La Police et les chouans sous le Consulat et l’Empire/1

La bibliothèque libre.


INTRODUCTION


Les chouans ont été les plus redoutables adversaires de la Révolution ; ils ont fait trembler le Comité de salut public et le Directoire ; ils ont tenu en échec le pouvoir naissant de Bonaparte. Il a fallu des armées pour les détruire. Même après la pacification de 1800, quand on croyait, par des défaites successives et une amnistie générale, les avoir désarmés pour toujours, ils ont contraint la police consulaire à exercer contre eux des répressions impitoyables.

On ne peut donc écrire l’histoire de la Révolution sans leur faire une large part. Que reste-t-il d’eux, cependant ? L’épithète de « Chouans » sous laquelle ils sont entrés dans l’histoire, les souvenirs confus de leurs exploits, quelques noms qui surnagent au-dessus des masses profondes de ces obscurs armés pour la défense du trône et de l’autel.

La gloire des actes héroïques ne saurait leur être contestée. Les forfaits ne doivent pas être imputés à eux seuls. Il y eut dans leurs rangs des hommes terribles que leur dévouement aux choses que détruisait la Révolution entraîna aux pires excès ; mais ces excès furent dus surtout à cette écume que tout parti traîne après soi, à ces bandits qui profitaient du désarroi social pour s’enrichir au détriment d’autrui, sous prétexte de venger les royalistes vaincus. Faux chouans, chauffeurs, déserteurs réfractaires, c’étaient, pour la plupart, des hommes de sac et de corde, essayant de donner à leurs attentats une couleur politique, soit pour en amoindrir l’horreur, soit pour bénéficier des amnisties. Pour être juste envers les chouans, c’est à travers les chefs qui les ont commandés qu’il faut les regarder : La Rochejaquelein, Charette, Bonchamp, Cathelineau, d’Elbée, Sapinaud, Chatillon, d’Autichamp, d’Andigné, Suzannet, Bourmont, Frotté, Mandat, Bruslart, Du Chaffault, Georges Cadoudal, d’autres encore dont le nom est synonyme d’intrépidité, de vaillance et d’inextinguible ardeur pour la cause royale.

Les soulèvements vendéens ne furent pas le résultat d’un effort isolé ni de savants calculs, mais la révolte d’un peuple qui défendait ses croyances politiques et religieuses. C’est pour Dieu et pour le Roi que ces bandes sans cohésion marchaient au combat et à la mort. Les paysans qui les composaient apportaient dans leur entreprise une ténacité égale à leurs convictions. Les défaites ne les décourageaient pas. Vaincus, ils revenaient à la charge, plus nombreux et plus forts, avec une foi aveugle dans leurs généraux, prouvant ainsi qu’on pouvait les vaincre, mais non les briser. Pendant plus de six ans, alors que les balles républicaines faisaient dans leurs rangs tant de vides, ces vides furent comblés sans relâche.

Lorsque Bonaparte, au 18 Brumaire, s’empare du pouvoir, il trouve l’Ouest en armes. Cadoudal commande en Bretagne, Chatillon en Vendée, Bourmont dans le Maine, Frotté en Normandie. Il y a là de véritables armées qui ne peuvent être traitées comme des forces insurgées faciles à disperser. Il leur propose la paix. Quelques-uns des chefs, convaincus que maintenant ils ne pourront plus triompher des bataillons envoyés contre eux, se décident à négocier. Bourmont, Frotté, Cadoudal résistent encore. Mais, peu à peu, ils sont contraints, eux aussi, à désarmer.

Coupable d’avoir désarmé le dernier, Frotté, attiré dans un guet-apens, y trouve la mort. Cadoudal vient à Paris, appelé par le premier Consul. Objet des offres les plus brillantes, il les repousse. Le cœur plein de haine contre l’homme qui ne veut pas rendre au roi de France la couronne, il se rejette parmi les conspirateurs. Ce sont ses agents qui dressent contre Bonaparte la machine infernale. C’est lui qui, trois ans plus tard, entraîne Pichegru et Moreau dans le complot que déjoue la police consulaire et qu’il expie sur l’échafaud avec les plus résolus de ses compagnons.

À ce moment, les chouans remplissent les prisons de Paris. Obscurs ou illustres, il y en a sept cents au Temple. Il y en a à l’Abbaye, à la Force, à Bicêtre. Les forteresses de Vincennes, de Besançon, de Joux, de Ham sont devenues des prisons d’État et toujours pour les chouans. Quelques-uns s’évadent : Bourmont, Suzannet, d’Andigné, Hingant de Saint-Maur, Moulin. D’autres restent captifs et si redoutés que leur cachot ne s’ouvrira qu’à la chute de l’Empire.

Pour quiconque ne regarde que superficiellement à l’histoire, l’exécution de Georges Cadoudal et de onze de ses complices, à la date du 25 juin 1804, constitue l’acte final de la chouannerie. Il semble que, ce redoutable partisan disparu, c’en soit fait des complots dont il était l’âme et que désormais, vaincus et décimés, tous ceux qu’il avait animés de son indomptable foi monarchique, électrisés par ses exemples, façonnés à son image, se soient résignés à subir un joug détesté. Il n’en est rien. Georges mort, son esprit demeura parmi ses anciens compagnons. Pendant toute la durée de l’Empire, ceux qui avaient échappé à la captivité ou au trépas, loin de désarmer, continuèrent à combattre, obscurcissant de leurs menées ténébreuses et arrosant de leur sang la voie resplendissante où marchait Napoléon. En 1813, ils luttaient encore, ardents, intrépides, infatigables. Après Le Nepveu de Carfort, Guillemot, Olivier Roland, Henri Forestier, Gogué, le chevalier de Céris, Élie Papin, La Haye Saint-Hilaire, le vicomte d’Aché, les deux Goyon, Armand de Chateaubriand, de Bar, pour la plupart morts à la peine. Louis de La Rochejaquelein, au moment où l’Empire allait sombrer, apparaissait en Bretagne avec de l’argent, des munitions, des armes fournies par les Anglais et préparait un soulèvement dont la seule rentrée des Bourbons empêcha l’éclat. Les partisans qu’il avait rassemblés se retrouvèrent debout pendant les Cent-Jours. Pour les contenir, Napoléon dut envoyer contre eux quelques milliers de ses meilleurs soldats dont la présence sur le champ de bataille de Waterloo eût peut-être assuré la victoire à ses armes et changé sa destinée.

Que ces lointains et mémorables épisodes aient été négligés et oubliés, au point de rester en marge de l’histoire, alors qu’à y regarder de près, ils en constituent les péripéties les plus pathétiques, ce n’est pas un mince sujet d’étonnement pour qui se donne la peine de les étudier. Sans chercher à expliquer cette anomalie, on peut dire qu’elle ne diminue par leur importance et qu’ils présentent cet avantage d’éclaircir bien des faits dont les causes sont restées obscures, ne serait-ce que l’impitoyable rigueur avec laquelle Napoléon traita, non seulement les rebelles déclarés, mais encore les suspects. Si, sous son règne, les prisons ne cessèrent d’être pleines d’émigrés et de chouans, c’est qu’il savait que presque tous n’eussent profité de leur mise en liberté que pour aller grossir les rangs des conspirateurs. Si les plus téméraires de ceux-ci tombèrent sous les balles des pelotons d’exécution ou montèrent à l’échafaud, c’est que, pour empêcher l’esprit de rébellion de se propager et l’insurrection de s’étendre, il fallait des exemples.

Telle est à grands traits leur épopée. Quelque jugement qu’elle suggère, ils y apparaissent comme des géants non pas seulement les chefs dont le nom est devenu populaire, mais encore les personnages de second ordre, que j’ai cités plus haut, qui forment avec eux ce qu’on pourrait appeler le personnel des Grands Chouans, et, au-dessous d’eux, les humbles, les ignorés que nous ne connaissons que par les sobriquets qu’on leur avait donnés : Marche-à-Terre, Brise-Bleus, Va-Sans-Peur, Sans-Pitié, Cœur-de-Roi, Jambe-d’Argent, Galope-la-Frime, Brave-la-Mort.

Cette épopée se divise en deux périodes distinctes : celle des guerres que clôt la pacification de 1800 et qui a été maintes fois racontée ; celle des complots et des coups de main isolés, qui se prolonge jusqu’en 1813 et qui attendait encore son historien. C’est celle-ci que j’entreprends de ressusciter et de restituer à l’histoire, à l’aide de pièces officielles pour la plupart inédites[1]. En dehors des Archives, il n’en existe des souvenirs que dans quelques livres d’histoire générale, qui se contentent de les mentionner sans en pénétrer les détails ou dans des relations locales, trop incomplètes pour qu’on puisse leur attribuer un caractère de version définitive. À vrai dire, ces événements sont racontés aujourd’hui pour la première fois.

On n’en saurait tracer un tableau sans faire à la police une large part. Elle était partout alors, avec ses meilleurs agents, son déploiement de ruses, son incessante excitation à la trahison. Pour écrire l’histoire des chouans, il faut connaître à fond celle de la police et réciproquement. De 1795 à 1814, elles sont connexes. L’une éclaire l’autre. On ne peut pénétrer dans les mystères de la chouannerie qu’à la lumière des dossiers de Fouché, de Réal et de Rovigo. Ces dossiers, je les ai compulsés durant plusieurs années. J’ose même dire qu’ils me sont familiers.

Le public ne se doute pas des satisfactions et des joies que goûtent les érudits et les historiens dans ces recherches à travers la poussière du passé. Trouver soudain, après de longues explorations parmi ces amas de paperasses jaunies, sous ces écritures souvent illisibles à force d’avoir été blanchies par le temps, trouver une pièce inédite, la preuve éclatante de quelque fait contesté, quelle ivresse ! Et de même, si l’on rencontre un document qu’on n’attendait pas, qu’on ne cherchait même pas, et qui éclaire à l’improviste, d’une lumière inattendue, une période demeurée obscure, ou vous fait pénétrer tout à coup, à travers quelque épisode romanesque, dans une âme inconnue ou fermée !

Un jour, aux Archives nationales, je fouillais dans les dossiers des émigrés, appliqué à reconstituer la physionomie d’un personnage dont j’avais lu le nom, en constatant la part prise par lui à certains événements, sans pouvoir établir comment il y avait été mêlé. D’un carton ouvert devant moi, je tirais l’une après l’autre des feuilles volantes couvertes d’écritures diverses et qui ne m’apprenaient rien. Tout à coup, me tomba sous la main un portefeuille en maroquin vert, à fermoir d’acier, entouré d’une mince corde rouge qui avait tracé son sillon dans la poussière durcie sur le cuir. Sans doute, il avait appartenu à quelque gentilhomme émigré, arrêté, envoyé ensuite à la mort et sur lequel on l’avait saisi.

Je l’ouvris. Dans l’intérieur, pas de nom, rien qui me révélât ce qu’était son propriétaire. Mais, dans une des poches, un pétale de rose ; dans une autre, quelques lettres d’amour, écrites par une femme, qui se plaignait avec véhémence d’avoir été séduite et abandonnée, et enfin un petit paquet formant matelas. Je le défis, ce paquet, et d’entre ses plis se déroula une longue tresse de cheveux blonds qui se cassaient comme du verre au contact de ma main. Tout un drame de passion, dénoué par la mort, m’apparaissait ainsi. Bien qu’il n’eût aucun rapport avec le travail que je poursuivais, bien que je n’aie pu en pénétrer le mystère, j’ai conservé de ma découverte de ce jour-là un souvenir inoubliable. Un de messieurs les archivistes que j’appelai à mon secours m’aida à replier les blonds cheveux et à fermer le portefeuille, relique d’un passé sanglant. J’aurais beaucoup donné pour reconstituer l’histoire de ce passé. Je n’ai pu y parvenir. Le temps l’avait si bien enveloppé de son ombre qu’il était devenu impénétrable.

C’est une ombre égale, qui, trop souvent, enveloppe les faits d’ordre général. Elle aide à expliquer, encore que je croie en avoir tiré en vue de ce livre tout ce qui pouvait l’être, les lacunes qu’il contient. Tel qu’il est cependant, il constitue, à défaut d’autres mérites, une œuvre absolument neuve, une résurrection en ce qui concerne quelques-uns des faits qu’il raconte, et pour ce qui est des autres, une véritable révélation.

E. D.

Paris, 17 mars 1895.

  1. Je n’ai cru devoir parler qu’en passant, au cours des récits qui suivent, de l’affaire de la machine infernale et de la conspiration de Georges. Je compte consacrer à ces tragiques événements un volume spécial.