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La Pointe-du-Lac/07

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Les éditions du Bien public ; Les Trois-Rivières (p. 69-74).

VII — La vie d’autrefois


Est-il possible, sans faire de l’imagination toute pure, de reconstituer la vie d’antan ? Certainement un peu : l’on n’a qu’à étudier la vie du colon moderne et de multiplier par cent, ou par mille, les misères des éventreurs de terre neuve.

D’abord, nos ancêtres ne partaient pas simplement en chemin de fer, pour quelques heures de trajet vers une forêt connue, avec possibilité de retour si ça ne va pas. Non. C’est tout l’océan qu’ils traversent sur des bateaux fragiles dont nous ne voudrions pas pour aller aujourd’hui à Gaspé ! Souvent des passagers meurent ; parfois le navire fait naufrage : ce qui est peu alléchant pour d’autres recrues.

Les périls des bois succèdent à ceux de la mer : on devient la proie de la sauvagerie et des sauvages. Les premiers colons emportent au bois leur fusil avec leur hache. Combien ne reviennent pas, le soir, que leur femme, toujours inquiète, retrouve morts et scalpés derrière une souche ou une gerbe…

Le martyre ordinaire suffit pourtant, ces travaux sans congés du défrichement sans aide. Lutte du petit David contre les géants de la forêt ; bataille quotidienne du bûcheron, résistance acharnée des troncs, des souches et des racines profondes qui ne veulent pas lâcher le sol. On n’a pas d’outils, on n’a pas de chevaux, on n’a pas de voisins. Mal nourris, mal logés, mal vêtus, obligés de courir aux expéditions pour gagner quelque argent ; privés de communications, de secours spirituels et corporels, les colons ne vivent que de leur rêve : laisser à leurs fils un morceau de champ agrandi, une demeure humaine à la place de l’éternelle futaie.

Il faut se faire une âme antique, se fermer les yeux et s’ouvrir l’imagination pour reconstruire un peu cette terrible vie d’autrefois, vaillante et féconde, qui accueille toutes les privations pour que la descendance ait tout le bonheur. N’insistons pas sur les souffrances morales de l’isolement et de l’inquiétude ; ne cherchons pas à analyser l’état d’âme de nos miliciens, survivant à Montcalm et à l’occupation anglaise et se demandant si le sort des Acadiens déportés ne les guette pas ; voyons simplement les colons chez eux, dans leur cabane en bois rond ou en pièces équarries, sous un toit d’écorce ou de chaume.

Rares sont les meubles de famille apportés de France. Tout est « fait à la maison » : bancs, tables, escabeaux, couchettes et ber, coffres et armoires. Le seau à l’eau est sur le banc. L’assiette à l’huile qui sert de lampe, les allumettes de cèdre, le rameau, le fusil à baguette, sont accrochés aux poutres fendillées, jamais peintes. Les fenêtres sont rares et petites ; la porte est basse. Une échelle ou un escalier sans bras monte au grenier. Les poêles sont inconnus avant ceux des Forges : le foyer de pierre garde la marmite soutenue par la grille ou par la crémaillère. Qu’est-ce qui bout ? Qu’est-ce qu’on mange ? De la soupe évidemment, puisqu’on est des Français ; soupe aux inséparables choux et navets, soupe aux pois, et, dans les périodes d’extrême dénûment, soupe aux cotons de framboisiers, aux patates sauvages et aux racines des champs. La pomme de terre n’est considérée nourriture d’homme que vers 1800. Le lard fut toujours populaire chez l’homme du sol : viande facile à importer et facile à produire ; en 1634, quelques groins font leur apparition ici et là ; en 1734, on en compte 23,000, et 70,000 en 1784. On ne réussit pas à faire goûter le lard aux Iroquois, qui préfèrent le grand gibier : « Quittez ces puants pourceaux, qui courent ici parmi les habitants et qui ne mangent que des saletés ; venez manger de bonnes viandes avec nous ! » Ces viandes délicates par excellence sont la patte d’ours, le muffle d’orignal et la queue de castor.

La chasse et la pêche abondent : le chevreuil, le lièvre, un peu d’ours et de castor, la perdrix par centaines, chassée au piège et au fusil, le canard, les cailles, les bernêches, (outardes) surtout les voliers de tourtes, vrais fléaux qui ruinent les moissons et qu’on supplie l’Église de conjurer. Le sieur Boucault en parle dès 1754, et cela dure cent ans : « Au printemps, il vient des pays chauds une quantité inexprimable de pigeons ramiers, que les vulgaires nomment tourtes, — par bandes de deux à trois mille, durant trois semaines et dans tout le pays. La chasse y étant permise à tout le monde, on entend tirer du matin au soir, même dans les villes… Dès que leurs petits sont assez forts pour voler, ils les amènent dans les terres ensemencées, pour jusqu’à l’automne : on en fait alors une terrible destruction, soit à coups de fusils, soit avec des attrapes que les habitants nomment geôles, soit avec des filets. On en prend alors plus de jeunes que de vieux ; les jeunes sont les bons, rôtis ou sur le gril. Cet oiseau s’apprivoise aisément ; on en nourrit dans les greniers avec du gru ou du bled ; en quinze jours ils sont comme pelotons de graisse, leur chair devenant blanche. » On a trop bien prié contre les tourtes : Dieu n’en fait plus.

La pêche est d’autant plus facile qu’on s’établit au bord du fleuve et des rivières, où pullulent des espèces aujourd’hui rares : l’anguille, l’esturgeon, le maskinongé (qu’on prononce masquilongé). Les enfants et les femmes chassent, pêchent et canotent comme des hommes.

Quand le blé vient, l’on fait le pain de ménage ; quand le bétail peut vivre, on se paie des laitages ; on tisse la laine, on tanne le cuir, on sait tout confectionner soi-même. Chaque maison se suffit, grâce à l’ingéniosité, cette noble fille de Robinson et de dame Pauvreté. L’on n’achète rien, pour deux bonnes raisons : faute d’argent et faute de magasins. Tout pousse du sol et l’on transforme tout : le lin devient toile, devient serviettes, draps, chemises ; avec le chanvre, on sait même filer des câbles ; la paille devient chapeau et tapis ; le cuir devient bottes, souliers sauvages, babiche, pièces de harnais, mitaines, genouillères, pentures de portes, fonçures de chaises…

La femme sait prendre la laine sur le dos des moutons et lui faire subir tous les stages jusqu’au dos de son mari : les rouets et les métiers sont établis en permanence, et les pièces d’étoffe sont les brevets de capacité des ménagères. Les patriotes de 1837, habillés « canadien » des pieds à la tête, des souliers mous à la tuque, proclamaient notre indépendance économique, notre capacité nationale de nous tirer d’affaires tout seul. Il y avait cent ans que nos familles de colons en faisaient autant.

Jean Talon, qui avait plus que de l’œil, — du génie vraiment, surtout quand on le compare aux modernes, — avait, tout de suite en arrivant, organisé l’industrie domestique, pour n’être pas obligé de tout faire venir de France. Sa politique agressive pousse à la culture du chanvre et du lin ; il prépare l’industrie du vêtement. On le rappelle en France et ses successeurs ne le valent pas.

C’est une femme débrouillarde, Madame de Repentigny, qui tirera partie même de l’écorce des arbres, des orties, et des cotonniers pour fabriquer des couvertures, de la toile, de la serge croisée, du droguet, qu’elle teint au moyen d’herbes connues des Sauvages. Elle envoie des échantillons en France, le Roi lui retourne des cadeaux, et nos gens s’habillent d’autre chose que des peaux de caribou.

On connaît le costume canadien qui remplaça les habits français : pantalons, chemise, veston et paletot d’étoffe du pays, crémone et ceinture fléchée, souliers ou bottes sauvages, tuque de laine, ordinairement bleue à Montréal, rouge à Québec et blanche aux Trois-Rivières, l’avant-garde du tricolore.

Dans les anciennes donations, les vieux sont bien moins exigeants d’objets achetés que d’articles faits à la maison, tels que l’étoffe, la toile, les chaussures tannées, non vernies. Ainsi un « contrat de donation à Charles Guilbert, insinué par Badeaux, au registre des insinuations le 21 novembre 1786 » et gardé religieusement par M. Napoléon Guilbert ; les donateurs demandent au donataire, en retour, « d’avoir soin de ses père et mère tout pendant leur vie, les loger, chauffer, éclairer, nourrir et entretenir ; les faire soigner et médicamenter dans leurs maladies. Et dans le cas d’incompatibilité d’humeur et que les parties ne puissent s’arranger ensemble, le dit Donataire sera tenu de fournir… : La quantité de vingt-quatre minots de bled froment converti en farine et rendu dans leur grenier, cent cinquante livres de lard, un demi-minot de sel, une demi-livre de poivre, une vache à lait, qu’il remplacera toutes les fois et quantes elle manquera, et laquelle il hivernera et herbagera avec les siennes ; quinze cordes de bois rendues à la porte, un minot de pois. Et quant à l’entretien, une jupe d’étoffe du pays et un mantelet de même étoffe tous les ans, une paire souliers français à femme tous les ans, un habillement à femme pour les Dimanches tous les trois ans, un capot de couverte ou d’étoffe du pays tous les ans, un bonnet drapé tous les deux ans, une paire culotte d’étoffe du pays tous les ans, une paire bas de laine tous les ans, deux paires souliers tannés tous les ans, un mouchoir de coton par an, trois chemises de toile du pays tous les ans, douze livres de tabac à fumer tous les ans. Bien entendu que la dite pension diminuera de moitié au décès du premier mourant, et totalement éteinte et anéantie au décès du dernier mourant, et qu’outre la pension ci-dessus énoncée il aura soin de ses père et mère dans leurs maladies, les fera soigner et médicamenter, leur fournira tous les rafraîchissements nécessaires en pareil cas ; Et advenant leur décès les fera inhumer convenablement comme les autres fidèles à ses frais. Et tous les autres enfants promettent de faire dire chacun une Messe basse de Requiem à chacun de leurs père et mère. »

La vie n’a pas marché vite de 1760 à 1860. En 1833, Charles Guilbert se donne à son tour ; il réclame à peu près la même chose, mais un peu plus, et pas tout à fait dans les mêmes termes : on parle maintenant, de lard marchand, de beurre, de pois cuisans, de thé, de sucre du pays, de patates ; « trois cents oignons, cinquante pommes de choux, trois gallons de rum et trois gallons de vin rouge ; douze douzaines d’œufs, vingt-huit livres de morue verte, et ce par quartier d’année de ce jour ; de plus huit livres de chandelle… Et pour l’entretien du dit Charles Guilbert, un habillement complette d’étoffe du pays, deux chemises de toile tous les ans, une chemise de coton tous les deux ans (il fallait acheter le coton !) une paire de culotte de toile tous les ans, deux paires de souliers dont une de Bœuf, l’autre de cuir mou tous les ans, un mouchoir de poche tous les ans, un mouchoir (de cou) tous les deux ans, un chapeau commun tous les deux ans, un Bonnet de laine tous les ans, douze livres de tabac à fumer tous les ans, une cloque d’Étoffe du pays tous les cinq ans, une paire de mitaines et six pipes tous les ans.

Et pour la donatrice Josephte Chaillez, six livres de tabac en poudre tous les ans, une tabatière tous les deux ans, une jupe et mantelet d’étoffe tous les ans, un mantelet d’indienne tous les deux ans (il fallait acheter l’indienne !), deux chemises de toile tous les ans, une paire de souliers de Bœuf tous les ans, une paire souliers d’escarpin tous les deux ans, une paire de bas de coton tous les deux ans, un mouchoir de poche, un mouchoir de col tous les ans, deux calignes et une coeffe tous les deux ans, une grosse tête tous les cinq ans, un chapeau de paille par année, deux livres de savon par année… De tout ce que dessus les parties sont contentes et satisfaites »…

C’est daté du 9 septembre 1833 ; il y a donc cent ans, nos gens vivaient ainsi dans la simplicité, le calme et le bon sens, à l’abri de la neurasthénie, des trépidations et des morts subites.

D’une génération à l’autre, on est moins pauvre. Les époux Charles Guilbert de 1786 « se voyant d’un âge avancé et hors d’état de faire valoir leurs biens », en possédaient si peu que leurs six enfants, « après avoir délibéré entre eux, vu le peu de valeur des biens, ont tous renoncé volontairement aux successions futures de leurs dits père et mère, » qui se donnent à leur fils Louis, et se montrent fort peu exigeants en fait de pension.

Le deuxième Charles, qui n’a rien reçu, laissera davantage ; il sera mieux pensionné ; il réclame dix messes basses, il oblige les légataires à donner à leur frère « les hardes nécessaires, et, à sa majorité, un mouton ; à Magdeleine, leur sœur, à sa demande, un lit garni, un coffre, une moutonne et une vache ; à Marguerite, une jeune vache de deux ans, cette dernière ayant reçu une moutonne ; et à une nièce, la somme de cinq chelins courants » (1 $). La monnaie était rare, et l’on était plus regardant de dépenser un sou qu’aujourd’hui une piastre.

Un autre contrat de 1786 est bien caractéristique : François Dupont a « vendu, quitté, cédé, transporté et délaissé, dès maintenant et à toujours avec promesses de garantie de tous troubles, hypothèques et autres empêchemens généralement quelconques, à Louis Duval, à ce présent et acceptant acquéreur pour lui, ses hoirs et ayans cause à l’avenir… le cinquième d’une terre de cinq arpents et des bâtiments qui sont sur la totalité de la dite terre, mais pas la levée des grains qui y sont pendans par les racines pour cette année seulement, sans autres exceptions quelconques… Cette vente ainsi faite aux charges de cens et rentes (de quarante sols en argent) outre pour prix et somme de cent deux livres douze sols, chaque livre de vingt sols, (17,10 $ !) Au moyen de quoi les dits vendeurs ont dès à présent transporté tous droits de propriété, fonds, très-fonds, noms, maisons et généralement tout ce qu’ils pouvaient avoir, prétendre ou demander en et sur la dite terre, dont du tout ils se sont démis, dessaisis et dévêtus pour et au profit du dit acquéreur, voulans et consentans qu’il en soit saisi, mis et reçu en bonne possession et saisine par qui et ainsi qu’il appartiendra en vertu des présentes. Car ainsi & a (et cœtera), promettant &a, obligeant &a, renonçant &a. Fait et passé aux Trois-Rivières, Étude du dit notaire (Badeaux) avant midy… » (17 juin 1786).

Aujourd’hui, les familles de ces anciens sont infiniment plus à l’aise que leurs devanciers, qui ont eu cent fois raison de ne pas douter de la vie et de la Providence.