La Pointe-du-Lac/06/a

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Les éditions du Bien public ; Les Trois-Rivières (p. 62-65).

a — Les voyages

l’histoire militaire

Les Iroquois, qui descendaient le Richelieu jusqu’à Sorel, et le fleuve jusqu’en Gaspésie, eurent tôt discerné l’importance stratégique de notre pointe, et ils s’y fortifièrent pour dominer la grande avenue du lac et du fleuve, si bien que l’historien de 1650 mentionne « leur ancien fort de la Pointe-du-Lac qui leur donnait en toutes saisons les moyens de se répandre à l’intérieur des terres et de se retirer, en cas d’alarme, vers leur champ de manœuvre habituel, le lac Saint-Pierre ». On a retrouvé, derrière les camps Tomaqua, des pointes de flèche en pierre.

En 1663, le gouverneur baron d’Avaugour, alarmé de la terreur iroquoise, propose au roi d’établir un fort en face des Trois-Rivières, pour guetter les deux berges du fleuve, puis deux autres plus considérables, munis d’artillerie, l’un à la Pointe-du-Lac, l’autre à l’embouchure de la rivière Nicolet.

Cette idée de fort ne se réalisera qu’après l’invasion américaine de 1776, alors qu’Anglais et Canadiens, instruits par la descente des troupes ennemies chez nous, bâtiront un fort dont les remblais de terre se voient encore très nettement aux camps de cette pointe qu’on appelle Tomaqua, du nom de la dernière montagnaise qui a séjourné au hameau indien situé au bas de la côte.

Le 8 juin 1776, le général américain Sullivan, parvenu à Sorel, voulut attaquer le corps anglais des Trois-Rivières, écrit Bibaud : « Il fit embarquer sur le lac Saint-Pierre 1,800 hommes du brigadier Thompson, pour aborder à la Pointe-du-Lac, et de là, s’avancer sur les Trois-Rivières, mais avant d’y arriver ils rencontrèrent le brigadier Fraser à la tête de troupes plus nombreuses. Il s’ensuivit un combat meurtrier, qui se termina à l’avantage des Anglais. Le général Thompson et le colonel Irwin furent faits prisonniers, avec environ deux cents de leurs gens. Le reste retraita précipitamment à travers les plaines marécageuses du nord du lac, et alla rejoindre les troupes américaines à Sorel ».

Le notaire J.-B. Badeaux et M. A. Berthelot donnent la raison de cette victoire de Fraser. En arrivant, la nuit, les Américains arrêtent un cultivateur, Antoine Gauthier, pour le forcer à les conduire à travers le bois. En s’habillant, Gauthier charge sa femme de faire avertir la ville. Elle court chez le capitaine de milice Guay dit Landron ; celui-ci se hâte par le chemin direct pendant que Gauthier fait louvoyer les Américains dans les bois du Coteau de Sainte-Marguerite, pas commodes la nuit ; à quatre heures du matin, Landron jette l’alarme et les troupes vont se cacher près du cimetière actuel, où Gauthier n’arrive qu’à huit heures avec une avant-garde d’Américains qui sont pris par M. de Niverville avant de pouvoir crier. Le gros des troupes arrive et se fait canarder. La bataille est courte : deux ou trois cents morts, autant de blessés, et sauve qui peut ! Carleton fait venir Gauthier pour se faire raconter cela. En guise de merci, il lui dit en badinant : « Vous mériteriez d’être pendu !… » On recueille des blessés jusque derrière Yamachiche. Vingt bateaux, huit canons et les provisions laissés à la Pointe-du-Lac sont les trophées de la victoire,

Pourquoi l’un de ces canons ne décore-t-il pas notre place publique ? Ce n’était pas encore la mode, je suppose…

En guise d’épilogue, une dizaine d’années plus tard, deux Américains, vétérans qui avaient encore sur le cœur ce mauvais tour, vinrent tirer vengeance d’Antoine Gauthier. Mais dans l’obscurité de la nuit ils se trompèrent de maison. Pour faire sortir leur homme ils secouaient le contrevent. Réveillée par le bruit, la femme, dont le mari était absent, sortit pour remettre le crochet : elle fut assommée à la porte, de même que plusieurs enfants. Les autres réussirent à s’échapper dans un fossé. La tradition raconte que les coupables furent pris et condamnés à être pendus devant la maison. C’était bien théâtral, un peu trop vues-animées : on les pendit à l’endroit où la sévère justice d’alors exécutait les simples voleurs de chevaux.

M. de Tonnancour se dépensa beaucoup pour la cause loyaliste ; il recrutait des hommes et guettait les suspects. C’est dans sa maison des Trois-Rivières que Sir Guy Carleton déguisé en Canadien, vêtu d’étoffe et conduit à Québec par Bouchette, prenait son repas quand des officiers américains, alors maîtres de la campagne, vinrent à entrer. Carleton fit semblant de prendre un somme, la tête dans ses bras posés sur la table, jusqu’à ce que Bouchette, qui était rusé, vint lui donner une grande tape sur l’épaule : « Allons, Baptiste, réveille-toi, il est temps de s’en aller ! » Le gouverneur se leva, suivit son homme au canot et descendit à Québec à la barbe des Américains, sans être inquiété. La lieutenance-générale de M. de Tonnancour lui donnait des bureaux à l’ancien collège du Platon, aux Casernes, et l’obligeait à courir des distances formidables ; car, écrit Sulte : « Durant tout le régime français, et même jusque vers 1800, quand on parlait des Trois-Rivières, c’était toujours dans l’intention d’indiquer le pays situé sur les deux bords du St-Laurent et qui embrasse le lac St-Pierre en descendant jusqu’à Ste-Anne-de-la-Pérade ».

Beaucoup de gaillards sortirent de là, un peu fanfarons et vantards, avec peut-être plus de raison que d’autres.

Dès 1685, La Hontan écrivait que « les Trifluviens sont les meilleurs soldats de la colonie ».

En 1755, Bougainville notait « une grande différence pour la guerre et les voyages d’en-haut entre les Canadiens du gouvernement de Québec et ceux des gouvernements des Trois-Rivières et de Montréal, qui l’emportent sur les premiers ».

En 1812, le quartier-maître Hubert écrit de son bataillon : « Il est surprenant qu’après et pendant un tel voyage, il n’y ait pas eu un seul homme de malade. Nous avions pourtant fait des marches longues et précipitées dans de très mauvais chemins. Nos jeunes Canadiens sont très vigoureux pour les voyages. Les Anglais et autres ne peuvent pas les suivre… Aussi notre bataillon a eu les compliments les plus flatteurs des deux généraux et des autres officiers ».

Cette force de nos gens n’a pas à moitié servi à développer notre province : elle s’est gaspillée aux Voyages du Nord-Ouest, aux chantiers et aux défrichements du Vermont, du Michigan, des Illinois, des Dakotas, du Minnesota et même du lointain Orégon… Il faut lire les exploits des lurons de la région des Trois-Rivières dans Les Canadiens de l’Ouest de Jean Tasse ; les fondations de villes américaines : Chicago, Peoria, Duluth, Dubuque, St-Louis et autres, où toute la misère a été pour nous et tout le profit pour les autres. C’est classique. Depuis Jean Nicolet et Pierre Pépin-Laforce, découvrant l’un le Michigan, l’autre le Minnesota, jusqu’au Napoléon des plaines, F.-X. Aubry, les hommes forts et entreprenants de Batiscan à Maskinongé ont fait l’étonnement des badauds plutôt que la grandeur de leur pays.

Si ce merveilleux trésor d’énergies s’était exploité chez nous, à conquérir le sol, à créer des paroisses, à donner du corps et du territoire à notre race, quelle glorieuse continuation de notre valeur militaire ainsi lancée à démolir la forêt, à étendre les frontières nationales !