La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre II/X

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 349-363).

CHAPITRE X

LE LIVRE

Pisistrate ayant fait, selon une légende, rédiger sur papyrus les poèmes d’Homère, qu’avant lui les Athéniens entendaient seulement des rapsodes, est loué par Élien d’avoir le premier « montré » l’Iliade et l’Odyssée. Du jour où elle était ainsi montrée, non plus seulement écoutée, la poésie prenait place sur la pente qui devait la conduire aux grammairiens d’Alexandrie. Cela, plus tard, l’imprimerie le refit en grand, et maintenant, par la toute-puissance du Livre, la littérature nous est « montrée », nous la voyons, et une beauté fille du temps s’enclot dans une figure de l’espace.

Non sans résistance, sans la conscience d’un de ces conflits insolubles, nécessité de toute vie, atmosphère de toute force agissante. J’ai dû indiquer déjà le rôle des éléments visuels dans le vers français, tout ce legs de réalité écrite qui scandalise, grammairiens ou poètes, les phonétistes. Là-dessus Mallarmé réfléchit avec persévérance. Il fit, sur le concept, sur la réalité du Livre, porter une méditation métaphysique qui ne paraît étrange et tout imbue d’éléments mystiques que parce que les hommes du Livre usent du Livre comme de l’espace donné, ne se posent pas à son sujet les questions d’origine : « genre d’investigation... éludé, en fait, comme dangereux, par ceux-là qui, sommés d’une faculté, se ruèrent à son injonction ; craignant de la diminuer au clair de la réponse[1] ».

Mallarmé appelle la poésie, sous double aspect de Musique et de Lettres « le contexte évolutif de l’Idée[2] ». Obligé de déployer cette Idée dans le temps il sied que le vers ne le fasse qu’à contre-cœur et en réservant, comme sous-entendus, la protestation de l’essence. L’Idée intemporelle s’exprime mal en l’art des sons successifs. « Le vers par flèches jeté moins avec succession que presque simultanément pour l’idée, réduit la durée à une division spirituelle propre au sujet[3] ». La page, le livre, réalisent, comme le vers, un ordre idéal de coexistence, de simultanéité.

Nous retrouvons ici le courant d’idées, bien souvent rencontré, qui place Mallarmé à l’opposé du génie oratoire. La concision, la hantise du simultané, ont chez lui, pour limites, une juxtaposition à la chinoise : « Orage, lustral[4]. » Voilà une phrase : elle signifie que cet orage confus du mouvement littéraire auquel il se trouva mêlé laisse une atmosphère plus nette et plus pure. Ne concevrait-on pas ces deux mots comme deux caractères chinois ? Sa poésie qui tend, vers la fin, à des mots évocatoires juxtaposés sans grammaire, n’était-elle point contenue déjà dans ce souhait d’un jeune poème :

Imiter le Chinois au cœur limpide et fin ?

De même qu’en chinois l’écriture a une valeur propre, n’est pas seulement un signe du langage, de même l’esthétique d’Un Coup de Dés prend la page, l’appareil du Livre comme un élément de signification et de beauté.

Il est des analogies moins lointaines. Mallarmé appartenait, tels Boileau et Voltaire, à une vieille famille parisienne d’hommes de lois et de papier. Comme on pourrait rapprocher du Livre des Métiers, où Étienne Boileau fixait le statut des corporations parisiennes, l’Art poétique de son descendant Nicolas, flèche de bonne charpente qui surmonte tout le travail et le goût de l’Île-de-France, ne conviendrait-il pas de transporter, pour Stéphane Mallarmé qui fut l’homme du Livre, dans quelque monde d’essence platonicienne, ce titre de syndic de la librairie que portait, sur la fin de l’Ancien Régime, son arrière-grand-père ?

N’oublions pas la cause que nous retrouvons souvent à son sujet, la cause déficiente. Ce rêve du Livre idéal ne lui vint-il pas un peu de sa difficulté même à faire un Livre ? Dans les Poètes Maudits, en 1884, Verlaine, écrivait de lui : « Il travaille à un livre dont la profondeur étonnera non moins que la splendeur éblouira tous sauf les seuls aveugles ». Mais, de manière bien mallarméenne, il écrivit surtout autour de l’absence de ce livre. Et devant cela que jamais il ne put écrire, un Livre, devant ceux qui l’avaient réalisé, il garda une déférence touchante. Lui qui place d’un geste le théâtre actuel au-dessous du mépris, n’a jamais, je crois, dit de mal d’un livre quel qu’il fût. Peut-être pensait-il, comme M. de Sacy, qu’il faut déjà être très fort pour écrire un mauvais livre. Peut-être tous les livres existants s’égalisaient-ils dans son rêve d’un livre idéal. Peut-être aussi rêver de ce Livre idéal lui causa-t-il des jouissances plus subtiles qu’essayer de l’écrire. Platon, disant dans le Phèdre sa méfiance du livre, se plaint qu’une fois écrit on en soit le prisonnier : pareil à l’étang de glace qui retient captif le cygne de Mallarmé.

Kt puis il était un causeur, tout le contraire d’un orateur. Chez l’orateur la pensée se disperse dans le torrent des mots. L’homme de Toulouse pense en parlant. Mallarmé parlait en pensant, pensait, selon le doublet, en pesant. Son geste semblait ériger l’invisible fléau d’une balance de précision, et tout autour la fumée de la cigarette y suspendre, pour l’impondérable, des plateaux bleus. Et le livre pour lui valait en ce qu’il était la parole sous la forme du silence : ne s’imposant, mais se proposant, laissant au lecteur à penser, à ajouter, lui donnant, pour sa part, le blanc. Le Livre réalisait pour Descartes une conversation avec les grands hommes de tous les temps, où ils ne nous présentent que la part épurée d’eux-mêmes. Mallarmé vit dans le Livre non un substitut de la parole, mais un absolu, une part infiniment épurée : la parole n’en est que l’essai, le balbutiement, elle va vers lui à son achèvement, à sa fleur.

Dans le premier numéro de la Dernière Mode il écrivait : « La Décoration ! tout est dans ce mot, et je conseillerais à une dame, hésitant à qui confier le dessin d’un bijou désiré, de le demander, ce dessin, à l’architecte qui lui construit un hôtel, plutôt qu’à la faiseuse illustre qui lui apporte sa robe de gala. » Dans ce goût de totalité esthétique, dans cette courbe qui de la racine au faîte veut ceindre de son unité les arts divergents, on reconnaît la logique qui dispose autour d’une Idée tout le détail et le hasard du Livre.

Avant que l’imprimerie eût mis entre l’auteur et le Livre un travail mécanique, Froissart offrait au roi Richard II le recueil de ses Poésies « enluminé, écrit et historié, et couvert de velours vermeil à dix clous attachés d’argent doré, et une rose d’or au milieu à deux grands trumeaux dorés ». Mallarmé verrait volontiers le livre poétique abandonner la forme imprimée qui le confond avec la production vulgaire, revenir à celle-là du manuscrit précieux, exceptionnel, unique, écrit pour les amis qui comptent. La librairie entretient chez le poète ce malentendu que l’œuvre poétique peut se payer, et qu’il est décevant qu’elle ne se paie pas, ou qu’elle ne paie pas. Mais, lors même qu’elle paierait, « la métallurgie l’emporte à cet égard. Mis sur le pied de l’ingénieur, je deviens, aussitôt, secondaire : si préférable était une situation à part. À quoi bon trafiquer de ce qui, peut-être, ne se doit vendre, surtout quand cela ne se vend pas[5] ? ».

Ainsi poind quelque intérêt, pour la cause de la beauté, à retirer le Livre du courant de négoce et d’affaires qui l’enlaidit. Dans la Dernière Mode, Mallarmé a rêvé du Livre comme d’un bibelot plus exquis, parmi d’autres, dans un salon de goût, ou, mieux, comme d’un cœur qui bat entre ces choses frivoles et précieuses, les relie selon une harmonie et les scelle spirituellement d’un sens. Pareil aux Poésies de Froissart, il voudrait offrir le Livre de ses rêves à quelque souveraine d’aujourd’hui, la sienne. Ce goût de l’intérieur et de l’intimité, où nous avons reconnu une des sources de sa poésie, à rien mieux qu’au Livre il ne trouve à s’appuyer. Aimez, dans son Villiers, cette page :

« Grottes de notre intimité ! par exemple l’ameublement aujourd’hui, se résume, c’est même — et que fait d’autre, sinon plus subtilement, avec rien, que soi, un écrivain comme celui-ci (Villiers) — une quotidienne occupation de rechercher, où qu’ils expirent en le charme et leur désuétude, pour aussitôt mettre, dessus, la main, des bibelots abolis, sans usage quelquefois mais devant qui l’ingéniosité de la femme découvre une appropriation à son décor, et l’on se meuble de chimères, pourvu qu’elles soient tangibles : les morceaux d’étoffes d’Orient placent au mur un vitrage incendié pareil à de la passion, ou l’amortissent en crépuscules doux, et tels que, sans infirmer en rien son goût pour ces symboles, la dame d’aucun salon ne saurait aisément et même tout bas et seule, peut-être par l’esprit les traduire. Sa robe stricte de soie, probablement avec un acier très dur la cuirasse contre le maléfice si elle ne ressent pas jusqu’à l’âme, à de certaines crises d’extinction ou d’avivement du trop riche mobilier, comme un petit orage où s’agite la colère des bibelots, bouderie d’étagères, renfrognement aux encoignures ; et la revendication, bizarre, que s’exhale, y flotte à leur luxe analogue, l’atmosphère mentale. Voyez l’usage d’un livre, si par lui se propage le rêve : il met l’intérieure qualité de quiconque habite ces milieux, autrement banals… en rapport avec ce délicieux entourage, qui sinon ment.

« Sur la table, autel dressant l’offrande du séjour, cela convient que le volume, je ne dis pas anime incessamment les lèvres, figurées bien dans leur jolie inoccupation par un loisir de bouquets de roses issu de quelque beau vase à côté ; mais — soit là — simplement — avec un air de compagnon feuilleté — on ne sait quand — et au besoin — pour que vraisemblablement le tapis où ce coffret spirituel aux cent pages, entr’ouvert, avec intention fut posé, en fasse comme tomber authentiquement ses plis brodés d’arabesques significatives et de monstres[6]. »

Pour répondre à tous ces motifs de beauté qui l’appellent du dehors, il faut que le Livre soit l’œuvre d’une architecture subtile et préméditée.

« L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots. » Mais par là n’est nullement impliqué le désordre lyrique. Au contraire : le poème, le livre, réclament pour eux la personnalité, et « une ordonnance de livre de vers poind innée ou partout, élimine le hasard ; encore la faut-il, pour omettre l’auteur[7] ». Mallarmé rêve pour le livre de vers, dans une sorte d’espace orienté et vivant, une disposition compliquée : limite de théorie, vers laquelle se jouent ses pressentiments : « Des motifs de même jeu s’équilibreront, balancés, à distance, ni le sublime incohérent de la mise en page romantique, ni cette unité artificielle, jadis, mesurée en bloc au livre. Tout devient suspens, disposition fragmentaire avec alternance et vis-à-vis, concourant au rythme total, lequel serait le poème tu, aux blancs ; seulement traduit, en une manière, par chaque pendentif[8]. » Le blanc du Livre, forme visuelle du silence, symbolise l’absolu, vers lequel les poèmes sont autant de mouvement d’approche. Il est, si l’on peut se risquer à interpréter Mallarmé quand il avance moins une pensée qu’une réticence, comme l’illimité de la mer bleue, par quoi vivent, aux yeux, les caps, les rochers, les indentations de la rive ; et, ainsi que l’azur s’insinue ou s’étale dans la texture du paysage, le blanc incorpore son mystère à toutes les parties du poème, dont la composition n’est sur lui ou qu’un jeu de terres qui se profilent, ou que voiles effleurantes, soulevées et qui retombent.

Pour pénétrer un peu mieux ses rêveries, souvenons-nous de son imagination motrice, et reportons-nous à sa théorie du ballet. Son esthétique du Livre, celle qu’il essaiera dans Un Coup de Dés, je ne sais si elle ne lui est pas venue en partie de ses méditations sur la Danse. « Pourquoi — un jet de grandeur, de pensée ou d’émoi, considérable, phrase poursuivie, en gros caractère, une ligne par page à emplacement gradué, ne maintiendrait-il le lecteur en haleine, la durée du livre, avec appel à sa puissance d’enthousiasme : autour, menus, des groupes, secondairement d’après leur importance, explicatifs ou dérivés — un semis de fioritures[9]. » Qu’est-ce, ce motif en gros caractère, sinon la danseuse principale, et tout autour « ces groupes secondairement » les danseuses qui animent le thème ? La page blanche faisant la scène, les lignes ménagent un ballet réglé. Et cela, avant de le réaliser très tard, l’indiquant dans sa Divagation quant au Livre, il le présente par jeu, par allusion hésitante, souriante, qui glisse, passe, s’évanouit, comme une ballerine même, en des métaphores de ballet : « Attribuons à des songes, avant la lecture, dans un parterre, l’attention que sollicite quelque papillon blanc, celui-ci à la fois partout, nulle part, il s’évanouit (il s’agit d’un journal envolé) ; pas sans qu’un rien d’aigu et d’ingénu, où je réduisis le sujet, tout à l’heure ait passé et repassé, avec insistance, devant l’étonnement. »

De ce journal, danseuse enfuie ainsi dans les fleurs, il existe une Idée, en précisant laquelle Mallarmé se propose « de noter comment ce lambeau diffère du livre, lui suprême ». Le journal c’est « la feuille à même, comme elle a reçu empreinte, montrant au premier degré, brut, la coulée d’un texte ». Il reçoit un dégorgement immédiat, spontané, de vie, jusqu’aux cris inarticulés des annonces. Le Livre, s’il luttait ici contre le journal, pour le même emploi, se renierait, abdiquerait le devoir qui lui incombe par son format même « cette extraordinaire comme un vol recueilli mais prêt à s’élargir, intervention du pliage ou le rythme, initiale cause qu’une feuille fermée contienne un secret[10] ».

Le tassement du livre, le reploiement qui en ferme les pages, appelle aux doigts du lecteur le geste de déceler un mystère et d’écarter volontairement un voile.

La fabrication d’un Livre, dès son origine, est une. Elle ne commence pas avec le travail du typographe, mais avec la première phrase écrite par l’auteur. Or la pensée de l’auteur, pour réaliser exactement un livre, devrait s’astreindre, par delà la graphie qui n’est qu’un brouillon, à une typographie, qui, puisque le livre ne demeure pas manuscrit, est l’essentiel ; cet aspect définitif de l’œuvre, il ne devrait pas l’abandonner au hasard de la manutention routinière. Un vers d’un sonnet a, dès l’origine, « immémorialement » sa place « dans le sonnet qui s’inscrit pour l’esprit ou sur l’espace pur ». Mais un volume a sa réalité idéale comme un sonnet : il faut que l’écrivain puisse « sciemment, imaginer tel motif en vue d’un endroit spécial[11] » selon telle disposition de page, telles ampleurs environnantes de blanc.

Alors pourrait-on renoncer à ce va-et-vient monotone, d’une ligne à la suivante, par lequel nous continuons machinalement nous-mêmes le travail de l’ouvrier, et figurer au lecteur la souplesse spontanée et vivante du rêve par « une notation fragmentée » que raccordera son initiative : système que tente Un Coup de Dés. On proposerait à ce lecteur « un solitaire tacite concert » plus étroit, mais plus significatif que le vrai concert. « Aucun moyen mental exaltant la symphonie ne manquera, raréfié et c’est tout, du fait de la pensée. » Symphonie, donc, de pensée, aux motifs qui s’entre-croisent et se distinguent par leur place, symphonie qui tiendrait compte, chez le lecteur, de tout son sens visuel, comme la symphonie musicale tient compte de toute la délicatesse de son ouïe. Ainsi « le livre, expansion totale de la lettre, doit tirer d’elle, directement, une mobilité et gracieux, par correspondances, instituer un jeu, on ne sait, qui confirme la fiction[12] ». (Évoquons toujours, en sourdine, le motif du ballet.)

Quant à ces plis, toujours les mêmes et qu’il faut, pour lire le livre, sacrifier sous un couteau barbare, ils figurent grossièrement ce que serait le pliage vrai, tel qu’il est incorporé à l’essence pure du Livre. Ce pliage vrai scellerait ensemble les pages qui en tel moment ou pour tel lecteur, ne doivent encore ou ne doivent plus s’ouvrir. Un livre ainsi pourrait, selon le visage que l’on en veut dévoiler être parcouru d’une vue d’ensemble, ou bien être pénétré successivement dans tous ses recoins, dans toutes les chapelles qui s’ouvrent aux murs de ses pages titulaires. Et des moyens matériels, ingénieux et logiques, interviendraient : « Un jet de grandeur, de pensée ou d’émoi » entre ses motifs adjacents, — tout ce que réalise Un Coup de Dés.

Cela est présenté avec ce sourire doux et léger du maître, qui flottait comme une huile, comme une réminiscence platonicienne, sur l’attention et la fumée du salon où il parlait. Par delà la main-d’œuvre du livre, sa songerie remonte dans l’âme de quelque enlumineur d’autrefois : sous les doigts patients s’était déposée une vie, ruche pleine de miel, avec son labeur et les fleurs fraîches des jours successifs, déposée dans quelque Livre d’Heures où tout, vermillon, bleu et blanc, miniatures frêles, notes de musique, exhalait la vérité, la beauté du verbe qu’elle formulait.

Régression, plus loin, vers le caractère chinois, l’hiéroglyphe, les mots du « grimoire », tout ce qui, dans l’écriture, atteste une vie propre, exclusive de la parole, se suffisant à elle-même. Ainsi le Livre, au sens oriental, comme celui que mange Saint-Jean, le Livre, Bible ou Coran, ossifié en absolu, est un vaste et unique hiéroglyphe. Il semble que Mallarmé, bien qu’il ait proclamé « une piété aux vingt-quatre lettres », ait on ne sait quelle tendance à s’évader de l’alphabet phénicien et phonétique, celui des marchands et des voyageurs, frère et image de cette monnaie qu’il suffirait, pour parler aux hommes, de leur mettre dans la main.

Pour ce mystique de l’écriture, le livre forme le symbole équivalent de tout. Ou plutôt ce n’est pas le livre qui figure le symbole de tout, c’est le reste qui de plus ou moins loin symbolise le livre. Aux jeunes littérateurs qui furent, un moment, fascinés par l’éclat de quelques bombes, il répétait : La vraie bombe c’est le Livre. Sa représentation du livre vivant est à tendance étrangement hallucinatoire. Une poésie trop matérielle, procédant autrement par allusion et suggestion, construisant un palais de pierre visible, ferait que les « pages se refermeraient mal[13] ». Revendiquant pour les écrivains d’aujourd’hui les droits d’auteur sur les classiques, il écrit : « La trouvaille est curieuse de cet or miroitant ainsi que la richesse comprimée à leur tranche par le sommeil des livres[14] ». Villiers tirait un manuscrit de sa poche, et « ce papier ténu comme un lys » reflète pour Mallarmé le fanon d’hermine brochant sur tout le blason familial du poète[15]. Il paraît donner un commentaire d’Alexandrin mystique à l’Esprit Pur d’Alfred de Vigny. Pareillement — songe-t-il, après une lecture de Là-Bas — la vraie magie c’est la Poésie, la vraie magie littéralement, et le livre de vers est un « grimoire ». L’enchanteur de lettres, lui, évoque par allusion, non directement, un « objet jusqu’à ce que, certes, scintille, quelque illusion égale au regard. Le vers, trait incantatoire ! et, on ne déniera au cercle que perpétuellement ferme, ouvre la rime une similitude avec les ronds, parmi l’herbe, de la fée ou du magicien[16] ».

Il y a pour lui une mystique du livre comme il y avait, pour d’ingénieux maniaques, au moyen âge, une mystique de l’architecture, des pierres, du verre, du bois, qui forment l’église. D’une fécondité que le scrupule n’eût pas contractée, je l’imagine très bien écrivant : Le Livre, exactement comme Huysmans a écrit La Cathédrale. Platon se demanda s’il existait des Idées des objets fabriqués. Pour Mallarmé il existe surtout des Idées de cela ; les Idées des meubles parmi lesquels il vit — et le Livre en est un — et aussi des instruments du Livre. « L’encrier, cristal comme une conscience, avec sa goutte, au fond, de ténèbres relative à ce que quelque chose soit[17] ». Écrire c’est dévider cette ténèbre, c’est étoiler de mystère humain l’absolu immaculé du blanc.

Idée du livre qui devient le rêve du livre futur. Par rapport à ce livre futur le livre passé ou actuel n’est qu’un essai et vaut surtout comme signe à interpréter : le livre qui rendra tous les autres inutiles et en vue de qui tout, dans le monde, peu à peu s’ordonne. Ce mysticisme rappelle le rêve hégélien, chez le Renan des Dialogues, du Dieu qui se fait. Ce livre c’est « l’hymne harmonie et joie, comme pur ensemble groupé dans quelque circonstance fulgurante des relations entre tout[18] ». Et pour imaginer (nous n’avons de Mallarmé que des phrases sibyllines) comment ces relations entre tout peuvent figurer une forme d’art, il faudrait se reporter peut-être à la théorie de la musique de Schopenhauer ; mais déjà la Cathédrale n’avait-elle pas pour le moyen âge ce caractère de Somme ? ne groupait-elle pas, sous l’inspiration des docteurs, une figure des « relations entre tout » ? Et si, pour Mallarmé, tout existe pour aboutir à un livre, pour les Grecs tout n’existait-il pas pour aboutir à un beau corps, un corps durable de matière parfaite ?

Mais cette pensée, que tout existe pour aboutir à un livre, apporte peut-être la formule de quelque décadence, ou, si l’on juge ce mot imprécis, si l’on craint quelque confusion avec certaine étiquette ridicule, figure cette artério-sclérose de l’esprit, qui achemine vers une fin la vie souple et saine d’un esprit séculaire.

« Quelque chose comme les Lettres existe-t-il ; autre (une convention fut, aux époques classiques, cela) que l’affinement, vers leur expression burinée, des notions, en tout domaine. L’observance qu’un architecte, un légiste, un médecin pour parfaire la construction ou la découverte les élève au discours ; bref, que tout ce qui émane de l’esprit se réintègre. Généralement, n’importe les matières[19]. »

On remonte par ce filon au mot célèbre de Buffon : « Tous les rapports dont le style est composé sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet. » (Mais n’est-ce point dans cet ordre de pensée ou de croyance qu’à toute époque on s’efforça d’arrêter en formule quelque chose qui fût définitif ? Un architecte ? je songe à Vitruve. Un légiste ? à Domat. Un médecin ? à Galien. Et si Mallarmé ajoutait : un poète, je penserais à Boileau.

Le Livre idéal est pour lui le niveau de base de tout. Dans le pullulement du journal, il entrevoit la matière désordonnée d’où quelque distillation pourra tirer l’absolu du Livre,

Calices balançant la future fiole,

« L’intensité de la chauffe » en témoigne. Chauffe aussi du livre futur, l’essai poétique actuel, et ces symphonies qui lui paraissent, des gradins du concert, éclore pour s’incorporer au livre et présager la reprise, sur la musique, par le poète, de son bien. « Je me figure par un indéracinable sans doute préjugé d’écrivain, que rien ne demeurera sans être proféré. » Rien, pas même le plus subtil et l’inexprimable de la musique « car, ce n’est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, indéniablement mais de l’intellectuelle parole à son apogée que doit avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l’ensemble des rapports existant dans tout, la Musique[20] ».

Et, comme la musique, tout écrit n’est que morceaux épars, balbutiements indéfinis et confusément superposés d’un Livre, le seul. « Plus ou moins, tous les livres contiennent la fusion de quelques redites comptées : même il n’en serait qu’un — au monde, sa loi — bible comme la simulent des nations. La différence, d’un ouvrage à un autre, offrant autant de leçons proposées dans un immense concours pour le texte véridique, entre les âges dits civilisés — ou lettrés[21]. »

Tout existe pour aboutir à un livre. « Les constellations s’initient à briller : comme je voudrais que parmi l’obscurité qui court sur l’aveugle troupeau, aussi des points de clarté, telle pensée tout à l’heure, se fixassent, malgré ces yeux scellés ne distinguant pas — pour le fait, pour l’exactitude, pour qu’il soit dit[22]. » Tarde dans son Fragment d’histoire future, a fait ce rêve d’une humanité saisie par le froid sous un soleil qui s’éteint, et, munie des moyens qu’une science croissant lui a fournis, contrainte, ainsi que les Lunaires de Wells, de s’enfoncer dans sa planète, d’y chercher, vers le cœur sans cesse approché du feu, la chaleur défaillante. Peu à peu elle succombe dans cette lutte, seule une élite survit, jusqu’à ce qu’au dernier jour, au centre même de la terre, près de la dernière flamme qui soit à son foyer, un homme seul subsiste, héritier du labeur et de l’intelligence terrestres. Ce survivant retient dans son cerveau la somme de la culture humaine, et à cette dernière heure il se connaît Dieu. Si, comme le capitaine de la Bouteille à la Mer, comme le Cavor de Wells, une lucidité de héros, un défi suprême à la destinée, l’amène à écrire un livre, le livre achevé de vérité, de beauté et de rêve qu’aucun œil ne lira et que la terre demain emportera dans les espaces morts, la vie aura-t-elle achevé sa fleur, et son harmonie finira-t-elle sur un accord parfait ? — Oui, répondrait peut-être Mallarmé : tout est consommé, tout a abouti à la réalité que cherchait l’effort humain, non à un roseau pensant, mais à un fruit pensé de diamant, le livre. — Un livre qui ne sera pas lu ! — Qu’importe ! Le livre n’apparaît pas pour l’homme, mais l’homme, comme le reste, existe pour le livre. « Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur. Tel… entre les accessoires humains, il a lieu tout seul : fait, étant[23]. » Le mallarmisme fut de chercher l’hyperbole de tout : n’est-ce point, si nous voulons le comprendre, notre droit de le lancer sur sa propre hyperbole ?

Et pourtant il semble que le rêve de Mallarmé soit resté balancé, hésitant entre l’image du livre, fin en soi, et celle du livre moyen. Il a pensé le livre existant en lui-même, fixe, définitif, figure idéale d’éternité, – et pensé aussi le livre source indéfinie de suggestion, « la dispersion volatile soit l’esprit qui n’a que faire de rien outre la musicalité de tout ». Il a comme oscillé, ici, entre une image visuelle et une image motrice. Certes le livre, au contraire du théâtre, c’est la réclusion vers la vie intérieure, les « tomes épaississant la muraille[24] » Mais, dans le théâtre idéal, le poème, texte suprême, dégage, comme un développement indéfini de voiles vivants qui flottent et tournent, la musique et le ballet, suggestions du livre, sensibles aux sens d’une foule. Ainsi le livre religieux est dans sa lettre la parole de Dieu qui se suffit, mais cette lettre aussi s’anime et rayonne dans les cérémonies du culte, la messe : Scène, majoration devant tous du spectacle de soi. » Livre et théâtre figurent les deux seaux alternatifs dont l’un, dans le rêve de Mallarmé, descend lorsque l’autre remonte.


  1. La Musique et les Lettres, p. 4.
  2. La Musique et les Lettres, p. 65.
  3. La Musique et les Lettres, p. 72.
  4. La Musique et les Lettres, p. 37.
  5. Divagations, p. 171.
  6. Villiers, p. 53.
  7. Divagations, p. 246.
  8. Divagations, p. 246.
  9. Divagations, p. 278.
  10. Divagations, p. 275.
  11. Divagations, p. 277.
  12. Divagations, p. 376.
  13. Divagations, p. 245.
  14. La Musique et les Lettres, p. 15.
  15. Villiers, p. 21.
  16. Divagations, p. 326.
  17. Divagations, p. 256.
  18. Divagations, p. 273.
  19. La Musique et les Lettres, p. 39.
  20. Divagations, p. 249.
  21. Divagations, p. 248.
  22. Divagations, p. 55.
  23. Divagations, p. 261.
  24. Divagations, p. 321.