La Poésie provençale au moyen âge/01

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La Poésie provençale au moyen âge
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 349-385).
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LA POÉSIE PROVENÇALE
DU MOYEN ÂGE

I
LES ORIGINES


P. Meyer : Les derniers Troubadours de la Provence, 1870 ; Les Troubadours à la Cour de Toulouse, dans Histoire de Languedoc, éd. Privat, t. VII. — A. Molinier : Études sur l’administration féodale dans le Languedoc (900-1250), dans Histoire de Languedoc, t. VII. — C. Chabaneau : Les Biographies des Troubadours, dans Histoire de Languedoc, t. X. — F. Witthoeft : Sirventes joglaresc, ein Blick auf das altfranzösische Spielmannsleben, Marburg, 1891. — A. Restori : Letteratura provenzale, Milan, 1891 (dans la collection des Manuali Rœpli). — O. Schultz : Die Briefe des Trobadors Raimbauts de Vaqueiras an Bonifaz I, Markgrafen von Montferrat, Halle, 1892. — A. Stimming : Provenzalische Litterature, Strasbourg, 1893 (dans le Grundriss der romanischen Philologie de Gröber, t. II). — P. Dognon : Les Institutions politiques et administratives du pays de Languedoc, du XIIIe siècle aux guerres de religion, Toulouse, 1895 (Bibliothèque méridionale, 2e série, t. IV)[1].


De toutes les littératures modernes, celle qui s’épanouit au moyen âge sur le sol de la France méridionale fut certainement la plus éphémère : les monumens qui nous en sont parvenus en effet sont resserrés dans les étroites limites d’environ un siècle et demi. Elle n’en offre pas moins, par son indéniable originalité, par la spontanéité de son développement, par l’action qu’elle exerça sur la plupart des peuples de l’Europe, un capital intérêt.

Elle nous apparaît d’abord, dès ses origines, comme soustraite à toute influence étrangère : elle éclôt brusquement, pareille à une fleur qui sortirait de terre sans racine et sans tige. Il est impossible de retrouver, entre les premières œuvres des troubadours et un développement poétique antérieur, un lien quelconque. Au moment où ces œuvres apparaissent, c’est-à-dire vers la fin du XIe siècle, la poésie latine était bien morte, et depuis longtemps. À partir du Ve siècle en effet, si l’on met à part les poèmes théologiques, qui sont moins des œuvres que des actes, l’inspiration y avait fait place aux laborieuses acrobaties d’une rhétorique de plus en plus essoufflée : exercices purement académiques, n’ayant pas plus d’influence sur les esprits que n’en auront plus tard les hexamètres d’un Santeuil ou d’un Porée. La guerre acharnée que l’Église fit aux lettres païennes à partir du IVe siècle, le développement du monachisme oriental, qui, vers la même époque, tendit à remplacer l’étude par la contemplation, avaient fini par produire leurs fruits : le lien était rompu. Ceux qui, aux XIe et XIIe siècles, essayeront de le renouer, les Hildebert de Lavardin, les Alain de Lille, les Jean de Salisbury, les Gautier de Châtillon, seront de véritables humanistes retrouvant, par un effort d’érudition, une littérature disparue. Cet effort, difficile à des clercs, était presque impossible à des laïques : aussi les plus instruits même des troubadours de l’époque classique, ceux qui avaient passé par le cloître ou l’école, n’ont-ils des œuvres antiques qu’une connaissance extrêmement superficielle : certains ont pu, çà et là, citer un vers d’Ovide, se souvenir d’une pensée de Sénèque ; ils n’ont emprunté aux anciens ni le cadre d’une œuvre, ni le moule d’un genre. Que dire des jongleurs qui les précédèrent ? De l’antiquité, ils connaissent peut-être quelques noms ; mais, pour eux, Homère était quelque chose comme un clerc vénérable par son antiquité, et Virgile un magicien fameux.

L’impulsion, que ne donnait point un passé aboli, pouvait-elle venir du dehors ? Non, évidemment. Rien ne faisait encore pressentir l’apparition d’aucune des littératures modernes : les langues mêmes, qui se dégageaient obscurément du latin, ne témoignaient de leur existence que par les quelques mots qui commençaient à se glisser, sous la plume de notaires ignorans, dans les actes publics. Quant à l’influence de la poésie arabe, dont on a beaucoup parlé au temps où les aperçus généraux tenaient lieu de l’étude attentive des faits, il devient de plus en plus vraisemblable que c’est une pure légende. Les Sarrasins, définitivement expulsés de notre sol à la fin du Xe siècle, n’y possédaient plus, depuis environ cent ans, que de rares postes militaires, disséminés sur quelques points de la côte : pouvait-il y avoir là un foyer d’influence littéraire ? C’est aux VIIIe et IXe siècles seulement qu’ils entretinrent quelques rapports avec les populations de la Septimanie et de la Provence. La poésie populaire d’alors leur a-t-elle emprunté quelques thèmes, quelques motifs ? C’est ce qu’il est impossible de dire, puisque de cette poésie il n’est pas resté un seul vers. Chrétiens et musulmans ne reprendront plus contact qu’aux croisades, à la troisième notamment ; or, dès l’époque de la première, il est infiniment probable que la littérature provençale était constituée dans ses grandes lignes.

L’apparition de la poésie dans la France méridionale au XIe siècle n’a donc rien de commun avec les divers phénomènes littéraires que l’on qualifie ordinairement de « Renaissances. » À l’origine de ceux-ci il y a toujours une influence extérieure, que ce soit, comme à Rome au premier siècle, celle de la littérature grecque, comme en Italie au XIVe, celle de Rome, comme en France au XVIe, celle de l’Italie combinée avec celle des littératures classiques. Ici on ne voit d’aucun côté percer le moindre rayon de soleil étranger.

Que reste-t-il donc, sinon de conclure que cette littérature est sortie tout entière du milieu où nous la voyons se développer, qu’elle est le produit spontané d’un concours de circonstances que l’histoire devra un jour essayer de déterminer nettement ? Dans ces circonstances, faut-il faire une part, et laquelle, au climat, à la race ? Faut-il se borner à interroger les institutions, les mœurs, l’état économique, politique, social du pays ? Mais ces mœurs, ces institutions n’étaient pas sensiblement différentes sur beaucoup d’autres points du domaine roman : pourquoi des germes, déposés sans doute pareillement ici et là, avortent-ils ici, et là produisent-ils une si surprenante moisson ? On voit l’importance de ce problème pour l’histoire générale des littératures.

Intéressante dans ses origines, la littérature provençale ne l’est pas moins dans son développement, dont l’histoire est féconde, elle aussi, en captivans problèmes. Ce développement est, si on la considère dans ses productions essentielles, aussi spontané que sa naissance. Quelle est la littérature qui eût pu, à cette époque, influer sur elle, sinon celle de la France du Nord ? Or elle n’a emprunté à celle-ci qu’un genre, le genre épique, qui au Midi resta toujours chétif : greffe mal venue, et que l’on pourrait arracher à l’arbre sans qu’il perdît rien de sa force ni de sa splendeur. On s’attendrait donc à trouver dans cette littérature l’image la plus fidèle, la plus adéquate de la société où elle prit naissance. Or le genre qui la constitue presque tout entière, je veux dire la poésie amoureuse, semble n’avoir presque aucune relation avec la réalité. En admettant même que la femme ait occupé, dans la société méridionale, une place exceptionnellement privilégiée, il est tout de même étrange qu’elle soit pour ainsi dire l’unique objet de toute cette poésie. Et sous quelles espèces y apparaît-elle ? Comme épouse ? Comme mère ? Jamais. La jeune fille même en est à peu près absente. Tous les hommages stéréotypés qui remplissent les strophes d’innombrables chansons s’adressent invariablement à des femmes mariées, et il ne paraît point que, habituellement du moins, les maris en aient pris ombrage, satisfaits eux-mêmes, semble-t-il, de courtiser les femmes de leurs rivaux. Si on jugeait uniquement cette société d’après la littérature, on devrait se la représenter comme continuellement adonnée à un flirt qui, pour s’enguirlander de délicates périphrases, n’en poursuivait pas moins un but fort peu innocent et qui nous apparaît même, par les réciproques complaisances qu’il suppose, comme quelque chose d’assez répugnant. Il faut pourtant bien admettre que les grandes dames qui, au XIIe siècle, peuplaient les châteaux, de la Dordogne aux Pyrénées et de l’Adour aux Alpes, n’étaient point toutes des coquines ou des coquettes. Il faut bien admettre aussi que leurs maris, quelque amollis qu’ils pussent être par les loisirs d’une longue paix, avaient d’autres préoccupations que celle de rimer, — ou de commander à des fournisseurs gagés, — des vers galans pour les femmes d’autrui. Quelle est, dans tout cela, la part de la convention et celle de la réalité ? Ces phrases brûlantes, avant de se glacer en formules, ont-elles commencé par exprimer des sentimens vrais ? N’y a-t-il jamais eu là que rêve, fantasmagorie, vains mirages, dont se seraient enchantées des imaginations tournées à la fois vers la volupté et le mysticisme ? C’est ce que nous aurons à nous demander bientôt.

Mais une telle question ne se posera point au sujet de la seconde variété essentielle de la poésie provençale, variété de tous temps moins estimée, moins richement représentée aussi, mais qui garde pour l’historien des mœurs un intérêt autrement vif. Le sirventés en effet plonge de toutes ses racines dans la réalité, souvent dans la réalité la plus triviale : là se croisent les défis les plus grossiers, les insultes les plus violentes, traduites dans le plus audacieux des styles. Pour trouver des exemples d’une pareille liberté de langage, il faut remonter jusqu’aux épigrammes de Catulle ou descendre jusqu’aux pamphlets, — en latin, — du XVIe siècle.

Peu nous importerait le sirventés s’il n’avait été que le véhicule de rancunes personnelles, presque toujours médiocrement intéressantes ; mais il a été souvent aussi le porte-voix de l’opinion publique. Parmi les événemens qui ont fait retentir cet écho sonore, il en est sans doute que l’histoire ne met point au premier rang. Les troubadours n’ont pas toujours apprécié ces événemens à leur valeur. Ils ont pu, par défaut de critique ou dans une vue intéressée, en exagérer l’importance ou en méconnaître la signification. Mais il n’en reste pas moins vrai que, de ceux qui ont fait vibrer l’âme méridionale de 1150 à 1300 environ, il n’en est pas un vraiment notable qui n’ait laissé sa trace dans les strophes du sirventés : l’enthousiasme provoqué par les Croisades, le honteux traité imposé à Raymond VII par ses vainqueurs, l’écrasement de la nationalité méridionale, les plaintes provoquées par l’établissement de l’Inquisition, la substitution de princes étrangers aux dynasties nationales, voilà certes des faits d’une importance capitale et dont il n’est nullement indifférent de pouvoir constater le contre-coup sur l’âme des contemporains.

Au grand intérêt du sujet la plupart des chants historiques des troubadours joignent des qualités de forme qui sont, dans ce genre, un mérite extrêmement rare. Les poèmes historiques ont généralement, il faut bien l’avouer, une valeur littéraire assez mince : leurs auteurs sont souvent en effet des versificateurs gagés dont les enthousiasmes de commande sont difficilement compatibles avec une grande fraîcheur d’inspiration ; quant à ceux qui ont pris aux événemens une part active, dont l’âme a été vraiment émue à leur contact, ils n’ont pas toujours l’éducation technique qui serait nécessaire pour traduire dignement cette émotion : quelques traits d’une naïveté, d’un pittoresque souvent incomparables, — tels qu’on en trouve par exemple dans les Chansons du XVe siècle, publiées par M. G. Paris, — ne suffisent pas pour faire un chef-d’œuvre. Ce n’est certes point le « métier » qui manquait aux troubadours ; aussi, quand il leur arrive de traduire un sentiment vrai, de communier avec la foule dans l’expression d’un deuil, d’une allégresse, d’une inquiétude nationale, ce sont vraiment des chefs-d’œuvre qui sortent de leur plume. Qu’on parcoure le tome IV du Choix de poésies des troubadours, où Raynouard a donné une édition, malheureusement insuffisante, des plus curieuses de ces poésies : on n’en trouvera pas moins d’une cinquantaine qui sont à la fois des œuvres littéraires d’une haute valeur et des documens historiques d’un inappréciable intérêt. C’est là une collection vraiment unique, à laquelle je ne crains point de dire qu’aucune nation, ancienne ou moderne, ne peut rien opposer ; et c’est vraiment une honte pour nous que ce Romancero historique du Midi ne soit pas encore publié d’une façon définitive.

Enfin, si l’histoire de cette poésie nous attire invinciblement par ce qu’il y eut de tragique dans sa destinée, elle nous intéresse aussi par une bizarrerie qui a déjà été signalée, mais dont on n’a jamais recherché les causes avec soin. Elle fut, a-t-on dit souvent, tranchée dans sa fleur par l’épée de Simon de Montfort. Mais, au début du XIIIe siècle, était-elle vraiment encore dans sa fleur ? Elle donnait dès lors des signes de lassitude, sinon d’épuisement. On trouve chez quelques-uns des troubadours de la fin du XIIe siècle, Marcabrun, Rambaut d’Orange, Pierre d’Auvergne, des artifices de rythme et de style, des contorsions de pensée, qui sont ordinairement l’indice des littératures vieillies. Étaient-ce là les derniers jeux de l’enfance ou les signes précurseurs de la sénilité ? Une poésie qui s’est déshonorée par de pareilles scurrilités peut-elle retrouver cette fraîcheur, cette naïveté qui déjà sont rares dans les œuvres provençales les plus anciennes ? Celle des troubadours se fût-elle brusquement éteinte ? Eût-elle longtemps prolongé une agonie qui nous eût sans doute donné le spectacle d’un alexandrinisme sans mesure et sans goût ? Se fût-elle transformée enfin, et que fût-il sorti de cette transformation ? Voilà des questions auxquelles le brutal coup de force dont elle fut victime empêchera toujours de répondre avec certitude. Il est du moins possible d’étudier les causes d’un phénomène indéniable, et c’est sans doute dans la nature, peut-être dans la durée antérieure de son évolution, qu’il faudra les chercher.

Mais cette fin prématurée ne devait point aller sans de glorieuses compensations. Avant de disparaître, la poésie des troubadours avait eu l’insigne honneur d’éveiller l’inspiration lyrique chez toutes les nations alors accessibles à une influence littéraire. Sans doute, les filles issues de sa maturité ou de sa vieillesse ne lui font pas toutes un égal honneur : les chansons des trouvères, les cantares galiciens du roi Denis et de ses courtisans, les Lieder des Minnesinger ne sont dans leur ensemble, — mais il y a de très notables exceptions, — que des reflets, des ombres de poésie, où il ne faut chercher ni le sentiment ni la vie. Ces exercices d’école ont été au reste singulièrement salutaires aux langues qui s’y sont soumises : c’est de ce travail d’adaptation, en apparence puéril, que datent, dans les diverses littératures que je viens de citer, le souci et le sens de la phrase et du style. Mais nous n’en dirons pas autant de la poésie provençale transplantée en Italie : là, dans ce vieux sol classique, le rejeton devait pousser de profondes racines et devenir lui-même un arbre aux puissantes frondaisons, dont l’ombre allait s’étendre sur toutes les littératures modernes : Guinizelli, Cavalcanti, les maîtres du dolce stil nuovo, Dante lui-même, ont été les humbles disciples des troubadours. Sans doute ils ont transfiguré le vieux formulaire provençal en y faisant luire le rayon platonicien ; mais ils avaient commencé par l’emprunter tout entier. Par Dante, qui n’a été ici qu’un étincelant anneau, il est légitime de rattacher Pétrarque aux troubadours et, par Pétrarque, c’est tout le lyrisme moderne, y compris une partie du romantisme, qui est leur tributaire : aujourd’hui même, quel que soit notre dédain pour les mièvreries pétrarquesques, ne nous rattachons-nous point à Pétrarque, et conséquemment aux troubadours, par cette recherche de l’harmonie verbale et cette intensité de subjectivisme qui ne paraissent pas près de disparaître de notre poésie ?

Voilà sans doute de nombreux et puissans motifs, bien propres à nous intéresser à la poésie provençale. Ne faut-il point s’étonner que nul n’y soit sensible, et que notre génération, dans sa fiévreuse curiosité d’exotisme, n’ait pas un regard pour une littérature qui, bien que nationale, nous est à peu près aussi étrangère que celle du Mexique ou de la Chine ? Ne nous hâtons point pourtant d’accuser le public d’indifférence. La vérité est qu’il est impossible aux non-spécialistes de se renseigner ailleurs que dans des livres arriérés et incomplets.

Il n’existe en France que deux ouvrages à la fois accessibles, — très relativement, puisqu’ils sont tous deux épuisés depuis longtemps, — et conçus dans un esprit vraiment scientifique : le Choix de poésies originales des troubadours, de Raynouard, et l’Histoire de la poésie provençale, de Fauriel ; or, le Choix est, son nom l’indique, un pur recueil de textes ; la brève esquisse des principaux genres poétiques qui remplit cent soixante pages du second volume ne saurait passer pour un exposé historique. Quant à l’Histoire, elle a toutes sortes de défauts, que l’on peut signaler sans porter atteinte à la légitime gloire de ce grand précurseur que fut Fauriel. D’abord elle se ressent trop de ce qu’elle fut à l’origine, un cours public, professé, ne l’oublions pas, en 1831-1832 ; le plan manque presque absolument et les disproportions abondent ; enfin et surtout, malgré le titre, la littérature provençale n’en forme pas l’objet essentiel. Cela tient sans doute, d’abord à ce que l’auteur voulait retenir le public en variant et en amplifiant son sujet ; cela tient aussi à une théorie qui lui était chère, à savoir que la littérature provençale avait fait de grandes pertes (ce qui est vrai dans une certaine mesure), et qu’il suffisait, pour combler ces lacunes, de lui restituer des œuvres françaises, allemandes, etc., qui n’étaient, selon lui, que des traductions : de là ces développemens, qui nous paraissent aujourd’hui de longs hors-d’œuvre, sur les chansons de geste, les romans de la Table ronde, l’Epopée germanique, voire les Chants Scandinaves, de sorte qu’il n’y a pas, tout compte fait, dans cette histoire de la poésie provençale en trois volumes, plus de quatre cents pages consacrées à la poésie provençale. Elles sont judicieuses, brillantes ; mais est-ce en quatre cents pages qu’on peut épuiser un sujet si riche ? Là même, l’information précise est souvent remplacée par les généralisations hardies et les hypothèses aventureuses. Il serait injuste sans doute de reprocher à Fauriel de n’avoir point fait un usage plus étendu des textes inédits ; mais il venait de paraître en Allemagne un livre génial qui renouvelait complètement la matière et qui, aujourd’hui encore, reste debout dans presque toutes ses parties, le Leben und Werke der Troubadours, de Diez : or, Fauriel ne paraît point l’avoir même feuilleté. Il faut à peine compter la traduction et l’adaptation des deux livres capitaux de Diez donnée en 1845 par le baron de Roisin[2] : le plus grand tort de ce livre n’est pas d’être écrit dans un style ridicule, mais d’avoir paru à un très petit nombre d’exemplaires. Il ne faut point compter du tout les compilations de Mary Lafon et de M. Laurens, où l’ignorance n’a même point l’excuse de la candeur et où l’erreur s’aggrave de véritables impostures. Nous avons en somme, comme livres accessibles au public, deux éditions, celle de Bertran de Born par M. Thomas, et celle de Montanhagol par M. Coulet[3], et pas même le plus maigre des manuels.

Si les provençalistes font leur examen de conscience, ils reconnaîtront donc qu’ils méritent plus que personne les vibrantes objurgations que M. de Vogué adressait ici même, il y a peu de temps, aux romanistes en général. Ils se plaisent à railler les félibres qui se réclament si volontiers de leurs illustres prédécesseurs et les ignorent si complètement : ne feraient-ils pas mieux de se demander s’ils ne sont pas eux-mêmes quelque peu responsables de cette ignorance, — de la profondeur de laquelle la plupart des félibres eux-mêmes ne se doutent pas ? Actuellement, il faut bien le dire, la littérature provençale est comme un terrain réservé où nul ne peut mettre le pied s’il ne sait l’allemand, s’il n’a une volonté énergique, des loisirs, et s’il ne se trouve à proximité d’une grande bibliothèque.

Je sais bien ce qu’on pourrait me répondre : que ce terrain est en plein défrichement, que l’heure n’est pas venue d’y introduire le public. Je ne me demande pas, en ce moment, s’il est nécessaire, pour admettre le public dans le domaine d’une science encore nouvelle, qu’il puisse s’y promener comme dans un jardin anglais. N’est-ce point de sa part une curiosité légitime, — et flatteuse pour les travailleurs, — que de vouloir se rendre compte de l’état d’avancement des travaux ? Or, ici, les progrès accomplis sont certainement considérables : depuis cinquante ans il a été fait obscurément beaucoup de besogne utile : quelques textes intéressans ont été découverts, des manuscrits publiés in extenso ; on a même donné (en Allemagne, cela va sans dire) un certain nombre d’éditions critiques, et de bonnes monographies des principaux genres : actuellement il ne reste pas, de toute la poésie lyrique des troubadours, plus de cinq cents vers inédits. Soutiendra-t-on que, de tout ce travail, rien ne soit de nature à intéresser le grand public ?

Qu’on ne se méprenne point sur mes intentions : ce n’est pas cette tâche que j’entreprends ici ; je ne veux qu’effleurer cet attrayant sujet et donner au lecteur une idée très sommaire de ce qui pourrait être tenté en ce sens : heureux si ces modestes essais pouvaient suggérer à un savant vraiment autorisé l’idée de faire plus et mieux. Il va sans dire que les spécialistes ne trouveront dans ces pages, que je n’écris point à leur intention, aucun fait qui ne leur soit connu. Quant aux idées qui pourront être développées à l’occasion de ces faits, le lecteur ne devra point s’étonner s’il en rencontre quelques-unes qui ne lui sont pas nouvelles : de tous les partis pris, celui de l’originalité est le plus contraire à l’esprit scientifique. S’il m’arrive parfois de repasser sur les traces de Raynouard et de Fauriel, cela prouvera tout simplement que les recherches minutieuses de l’érudition ont confirmé les généralisations de la première heure : c’est là un honneur dont ces grands initiateurs eussent été fiers et dont leurs successeurs ne doivent pas essayer de les frustrer.


I

La première question qui se présente est naturellement celle des origines. Quelles sont les causes qui contribuèrent à cette merveilleuse et soudaine éclosion ? Milà y Fontanals a résumé avec une élégante précision celles que la critique a le plus communément alléguées : parmi les plus puissantes, dit-il, il faut compter « la douceur du climat et la beauté du pays, les restes plus étendus de culture romaine ; la paix moins souvent troublée et la prospérité plus grande que partout ailleurs ; le développement du régime municipal et l’activité du commerce, source de richesses qui assurèrent à toutes les classes un bien-être relatif ; enfin, et tout spécialement, la formation rapide d’une langue riche et sonore[4]. » Ces diverses causes sans doute ont pu influer dans une certaine mesure, mais toutes n’ont pas eu l’efficacité que leur attribue le critique espagnol. Ecartons d’abord les causes permanentes, telles que la douceur du climat ; le climat était identique depuis des siècles et n’a point changé jusqu’à nos jours : or, le phénomène dont nous recherchons les causes a été un accident éphémère. La culture romaine s’était surtout conservée dans l’ouest du domaine méridional, longtemps soumis à la domination très douce des Goths ; c’est là aussi que paraît s’être développé d’abord le régime municipal : or on sait aujourd’hui que ce n’est pas là que naquit la poésie méridionale, mais beaucoup plus au nord, vers le Poitou, la Marche et le Limousin. Le commerce enrichit surtout la classe bourgeoise : or, parmi les troubadours les plus anciens, nous n’en voyons aucun dont l’origine bourgeoise soit certaine. Quant à alléguer « la formation d’une langue riche et sonore », n’est-ce point commettre un paralogisme ? Ce dut être précisément la poésie qui perfectionna la langue, et au prix seulement de longs efforts : le jour où un jongleur limousin eut l’idée de « poétiser » dans la langue vulgaire de son pays, il dut avoir à sa disposition un instrument très analogue à celui qu’eût pu trouver dans son dialecte un de ses confrères normand, italien ou espagnol.

Il faut donc étudier de plus près la constitution et les mœurs de la société où se forma la poésie méridionale, car c’est uniquement, selon nous, d’une question de moment qu’il s’agit. Nous venons de dire où l’on s’accordait aujourd’hui à situer son berceau ; mais ce n’est pas seulement l’état social de ce petit coin de terre qu’il s’agit de retrouver : à peine née, elle se répandit de proche en proche avec une stupéfiante rapidité ; on la trouve d’abord dans le Périgord, la Gascogne, la Guyenne, le Languedoc ; mais, en moins de quelques années, elle avait franchi le Rhône et même les Pyrénées : dès la fin du XIIe siècle nous la rencontrons aussi en Provence, en Dauphiné, en Catalogne, en Aragon. C’est donc que, sur tous ces points, le terrain était bien préparé, et c’est bien de la France méridionale tout entière, — et cela même n’est point tout à fait suffisant, — qu’il y a lieu de nous occuper.

Vers le XIe siècle, la société méridionale se divisait nettement, comme toute la société européenne du Xe au XVe, en trois classes : les nobles, les clercs et une catégorie inférieure comprenant les bourgeois et les vilains[5].

Sur cette troisième catégorie, nous pouvons être très bref. Dans la poésie lyrique provençale, pas un vers n’a été écrit pour une caste qui était hors d’état et n’avait du reste aucune velléité de rémunérer les auteurs. Au XIe siècle, la bourgeoisie était encore trop peu cultivée pour s’intéresser à la poésie ; sans doute, dans l’évolution du lyrisme provençal, elle jouera un rôle qui, nous le verrons, ne sera pas sans gloire ; mais elle n’est pour rien dans sa naissance. Quant aux vilains proprement dits, ils sont, aux yeux des poètes, comme s’ils n’existaient pas. Quand ceux-ci les mentionnent en passant, çà et là, c’est pour leur décocher quelque grossière épigramme, écho de l’opinion courante à leur sujet. Certains jongleurs, il est vrai, sont sortis du peuple, mais ceux-là ont répudié leur origine ; ils n’ont jamais brusquement passé, du reste, d’une classe dans l’autre, car ils avaient fait dans les écoles un commencement d’apprentissage littéraire, et ils se rattachaient au clergé plutôt qu’au peuple.

Le clergé et la noblesse sont beaucoup plus intéressans à étudier : celle-ci, parce qu’elle fournit aux jongleurs un public qui se passionna vite pour leur art ; celui-là, parce qu’il favorisa leurs progrès par une connivence dont il sentit trop tard le danger et dont il essaya de réparer les conséquences par une furieuse hostilité.

Entre les jongleurs et un clergé soucieux de ses devoirs, il ne pouvait y avoir que l’antagonisme le plus aigu ; cette classe de vagabonds, qui se recrutait dans tous les mondes, et les traversait tous, devait être un dangereux véhicule d’idées : sa singulière liberté de vie ne pouvait qu’engendrer une égale liberté de pensée. Aussi voyons-nous, au nord de la France, le clergé tenir les jongleurs en une constante, suspicion, les frapper d’ostracisme, et aussi, par son zèle à fournir au public un aliment littéraire, leur faire une rude concurrence. Le clergé du Nord comprit de bonne heure que la littérature ne pouvait être supprimée par voie d’interdiction : il agit plus habilement en s’en emparant. Par des traductions d’œuvres pieuses, de chroniques, de traités scientifiques, il pourvut lui-même à un besoin dont il devait reconnaître la légitimité ; en fondant des Universités, en y attirant, autour des chaires de philosophie et de théologie, les esprits les plus actifs et les plus exigeans, il arrachait aussi à la corporation des ménestrels et jongleurs quelques-uns de ceux qui eussent été tentés de s’y engager et en entravait en partie le recrutement.

Mais le clergé méridional, du Xe au XIIe siècle, n’était préparé à aucune de ces tâches. C’était d’abord, s’il est permis de parler ainsi, un clergé fort peu ecclésiastique : la simonie, qui désola l’Église de France à cette époque et la mit presque tout entière entre les mains de la société laïque, sévit particulièrement au Midi. Les seigneurs méridionaux s’étaient habitués à considérer les dignités ecclésiastiques comme des prolongemens de leurs fiefs, revenant de droit à leurs cadets et à leurs bâtards. Les abbayes avaient été heureuses, aux IXe et Xe siècles, de se mettre sous la protection d’abbés-chevaliers qui assuraient leur sécurité ; mais c’était introduire le loup dans la bergerie, et le tuteur finit par se transformer en possesseur. Il était alors fréquent, comme le dit Ampère[6], « de voir des abbés laïques s’établissant dans les monastères avec leurs femmes, leurs enfans, leurs soldats et leurs chiens. » Le clergé et le peuple étaient bien, en théorie, maîtres des élections ; mais il était bien rare que les promesses ou les menaces ne réussissent pas à leur arracher la ratification d’un marché où triomphait toujours l’habileté ou la richesse. Vers 977, Guillaume Sanche, duc de Gascogne, tenu du reste à son époque pour un chrétien irréprochable, donnait d’un coup à son frère Gombaut six évêchés de ses États, dont il se croyait sincèrement le légitime propriétaire. Vers 1030, 1e comte de Cerdagne, à la piété duquel les contemporains rendent aussi un hommage éclatant, achète l’archevêché de Narbonne pour le donner à son fils âgé de douze ans. Vers 1037, le comte de Toulouse, Pons, lègue à sa femme le prix de l’élection de l’évêché d’Albi. Rien de plus curieux que l’histoire de cette élection, qui eut lieu en effet l’année suivante. Bernart Adhémar, moyennant la somme de cinq mille sous, acheta l’évêché pour son fils, qui s’engageait à entrer dans les ordres pour cet objet ou du moins à y faire entrer quelqu’un qui tiendrait sa place. C’est au premier parti qu’il s’arrêta, et il prit en effet possession, — j’allais dire livraison, — du siège en 1040. Aussi s’explique-t-on qu’au bout de peu de temps, le haut clergé se soit composé en grande partie de nobles, dans les préoccupations desquels le bien de l’Église et l’édification du peuple entraient pour fort peu de chose.

Au Nord, le clergé séculier trouvait dans le nombre et le zèle des ordres monastiques un précieux secours ; mais, au Midi, la vie monacale était loin d’avoir la même intensité : là, les couvens étaient rares et l’ignorance la plus honteuse y régnait. La Renaissance littéraire à laquelle Charlemagne et Alcuin ont attaché leur nom, et qui fut plus exactement un relèvement des études grammaticales, philosophiques et théologiques, n’y avait fait presque aucunement sentir ses effets. Les monastères méridionaux, du IXe au XIe siècle, étaient à peu près dans l’état de misère intellectuelle où l’on avait vu végéter ceux du Nord, du Ve au IXe ; les bibliothèques y étaient clairsemées autant que pauvres, et on se préoccupait peu de les alimenter ; aucun article des règlemens n’obligeait les moines à copier ; aussi ne nous reste-t-il presque aucun manuscrit d’origine méridionale datant de cette époque : il semble que, du IXe au XIIe siècle, on n’ait pas écrit dans les couvens du Midi. Si les moines ne s’inquiétaient pas de propager les livres de théologie ou de liturgie destinés à leur propre usage, ils songeaient beaucoup moins encore à écrire pour le peuple : un fragment d’un poème sur Boèce, quelques vers d’une Vie de sainte Foi, voilà de quoi se compose toute la littérature hagiographique en langue d’oc antérieure au XIIIe siècle, tandis que le Nord de la France, et plus encore l’Angleterre, alors française de langue et de mœurs, peuvent opposer à cette production misérable des œuvres imposantes tant par leur nombre que par leur étendue, et dont plusieurs ont une très grande valeur littéraire.

La production scientifique n’est guère plus abondante : alors que presque chaque monastère du Nord tenait à honneur de rédiger ses annales, c’est à peine si on trouverait au Midi une demi-douzaine de chroniques dignes d’être mentionnées. Quant aux centres d’études séculières, ils faisaient totalement défaut : la première en date des Universités méridionales est celle de Toulouse (1231) : or, sa fondation suivit immédiatement le triomphe des croisés et sa destination principale fut de combattre l’hérésie. Ne nous étonnons donc point qu’Adhémar de Chabannes ait pu dire, dans les premières années du XIe siècle, qu’un homme sachant quelques bribes de latin passait aisément, au sud de la Loire, pour un Cicéron ou un Virgile.

L’ignorance du clergé a presque toujours pour conséquence le relâchement dans ses mœurs. Nous ne voulons pas multiplier les faits et nous bornerons à montrer, par quelques exemples topiques, combien il était fréquent de voir échanger le psautier du moine contre la vielle du jongleur, — quand on ne passait pas alternativement, sous l’œil indulgent des supérieurs, de l’un à l’autre. Parmi les jongleurs montés en grade et devenus troubadours, beaucoup avaient commencé par être clercs : tels Aimeric de Belenoi, Uc Brunet et bien d’autres. « Uc de Saint-Circ était fils d’un pauvre vavasseur du bourg de Saint-Circ, au pied de Sainte-Marie de Rocamadour ; il avait des frères plus âgés que lui, qui voulurent le faire clerc et l’envoyèrent à l’école à Montpellier ; et, alors que ceux-ci pensaient que Uc apprenait les lettres, il apprenait à faire vers, chansons, sirventés, tensons et coblas, et les faits et les dits des vaillans hommes et des vaillantes dames qui étaient alors dans le monde ou y avaient été ; et muni de tout ce savoir, il se fit jongleur. » — Les biographies des troubadours[7] nous citent, comme ayant jeté le froc aux orties, non seulement de pauvres diables à qui eût été réservée dans les ordres une carrière misérable, mais de jeunes nobles, que leur naissance eût pu désigner pour les plus hautes charges, et qui sortirent du cloître par ennui, par coup de tête, par amour, ou simplement pour le plaisir de courir le monde. « Arnaut Daniel était gentilhomme et il apprit bien les lettres : mais il se plaisait aux chansons, et abandonna les lettres, et se fit jongleur… Gaubert de Puycibot était gentilhomme et fut mis tout enfant, pour être moine, en un moustier de Saint-Léonard ; et il savait bien les lettres, et bien chanter et bien trouver ; mais, par volonté de femme, il sortit du moustier, et il s’en vint à celui à qui venaient tous ceux qui, par leur courtoisie, cherchaient à se faire honneur, au preux, au vaillant Savari de Mauléon : et celui-ci l’enharnacha, et il s’en alla par les cours et fit mainte bonne chanson… Pierre Cardinal était issu de parens nobles et de parage, et fils de chevalier et de dame. Et, quand il était petit, son père le mit, pour qu’il devînt chanoine, en la chanoinie du Puy ; et il apprit les lettres, et il sut bien lire et chanter ; et, quand il fut arrivé à l’âge d’homme, il s’enticha de la vanité de ce monde, car il se sentait gai et beau et jeune. Et il allait par les cours des rois et des nobles barons, menant avec lui son jongleur qui chantait ses sirventés. » On vit jusqu’à des gens arrivés à la prébende renoncer à leur bénéfice pour « aller par les cours : » tel Pierre Rogier, qui fut chanoine de Clermont et « laissa la chanoinie pour se faire jongleur. » D’autres, plus pratiques, cumulaient : Daude de Pradas, auteur de quelques chansons, dont une au moins est de sujet plus que profane, paraît être resté jusqu’à la fin chanoine de Maguelonne. Il est vraisemblable que, pour l’évêque de Bazas et l’évêque de Clermont, qui sont cités dans la liste des troubadours, la poésie ne fut jamais qu’un passe-temps (encore que ce dernier ait eu, pour un simple amateur, la plume singulièrement exercée). Pour d’autres, la poésie était, non seulement une distraction, mais un métier, greffé sur un autre, et non le moins lucratif : Gui d’Ussel, noble châtelain du Limousin, était troubadour, ainsi que deux de ses six frères et un sien cousin, avec qui il s’était partagé tout le domaine de la poésie : « Gui trouvait de bonnes chansons, Élie de bonnes tensons, Eble de mauvaises tensons (c’est-à-dire probablement des tensons injurieuses), et Pierre chantait tout ce que les autres trouvaient. Et Gui était chanoine de Brioude et de Montferrant, et faisait ses chansons en l’honneur de madame Marguerite d’Aubusson et de la comtesse de Montferrant. » Mais l’autorité finit par intervenir : le légat du pape, passant par-là, « lui fit jurer que jamais plus il ne ferait de chansons ; et lui, par obéissance, renonça au trouver et au chanter. »

On était moins intransigeant quelque trente ans auparavant, et le moine de Montaudon put, jusqu’à sa vieillesse, mener cette vie en partie double, non seulement avec l’assentiment, mais aux applaudissemens de ses supérieurs, soucieux avant tout « du bien de la maison. » L’ancienne biographie provençale a ici trop de grâce naïve pour que nous ne nous bornions pas à la traduire littéralement : « Le moine de Montaudon était d’Auvergne, d’une petite ville qui a nom Vie, près d’Aurillac. Il était gentilhomme et fut fait moine en l’abbaye d’Aurillac, et là il sut s’arranger de manière à faire parfaitement le bien de la maison : il faisait des couplets, tout en étant dans les ordres, et des sirventés sur les sujets qui couraient par la contrée. Les chevaliers et les barons le tirèrent de son couvent et lui firent grand honneur ; et ils lui donnaient tout ce qu’il voulait. Quant à lui, il portait tout à Montaudon, à son prieuré. Ainsi il accrut et améliora beaucoup son église, portant toujours le froc ; un jour, il s’en alla à Aurillac, à son abbé ; et, lui remontrant tout l’accroissement dont le prieuré de Montaudon lui était redevable, il le pria de lui accorder cette grâce qu’il pût se conduire au gré du roi d’Aragon ; et le prieur le lui octroya ; et le roi lui commanda de manger de la viande, de courtiser les dames, de chanter et de trouver ; et il fit ainsi. »

Quelle était donc cette vie mondaine dont l’éclat était capable d’arracher les novices à leurs études, les moines à leurs vœux, les chanoines mêmes à leurs prébendes ? C’est ce que nous apprendrons en jetant un coup d’œil sur le tableau que les chroniqueurs et surtout les poètes eux-mêmes nous ont laissé de la société polie, pour laquelle seule travaillaient les auteurs dont nous nous occupons.

La noblesse formait en réalité une classe très composite, dont certains membres n’avaient entre eux de commun que le titre : entre un comte de Toulouse, par exemple, et un modeste chevalier de petite ville, que la naissance faisait théoriquement égaux, il y avait en réalité la même distance qu’entre le fonctionnaire besogneux et le baron de la finance que notre langage courant qualifie tous deux de « bourgeois. » Les uns menaient dans leurs terres ou derrière les murs de quelque bourgade une existence obscure et presque misérable ; d’autres avaient les richesses et par conséquent la puissance d’un roi. Le droit d’aînesse n’existant pas au Midi, certains alleux s’étaient morcelés à tel point qu’ils suffisaient à peine à faire vivre leurs possesseurs. Les vies des troubadours nous offrent de ce fait des exemples frappans : Raimon de Miraval ne possédait que la quatrième partie d’un château (ce mot se prend généralement, au Midi, dans le sens de petite ville) où n’habitaient pas en tout plus de quarante familles. Èble d’Ussel était si pauvre que, quand des amis venaient le voir, il ne pouvait leur offrir que de belles paroles et un accueil flatteur, et devait remplacer la bonne chère « par des chansons, des sirventés et des coblas. »

Les petites villes, que ces hobereaux, à la différence des seigneurs du Nord, habitaient volontiers, et où se trouvaient souvent réunies un certain nombre de personnes de goût et d’éducation aristocratiques, pouvaient facilement devenir des centres littéraires. Mais ces petits centres ne jouent presque aucun rôle dans la période des origines : la poésie semble avoir pris naissance et s’être uniquement développée dans la serre chaude de certaines cours vraiment princières. Quelques seigneurs du Midi pouvaient en effet, par l’étendue de leurs domaines et le nombre de leurs vassaux, rivaliser avec les rois de France et d’Angleterre ; au XIe siècle surtout, les comtes de Toulouse et de Provence et les ducs d’Aquitaine étaient incomparablement plus riches que les premiers Capétiens, qui ne l’emportaient sur eux que par le titre royal et le prestige de l’onction sacrée. C’est que, si certains petits fiefs allaient s’émiettant de plus en plus, d’autres au contraire faisaient la boule de neige. Un long état de paix, en favorisant l’agriculture et en développant les relations commerciales, avait enrichi la bourgeoisie, et, par contre-coup, la noblesse. Par le nombre infini de droits que les seigneurs percevaient à l’occasion de toutes les transactions (droits de péage, de leude, de surveillance des marchés, d’inspection des mesures, etc. ), ils prenaient, sans courir aucun risque, leur part dans les bénéfices du commerce, de même qu’une foule d’autres taxes les faisaient participer aux richesses du sol. Mais c’est surtout d’une autre façon que l’accroissement de la richesse publique se répercuta sur leurs finances : un jour arriva, de très bonne heure pour le Midi, où les villes et les communautés furent assez riches pour se racheter à prix d’argent des droits seigneuriaux qui, à l’origine, pesaient sur la bourgeoisie. À partir du commencement du XIIe siècle, peut-être de la fin du XIe, la vente des exemptions de privilèges devint, parmi les nobles de toute catégorie, le plus usuel des trafics.

Pour un grand seigneur, les sources de revenus, — nous ne parlons que des sources régulières et légitimes, — étaient donc presque illimitées ; les seules dépenses vraiment lourdes étaient celles qu’entraînait l’état de guerre ; or, nous venons de le dire, du Xe au XIIe siècle, la paix n’avait été troublée dans le Midi que par des guerres privées sans importance. Jusque vers le XIe siècle, les nobles semblent avoir mis leur coquetterie à thésauriser. C’était chez eux une habitude d’entasser dans leurs coffres l’or monnayé et en lingots, les objets précieux, les armes travaillées, les riches étoffes, le vair et le gris ; on se constituait ainsi une sorte de musée, que l’on montrait orgueilleusement à ses hôtes : habitude qui n’était point toujours sans inconvéniens, comme le prouve certaine anecdote bien connue, rapportée par Grégoire de Tours au sujet du roi Clodéric. Mais, vers le début du XIe siècle, ces mœurs changèrent brusquement ; au lieu d’accumuler les richesses, il devint de bon goût de les dissiper en de fastueuses et retentissantes prodigalités. Il est vraisemblable que c’est de leurs expéditions en Orient que les barons occidentaux rapportèrent ces goûts : presque tous les croisés de 1099 passèrent par Constantinople, qu’avaient du reste visitée auparavant un très grand nombre de pèlerins. Or, nous savons, par des témoignages variés et topiques, quelle impression firent sur eux les richesses architecturales et les splendeurs de tout genre que Byzance étala à leurs yeux. Ce fut un éblouissement, qui se changea bientôt en une fièvre d’imitation.

Tout d’abord la plupart des barons se firent bâtisseurs : aux humbles châteaux de bois entourés de simples palissades, rappelant de très près les antiques villæ gallo-romaines, succédèrent ces monstrueux amoncellemens de pierre ou de briques dont les ruines nous frappent encore de stupeur. Puis ce fut dans la vie quotidienne un total changement d’habitudes. On se mit (nous avons à ce sujet, à partir du XIe siècle, des témoignages précis, dont quelques-uns seront rapportés tout à l’heure) à se visiter, à se recevoir, à faire assaut de luxe. On se mit aussi à traîner derrière soi, quand on se déplaçait, non seulement la foule des serviteurs proprement dits, mais aussi toute une masnada bruyante et bigarrée, composée de chevaliers pauvres, d’aventuriers de toute origine, à la fois cliens et parasites, dont la présence semblait rehausser d’autant plus le prestige du maître qu’ils lui coûtaient davantage. Écoutons par exemple Jaufré de Vigeois, un des écrivains du moyen âge qui ont le plus curieusement observé les mœurs de leur époque : « Les grands d’autrefois, dit-il, usaient volontiers des vêtemens les plus vils, au point que l’évêque Eustorge, le vicomte de Limoges et celui de Comborn n’hésitaient point à se couvrir de peaux de bouc et de renard. Aujourd’hui, les plus modestes rougiraient d’en porter. On s’est mis à fabriquer des étoffes riches et précieuses, dont la couleur s’harmonise avec l’humeur de chacun ; on découpe le rebord des vêtemens en petites sphères et en languettes pointues, de sorte que ceux qui les portent deviennent pareils aux diables que nous représentent les peintres ; on déchiquette les capes et on leur fait des manches aussi larges qu’aux frocs des cénobites… Les jeunes gens portent maintenant des cheveux longs, ont à leurs chaussures d’interminables becs. Par l’ampleur des vêtemens qu’elles traînent derrière elles, les femmes ressemblent à des couleuvres. »

Le bon prieur de Vigeois ne place, il est vrai, ce changement de mœurs qu’au début du XIIe siècle, époque à laquelle appartiennent les personnages dont il regrette la simplicité. Mais c’est sans doute que ces personnages étaient alors des exceptions, des hommes du bon vieux temps. Nous avons en effet des preuves que ce changement remontait sensiblement plus haut. Guibert de Nogent et Orderic Vital exhalent les mêmes plaintes, et le dernier date positivement la corruption de l’année 1085 ou environ. Il reproche aux jeunes élégans de la cour d’Anjou de porter des souliers à longues pointes, des vêtemens trop longs et trop larges, de raser leurs cheveux sur le devant de la tête et de les laisser croître par derrière, comme les courtisanes. Certains détails de sa description coïncident absolument avec ceux que nous fournit le prieur de Vigeois. Ce sont bien les mœurs méridionales qui, de la cour de Poitiers, capitale de l’Aquitaine, avaient passé à celle d’Angers ; pour que le mal se soit propagé en Anjou dès la fin du XIe siècle, il fallait bien qu’il eût pris naissance dans la région voisine quelque temps auparavant. Quelques anecdotes rapportées par le prieur de Vigeois lui-même nous amènent à penser en effet que ces nouvelles mœurs commençaient à se répandre dès le début du XIe siècle. Une des plus caractéristiques a précisément pour héros deux grands personnages dont le nom est intimement lié aux plus lointaines origines de la poésie courtoise.

« Eble, vicomte de Ventadour, s’était rendu, par son habileté à tourner les chansons, très agréable au comte Guillaume de Poitiers. Un jour, le vicomte arriva à Poitiers, à la cour de son seigneur, à l’heure du dîner. On lui prépara un grand nombre de mets, mais ces préparatifs demandèrent quelque temps. Quand le repas eut pris fin, Eble dit au comte : « Il ne fallait point faire tant de frais pour recevoir un petit vicomte comme moi. » Quelque temps après, Eble étant rentré chez lui, Guillaume y arriva sur ses talons, précisément à l’heure où Eble dînait, et il entra en hâte dans la cour du château avec plus de cent chevaliers. Eble, comprenant que le comte voulait lui jouer un tour de sa façon, fait sans retard verser l’eau pour le lavement des mains. Pendant ce temps, on réquisitionnait des vivres auprès de tous les manans des environs, et on les portait en hâte à la cuisine, où c’était un amoncellement extraordinaire de poules, de canards et de volailles de toutes sortes. Bientôt on servit un tel festin qu’on se fût cru à des noces royales. Sur le soir, voici venir, sans que Eble en sût rien, un manant conduisant un chariot traîné par des bœufs, qui s’écria : « Approchez, chevaliers du comte de Poitiers, et voyez comment on livre la cire à la cour du vicomte mon maître. » Puis il monte sur le char, armé d’une grande hache de charpentier, et se met à éventrer les tonneaux : il en tombe des quantités de cierges de la cire la plus fine. Le manant, comme s’il se fût agi d’une marchandise à vil prix, remonte sur son char et retourne tranquillement à Maumont, son village. Guillaume, à ce spectacle, ne tarit pas en éloges sur la valeur et la courtoisie de son vassal ; plus tard, il le récompensa en lui donnant, à lui et à ses descendans, le fief de Maumont. »

On voit que le trait distinctif de cette prodigalité, c’est d’être sa fin à elle-même. Répandre l’argent à flots, sans but, pour rien, pour le plaisir, tel semble être l’idéal d’un grand seigneur aux XIe et XIIe siècles. Les chroniqueurs gardèrent un souvenir ébloui de certaines fêtes données à Beaucaire, en 1174, en l’honneur du roi d’Aragon ; les seigneurs méridionaux s’y livrèrent à un assaut de ruineuses excentricités qui touchent à l’absurde : des champs entiers semés de menue monnaie, des chevaux de prix brûlés, des repas préparés, non au bois, mais à la cire. La chronique a dû se faire ici l’écho de la légende ; mais la légende elle-même est-elle autre chose qu’un grossissement de l’histoire ? Ces sortes d’anecdotes traduisent à merveille un état d’esprit caractéristique, qui se révèle en cent autres endroits : « Je veux, dit à son fils un des héros de Flamenca, roman écrit en Auvergne vers 1235, que tu sois preux et large : à qui te demande cent sous, donne vingt marcs ; et, pour cinq, donnes-en dix. » — « Blacas, nous dit le biographe de ce personnage, fut un noble baron, haut et riche. Ce qui lui plaisait le plus, c’étaient les dons, le service des dames, la guerre, les présens, les cours, le chant, le tumulte et le bruit (ne serait-ce point déjà le Fen de brut d’un illustre compatriote de Blacas ? ) et toutes les choses par lesquelles on acquiert prix et valeur. Et jamais il n’y eut homme à qui plût le prendre comme à lui le donner. Il était celui qui recueillait les délaissés et relevait les abattus. Et plus il avança en âge, plus il crût en largesse, en courtoisie, en valeur, en gloire d’armes, en terres et en rentes. » Ces derniers mots sont au moins inattendus : il faut vraiment une faveur particulière du ciel pour augmenter ses rentes en menant une pareille vie. Est-il besoin de dire que cette faveur était rare ? Nombreux, au contraire, furent les émules de Blacas qui se ruinèrent. Il fallait alors pourvoir aux brèches, et force nous est de reconnaître qu’en ce cas on ne trouvait point incompatibles avec la courtoisie des moyens qui nous paraissent peu conciliables avec la plus vulgaire honnêteté. « Le dauphin d’Auvergne était un des chevaliers les plus sages et les plus courtois du monde et les plus larges… et par sa largesse il perdit la moitié et plus de son comté ; mais, par avarice et par sens, il sut tout recouvrer et regagner plus qu’il n’avait perdu. » Comment s’exerçait parfois ce sens, réparateur des sublimes folies, c’est ce que nous apprend une tenson entre Rambaut de Vaqueiras et Albert Malaspina : le troubadour reprochant au condottiere de s’être embusqué sur les routes pour détrousser voyageurs et marchands : « Par Dieu, répond celui-ci, je vous l’affirme, Rambaut, si j’ai souvent dérobé l’avoir d’autrui, ce n’était point par cupidité ou pour amasser des trésors, mais pour donner aux autres. » Et avec cette belle réponse il se juge quitte envers les règles de l’honneur chevaleresque.

Il est un personnage dont l’histoire nous fait toucher du doigt tout ce qu’il y avait de factice, de conventionnel, et de dangereux dans l’idéal de haute vie que s’était forgé le XIIe siècle. C’est Henri au Court Mantel, fils de Henri II d’Angleterre. Il semble avoir pris au sérieux, dès sa plus tendre jeunesse, les maximes débitées par les professeurs de beaux gestes, et s’être juré de les appliquer pieusement : rôle plein de difficultés, plus ardu pour lui que pour tout autre, car son père, en lui décernant le titre de roi, avait omis d’y joindre les avantages positifs qui lui eussent permis d’en soutenir l’éclat : « Moins large encore que prodigue, dit de lui le judicieux Jaufré de Vigeois, il fut entraîné par ce défaut à des actes qui ne sont guère congruens avec la majesté royale. » Il lui arrivait fréquemment, au sortir des bonnes villes, d’être serré de si près par les créanciers, qu’il était obligé de prier ses chevaliers de donner des gages à sa place. Un jour, les bourgeois lui refusant tout crédit, il vola le trésor de Saint-Martial de Limoges et l’engagea pour vingt-deux mille sous ; une autre fois, il mit la main sur le trésor de l’abbaye de Grandmont, et n’épargna pas même une colombe d’or et d’argent donnée par son père pour servir de ciboire. » Le rêve où il s’obstinait, après avoir fait le malheur de sa vie, finit par causer sa mort : las d’assiéger son père de demandes d’argent toujours mal accueillies, poussé par des conseillers sans scrupules (au nombre desquels on regrette de trouver Bertran de Born), ce modèle des preux finit, pour des questions de gros sous, par se lancer dans une guerre parricide qui, après avoir ensanglanté deux provinces, lui coûta la vie : héros de pacotille, dont la fin fut comparable à celle d’un fils de famille qui se suicide le jour où les vivres lui sont définitivement coupés.

C’est pourtant ce pauvre écervelé que les troubadours, — c’eût été la satisfaction du plus cher de ses vœux, — érigèrent en parangon de toute noblesse et de toute courtoisie : il fut fait sur sa tombe une ample dépense de chants funèbres, où il était exalté plus que ne devait l’être jamais aucun bienfaiteur de l’humanité ; et la légende, s’emparant de son histoire, l’embellit de traits qui nous paraissent aujourd’hui se rapprocher beaucoup moins du sublime que du ridicule. Un jour, s’il faut en croire un de ces récits[8], un jongleur de sa cour lui ayant demandé de l’argent, « il répondit qu’il avait tout donné ; mais il se souvint qu’il avait dans la bouche une dent très laide et que son père avait promis deux mille marcs à qui saurait lui persuader de se la faire arracher : « Va, dit-il, à mon père, et fais-toi donner la somme ; et moi, je m’arracherai cette dent à ta requête. » Le jongleur alla à son père, reçut la somme, et lui, s’arracha la dent. » — « Il advint un autre jour qu’il donna deux cents marcs ; son sénéchal ou trésorier prit ces marcs et les mit sur une table, en ayant soin de ménager par-dessous un pli du tapis pour que le tas parût plus gros ; puis il dit au prince : « Monseigneur, quelle prodigalité est la vôtre ? Voyez ce que sont deux cents marcs, que vous tenez ainsi pour rien. » Le prince regarda et dit : « Il me semble, au contraire, que c’est là un bien maigre cadeau à faire à un si vaillant homme. » Et il lui en fit donner quatre cents. » Le narrateur émerveillé raconte encore comment, s’étant aperçu un jour qu’un de ses chevaliers lui avait volé le couvercle d’un hanap, il lui donna le vase lui-même ; et comment, l’heure de sa mort étant proche, et n’ayant rien pour payer ses créanciers, ses richesses et son corps même lui faisant défaut, il appela un notaire et lui fit rédiger un acte par lequel il mettait son âme en gage perpétuel, — ce qui obligea son père à satisfaire tous ceux à qui il devait de l’argent.


II

À qui allaient ces libéralités ? Aux divers membres de la masnada, aux chevaliers pauvres, aux écuyers qui s’étaient distingués par leurs services, mais surtout aux jongleurs, que nous voyons pulluler de bonne heure dans les cours méridionales, et qui nous apparaissent, dans d’innombrables textes, comme les ornemens obligés des festins et des réunions mondaines. Qui donc étaient ces amuseurs publics ? D’où venaient-ils ? Comment avaient-ils réussi à se faire dans la société une si large place ?

Plus heureux ici que dans l’histoire même de la poésie, nous saisissons l’anneau qui rattache le moyen âge à l’antiquité. Les jongleurs sont certainement les successeurs directs de ces mimi, de ces histriones, qui apparaissent fréquemment dans les textes, à partir du IIe ou IIIe siècle. Sous l’Empire, il était d’usage que les grands seigneurs fissent venir, pour égayer leurs repas, non seulement, comme jadis, des joueurs de flûte, mais des baladins chargés de divertir les convives par des tours de force ou d’adresse. Il est probable que ceux-ci, élargissant le cercle de leurs anciennes attributions, se mirent bientôt à jouer de petites scènes, ou, quand ils opéraient seuls, à réciter des sortes de monologues : c’est du moins ce que semblent indiquer les mots de scenicus, histrio, synonymes, chez Pétrone, de mimus ; en effet, quand le théâtre eut définitivement succombé sous les anathèmes de l’Église, c’était une précieuse ressource pour les acteurs dépossédés de leur public que d’aller opérer à domicile. Avoir le théâtre chez soi paraissait, d’autre part, aux patriciens une des formes les plus raffinées du luxe.

Partout où se répandit la civilisation romaine, en Espagne, en Afrique et bientôt en Gaule, nous trouvons des mimes. Saint Augustin s’élève contre la coutume de leur distribuer des présens et contre l’opinion qui voyait là une honorable générosité. Vers le milieu du Ve siècle, Théodoric II avait à Toulouse des histrions ; dans les repas solennels, ils se livraient à des exercices de chorégraphie, formaient des tableaux vivans, ou débitaient des plaisanteries : « Au souper, nous dit Sidoine, qui nous fait connaître ces détails, les mimes sont admis, rarement toutefois, et sans risque pour les convives d’être atteints par leurs propos mor-dans. » Nous avons une lettre de Cassiodore annonçant à Clovis la prochaine arrivée d’un mime, que le roi franc faisait venir d’Italie. À mesure que l’on s’approche du moyen âge proprement dit, les textes concernant les jongleurs deviennent de plus en plus nombreux ; on remarquera que, dans ceux que nous allons citer, il est plusieurs fois question d’exercices littéraires. Ces exercices durent prendre dans leur répertoire une place de plus en plus grande : les prédicateurs, en effet, condamnent les jongleurs, les conciles les excommunient. Or, il est évident que, s’ils se fussent bornés à des tours de prestidigitation, ils n’eussent pas encouru les foudres de l’Église. Les choses qu’ils débitent sont qualifiées de fabulæ inanes, obscena et turpia cantica. En 774, un jongleur (c’est un des premiers exemples du mot joculator) originaire de Lombardie fut admis devant Charlemagne à réciter des vers dont il était l’auteur. Alcuin déclare que l’homme qui accueille dans sa maison les histrions, mimes ou danseurs, y introduit en même temps une troupe d’esprits immondes. En 816, le concile d’Aix autorise les prêtres à assister aux noces, à la condition qu’ils quittent la salle avant que les « gens de théâtre » y aient fait leur entrée. Vers 850, Agobard, évêque de Lyon, flétrit un riche qui comble de largesses « les mimes, les histrions, les jongleurs immondes et vains, alors que les pauvres, membres du Christ, périssent de misère. » Hincmar de Reims recommande de ne point tolérer « les montreurs d’ours, les jongleresses (tornatrices), les gens qui débitent des bourdes grossières et des fables vaines. »

À partir du XIIe siècle, les textes innombrables qui nous font connaître avec la plus extrême précision la nature des exercices et le genre de vie des jongleurs nous permettent d’affirmer qu’ils sont les successeurs directs des mimi, des scenici, des thymelici de la Gaule romaine et de l’époque mérovingienne. Leur programme est le même, sauf que la récitation de textes littéraires y a pris plus de place, à mesure que s’affinait le goût du public et que se développait en eux le talent de la composition. Guiraut de Calanson, dans une satire où il se plaît à montrer en combien de points son jongleur manque aux principes essentiels de l’art, énumère les œuvres lyriques ou épiques qu’il a le tort d’ignorer ; mais il lui reproche aussi de ne savoir ni faire voltiger de petites pommes sur la pointe de deux couteaux, ni présenter des singes et des chiens savans, ni traverser des cerceaux, ni courir sur la corde raide. Dans Flamenca, tandis que certains jongleurs jouent d’instrumens variés, d’autres « montrent des marionnettes ou jonglent avec des couteaux ; l’un marche sur les mains, et l’autre fait la culbute ; un autre danse en cabriolant ; l’un traverse un cerceau, l’autre saute : aucun ne manque à son métier. »

À une époque qu’il est malaisé de déterminer, les jongleurs ajoutèrent à leurs talens divers celui de la composition. Comment s’opéra ce progrès vraiment capital pour l’histoire littéraire ? Il est également difficile de le dire. Ce qui rend plus ardue la réponse à cette question, c’est que les premiers poètes connus sont précisément de très grands seigneurs, comme Guillaume IX et Èble de Ventadour. Faut-il admettre, comme ce fait semble nous y inviter, que c’est de la classe aristocratique que l’art de trouver descendit dans celle des jongleurs ? Nous ne le croyons pas : il nous paraît certain que l’idée de composer des vers ne serait pas venue aux grands seigneurs, s’ils n’avaient pas eu de modèles : ils ont dû trouver piquant de s’exercer dans un métier qui semblait si contraire à leur dignité et de montrer qu’ils y pouvaient exceller. Dès la fin du XIIe siècle, le mot « jongleur » impliquait, à côté d’autres talens, celui de faire des vers : Rambaut d’Orange nous dit, et il semble s’en divertir beaucoup, qu’on l’appelle jongleur : or il est évident qu’il n’était point de ceux qui montraient des chiens savans ou dansaient sur la corde raide. Il nous dit encore, dans la pièce même à laquelle nous empruntons ce renseignement, qu’on n’a point vu de poésie semblable à celle-là « ni dans ce siècle ni dans celui qui est passé. » C’est donc qu’au siècle précédent, on composait déjà des œuvres, sinon identiques, du moins analogues ; quels en eussent été les auteurs, sinon les jongleurs eux-mêmes ?

Mais il nous paraît évident, d’autre part, que c’est à leur contact avec la classe aristocratique que les jongleurs durent ce talent nouveau : il y eut de bonne heure en effet, parmi les seigneurs méridionaux, des esprits raffinés, — les subtilités de pensée et de forme auxquelles la poésie en arriva bientôt nous donnent la mesure de ce raffinement, — auxquels les exercices d’acrobatie parurent de médiocres divertissemens ; c’est pour eux que les jongleurs perfectionnèrent cette poésie toute spontanée qui dut sourdre dans les couches profondes du peuple, dès que la langue eut pris conscience d’elle-même.

Guiraut Riquier donne en somme une très satisfaisante réponse à la difficile question qui nous occupe, quand il dit : « La jonglerie fut inventée par des hommes de sens et des seigneurs de quelque savoir (notons l’exactitude de ce souvenir), pour divertir et honorer la noblesse parle jeu des instrumens. Puis vinrent les troubadours (c’est-à-dire en somme les jongleurs poètes), pour raconter les belles actions, louer les preux et les encourager à bien faire. » C’est sur le goût de leur public que les jongleurs furent naturellement amenés à se régler : au Nord, ils composèrent surtout des chants belliqueux où étaient célébrés les exploits des ancêtres ; le Midi exigea des compositions plus en rapport avec la vie pacifique et brillante qui était la sienne.

Le meilleur moyen de nous convaincre de l’étroite relation qui rattacha, au Midi, la poésie à la vie sociale sera d’étudier brièvement la place qui fut faite aux poètes dans la société. À mesure que la civilisation méridionale se développe et s’approche de son apogée, nous voyons cette place se faire de plus en plus large et honorable ; du jour où cette civilisation est frappée de décadence, ils perdent peu à peu leurs privilèges et jusqu’à leurs moyens d’existence, et la poésie courtoise se tait.

Le premier pas que firent les jongleurs fut de pénétrer dans l’intimité de la vie seigneuriale, de s’immiscer dans le cortège du maître. Ce premier pas était accompli dès le début du XIe siècle. On a maintes fois cité le texte si curieux de Raoul Glaber où nous voyons la reine Constance amener avec elle à la cour du roi Robert une troupe de jongleurs. Ce texte est précieux, moins encore parce qu’il nous donne sur l’accoutrement des jongleurs des renseignemens fort précis, qu’en ce qu’il nous montre, par l’étonnement qui perce à travers les paroles de l’honnête chroniqueur, que la coutume de traîner derrière soi des histrions n’avait point encore pénétré dans la France du Nord. Au Midi, du reste, elle n’était point encore largement généralisée : de la biographie de deux des jongleurs les plus anciens, nous pouvons conclure que, s’ils firent partie de quelque masnada, ce fut à titre temporaire. Cercamon « courut le monde allant partout où on peut aller. » Marcabrun était un enfant trouvé, élevé par la charité publique, dont un seigneur, offensé dans ses vers, se débarrassa un beau jour par un sommaire assassinat. S’il eût été l’homme de quelque haut baron, on eût sans doute respecté en lui la propriété de son maître.

Bientôt, certains jongleurs surent se rendre indispensables ; quelques grands seigneurs n’hésitèrent point à gratifier d’un cheval, d’un harnachement et même du titre de chevalier le pauvre hère qui d’abord trottait pédestrement à leur suite. « Perdigon était jongleur…, fils d’un pêcheur. Par son talent et son intelligence, il monta en prix et en honneur, tant et si bien que le dauphin d’Auvergne le tint pour un de ses chevaliers, et lui donna terres et rentes ; et tous les nobles lui faisaient grand honneur… » Pareille fortune échut à Gaubert de Puycibot, ce moine défroqué que nous avons déjà eu occasion de nommer. Après que Savari de Mauléon l’eut équipé de pied en cap, « il s’en alla par les cours et fit mainte bonne chanson, et il s’énamoura d’une noble et belle damoiselle, dont il faisait ses chansons ; mais celle-ci déclara qu’elle ne l’aimerait que s’il était chevalier et la prenait pour femme. Il alla tout conter à Savari, qui le fit chevalier, et lui donna demeure, terres et rentes ; et il prit la damoiselle pour femme et la tint à grand honneur. »

On comprend que les poètes aient réussi à conquérir dans cette société éprise de leur art un rang proportionné à leurs talens : le nombre infini de couplets qu’ils échangèrent avec les plus illustres protecteurs nous les montre usant vis-à-vis de ceux-ci d’une familiarité qui choquerait jusqu’à nos habitudes égalitaires. Les éloges qu’ils leur prodiguent sont très souvent hyperboliques, presque jamais plats. Pierre Rogier, débarquant à la cour de Rambaut d’Orange, interpelle celui-ci en termes très fiers, où il dissimule assez habilement son rôle, qui est en somme celui d’un solliciteur, sous les grands airs d’un arbitre des belles façons. « Sire Rambaut, je suis venu à vous, à cause, non de votre richesse, mais de votre réputation d’homme, instruit et habile : je veux savoir, avant de partir, ce qu’il en est au juste de vos mérites, que l’on vante si fort là d’où je viens. » Et il continue en débitant au prince une longue mercuriale sur les devoirs de l’homme qui veut « valoir » et « maintenir prix. » Nous avons la réponse de Rambaut : on n’y voit point qu’il ait été froissé de ce ton.

Cette familiarité est parfois poussée jusqu’aux limites les plus extrêmes : Cadenet appelait Blacas son compère ; d’autres poètes et leur protecteur se désignaient réciproquement par le même nom conventionnel, destiné à voiler leur personnalité : Jouffroi de Bretagne et Bertran de Born s’appelaient Rassa ; Raimon V de Toulouse et Bernart de Durfort, Albert ; Raimon VI et Raimon de Miraval, Audiart ; Uc Marescalc et Guillaume de Saint Leidier, Bertran. Cette singulière coutume atteste entre ceux qui la pratiquaient l’intimité la plus absolue ; il est évident en effet que si le même pseudonyme peut désigner les deux interlocuteurs, c’est qu’ils sont sur un pied d’égalité parfaite.

L’exemple le plus frappant de cette intimité entre un prince et un jongleur nous est fourni par la vie de Rambaut de Vaqueiras. Celui-ci était issu d’une famille noble, il est vrai ; mais son père était pauvre et passait pour fou. Réduit à se faire jongleur, il vint en Italie ; il y fut recueilli par Boniface de Montferrat, qui le créa chevalier et qu’il ne quitta plus : également heureux de le délasser, en temps de paix, par des chansons où ses exploits étaient rappelés et, en temps de guerre, de le suivre dans ses chevauchées ; passant, ainsi que lui, et avec la même facilité, du rôle d’un don Quichotte à celui d’un Robert Guiscard ; l’aidant avec une ardeur égale à protéger les femmes sans défense et à se tailler des fiefs à coups d’épée ; lui servant enfin, selon son énergique expression, « de jongleur, de chevalier, et de témoin[9]. »

Nous voici loin du misérable baladin de jadis, grand coureur de tavernes et de filles, qui s’en allait par les chemins, la vielle au dos et tenant en laisse quelque animal savant, réduit à se contenter, dans les châteaux qui s’ouvraient devant lui, d’une maigre hospitalité et des vêtemens hors d’usage. Le troubadour, expert en savantes combinaisons de rimes, tendait de plus en plus à se distinguer du jongleur, la profession libérale du servile métier. Certains troubadours, dédaignant de chanter eux-mêmes leurs vers, se faisaient accompagner de leur jongleur ; quelques autres, plus raffinés encore, semblent n’avoir eu que très peu de rapports directs avec le public et avoir vécu à peu près de la vie d’un moderne homme de lettres faisant de temps à autre quelques tournées de lucratives conférences. « Guiraut de Borneil, nous dit son biographe, allait en été par les cours, et l’hiver, il était à l’école et apprenait. » Qu’est-ce à dire, sinon qu’il se retirait chez lui pendant une partie de l’année pour y limer à loisir les chansons qu’il devait ensuite faire colporter par ses deux jongleurs ? C’était du reste un homme posé, ayant pignon sur rue, célibataire rangé et charitable : « Il ne voulut jamais prendre femme, et tout ce qu’il gagnait, il le donnait à ses pauvres parens et à l’église de la ville où il était né. »

Les troubadours, consciens de leur supériorité, étaient choqués de la confusion que l’on faisait encore parfois entre eux et leurs modestes auxiliaires. On connaît la supplique dans laquelle Guiraut Riquier demande à Alphonse X de Castille d’interdire que, dans ses États, l’on désigne par le même nom de jongleur « les infimes histrions qui s’en vont chantant sur les marchés pour ébaudir la vile populace, les bateleurs qui varient les tours d’escamotage par des danses de guenon, » et, d’autre part, « les vrais troubadours, honorés par Dieu d’une science qui ne saurait venir que de lui, hommes doctes, habiles à composer, pour l’utilité et l’instruction de tous, des vers qui, se gravant dans les mémoires, survivent à leurs auteurs et font entendre leurs éloquentes leçons comme s’ils vivaient encore. »

Il est bien probable que la requête de Riquier resta lettre morte : on ne règle point par décret l’acception des mots. Mais il nous paraît, d’autre part, qu’elle était superflue : les troubadours avaient su depuis longtemps se distinguer assez des jongleurs pour que la confusion ne fût possible qu’à ceux qui voulaient la faire. Il n’est rien de plus instructif à cet égard qu’un petit groupe de pièces composées par des poètes renommés en faveur de jongleurs qui sont censés venir les leur demander pour vivre de l’argent que la récitation de ces pièces doit leur rapporter[10]. Sans doute il y a dans le ton d’ironique familiarité qu’ils affectent quelque trace de la camaraderie d’antan ; néanmoins on y sent aussi la conscience d’une supériorité sûre d’elle-même : il semble que le jongleur ait plus besoin du troubadour que le troubadour du jongleur ; il y a certainement plus loin de celui-ci à celui-là que de celui-là au plus titré de ses protecteurs.


III

Cet âge d’or dura peu : il s’était ouvert, nous l’avons dit, vers le premier tiers du XIIe siècle ; dès le début du XIIIe, les symptômes de décadence apparaissent brusquement. La ruine définitive ne suivit du reste qu’à un assez long intervalle. Mais, au bout d’une soixantaine d’années, aux environs de 1290, cette ruine était consommée.

Quelles en furent les causes ? La principale, l’unique peut-être, ne serait autre, suivant l’opinion commune, que l’épouvantable guerre qui, à partir de 1209, désola le Midi et particulièrement le Toulousain et le Bas-Languedoc, terre de prédilection des troubadours et des jongleurs[11]. Cette poésie, « étant le produit de l’esprit chevaleresque tel qu’il régnait parmi les seigneurs du XIIe siècle, se trouvait soumise aux vicissitudes du système féodal et devait tomber avec lui. » Or, c’est bien la croisade albigeoise qui mit fin à ce système. Cette opinion, qui était déjà celle de Diez, est encore celle de M. Paul Meyer, à qui nous empruntons les lignes précédentes, écrites il y a trente ans[12]. Nous nous garderons de contester une théorie que les recherches les plus récentes n’ont fait que confirmer ; nous essayerons au contraire de l’appuyer de preuves nouvelles, en étudiant d’une façon plus précise qu’on ne l’a fait quels devaient être les effets de la croisade sur la civilisation très particulière que nous avons décrite et sur la poésie qui la reflétait.

Les troubadours eux-mêmes, auxquels il paraît naturel de s’adresser tout d’abord, ne nous fournissent que des renseignemens fort vagues. Ils se plaignent que Prix, Jeunesse, Valeur, Courtoisie aient disparu du monde ; ils regrettent le bon vieux temps ; ils accusent la dureté du siècle ; mais si on leur demande la cause du changement qui les désespère, ils restent muets. On peut cependant, en rapprochant les plus précises de leurs plaintes du témoignage des historiens, se faire une idée de la façon dont les choses se passèrent.

Il faut remarquer d’abord que la région la plus cruellement ravagée fut précisément celle qui leur avait offert la plus large et la plus constante hospitalité, et que leurs protecteurs les plus zélés furent les premières victimes de la guerre : de 1209 à 1229, le comté de Toulouse, les vicomtes de Béziers et de Narbonne n’eurent pas un instant de tranquillité ; à partir du traité de Meaux, Raimon VII ne fut plus, malgré quelques tentatives de rébellion, que l’instrument de l’Église. De 1230 à 1245, époque où la Provence passe aux mains d’un comte français, les querelles entre ce prince et Raimon-Béranger ensanglantent plusieurs fois les bords du Rhône et mettent aux prises les deux portions les plus considérables de la population méridionale ; enfin, à partir de 1213, les rois d’Aragon, qui avaient compté jusque-là parmi les plus fermes appuis des poètes, cessent d’intervenir dans les affaires du Midi. Jacques Ier, successeur du chevaleresque et brillant Pierre II, tué à Muret, tout occupé de s’agrandir au détriment des Maures, détourne ses regards des Pyrénées et n’accorde plus à la poésie qu’une tiède et intermittente protection Les trois princes qui avaient jusque-là le plus fait pour elle étaient donc absorbés par des soucis qui n’avaient rien de commun avec le culte des lettres.

Quant aux seigneurs de second rang, les préoccupations politiques sont remplacées pour eux par des soucis financiers non moins graves. Leurs châteaux ont été ruinés, leurs terres ravagées, leurs vassaux dispersés ou décimés. Les troubadours se plaignent amèrement de l’avarice des grands, qui ferment leurs portes à l’heure des repas, se cachent pour manger et boire à l’ombre de leurs murailles : « S’agit-il de donner ? ils sont mous et lâches. De prendre ? Ils retrouvent leur force et leur courage. » On voit bien que les troubadours n’avaient point, comme leurs anciens protecteurs, de finances à refaire en vue d’une guerre prochaine ; et ils ne pouvaient comprendre que, devant cette dure nécessité, le frivole souci de maintenir son rang était bien peu de chose.

« Ce sont ces forts châteaux, dit Guiraut de Borneil, qui ont fait périr dons et festins ; aujourd’hui, on n’est plus gentilhomme si on ne fabrique des mangonneaux, si l’on ne juche, au sommet d’une échauguette, un vilain qui crie toute la nuit : Veillez ! j’ai entendu du bruit. »

Les besoins d’argent étaient si pressans, que l’on recourait pour les satisfaire aux moyens les moins chevaleresques. « Autrefois, dit le même troubadour, j’entendais annoncer des tournois, je voyais se presser des gens en armes ; on parlait pendant toute une saison des beaux coups donnés et reçus. Aujourd’hui, c’est un honneur d’enlever moutons, bœufs et brebis. Honni soit le chevalier qui touche de ses mains un mouton bêlant, qui dévalise le voyageur, et pille les églises ! »

Les intérêts exaspérés entraient en lutte ; les larges donneurs de jadis, devenus rapaces et procéduriers, tombaient entre les griffes de légistes plus rapaces encore. « Le siècle est tout changé, dit en substance Bertran d’Alamanon ; moi qui étais accoutumé aux chants joyeux et courtois, il me faut, à mon corps défendant, m’occuper de plaidoiries, consulter des avocats, rédiger des mémoires. « Comparaissez au jour fixé, me dit-on ; autrement vous perdriez votre procès. » La mention des gens de justice commence à être fréquente jusque dans la poésie ; leur règne est commencé : celui des troubadours n’est pas loin de finir.

La vie courtoise, fort compromise par les conditions économiques du pays, était du reste condamnée, ex cathedra, par l’Église. Cette fastueuse oisiveté, si contraire aux habitudes des rudes guerriers du Nord, lui avait toujours été suspecte ; elle n’avait cessé de soutenir que c’était la corruption des mœurs qui alimentait l’hérésie, et c’est sur la réforme des mœurs qu’elle entendait édifier la restauration du dogme. Ce n’est pas seulement sur les croyances, mais aussi sur les pratiques de la vie journalière, que s’exerça la vigilance des premiers inquisiteurs. Dès 1211, avant l’établissement officiel de l’Inquisition, le concile d’Arles prétendait interdire aux sujets du comte de Toulouse de faire servir à leurs repas plus de deux sortes de mets et de se vêtir d’habits précieux. Vers 1240, le Toulousain Guilhem Montanhagol se plaint que l’Église condamne les antiques habitudes de libéralité et interdise le luxe des vêtemens ; elle défend « qu’en vue de Prix, on donne et fasse largesse ; » elle décrète « que l’orfroi ne sied pas aux dames. » Une curieuse pièce, qui fait allusion à une loi somptuaire, inconnue d’ailleurs, met en scène une femme qui se lamente sur la pauvreté des vêtemens qu’on lui impose. « C’est avec tristesse, avec douleur, que je considère ces riches vêtemens brodés d’or et d’argent (que je n’ose plus porter) ; je voudrais que le pape de Rome fît brûler ceux qui nous réduisent à cette extrémité… Cette ceinture que j’avais coutume de ceindre, cette chemise aux couleurs chatoyantes, où s’entremêlaient l’or et l’argent, hélas ! je n’ose plus les revêtir. Seigneurs, faites-moi une esclavine (vêtement très grossier) ; j’aime autant la porter que ces vêtemens dépourvus de tout ornement. »

Dans une société ainsi transformée, il n’y avait plus place pour les nobles distractions de l’esprit. Aussi voyons-nous les poètes et les jongleurs s’indigner que toutes les portes se ferment devant eux. Quel besoin avait-on, dans l’effroyable tourmente qui sévissait, des frivoles instrumens de plaisir qu’ils avaient été ? Ils ont mis un demi-siècle à le comprendre, et peut-être ont-ils disparu avant de l’avoir compris. « Naguère, dit Guiraut de Borneil, je voyais aller par les cours les jongleurs bien chaussés et bien vêtus ; aujourd’hui ils n’osent plus ouvrir la bouche… » « De nos jours, dit un autre poète, on déteste les beaux vers. Nul n’y trouve plus aucune saveur ; on s’en moque ; on tire la langue et on fait la grimace, quand on entend dire aux troubadours que, sans Valeur, Noblesse n’est rien. » — « Honni, dit Pierre Cardinal, qui laisse le bien et prend le mal. Or les riches ont laissé dons et présens, et ils ont pris dommage et destruction ; ils ont laissé vers, lais et chansons, et ils ont pris mauvais vouloir et outrage. » — « Vous ne trouverez plus, s’écrie Raimon Vidal, en Poitou et en Angleterre, un roi Henri, un Richard, un Jouffroi ; en Italie, un preux marquis de Lombardie ; en Aragon, un roi Alphonse, un Diego, un Fernand, un Miguel et un Garcia ; en Provence, un Blacas, un Guillaume des Baux, un comte Dauphin ; en Allemagne, un empereur Frédéric ; à Toulouse, un Raimon. » L’énumération se poursuit, mélancolique et interminable litanie… Où sont-ils, hélas ! les Mécènes d’antan ? « Que n’avez-vous vécu plus tôt ! Vous eussiez connu le bon temps ; vous eussiez entendu raconter aux troubadours comment ils vivaient ; vous eussiez vu leurs selles ornées de houppes, leurs somptueux harnais, leurs freins dorés, leurs beaux palefrois, et vous fussiez resté émerveillé. »

À ce sombre tableau il faut ajouter encore un trait : l’Église, non contente de battre en brèche l’état moral et social dont vivaient les troubadours, les prit directement à partie. De très bonne heure, nous l’avons vu, les jongleurs lui avaient été suspects : pourquoi eût-elle ménagé ceux qui, en raffinant leur art, ne l’avaient rendu que plus dangereux pour les âmes ? « Ils avaient jusqu’alors, dit excellemment M. Coulet[13], chanté l’amour courtois, l’amour en dehors du mariage. L’Inquisition les considéra comme les agens de la dissolution des mœurs, grâce à laquelle l’hérésie s’était propagée ; et comme elle condamnait les pratiques de l’amour courtois, elle dut aussi en proscrire l’expression. La chanson d’amour de Bernard de Ventadour, désormais tenue pour immorale et dangereuse, devait fatalement disparaître… Au siècle suivant, il n’y a plus de chanson d’amour ; le seul amour qu’il est permis de chanter, c’est l’amour de Dieu et de la Vierge Marie. » Les troubadours n’étaient-ils point unanimes, du reste, à souffler la haine contre les clercs, qu’ils dénonçaient comme un ramassis de simoniaques et de débauchés, astucieux et perfides, « loups dévorans déguisés en bergers ? » Dans cette furieuse animosité des troubadours contre les clercs, peut-être entrait-il une part de représailles. Il est bien difficile, et, au surplus, il importe assez peu de savoir qui avait porté les premiers coups ; il y avait, entre les principes que représentaient ces deux castes, un antagonisme tellement irréductible, que la lutte devait éclater dès le premier jour, et qu’elle ne pouvait qu’être sans merci. « Les prédicateurs, nous dit Matfré Ermengau, s’en allaient proclamant que c’était péché de faire des vers, et reprenaient durement ceux qui se rendaient coupables de ce crime. » On condamnait les œuvres des troubadours, de ceux du moins qui étaient réputés pour leur hostilité à l’Église ; on inquiétait ceux qui les lisaient. Un document récemment mis au jour nous montre les inquisiteurs de Toulouse s’enquérant auprès d’un inculpé s’il n’a point eu en sa possession les chansons de Guilhem Figueira, l’auteur, il faut le dire, d’une des diatribes les plus violentes, les plus haineuses qui aient jamais été écrites contre Rome.

Délaissés par les plus puissans de leurs protecteurs, traqués par le clergé, ne trouvant point auprès des successeurs de leurs princes héréditaires l’appui qu’ils semblent avoir un instant espéré, les troubadours, sauf de rares exceptions, s’exilaient au-delà des Alpes ou des Pyrénées. Un grand nombre allèrent demander au roi Jacques d’Aragon une protection qu’ils étaient habitués à trouver dans sa famille ; mais ce prince, tout en les tolérant à ses côtés et en acceptant leurs hommages, paraît avoir fait peu de chose pour eux : résolu à ne plus s’immiscer dans les affaires de la France, il est plus souvent tancé dans leurs vers pour sa mollesse et son apathie qu’il n’y est célébré pour sa libéralité. Les troubadours furent plus favorisés, au moins durant quelques années, dans le royaume de Léon : Alphonse IX mérita les éloges de Uc de Saint-Circ, de Guilhem Adhémar, d’Elias Cairel. Mais cet heureux temps ne dura pas : en 1230, le royaume de Léon fut réuni à la Castille par Ferdinand III, prince pieux et sage, peu accessible aux charmes de la poésie courtoise : aussi apparaît-il à peine dans les chansons des troubadours, malgré la grandeur des événemens que son règne vit s’accomplir. Son fils Alphonse X, grand ami des lettres et des arts, fit davantage pour eux ; aussi l’ont-ils comblé d’éloges : mais la poésie provençale était dès lors à son déclin et ne pouvait vivre sur ce sol étranger que d’une vie factice et éphémère. Un certain nombre de poètes durent même pénétrer jusqu’en Portugal, à la cour du roi Denis, où leur art était cultivé avec passion ; ils ne paraissent pas néanmoins y avoir trouvé une protection bien efficace.

Mais c’est surtout vers l’Italie du Nord que la plupart d’entre eux se dirigèrent : ils en connaissaient le chemin et étaient accoutumés depuis longtemps à y trouver un public éclairé et de chauds protecteurs : durant les quarante premières années du XIIIe siècle, les podestats de Vérone, les marquis de Montferrat, de Saluces, d’Esté, de Malaspina, rivalisent de zèle à leur égard ; entre 1220 et 1230, la Lombardie et la Marche de Trévise, la « Marche joyeuse », comme on l’appelait d’un surnom significatif, était le rendez-vous des jongleurs de tous pays. Il en venait même, au témoignage d’Aimeric de Péguilhan, qu’afflige fort cette concurrence, de Bretagne et de Normandie ; ils finirent par lasser les mieux intentionnés… Un certain Pierre de la Mula, vraisemblablement un protecteur décourage par leur indiscrétion, leur fait savoir, dans un sirventés irrité, qu’ils n’aient plus à compter sur lui, « car ils tombent sur nous dru comme grêle, et plus on leur fait de bien, plus on recueille de désagrémens. » Il y avait du reste une raison profonde qui devait nécessairement mettre un terme à leur succès : en Italie comme en Portugal, la poésie en langue nationale s’était éveillée à leurs leçons, et ils ne pouvaient espérer en balancer longtemps la fortune. En 1250, le Génois Bonifaci Calvo doit aller chercher auprès d’Alphonse de Castille un appui qu’il ne trouvait sans doute plus chez lui ; les dernières œuvres écrites en provençal dans la Péninsule ne sont pas postérieures à 1260 : c’est que dès cette époque, Guinizelli, à Bologne, et Guittone d’Arezzo, à Florence, avaient écrit leurs premières canzoni, et Dante allait naître.

Tous les troubadours, néanmoins, n’avaient pas émigré ; quelques-uns étaient restés fidèles au sol natal ; d’autres, comme Guiraut Riquier, ne trouvant pas au dehors ce qu’ils avaient cherché, traînant l’aile et tirant le pied, rentraient chez eux. Ce qui est certain, c’est que leur art végéta encore dans la France méridionale, en projetant par momens quelques lueurs qui faisaient souvenir de la grande époque, jusque vers l’extrême fin du XIIIe siècle. Un certain nombre de seigneurs du second rang, plus épargnés par la guerre que leurs puissans suzerains, avaient recueilli l’héritage de ceux-ci ; nous trouvons, parmi les protecteurs des derniers troubadours, des comtes de Foix (Roger-Bernard III, 1265-1302), de Rodez (Henri II, 1274-1304), et des Baux (Bertrand III, 1283-1305) ; un vicomte de Narbonne (Amalric, 1239-70) ; un comte d’Astarac (Bernard IV, 1249-91) ; des gentilshommes dont l’histoire n’a pas gardé le souvenir, et même quelques simples bourgeois. Jusqu’aux environs de l’an 1300, les troubadours s’efforcent de maintenir les traditions de leurs prédécesseurs : comme ceux-ci, ils chantent des amours qui devaient de plus en plus fréquemment s’adresser à des Iris en l’air, et les splendeurs d’une vie dont l’éclat s’était singulièrement obscurci ; comme eux, ils vont de château en château, vivant, ou essayant de vivre, de protections de plus en plus chiches : flagrant anachronisme qu’on s’étonne de voir durer si longtemps.

Il est rare que les formes poétiques ne survivent pas aux circonstances qui les avaient fait naître et qui justifiaient seules leur existence : la poésie courtoise agonisante subit une dernière transformation, que l’histoire littéraire enregistre presque à regret : ces genres tombés en déshérence, la chanson d’amour, le sirventés, la tenson, fidèles et brillantes images de la vie chevaleresque, des gens de loi, des procureurs, des clercs, de simples artisans essayèrent, çà et là, de s’en approprier les secrets et d’en prolonger l’existence. Ce sont quelques-uns de ces tristes épigones qui fondèrent à Toulouse, en 1324, le célèbre Collège de la Gaie Science (titre qui serait admirablement choisi s’il était ironique), dont la durée n’eut d’égale que son incommensurable médiocrité. Il va sans dire que ces bourgeois, à l’esprit positif et sec, uniquement épris de nominations académiques, n’avaient rien de commun avec ceux dont ils entendaient suivre les traces et qui les eussent hautement reniés ; entre leurs mains, l’ancienne poésie courtoise, tout enflammée de passion amoureuse ou guerrière, la poésie des Bernart de Ventadour et des Bertran de Born, devient raisonneuse et pédantesque ; pour se mettre à l’abri des sévérités de l’Église, elle se fait même morale et religieuse, et célèbre en rapsodies insipides les louanges de Notre-Dame. — La courtisane repentie entrait au couvent ! L’œuvre capitale de cette école reste la lourde compilation des Leys d’Amors, où la poésie est codifiée, réduite en formules, pêle-mêle avec la grammaire et la métrique : la Muse provençale était décidément bien morte !


A. JEANROY.

  1. Je regrette de ne pouvoir citer, parmi les travaux que j’ai le plus fréquemment utilisés, quelques leçons jadis professées au Collège de France par M. P. Meyer, et qui sont malheureusement restées inédites ; je n’ai nullement essayé de me soustraire au souvenir que m’avait laissé cette précise exposition, aussi riche en faits qu’en idées, et je tiens à déclarer que je lui ai emprunté quelques-uns des traits du tableau de la civilisation méridionale aux XIe et XIIe siècles qu’on trouvera plus loin (§ 1). Je ne puis non plus mentionner ici les nombreux articles de détail, notamment ceux du même savant et de M. Chabaneau, auxquels je me suis constamment référé ; ce sont des travaux comme ceux de ces deux maîtres qui permettent à l’érudition française, sinon de conserver son antique supériorité, au moins de ne point pâlir en face de l’érudition étrangère.
  2. La Poésie des Troubadours, par F. Diez, études traduites de l’allemand et annotées par le baron F. de Roisin ; Paris et Lille, 1845.
  3. Bibliothèque méridionale (Toulouse, Privat, éditeur), 1re  série, t. Ier et IV.
  4. De los Trovadores en España, p. 29.
  5. Il faut dire qu’au Midi, à partir du XIIe siècle environ, la distinction entre la noblesse et la bourgeoisie tendit de plus en plus à s’effacer. Les nobles, qui habitaient volontiers la ville, ne dédaignaient point de se livrer au commerce comme les bourgeois. Ceux-ci, de leur côté, étaient souvent possesseurs de fiefs ou d’alleux, et certains finissaient même par obtenir la « ceinture, » insigne de la chevalerie. Voyez, sur cette question compliquée, le livre de M. Dognon, p. 38-42. Mais, à l’époque où apparaissent les premières traces de poésie, la distinction était encore très sensible. Ce qui est certain et caractéristique, c’est qu’avant le milieu du XIIIe siècle, nous ne voyons aucun bourgeois figurer parmi les protecteurs des poètes.
  6. Histoire littéraire de la France sous Charlemagne, p. 345.
  7. C’est à elles que nous empruntons la citation précédente et celles qui suivent. Elles ont été plusieurs fois publiées : la meilleure édition est celle qu’a récemment donnée M. Chabaneau, au tome X de l’Histoire de Languedoc.
  8. Ils sont empruntés au Novellino, recueil italien du xiv » siècle, dont l’auteur a certainement puisé ici à des sources provençales. Voyez notamment les nouvelles XV et XVI.
  9. Les trois lettres en vers où il a relaté quelques épisodes de cette aventureuse et fière existence comptent parmi les monumens littéraires les plus curieux que nous ait laissés l’ancienne littérature provençale. Elles ont été récemment publiées avec un soin extrême par M. Schultz-Gora.
  10. Elles ont été réunies par M. Wittkœft dans la brochure mentionnée en tête de cet article.
  11. Raimon de Miraval nous dit que, pour citer tous les preux barons qui, dans le Carcassonnais, sont disposés à les accueillir, il faudrait bien quarante sirventés.
  12. Bibliothèque de l’École des Chartes, 1869, p. 246.
  13. Le troubadour Guilhem Montanhagol, p. 46.