Aller au contenu

La Pointe-du-Lac/07/f

La bibliothèque libre.
Les éditions du Bien public ; Les Trois-Rivières (p. 87-90).

f — Conclusion

Lecteurs de chez nous, qui savez beaucoup plus que moi le passé récent de notre chère paroisse, vous êtes peut-être déçus de ne pas trouver plus de détails d’un intérêt immédiat, et de trouver tant de considérations générales qui touchent plutôt l’histoire du pays. Un double écueil se pose devant l’auteur d’une monographie : n’intéresser qu’un tout petit groupe en parlant de toutes petites choses, et alors on ne fait pas connaître sa paroisse aux compatriotes du dehors ; ou bien rattacher des faits locaux à la vie plus large de la région et de tout le pays ; la paroisse prend alors le pas dans l’histoire générale, mais les paroissiens se sentent moins chez eux, la compagnie est trop grande.

Qu’on veuille bien excuser les longueurs, les inexactitudes, les omissions de faits importants. Dans un ouvrage pressé, écrit à distance et limité à tant de pages, on ne peut tout savoir et tout dire. Malgré les insuffisances, ces pages aideront à faire mieux aimer la petite patrie, à informer les visiteurs de la beauté ancienne, à obtenir que la jeunesse continue la grandeur morale, la vigueur de corps et d’esprit, la gaieté débrouillarde, honnête et polie d’autrefois.

Le passé n’est pas un état mort, c’est un tremplin, une prise d’élan vers un avenir encore meilleur. « L’Histoire est une morale en exemples, a dit un philosophe, c’est la conscience du genre humain ». Elle nous dicte des devoirs de foi et de patriotisme auxquels nous serons fidèles.

Nous jouissons d’un des sites les plus admirables de la voie nationale. Quand les touristes à milliers nous voient vivre, s’ils remarquent une différence trop forte entre la qualité du paysage et la qualité des gens, nous sommes coupables d’injustice envers notre race et notre Coin de patrie.

On raconte que l’Anglais converti, William Filch, qui vivait au temps où nos pères venaient s’établir ici, avait traversé en France pour s’initier complètement à la vie catholique, et qu’il ne fut pas désillusionné : « Nous arrivâmes au port désiré, savoir en un pays catholique, là où premièrement je vis ce que je n’avais jamais encore vu : la majesté, beauté et magnificence de notre Église, et qu’avec grande joie et contentement je remarquai le bel ordre qui s’y voit »…

Que cette impression favorable se produise aussi chez nous, où l’on sait tout le monde catholique et français. Que les visiteurs des États-Unis et de l’Ontario nous reconnaissent encore pour un peuple de gentilshommes.

Et toi, jeune génération, qui continueras la vie puissante sur la terre ancestrale ou qui devras partir fonder ailleurs un foyer impossible chez nous, ne te laisse pas éblouir par le tapage américain, et redis-toi les réflexions qui terminent le roman de « La Campagne Canadienne, » alors que le docteur François Barré repart, après une rafraîchissante semaine chez nous, et qu’il compare les États-Unis à sa Pointe-du-Lac :

« Dans les chars, François prit place du côté du fleuve, afin de revoir une dernière fois le rang de la banlieue et la maison paternelle. La figure à la fenêtre, il expliquait à sa fille le paysage que l’on traversait, puis il reconnut la ferme de son père, la montra à Gladys et se tut. Le soleil de quatre heures éclairait violemment les maisons et toute cette belle campagne. Dans les champs, François put reconnaître ses frères et ses neveux qui, après son départ, avaient repris leur travail et s’interrompaient un instant pour agiter leurs mains vers le train en fuite ; puis ce furent d’autres champs, un autre paysage, une large éclaircie sur le lac Saint-Pierre, puis le médecin pressentit déjà les villes et les États-Unis qui allaient le ressaisir et l’engloutir tout entier.

Tandis qu’en arrière les siens reprendraient leurs paisibles travaux, leurs soirées de famille, leurs jeux, leurs visites, lui, il recommencerait la lutte pour la vie dans un monde bien différent. Deux civilisations s’étaient offertes à lui : l’une simple, patriarcale, essentiellement catholique et conservatrice ; l’autre, éblouissante et tapageuse, protestante et matérialiste. Il avait opté pour celle-ci, s’y était laissé prendre dans un engrenage irrésistible ; aujourd’hui il en était victime et ne pouvait pas revenir en arrière.

Et comme le train en marche traversait les grasses prairies de Louiseville et de Maskinongé, et comme on entendait à chaque station monter les claires syllabes françaises et qu’on voyait pénétrer dans le wagon de larges figures honnêtes et des yeux pleins de candeur, et comme ces villageois et ces cultivateurs le regardaient avec admiration, peut-être avec envie, lui et la belle jeune fille qui l’accompagnait, François se prit à formuler ce vœu, où se mêlait presque une prière : « Braves gens du Canada français, hommes et femmes de chez nous, garçons robustes et chastes jeunes filles, vous qui me voyez passer et qui me croyez heureux, puissiez-vous apprécier pleinement votre propre bonheur, puissiez-vous estimer justement votre propre mérite, puissiez-vous rester toujours ce que vous êtes, glorieux héritiers, fidèles conservateurs de tout ce que la France déposa jadis de plus noble et de plus saint sur la terre d’Amérique ! Ne nous enviez pas, ne nous imitez pas ; restez chez vous, restez vous-mêmes, où vous êtes ; gardez les traditions des temps passés, pour que vos fils ressemblent à nos pères et qu’en revenant parmi eux nous nous sentions toujours chez nous. »

(cum permissu superiorum)