. Des Parnassiens il est le seul avec Heredia qui dans l’emploi du rejet ne s’écarte jamais du principe de raison observé par Racine et Hugo. Principe de bon sens plutôt, que formulent toutes les Poétiques du xviie et du xviiie siècle, lorsqu’elles admettent le rejet seulement s’il produit « une beauté ».

Presque toujours le rejet de Mallarmé équivaut à une sorte de division des tons qui fait du dernier mot d’un vers, du premier mot d’un autre et de leur intervalle trois touches juxtaposées dans toute leur force expressive. Le substantif et l’attribut, ou encore deux attributs, mis l’un à la rime, l’autre en rejet, au lieu de se recouvrir, gardent l’un et l’autre une image pleine. Ainsi dans ces vers

Faune, l’illusion s’échappe des yeux bleus
Et froids, comme une source en pleurs, de la plus chaste,

l’artifice du rejet annule tout ce qui, par la conjonction, affaiblirait, les réunissant en une expression, l’image du bleu et l’image du froid. Tout en restant liés, chacun des deux mots prend, l’un par la rime, l’autre par le rejet, sa pleine et pure valeur.

Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme de fleurs
Vaporeuses.

(Les Fleurs.)

Une gloire pour qui jadis j’ai fui l’enfance
Adorable des bois de roses sous l’azur
Naturel.

(Las de l’amer repos.)

Je veux délaisser l’art vorace d’un pays
Cruel.

(Id.)

(Pays est dans le poème, qui dit une sorte d’émigration d’art, un mot important.)

Encor ! que sans répit les tristes cheminées
Fument.

(L’Azur.)

En vain ! l’Azur triomphe et je l’entends qui chante
Dans les cloches.

(Id.)

Le blond torrent de mes cheveux immaculés,
Quand il baigne mon corps solitaire le glace
D’horreur..

(Hérodiade.)

Des calices
De mes robes, arôme aux farouches délices

(Id.)

Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile
Inviolé.

(Id.)

Vous mentez, ô fleur nue
De mes lèvres

(Id.)

Mon sein, vierge de preuve, atteste une morsure
Mystérieuse

(L’Après-Midi.)

Tâche donc, instrument des fuites, ô maligne
Syrinx

(Id.)

Et soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D’ivresse.

(Id.)

Pour fuir ma lèvre en feu buvant comme un éclair
Tressaille ! la frayeur secrète de la chair

(Id.)

Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps
Des déesses

(Id.)

Qui cherche, parcourant le solitaire bond
Tantôt extérieur de notre vagabond —
Verlaine ?

(Tombeau.)

D’autres fois, mais plus rarement, tout l’accent est sur le mot rejeté.

Une ligne d’azur mince et pâle serait
Un lac

(Las de l’amer repos.)

Ici la vision atténuée ne comportait pas de rime saillante.

La coupe, inverse du rejet, qui fait descendre un vers de la rime antérieure, l’enjambement d’un vers sur le vers précédent, est mal nommée faux-rejet : je l’appellerai, si l’on veut, surjet. Le surjet est soumis au même principe de raison que le rejet.

Un Satyre habitait l’Olympe, retiré
Dans le grand bois sauvage au pied du mont sacré.

forme un surjet expressif pendant du rejet de l’escalier, — dérobé.

Quand jusqu’aux profondeurs les plus mornes, j’éclaire
L’immense tremblement de l’horizon confus,

dans le Colosse de Rhodes de Victor Hugo est le surjet le plus saisissant que je connaisse. Le mot en surjet figure littéralement, tendue d’un geste véhément et sûr, dans la nuit (la nuit que rendent la fuite et le vide de la muette antépénultième) au poing du géant de bronze, la torche de feu. Il la suspend sur la fusion d’assonances où le second vers mêle et fait flotter, avec les lointains, le mystère d’une étendue liquide et noire.

Mallarmé emploie ce surjet de façon vivante, sûre, imagée.

Se traînent va, moins pour chauffer sa pourriture
Que pour voir du soleil sur les pierres, coller

Les poils blancs et les os de sa maigre figure
Aux fenêtres...

(Les Fenêtres.)

L’azur
Séraphique sourit dans les vitres profondes

(Hérodiade.)

Si clair,
Leur incarnat léger, qu’il voltige dans l’air

(L’Après-Midi.)

Les deux coupes souvent s’impliquent, détachant toutes deux à la fois, le surjet à la rime doublement, les mots qui font image.

Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise.

Les voici l’une et l’autre dans un vers d’Anniversaire

Qui cherche, parcourant le solitaire bond
Tantôt extérieur de notre vagabond
Verlaine? Il est caché parmi l’herbe, Verlaine

À ne surprendre que naïvement d’accord
La lèvre sans y boire ou tarir son haleine
Un peu profond ruisseau calomnié la mort.

En dehors de ces coupes classiques, Mallarmé en a parfois de personnelles, d’une subtilité délicieuse.

Serein, je vais choisir un jeune paysage
Que je peindrais encore sur les tasses, distrait.

(Las de l’amer repos.)

Distrait, au bout du second vers, vu à travers l’épaisseur dense de la phrase intermédiaire qui s’allonge, ne vous paraît-il point exactement, comme d’une lune dans un lac, le reflet de serein ? Tous deux contraires et pourtant de même sens, l’un substantiel et l’autre irréel, l’un du poète en lui-même, vrai, l’autre du poète en face des choses, qui les nie ?

La variété de ces coupes implique naturellement une grande mobilité de la césure. Mallarmé n’hésite pas (Banville l’y autorisait) à supprimer complètement la césure classique.

Que se dévêt, pli selon pli, la pierre veuve.

(Remémoration.)

La césure trimère que Victor Hugo fit sienne, revient heureusement chez Mallarmé comme chez les autres Parnassiens.

Des pâles lys qui sont en moi, tandis qu’épris

(Hérodiade.)

À me peigner nonchalamment dans un miroir

(Id.)

Dans les clartés et les frissons, ô pierreries

(L’Après-Midi.)

On prolongerait peut-être stérilement ces remarques sur les coupes et les césures. C’est en effet méconnaître un peu leur fonction que les étudier isolément. Dans le vers brisé, et chez Mallarmé surtout, une page a un dessin d’ensemble formé par la série des coupes successives. Je prends pour exemple sept vers d’Hérodiade, où chaque image, chaque mouvement, sont rendus par la coupe propre du vers, avec laquelle les assonances semblent faire corps, et où ces coupes forment, comme les courbes d’une statue, un ensemble plastique harmonieux.

Je m’arrête, rêvant aux exils, et j’effeuille,
Comme près d’un bassin dont le jet d’eau m’accueille,
Les pâles lys qui sont en moi, tandis qu’épris
De suivre du regard les languides débris
Descendre, à travers ma rêverie, en silence,
Les lions, de ma robe écartent l’indolence
Et regardent mes pieds qui calmeraient la mer.

Vers I. — 4-5-3. L’arrêt est indiqué par la césure prématurée après la 4e, par la dissonance de la muette qui termine le premier membre et de la longue qui commence le second. Le second membre allonge l’arrêt même en rêverie immobile, et le dernier par la rime le clôt de deux mains frêles d’où choient légèrement des pétales.

II. — 6-6. Grandes orgues de l’alexandrin classique, qui étend la nappe idéale d’un bassin, d’une eau plane où monte seul le jet d’eau de la rime.

III. — 4-4-4. Trois pétales de lys qui tombent.

IV. — 6-6. Long vers assombri, aggravé d’assonance et d’allitération, qui disent une chute impassible et lente dans l’obscurité.

Sous la lourde prison de pierres et de fer
Où de mes vieux lions traînent les siècles fauves.

Sa facture (coupe, assonance, allitération) est identique à celle du premier de ces deux, sept vers plus haut, et il en rappelle le motif.

V. — 2-7-3 (ou, si l’on veut, 3-7-3 d’un vers de treize syllabes). La césure médiane annulée en fait par les deux césures latérales. La chute des fleurs symboliques est rendue par les deux membres extrêmes. Et voici dans les sept syllabes centrales le milieu de rêverie où sous les yeux des lions les pétales tombent, suspendus, arrêtés un instant comme l’indique la longueur de ce membre moyen. L’assonance de descendre et de silence, au début et à la fin, n’est-ce pas la même feuille de lys glissant, syllabe blanche qui se retrouve après avoir, disparaissant, traversé la rêverie d’Hérodiade ?

VI. — 3-3-6, la césure marquée par la virgule demeurant capitale. Elle paraît, cette césure, le mufle même de lion qui écarte la robe tombant en neuf syllabes avec une majesté hiératique et roide, sous les pierreries musicales des accents.

VII. — 6-6. Le grand vers plan, tout calme, que termine, à la rime, par une nécessité harmonieuse, l’évocation de la mer. Deux pieds nus, ces hémistiches, de chair ivoirine et pure, que désignent les deux gemmes jumelles de l’assonance, que reçoit sur un pavé de marbre uni l’ample allitération, et qui portent, comme la princesse, toute la phrase des sept vers.

Cette anatomie de l’alexandrin chez Mallarmé n’est pas complète encore. Il existe en effet dans le vers régulier, classique, dans cette combinaison d’éléments auditifs et visuels qui a commandé notre poésie, une unité supérieure au vers. La loi de la rime fait que cela seul serait vers qui comporterait un distique. Mais la loi de succession des rimes dites féminines et masculines double cette mesure et fait que cela seul est pleinement vers qui comporte un quatrain, deux vers de douze syllabes et deux vers de douze ou treize. De sorte que l’unité élémentaire, le microcosme complet de la versification alexandrine classique est un organisme de quarante-huit à cinquante syllabes. Un poème n’est qu’une société de ces organismes individuels, qu’il faut étudier en même temps que le vers.

La stance de quatre alexandrins tire en partie, je crois, son effet sculptural, plastique, de ce qu’elle présente dans toute sa netteté et tout son jour cette individualité originelle, achevée, harmonieuse de corps vivant, sculptée à la fois par les blancs visuels et par les arrêts prévus de la voix. Dans le sonnet elle se conclut très logiquement par les tercets : leur fonction de mouvement ramené et de voile carguée est, vis-à-vis de la stance, celle même qui appartient au pentamètre dans le distique latin ou à l’octosyllabe dans l’ïambe de Chénier.

Les terze rime qui laissent une place vide pour appeler le membre suivant et entretenir le mouvement, comme un cycle qui ne tient debout qu’en ne s’arrêtant pas, sorte de forme plastique qui défaille et se résoud en nombre oratoire, font bien, par leur contraste, saisir ce rôle achevé, calme, décisif, apollinien, du quatrain.

Les Parnassiens l’ont amené à une perfection si banale qu’entre les mains des poètes médiocres d’aujourd’hui, il rappelle ce qu’était devenu chez les versificateurs du xviiie siècle l’alexandrin de Boileau.

Mallarmé en a usé avec une grande liberté. On sait qu’il finit par n’écrire presque plus que des sonnets. Mais les poèmes du premier Parnasse, les Fenêtres, les Fleurs, l’Azur, nous le montrent assouplissant la stance quaternaire selon le génie moteur qui est celui de sa poésie, la rejetant sur la stance suivante, la déversant vers le rythme de la terza rima ou celui de sonnets. La limite de l’effort, chez les évadés du Parnasse, Verlaine et Mallarmé, comportait la stance à rejet, analogue au vers à rejet. Rien de plus différent du cadre rigide, de la plastique conventionnelle où Leconte de Lisle enferme la sienne.

De ce point de vue, que l’on compare même sa stance fermée, à l’intérieur de laquelle demeure presque toujours une ondulation et un mouvement, avec la stance des poètes plastiques. Lisez dans Baudelaire celle-ci, d’une perfection rythmique au delà de laquelle il n’y a rien :

Mes baisers sont légers comme ces éphémères
Qui caressent le soir les grands lacs transparents ;
Mais ceux de ton amant creuseront des ornières,
Comme des chariots ou des socs déchirants.

(Femmes Damnées.)

C’est l’élargissement de l’ïambe originel à une unité de cinquante syllabes : commandés par le sujet même, deux vers d’abord qui sont, comme une brève, faits de douceur, avec des allitérations molles et glissantes ; deux vers ensuite qui se renforcent et s’allongent de sonorités graves ; l’apparente faiblesse de la rime féminine devient même un effet saisissant : sur la syllabe accentuée d’ornières, pèse, au contraire de l’effleurement d’éphémères, une main rude, comme sur un soc de charrue. Si c’était le lieu, je montrerais dans cette stance, dans cette personne rythmique, comme sous une ruche de verre, en un chœur harmonieux et complet, toutes les puissances élémentaires de la poésie française.

Voyez, à côté, cette stance de Mallarmé dans les Fenêtres :

Et la bouche, fiévreuse et d’azur bleu vorace
Telle, jeune, elle alla respirer son trésor,
Une peau virginale et de jadis ! encrasse
D’un long baiser amer les tièdes carreaux d’or.

Pareillement belle, elle est très différemment construite, implique un mouvement, une sinuosité : les deux vers à temps fort sont le premier et le dernier, les deux vers à temps faible, compris entre eux, et dont le second défaille avant la rime, évoquent de leur douceur le passé et le rêve. Du surjet encrasse, tombe avec lourdeur ce baiser long, dans un vers de six ïambes. Ainsi, sous le même visage presque de beauté fraternelle, apparaissent dans les deux stances deux poésies de directions contraires.

Mallarmé a usé fréquemment du vers de huit syllabes. Ce vers est bien loin de comporter les mêmes variations que l’alexandrin. Mallarmé pas plus que les Parnassiens eux-mêmes ne l’a employé dans la grande strophe lyrique de Ronsard et de Malherbe, de Lamartine et d’Hugo : il y faut des poumons oratoires qu’il ne possédait pas. Nous pouvons même ici évoquer cette strophe comme l’antipode de son métier poétique. Mais la petite stance courte de la Prose et de certains sonnets se ressent de la discipline que lui donnèrent les Émaux et Camées : de la plénitude et de la densité à la grâce légère et à la souplesse, elle se révèle apte à des expressions très diverses.

Le travail poétique de Mallarmé, dans ce qu’il a d’intime, sera peut-être mieux compris, à l’examen de quelques variantes. Je choisirai deux poèmes : l’un antérieur au premier Parnasse, le Guignon dont Jules Lomaître appela la première version « à peu de chose près un chef-d’œuvre », — et un sonnet de la dernière période.

Le Guignon est un poème en terza rima. Gautier avait, pour le même sujet, employé le même rythme dans Ténèbres, dont voici quelques tercets. (Le Guignon a été conçu presque certainement comme une suite et une contre-partie de Ténèbres.) Il s’agit de ceux qui n’ont pas de chance, et particulièrement des « poètes maudits ».

S’il éclot quelque chose au milieu de leur vie,
Une petite fleur sur leur pâle gazon,
Le sabot du vacher l’aura bientôt flétrie.

L’aigle, pour le briser, du haut du firmament,
Sur leur front découvert lâchera la tortue,
Car ils doivent périr inévitablement.

Après la vie obscure une mort ridicule ;
Après le dur grabat une mort sans repos
Au bord d’un carrefour où la foule circule...

Sur son trône d’airain le Destin qui les raille
Imbibe leur éponge avec du fiel amer,
Et la nécessité les tord dans sa tenaille...

La tombe vomira leur fantôme odieux,
Vivants ils ont servi de bouc expiatoire ;
Morts ils seront bannis de la terre et des cieux.

Je vais reproduire les deux poèmes de Mallarmé, plaçant l’une après l’autre chaque version de chaque tercet[11]. La première version fut publiée par Verlaine en 1885 dans les Poètes Maudits comme pièce de jeunesse antérieure au premier Parnasse : sans doute ce texte était-il lui-même retouché, et en suppose-t-il un premier qui nous rendrait, si nous l’avions, la comparaison plus intéressante. (Les tercets en italique sont les plus anciens, ceux des Poètes Maudits, les autres ceux

définitifs des Poésies.)
I

Au-dessus du bétail écœurant des humains
Bondissaient par instants les sauvages crinières
Des mendieurs d’azur perdus dans nos chemins.

Au-dessus du bétail ahuri des humains
Bondissaient en clartés les sauvages crinières
Des mendieurs d’azur le pied dans nos chemins.

II

Un vent mêlé de cendre effarait leurs bannières
Où passe le divin gonflement de la mer
Et creusait autour d’eux de sanglantes ornières.

Un noir vent sur leur marche éployé pour bannières
La flagellait de froid tel jusque dans la chair
Qu’il y creusait aussi d’irritables ornières.

III

La tête dans l’orage ils défiaient l’Enfer.
Ils voyageaient sans pain, sans bâtons et sans urnes,
Mordant au citron d’or de l’idéal amer.

Toujours avec l’espoir de rencontrer la mer,
Ils voyageaient sans pain, sans bâtons et sans urnes,
Mordant au citron d’or de l’idéal amer.

IV

La plupart ont râlé dans des ravins nocturnes,
S’enivrant du plaisir de voir couler son sang.
La mort fut un baiser sur ces fronts taciturnes.

La plupart râla dans les défilés nocturnes,
S’enivrant du bonheur de voir couler son sang,
Ô Mort, le seul baiser aux bouches taciturnes !

V

S’ils sont vaincus, c’est par un ange très puissant
Qui rougit l’horizon des éclairs de son glaive.
L’orgueil fait éclater leur cœur reconnaissant.

Leur défaite c’est par un ange très puissant
Debout à l’horizon dans le nu de son glaive :
Une pourpre se caille au sein reconnaissant.

VI

Ils tettent la douleur comme ils tétaient le rêve.
Et quand ils vont rythmant leurs pleurs voluptueux,
Le peuple s’agenouille et leur mère se lève.

Ils tettent la douleur comme ils tétaient le rêve,
Et quand ils vont rythmant des pleurs voluptueux
Le peuple s’agenouille et leur mère se lève.

VII

Ceux-là sont consolés étant majestueux.
Mais ils ont sous les pieds des frères qu’on bafoue,
Dérisoires martyrs d’un hasard tortueux.

Ceux-là sont consolés, sûrs et majestueux ;
Mais traînent à leurs pas cent frères qu’on bafoue,
Dérisoires martyrs de hasards tortueux.

VIII

Des pleurs aussi salés rongent leur pâle joue,
Ils mangent de la cendre avec le même amour ;
Mais vulgaire ou burlesque est le sort qui les roue.

Le sel pareil des pleurs ronge leur douce joue,
Ils mangent de la cendre avec le même amour,
Mais vulgaire ou bouffon le destin qui les roue

IX

Ils pouvaient faire aussi sonner comme un tambour
La servile pitié des races à voix ternes,
Égaux de Prométhée à qui manque un vautour.

Ils pouvaient exciter aussi comme un tambour
La servile pitié de races à voix ternes,
Égaux de Prométhée à qui manque un vautour !

X

Non. Vieux et fréquentant des déserts sans citerne,
Ils marchent sous le fouet d’un squelette rageur,
Le Guignon, dont le rire édentê les prosterne.

Non, vils et fréquentant les déserts sans citerne,
Ils courent sous le fouet d’un monarque rageur,
Le Guignon, dont le rire inoui les prosterne.

XI

S’ils vont, il grimpe en croupe et se fait voyageur,
Puis, le torrent franchi, les plonge en une mare,
Et fait un fou crotté du superbe nageur.

Amants, il saute en croupe à trois, le partageur !
Puis le torrent franchi, vous plonge en une mare
Et laisse un bloc boueux du blanc couple nageur.

XII

Grâce à lui, si l’un chante en son buccin bizarre,
Des enfants nous tordront en un rire obstiné,
Qui, soufflant dans leurs mains, singeront sa fanfare.

Grâce à lui, si l’un souffle à son buccin bizarre,
Des enfants nous tordront en un rire obstiné,
Qui, le poing à leur cul, singeront sa fanfare.

XIII

Grâce à lui, s’ils s’en vont tenter un sein fané
Avec des fleurs par qui l’impureté s’allume,
Des limaces naîtront sur leur bouquet damné.

Grâce à lui, si l’une orne à point un sein fané
Par une rose qui nubile le rallume,
De la bave luira sur son bouquet damné.

XIV

Et ce squelette nain coiffé d’un feutre à plume
Et botté, dont l’aisselle a pour poils de longs vers,
Est pour eux l’infini de la vaste amertume.

Et ce squelette nain coiffé d’un feutre à plume
Et botté, dont l’aisselle a pour poils vrais des vers,
Est pour eux l’infini de la vaste amertume.

XV

Et si rossés, ils ont provoqué le pervers,
Leur rapière en grinçant suit le rayon de lune
Qui neige en sa carcasse et qui passe au travers.

Vexés ne vont-ils pas provoquer le pervers,
Leur rapière grinçant suit le rayon de lune
Qui neige en sa carcasse et qui passe au travers.

XVI

Malheureux sans l’orgueil d’une austère infortune,
Dédaigneux de venger leurs os de coups de bec
Ils convoitent la haine et n’ont que la rancune.

Désolés sans l’orgueil qui sacre l’infortune
Et tristes de venger leurs os de coups de bec,
Ils convoitent la haine, au lieu de la rancune.

XVII

Ils sont l’amusement des râcleurs de rebec,
Des femmes, des enfants et de la vieille engeance
Des loqueteux dansant quand le broc est à sec.

Ils sont l’amusement des râcleurs de rebec,
Des marmots, des putains et de la vieille engeance
Des loqueteux dansant quand le broc est à sec.

XVIII

Les poètes savants leur prêchent la vengeance
Et ne sachant leur mal et les voyant brisés
Les disent impuissants et sans intelligence.

Les poètes bons pour l’aumône ou la vengeance,
Ne connaissant le mal de ces dieux effacés
Les disent ennuyeux et sans intelligence.

XIX

« Ils peuvent sans quêter quelques soupirs gueusés,
Comme un buffle se cabre aspirant la tempête,
Savourer à présent leurs maux éternisés.

« Ils peuvent fuir ayant de chaque exploit assez,
« Comme un vierge cheval écume de tempête
« Plutôt que de partir en galops cuirassés.

XX

« Nous soûlerons d’encens les Forts qui tiennent tête
Aux fauves séraphins du mal ! Ces baladins
N’ont pas mis d’habit rouge et veulent qu’on s’arrête ! »

« Nous soûlerons d’encens le vainqueur dans la fête !
« Mais eux, pourquoi n’endosser pas, ces baladins,
« D’écarlate haillon hurlant que l’on s’arrête ! »

XXI

Quand chacun a sur eux craché tous ses dédains,
Nus, ensoiffés de grand et priant le tonnerre,
Ces Hamlet abreuvés de malaises badins

Vont ridiculement se pendre au réverbère.

Quand en face tous leur ont craché les dédains,
Nuls et la barbe à mots bas priant le tonnerre,
Ces héros excédés de malaises badins

Vont ridiculement se pendre au réverbère.

Il y a là un travail de reprise minutieuse, qui ne peut d’ailleurs toucher au dessin du poème ni aux rimes, une sorte de stoppage poétique, dont on suivra curieusement le détail.

I. — Le premier vers substitue une épithète expressive à un terme banal, ici prématuré. Les deux suivants apportent une correction que l’on retrouvera constamment dans la suite, celle du substantif, qui remplace une locution adverbiale ou une épithète, et qui, au lieu de préciser et de développer une image, en ajoute une nouvelle : le vers prend ainsi plus de concentration, de couleur et de nerf. On reconnaît ce dépouillement excessif du mode oratoire, ce procédé de notations piquées et de courbes imprévues qui constitue de plus en plus la syntaxe de Mallarmé.

II. — Même accumulation d’images discontinues qui remplace une image développée. Des épithètes vagues et banales font place à ces images empilées et vues par leur tranche. L’image de mouvement au premier vers est devenue plus intense, s’est matérialisée dans un geste de plus ample audace, le vers est d’un métal plus sombre et plus sonore. La cheville du troisième vers, détestable d’abord, s’est atténuée sans disparaître.

III. — Le tercet primitif ne se tenait pas, débutait par un vers banal, chevillé, sans lien avec les deux autres. Par la rime de mer, que laisse disponible la variante du tercet précédent, le poète unit ce premier vers aux images de voyage qu’évoquent les deux suivants. Il est bien fondu, et, comme une cloche sous le doigt, résonne de sa belle allitération. La cheville des urnes a subsisté. À la perfection du troisième vers, mûri en un fruit définitif, nul changement possible.

IV. — L’allitération du vers précédent ne pouvait se répéter. L’ouvrier la brise par la coupe inaccoutumée, par l’accent mis sur la pénultième de l’hémistiche, dans un étranglement significatif. Ce vers pénible rend l’image avec une expression plus saisissante que celle du vers qu’il remplace. Dans le second vers bonheur à la fois plus juste et plus sonore est substitué à plaisir. Le troisième vers, en une variante que l’on retrouvera plusieurs fois encore, écarte le verbe par cette chasse à l’auxiliaire qui marque une écriture poétique méticuleuse.

V. — Dans le premier vers, encore, le nom substitué au verbe : du même coup disparaissent du premier hémistiche une allitération désagréable de sifflantes et une accentuation défectueuse. L’image incohérente du deuxième vers, la facture un peu lâche et le son sans écho font place à un vers éclatant, d’un jet comme un glaive. Le troisième met, en place d’un sentiment exprimé, une image plastique dont le verbe se condense et s’arrête presque dans un sens substantif.

VI. — Ce beau tercet d’un mouvement si classique et si pur ne comportait qu’une correction, celle à leurs pleurs, cacophonique.

VII. — Le premier vers, plat, avec ses deux auxiliaires, est relevé et nourri. Le deuxième pareillement : l’auxiliaire y disparaît et l’image de mouvement le reprend dans le rythme des précédents tercets. D’une version à l’autre, les mots ont peu changé, l’accentuation est toute différente. Au premier hémistiche trois ïambes[12] ont succédé à deux anapestes, et cette substitution d’accents exprime mieux encore que la substitution de mots l’image de mouvement hasardeux et piteux.

VIII. — Le premier vers de la version antérieure était déjà beau. La correction lui a donné cependant plus de poids et plus de régularité rythmique. La rencontre des sifflantes a disparu : les deux labiales allitérées ont été rapprochées en un même hémistiche, de sorte que, par un procédé habituel à tout poète d’oreille délicate, un hémistiche allitéré équilibre un hémistiche assonancé. L’auxiliaire tombe du troisième vers.

IX. — Même rencontre de sifflantes, au premier vers, effacée. Elle est remplacée par une allitération de dentales qui met dans le vers les deux baguettes du tambour. Voyez comme exciter la pitié, terme courant, est relevé dans le vers par le seul rôle rythmique, allitérant, d’exciter.

X. — Des deux premiers mots, la juxtaposition de deux fortes, contraire, à moins d’effet spécial, au génie du vers, a été supprimée (le point obligeait à accentuer non). De même l’allitération à contre sens qui commençait l’hémistiche suivant. Correction d’euphonie, encore, aux deux autres vers. D’ailleurs édenté s’accordait peu à l’image de prosterne, laquelle reste encore une cheville.

XI. — Force était bien que ce tercet fût refait. S’ils vont, après Ils marchent, ne signifiait rien. Il grimpe en croupe est une allitération discutable. Se fait voyageur est une cheville et une platitude. Il a fallu, pour que le vers fût bon, changer, avec l’idée, le mot à la rime. De là le troisième vers qui remplace, splendide, un alexandrin insignifiant. Dans ce tercet achevé, le raccourci des images pressées ne brouille pas une des pures lignes qui font sa perfection plastique.

XII. — Le mot propre passe du troisième vers au premier, laissant place à un vocable expressif qui a sa place dans la figure pittoresque du poème et nous évoque Saint-Amand.

XIII. — Ce tercet suivrait plus naturellement, dans la seconde version, le onzième. Mais le jeu des rimes empêchait de le déplacer. Ainsi le stoppage reste par places visible. Ici encore les verbes et les noms abstraits font place à des substantifs et à des images concrètes. Le poète refond, soutient et nourrit son vers en le chargeant d’images. Les deux versions, surtout, du second vers sont caractéristiques. Sur le troisième vers s’atténue le mauvais goût naïf de l’image première.

XIV. — Sur le second vers même correction.

XV. — Le premier vers, d’une version à l’autre, gagne, par l’allitération, en soudure et en unité. Le deuxième vers s’allège d’une syllabe inutile qui, en l’alourdissant, contrariait l’image. Celle-ci est d’un pittoresque qu’aurait envié à Mallarmé le poète truculent des Visions.

XVI. — Le premier vers, dans les deux versions, est bien venu. C’est leur banalité plutôt que leur poids rythmique qui a amené le poète à changer les mots. Il a, cette fois, introduit, au lieu d’une épithète, un verbe qui fait image. Au premier hémistiche du second vers, comme précédemment (tercet VII), certaine impression peut-être d’ennui fait remplacer les deux anapestes par trois ïambes. Du troisième vers un auxiliaire tombe, dont la syllabe cède la place à une autre plus accentuée.

XVII. — Dans le deuxième vers deux mots plus pittoresques, au lieu de deux signes de langage courant : même remarque qu’au tercet XII.

XVIII. — D’un tercet médiocre, n’en est pas sorti un très bon. Du premier vers le sens, sur la même rime, fait un tête-à-queue qui n’améliore rien. La coupe disloque le vers sans raison. Le deuxième vers s’est amendé assez bien d’une mauvaise cheville. Ennuyeux, auquel Baudelaire avait su rendre un sens ancien effacé par l’usage, remplace impuissants assez à propos, et rectifie un vers léonin.

XIX. — Même rectification au premier vers. Très vagues étaient d’abord les images de ce tercet, et d’un vers à l’autre les sautes de la métaphore paraissaient à peu près ridicules. Tout cela n’a pas disparu à la correction. Le deuxième vers montre une image plastique transformée, selon le génie de Mallarmé, en une image de mouvement. Le troisième vers, dans la première version, détonnait étrangement à côté de l’animal évoqué par le second. Mallarmé l’a reconnu, a fondu les métaphores des deux vers, ce qui n’empêche pas galops cuirassés d’être mauvais.

XX. — L’image informe de fauves séraphins ne valait rien. Cette surcharge vaine s’atténue dans la refonte, le tercet devient net et sobre. Le dernier vers, d’abord insignifiant, prend par l’assonance et l’allitération un éclat imitatif.

XXI. — Médiocre, le dernier tercet est resté médiocre. Tout poème un peu long de Mallarmé finit par choir de cette manière embarrassée. Le premier vers, qui était bon, a été modifié selon la coupe qui accentue la cinquième syllabe, probablement par une velléité imitative, tous partant d’avance comme quelque crachat. Je ne sais dans lequel des deux textes le deuxième vers est le plus mauvais. Dans le troisième vers entrait difficilement le Hamlet que, sans la raison d’harmonie, Mallarmé sans doute aurait préféré garder. Excédés est plus juste qu’abreuvés et, par l’allitération, soutient le vers. Le vers isolé de la fin, qui achève le poème sur une belle assonance, résumant le motif de la marche à la mort ridicule, ne pouvait être touché. Peut-être l’imagination typographique de Mallarmé s’est-elle plu à voir, dans cette conclusion rythmique de la terza rima, dans cette ligne rejetée et roide où le poème s’étrangle, l’image de la branche lanternée à laquelle, en effet, pendre

Le poète impuissant qui maudit son génie.

Ce moule incomplet du tercet, toujours boiteux, ne pouvant se tenir sur ses trois pieds, appuyé sur ses deux voisins, paraît bien la figure mutilée et malchanceuse de la classique stance quaternaire. Il est étrangement consubstantiel au sujet même du Guignon. Le dernier tercet seul trouve le quatrième pied sur lequel tenir, le trait final sur lequel aussi tient et s’arrête le mouvement des autres, — et c’est la mort.

On ferait la même comparaison entre les versions des terze rime intitulées d’abord le Mendiant, puis À un Pauvre, et ensuite Aumône; entre celles aussi du Placet Futile. Je m’arrêterai seulement aux textes successifs de ce sonnet : je cite le plus ancien d’abord :

Toujours plus souriant au désastre plus beau,
Soupirs de sang, or meurtrier, pâmoison, fête ! —
Une millième fois avec ardeur s’apprête
Mon solitaire amour à vaincre le tombeau.

Quand de tout ce coucher pas même un cher lambeau
Ne reste, il est minuit, dans la main du poète,
Excepté qu’un trésor trop folâtre de tête
Y verse sa lueur diffuse sans flambeau

La tienne, si toujours frivole ! c’est la tienne,
Seul gage qui des soirs évanouis retienne
Un peu de désolé combat en t’en coiffant

Avec grâce, quand sur les coussins tu la poses
Comme un casque guerrier d’impératrice enfant
Dont pour te figurer il tomberait des roses

Victorieusement fui le suicide beau
Tison de gloire, sang par écume, or, tempête !
Ô rire si là-bas une pourpre s’apprête
À ne tendre royal que mon absent tombeau.

Quoi ! de tout cet éclat pas même le lambeau
S’attarde, il est minuit, à l’ombre qui nous fête
Excepté qu’un trésor présomptueux de tête
Verse son caressé nonchaloir sans flambeau,

La tienne, si toujours le délice ! la tienne
Oui seule qui du ciel évanoui retienne
Un peu de puéril triomphe en t’en coiffant

Avec clarté quand sur les coussins tu la poses
Comme un casque guerrier d’impératrice enfant
Dont pour te figurer il tomberait des roses.

Le motif des deux sonnets est, si l’on veut, la contre-partie des vers de Victor Hugo

Quand on est jeune on a des matins triomphants
Le jour sort de la nuit comme d’une victoire.

« Matins triomphants » que je retrouve tout frais dans les vers de Verlaine (je les cite comme Ténèbres de Gautier, pour que l’on repère mieux la poésie de Mallarmé).

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.

J’arrive, tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue à vos pieds reposée
Rêve des chers instants qui la délasseront.

Le sonnet de Mallarmé, dans ses deux épreuves, est un « soir triomphant », un minuit. Le poète a derrière lui, dans son souvenir, le jour disparu et le soleil éteints, et il les revoit, cette nuit, dans une tête abandonnée.

Le premier vers, d’abord, conçu à peu près selon la poésie coutumière, mettait le poète devant les feux du couchant, le « désastre ». Peut-être le trouva-t-il de forme et d’évocation trop faciles, un peu vaines. Il le remplace par un vers purement mallarméen, un ablatif absolu, de beaux vocables juxtaposés, sans syntaxe, qui réalisent, qui « font » un coucher de soleil au lieu de le peindre. Suicide, pour désigner le soleil qui meurt de lui-même dans sa gloire est une essence de périphrase qu’il faut presque deviner. Le vers devient alors original et magnifique. L’ampleur du long adverbe nuancé, dans la voix, d’un accent d’or, brûlé comme un couchant qui tient tout l’horizon ; l’assonance sur la voyelle contractée ; puis le monosyllabe final familier à Mallarmé, qui, tombant de la brève, clôt le vers comme s’il équilibrait par son poids l’adverbe d’or auparavant déployé, — tout cela est extrêmement supérieur au vers fort bon, mais de production ordinaire et courante, qui commençait le premier sonnet.

Le second vers répand, par des images moins virtuelles, plus sensibles, cette même coulée de la lumière. Dans le premier texte, aucun des quatre membres ne faisait image : ils étaient, sauf le dernier, presque des signes abstraits. Ceux du second suscitent au contraire une vision confuse, mais triomphale. Le vers éclate comme

Trompettes tout haut l’or pâmé sur les velins

et n’a comme lui qu’une valeur musicale et sensuelle. Chacun des quatre membres pend en une nuée incertaine et glorieuse. Au contraire de la version première, il a pour espace et pour atmosphère les demi-muettes où ces nuées paraissent se dégrader et se fondre, gloire, écume, tempête. — Le premier texte plaçait or de façon à lui enlever, par le voisinage de la syllabe accentuée et de l’r qui le suit, toute résonance et tout lointain. L’artifice de l’accentuation et de la ponctuation fait dépasser réellement au vers définitif, en lui donnant six accents forts, le compte apparent de treize syllabes, la finale d’écume et celle d’or étant comptées dans la voix au même titre que celle de gloire : le coucher de soleil s’épanouit, flotte et poudroie dans son rythme propre en débordant le rigide vase syllabique qui le porte.

Le troisième vers, lui aussi, l’image tout à fait changée, est devenu plus riche, plus étoffé, plus musical. Une millième fois a été trouvé par Mallarmé sans doute un peu plat et un peu étrangement précis... L’image qui termine le quatrain a été, du lit, tournée vers le couchant du jour. Comme d’ordinaire, le vers que caresse avec le plus d’amour le poète comporte une assonance et une allitération. L’« ardeur », exprimée matériellement dans le premier texte, ici est indiquée par la plus souple allusion : tout ce couchant dont les funérailles ont fêté le poète n’emporte rien de lui, laisse sa passion, sa « flamme » (on peut reprendre le mot intact en le sens du xviie siècle) toutes vivantes pour l’aimée.

Au quatrième vers, solitaire faisait un beau mot, mais l’épithète était vague et un peu usée. Le tombeau n’est plus vaincu, mais simplement il n’existe pas, inconsistant et noblement chimérique ainsi que les nuées du soir.

Les deux premiers vers du second quatrain, la seconde fois, l’emportent en plénitude et en gravité sur la première épreuve. Le premier vers, comme nocturne, poutre miroitante d’ébène, se condense, s’assombrit d’assonances graves : comparez-le à ce que donnait précédemment une allitération peu agréable de chuintantes. Les images d’ailleurs ne changent plus désormais, les deux sonnets concordent dans le dessin de leur figure.

Le deuxième vers, comme le premier, dont il porte le rejet, a été renforcé d’accents plus graves. S’attarde coule du bronze dans l’espace rythmique, insuffisamment rempli par ne reste. D’abord les quatre vers de ce quatrain étaient en totalité claire. Dans la seconde version, les deux premiers vers, qui expriment un minuit ténébreux, ont été accentués autrement que les deux derniers, qui portent avec la tête aux cheveux dénoués un souvenir du soleil ; les a et les longues comme ombres y disparaissent.

Ainsi le troisième vers est tout en assonances sur e et en allitérations de t. Folâtre avec sa voyelle sombre a été éliminé ; mais déjà dans le vers primitif figurait la même allitération. Toute la suavité sensuelle du vers corrigé tient à la combinaison de ses voyelles et de ses consonnes. Dans un vers, on s’en souvient, les voyelles sont la chair et les consonnes la charpente. Or ici il s’agit de mettre en la voix du lecteur, comme sur l’oreiller où elle pose, la tête aimée que le vers évoque, ou plutôt qu’il est. L’allitération même du mot tête tient alors le vers tout entier, et ses consonnes ne figurent-elles pas dans la voix la dureté de cette boîte osseuse immédiatement sentie et pesante à la main qui la porte ? Les voyelles adoucies, les assonances claires, le contour de joue que font les accents onduleux et pleins de présomptueux, mettent sur ces os la floraison fraîche d’une chair vivante. Et par la sonorité de trésor, qui termine l’hémistiche, ne voyez-vous pas du jeune visage tomber, dénouée, syllabe métallique, la chevelure dorée ?

Du quatrième vers les deux leçons expriment mêmement la mollesse abandonnée de la tête, la première par sa coupe, par le rejet de diffuse sur le second hémistiche. Probablement Mallarmé trouva diffuse et lueur trop descriptifs et pas assez évocatoires. Dans la seconde leçon, le mouvement de fluence et de caresse part de la longue qui commence le vers : le dactyle initial devient alors fort expressif, et le vers prend plus d’ampleur voluptueuse.

Le premier vers des tercets laisse tomber frivole comme banal et peu suggestif, remplace l’épithète morale par un mot sensuel, le délice, qui s’incorpore au vers par l’assonance. Frivole ! d’ailleurs s’en détachait joliment, tête menue sur l’oreiller.

Le deuxième vers était déjà, dans le premier sonnet, un beau vers. Il devient, dans le second, bien plus curieusement mallarméen. L’assonance de oui et d’évanoui est comme la figure rythmique de l’affirmation. C’est le « je le maintiens » exprimé par la seule langue musicale de l’assonance ; le retienne est dans la chair même du vers avant de s’exprimer à la rime.

Le dernier vers de ce tercet se substitue à un vers assez mauvais. Désolé combat n’apporte qu’une image obscure ; puéril triomphe associe l’éclat de la chevelure à une tête mutine et mignonne.

Au premier vers du tercet suivant, un mot imagé et sonore remplace un mot vague et même plat. Quant aux deux derniers ils ne pouvaient que rester parfaits, évoquant une mièvrerie de Ronsard ou de l’âge shakespearien.

Je termine ici ces analyses techniques. À ceux que ce mot à mot aurait impatientés, que ces minuties auraient fait sourire, je rappellerai trois vérités.

D’abord tout ce détail complexe, cette orchestration du vers ne sont pas spéciaux à Mallarmé, sont tout simplement le métier poétique lui-même. Il n’y a pas de vers français sans ce jeu instinctif d’accentuation, d’allitération, d’assonance. Une analyse pareille pourrait porter sur n’importe quelle série de vers de Malherbe ou de Racine, de Victor Hugo ou de Verlaine.

Ensuite toute étude sur un poète quelconque devrait admettre à titre d’épreuve ou d’exemple un essai de ce travail méticuleux. Un poète comme un peintre relève d’une technique au nom de laquelle on doit d’abord l’étudier. Je suis presque certain d’avoir, sur ces matières délicates, commis des erreurs : j’espère que de mieux armés les rectifieront. Il en est même une qu’on a peut-être déjà remarquée, et que je signale. Dans ma comparaison entre les variantes des deux poèmes qui précèdent, j’ai dû admettre que la seconde version était toujours un progrès sur la première, et mon analyse a pu paraître un dénigrement systématique, un peu injuste, de celle-ci. Ce n’est de ma part qu’une hypothèse commode pour faciliter le rapprochement des variantes et leur trouver une raison d’être. Mallarmé d’ailleurs a mis une telle piété à son rare et fervent travail, que, s’il est un poète qui ne doive pas être abordé par la voie large et avec les lieux communs de la critique superficielle, c’est lui.

Enfin il ne faudrait pas m’accuser de prêter à faux des intentions. Qu’il s’agisse de sujet, de rythme, de rime, de coupe, nous ne dirons pas d’abord que le poète les a cherchés, mais seulement qu’il les a trouvés. Et ensuite nous réfléchirons que trouver et chercher ne se séparent qu’à l’analyse et pour le langage, non dans la réalité. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. » Et pareillement, inversement, on ne trouve que ce qu’on a, d’une façon ou d’une autre, cherché, ne fût-ce qu’en éliminant des trouvailles antérieures.

Il n’y a chez Mallarmé aucune particularité technique nouvelle, et lui-même savait bien que l’alexandrin avait été exploité par Hugo jusqu’aux limites de ses puissances. Son métier est celui d’Hugo et du Parnasse. Et pourtant il se trouve, peut-être par sa poétique, sûrement par son influence et ses préoccupations, sur une frontière. Quelques jours après la Révolution de 1830, Eckermann vit Goethe violemment ému par des nouvelles de Paris et hasarda une réflexion sur les événements politiques. « De quelles vétilles parlez-vous là? » s’écria Goethe. Il s’agissait pour lui d’une discussion à l’Académie des sciences entre Cuvier et Saint-Hilaire. Pareillement, pour Mallarmé, le grand événement de l’époque où sa destinée le fit vivre fut celui-ci dont, à peine débarqué, pour conférences, en Angleterre, il jetait vite la nouvelle à ses auditeurs. « On a touché au vers ! » La naissance du vers libre préoccupa ses dernières années, le fit réfléchir beaucoup sur son art, et notre idée de son vers resterait incomplète si nous ne prêtions attention à ce qu’il pensa du vers libre[13].

Dans une note très substantielle[14], Mallarmé précise les limites et l’échec partiels de l’effort parnassien. Le Parnasse a constitué l’alexandrin dans toute la liberté et aussi toute la perfection de son mécanisme. « Il instaura le vers énoncé seul sans participation d’un souffle préalable chez le lecteur ou mû par la vertu de la place et de la dimension des mots. » Mais ce mécanisme achevé évolua à vide « selon des bruits perçus de volant et de courroie, trop immédiats ». Ce sont ces bruits qui nous fatiguent depuis que la perfection banale de l’alexandrin court les rues. Et surtout, matérialiste dans son principe, il eut « la prétention d’enfermer, en l’expression, la matière des objets ». Le vers parnassien était donc devenu une sorte de borne dure à dépasser. Mais le Parnasse lui-même est une province de l’empire hugolien, et Mallarmé marque avec justesse que la plénitude de l’alexandrin ayant été réalisée par Hugo, après lui il fallait autre chose. Alors « toute la langue, ajustée à la métrique, y recouvrant ses coupes vitales, s’évade, selon une libre disjonction aux mille éléments simples… La variation date de là : quoique, en dessous et d’avance, inopinément préparée par Verlaine, si fluide, revenu à de primitives appellations[15] ».

C’est justement que Mallarmé note en Verlaine, dans le Parnasse même, la direction d’affranchissement et de renouveau. Mais il ne cite pas, au même propos, un autre Parnassien qui fut lui-même. Seul, comme Verlaine et en même temps que lui, il assouplit la technique parnassienne par un emploi original et subtil du rejet et du surjet.

Dépourvu du génie oratoire, constituant sa poésie contre lui, ayant d’autre part l’imagination du mouvement, il a demandé aux ressources propres du vers la figure de ce mouvement. J’ai cité plus haut, sur la rime, un passage caractéristique, la rime « prenant », « rejetant » le métal du vers. Le « rejet » et le surjet, sortes de pentes sous une eau courante, continuent et confirment cet office, redoublent et dispersent dans le vers l’élément moteur de la rime, comme l’assonance et l’allitération redoublent et dispersent son élément sonore. Le fond du style poétique d’Hugo et du Parnasse demeure la période classique, ample et puissante, organique et charpentée, cercle qu’un mouvement emplit de sa gerbe. Très indépendamment l’un de l’autre et presque en même temps, Verlaine et Mallarmé substituent à ce cercle une arabesque, l’ampleur continuée et souple d’une phrase musicale, une fuite et une inquiétude du mouvement qui ne s’arrête pas au point où l’arrêt était attendu. Les sonnets de Verlaine, ses poèmes en stances de quatre vers, en offrent l’exemple le plus typique, précisément parce que ce mouvement contredit davantage les arêtes nettes de leur forme technique, par lui visiblement entraînée et disloquée. Les phrases de l’Après-Midi et d’Hérodiade réalisent avec une perfection plus retenue et plus sobre cette ligne de chair et de marbre vivant.

Si la tendance est la même, qui éclot chez Verlaine et Mallarmé, il faut noter pourtant une différence essentielle. Cette ondulation que Mallarmé ne demande qu’aux moyens anciens et strictement poétiques de la coupe, du rejet et du surjet, Verlaine la cherche constamment dans la répétition. Le mouvement repart sur un mot non rejeté, mais répété du vers ou de la strophe antérieure. La ductilité limpide et puérile de la poésie verlainienne nous y fait trouver un grand charme ; mais je ne saurais goûter un poème comme le Soir d’octobre — j’ignore pourquoi morceau anthologique — de Léon Dierx, où un procédé mécanique détruit en voulant les prolonger et les fixer cette souplesse, ce déroulement fluides.

C’est par ces tendances de Verlaine et de Mallarmé que la pente du vers romantique et parnassien lui-même conduisait naturellement au vers libre. Banville trouvait déjà insuffisante la réforme d’Hugo, d’ailleurs estimant que ce que le dieu n’avait pas fait nul désormais ne le pouvait entreprendre. Il regrettait que la césure n’eût pas sombré dans la révolution romantique. La césure de 1830 est comme la monarchie de Louis-Philippe un juste milieu. En tout cas le vers brisé la dispersait assez pour apparaître comme un vers libéré. Mais ce qu’il donnait de liberté à la césure, il le reportait en contrainte sur la rime. De sorte qu’à l’horizon de la césure libérée le vers libre apparaissait comme la conclusion d’un relâchement progressif, et que la rigueur de la rime riche rendait le vers libre probable comme une réaction nécessaire.

Le vers à rejet créait une opposition perpétuelle entre l’élément visuel et l’élément auditif du poème. « Les romantiques, dit M. Gustave Kahn dans la préface des Premiers poèmes, pour augmenter les moyens d’expression de l’alexandrin ou plus généralement du vers à jeu de syllabes pair, inventèrent le rejet qui consiste en un trompe l’œil transmutant deux vers de 12 pieds en un vers de 14 ou 15 et un de 9 ou 10 ». Ils ne l’inventèrent pas, ils le reprirent à Chénier et à Racine, et un Parnassien, pour qui le vers est constitué et terminé par la rime, ne comprendrait pas ces derniers mots de M. Kahn. Mais c’est que précisément le vers parnassien forme une entité visuelle, et cela d’autant plus que les rimes françaises existent pour l’œil autant que pour l’oreille. Le vers libre fut la réaction d’une poésie auditive contre la poésie visuelle, typographique, poussée à son excès par les bibliothécaires du Parnasse. Du moment où, au nom de l’oreille, on voyait dans deux vers de douze pieds à rejet un vers de quatorze ou quinze et un de dix, on était conduit au vers libre, et c’est ce qu’eussent les premiers déclaré les adversaires de l’enjambement : accord de la Droite et de l’Extrême-Gauche.

Le vers à rime riche et à rejet eût peut-être fourni une carrière plus durable et mieux ménagé ses ressources s’il n’avait été galvaudé, éculé, massacré par le théâtre. Dans la lettre préface à la Prosodie de l’École Moderne de W. Tenint, Hugo écrit : « Le vers brisé est en particulier un besoin du drame ; du moment où le naturel s’est fait jour dans le langage théâtral, il lui a fallu un vers qui pût se parler. Le vers brisé est admirablement fait pour recevoir la dose de prose que la poésie dramatique doit admettre ». Cette dose de prose, avec quelques oripeaux de lyrisme plaqué, a fini par devenir à peu près tout le vers de théâtre. Des poètes, parnassiens ou autres, bons artisans dans leurs livres, ont travaillé pour le théâtre comme des industriels pour l’Amérique du Sud ou M. Henner pour les marchands de tableaux. Qu’on lise, après tels gracieux poèmes de Banville, cette Florise où se comptent par centaines des choses dodécapodes de cet acabit :

Car ce que Hardy veut toujours il sait le prendre.

Dans la naissance du vers libre, il faut tenir compte aussi de la poésie populaire et de la chanson, avec leurs élisions et leurs assonances, naturelles en des vers qui ne sont pas nécessairement écrits. Mais le livre de M. Robert de Souza sur la Poésie Populaire et le Lyrisme Sentimental me dispense d’insister.

Enfin ne devrait-on pas considérer aussi les progrès et l’extrême raffinement de l’art de la prose ? La période oratoire, la souple et savante phrase de prose, est, au moins autant que l’ancienne strophe lyrique, à l’origine du vers libre. M. Kahn a dit l’influence sur lui des Poèmes en Prose de Baudelaire. Mais il faut aller plus loin et voir conduite, dans le courant du vers libre, une branche de cette prose en poèmes qui depuis Chateaubriand, héritier lui-même comblé, a si largement fécondé le monde des sonorités verbales où vit une oreille de lettré. Hugo n’avait-il pas le sentiment de cette « concurrence » lorsqu’il écrivait contre la prose poétique cette boutade des Quatre Vents de l’Esprit.

Prends garde à Marchangy : la prose poétique…
… Tu te crois Ariel et tu n’es que Vestris.

Mallarmé avait remarqué. « En vérité il n’y a pas de prose : il y a l’alphabet et puis des vers plus ou moins serrés, plus pu moins diffus. Toutes les fois qu’il y a effort au style il y a versification[16]. » Et ailleurs : « Toute prose d’écrivain fastueux, soustraite à ce laisser-aller en usage, ornementale, vaut en tant qu’un vers rompu, jouant avec ses timbres et encore les rimes dissimulées[17]. »

Dans la question du vers libre, Mallarmé tient le rôle d’un modéré clairvoyant, intelligent. Ces raisons de la crise poétique que j’ai essayé d’énumérer, il les aperçut presque toutes avec une grande lucidité. Surtout il insista sur celle qui est bien en effet la capitale : la prépondérance de l’oreille et l’insinuation de la musique. Cependant, il ne cessa de regarder le problème avec les yeux d’un Parnassien.

Comme des parents, dans un cortège d’enfants, suivent du regard le leur et ne voient que lui, Mallarmé, dans le mouvement du vers libre, envisagea l’alexandrin, et tout en fonction de l’alexandrin.

Il résume en huit lignes, d’une brièveté définitive, avec le procès de la métrique classique, la précellence de l’alexandrin dont il use : « Cette prosodie, règles si brèves, intraitable d’autant : elle notifie tel acte de prudence, dont l’hémistiche, et statue du moindre effort pour simuler la versification, à la manière des codes selon quoi s’abstenir de voler est la condition par exemple de droiture. Juste ce qu’il n’importe d’apprendre : comme ne pas l’avoir deviné par soi et d’abord établit l’inutilité de s’y contraindre.

« Les fidèles à l’alexandrin, notre hexamètre, desserrent intérieurement ce mécanisme rigide et puéril de sa mesure ; l’oreille, affranchie d’un compteur factice, connaît une jouissance à discerner, seule, toutes les combinaisons possibles, entre eux, de douze timbres[18]

D’autres, comme M. Henri de Régnier, considérant « cet alexandrin toujours comme le joyau définitif, mais à ne sortir, épée, fleur, que peu et selon quelque motif prémédité » se jouent autour de lui en des accords qui l’avoisinent, et ne le donnent « superbe et nu » qu’en de grands jets isolés, définitifs et plus sveltes.

Enfin vient le vers complètement libre, polymorphe, de MM. Kahn et Vielé Griffin (je cite toujours, en résumant, la page de Mallarmé).

Mallarmé estime que « les occasions amples » s’illustreront toujours de la forme traditionnelle, que l’alexandrin demeure le grand vers, mais qu’on peut à bon droit hésiter, quand il n’y a pas lieu, à « déranger les échos vénérables ». « Le vers officiel ne doit servir que dans les moments de crise de l’âme ; les poètes actuels l’ont bien compris ; avec un sentiment de réserve très délicat ils ont erré autour, en ont approché avec une singulière timidité, on dirait quelque effroi, et au lieu d’en faire leur principe et leur point de départ, tout à coup l’ont fait surgir comme le couronnement du poème et de la période[19]. »

Quant à supposer que tout individu apporte une prosodie, neuve, participant de son souffle, « et pourquoi pas une orthographe ? » c’est une plaisanterie bonne à inspirer « le tréteau des préfaciers ». La poésie consiste — et par là précisément elle diffère de la prose — en ce « qu’une idée se fractionne en un nombre de motifs égaux par valeur ». Elle implique des rapports fixes entre ses membres, et la rime est à la fois l’un de ces rapports et le sceau de tous les autres[20].

Ainsi la part faite à l’initiative en matière de vers demeure en somme restreinte. Mallarmé s’en tient, malgré une inquiétude, à la conception visuelle du vers, dont le lieu est actuellement non une scène, mais le Livre.

Du vers libre, d’un vers libre très mitigé, il accepte, chose naturelle, justement ce qui continue une direction de sa propre poésie. Le vers brisé à arabesque qui fut le sien réserve lui aussi les grandes orgues du vers pleinement régulier pour des emplois un peu distants. Et le vers libre fait apprécier à Mallarmé cela même qui fut l’essence de sa poésie : la rareté. « Le vers, aux occasions, fulmine, rareté[21]. » Les vers libres, eux, préparent cet alexandrin fulminant, comme des trompettes qui l’annoncent et des pages qui portent sa traîne. Mallarmé retrouvait en eux la figure de ce qui, chez lui, autour du vers concentré et distillé, était demeuré silence et rêverie. Ainsi il destine le vers libre à rehausser ce « beau vers » qui fut la tentation de sa poésie, le vers déchaussé à l’entour, isolé sur un piédestal, et qui tendrait à faire figure de ténor d’opéra.

Conception opposée à celle du vers libre vrai, dont M. Vielé-Griffin me parait avoir donné l’exemple le plus natif et le plus sincère. « Je connais, dit Mallarmé, qu’un jeu séduisant, se mène avec les fragments de l’ancien vers reconnaissables, à l’éluder ou le découvrir, plutôt qu’une subite trouvaille, du tout au tout étrangère[22].» Et il est bien exact que rien de tout à fait nouveau ne s’invente dans la rythmique d’une vieille langue. Mais pourtant tout l’effort de M. Vielé-Griffin ne fut-il pas d’échapper à cette présence, à cette hallucination du vers régulier trottant devant le vers libre comme les dimensions de la locomotive et des wagons font, selon Wells, trotter devant eux l’ombre du cheval dépossédé ? Et si M. Vielé-Griffin parvient souvent à cette réussite, c’est que précisément son vers libre n’existe pas par lui-même, mais vit dans une strophe, dans une phrase rythmique, unité véritable. Ce rôle moteur et transmetteur, que, dans la poésie, Mallarmé attribue à la rime, il est tenu, ici, par tout le vers rythmiquement, non oratoirement, — et la rime elle-même, vaporisée dans la pluie des assonances, ne se dépose autour de la strophe que comme aux flancs du vase la buée de l’eau intérieure.

Sur les limites de l’ancienne et de la nouvelle rythmique, le vers de Mallarmé prend une importance très précise, et, d’un caillou blanc lavé à des eaux de diamant, marque une date, nettement. Dans la mince tranche de son œuvre il a su renfermer les secrets sûrs et les plus charmants de la poétique traditionnelle ; ils ont pris sous sa main les tons crépusculaires, transfigurés, des perles qui vont mourir... Mourir, non, mais que touche, comme une musique et comme un rayon, l’appel de l’eau, des profondeurs, des grottes, où déposées, selon la légende, elles retrouveront leur orient.


  1. Divagations, p. 199.
  2. Divagations, p. 246.
  3. Éd. Lalanne, t. I, p. lxxxiii.
  4. Divagations, p. 226.
  5. Divagations, p. 227.
  6. Divagations, p. 227.
  7. Mémoires, éd. de Boislile, t. V, p. 200.
  8. Pour la commodité du lecteur et pour abréger, je me conforme au décompte et au numérotage par syllabes, bien qu’artificiels et visuels.
  9. Divagations, p. 242.
  10. Cité par Ribot (Imagination créatrice, p. 167). Brunetière a insisté fréquemment sur le caractère, au contraire, parlé de la phrase du xviie siècle.
  11. J’ajoute, pour la commodité, les numéros.
  12. J’emploie ces mots anciens pour abréger, dans la mesure où longue et forte, brève et faible, correspondent.
  13. Je fais toutes réserves, cela va de soi, sur ce terme dénué de sens. Il est ici, pourtant, moins choquant que d’ordinaire : vers libre n’existe que relativement à vers régulier comme civil n’existe que relativement à militaire. Pour Mallarmé, qui n’admet que le vers régulier, il y a vraiment bien vers libre.
  14. La Musique et les Lettres, p. 74.
  15. Divagations, p. 237.
  16. Enquête de Jules Huret p. 57.
    « C’est trop dire ou pas assez, écrit M. Robert de Souza. Cela prête à des confusions dangereuses pour l’art de la composition rythmique dont les multiples états n’existent qu’en détruisant la virtualité de la prose. Lorsque je disais dans Où nous en sommes : « Le vers libre est la parole même dans toute sa force d’origine », je voulais dire : « est l’expression verbale ramenée au plus près de l’émotion physiologique primitive et de son mouvement naturel, avant toute détermination de la langue et de ses formes générales, prose, vers. » (Phalange, n° 56).
  17. La Musique et les Lettres, p. 34.
  18. Divagations, p. 238.
  19. Enquête, p. 58. M. Henri Ghéon remarque très finement que, lorsqu’apparaît dans la strophe des nouveaux poètes, « sans spéciale intention, le bloc désuet et machinal de l’Alexandrin d’autrefois, ce n’est pas quand leur pensée s’affermit, mais chancelle, et ne trouve plus son rythme adéquat. » Cet instinct rythmique est celui d’une partie de la génération poétique de 1910-1914. (Nos Directions, p. 224).
  20. Divagations, p. 243.
  21. La Musique et les Lettres, p. 36.
  22. Divagations, p. 213.