La Police politique sous la Restauration/01

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La Police politique sous la Restauration
Revue des Deux Mondes5e période, tome 54 (p. 596-628).
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LA POLICE POLITIQUE
SOUS LA RESTAURATION[1]

I
L’ORGANISATION GÉNÉRALE — LA POLICE ET LE DUC D’ORLÉANS

Sous le premier Empire, la police politique, organisée ou pour mieux dire réorganisée par Fouché a été un très actif instrument de gouvernement. Son histoire mystérieuse, maintes fois tragique, se déroule jusqu’à la fin du règne de Napoléon, en marge de l’histoire officielle. Elle en forme en quelque sorte l’envers et telle est la connexion entre les deux que, pour quiconque ne connaît pas les dessous de l’une, les péripéties de l’autre sont souvent incompréhensibles et demeurent inexpliquées[2].

Le rôle de cette police, sous la Restauration, fut tout autre. On ne relève à son compte ni des arrestations ténébreuses, ni des détentions arbitraires, ni des exécutions à peine précédées de simulacres de jugement. Elle ne pèse pas sur les décisions gouvernementales. Les épisodes sanglans qui assombrirent les débuts du règne de Louis XVIII, et qui constituent ce qu’on a appelé la Terreur blanche, se sont déroulés au grand jour. Les coupables, ou soi-disant tels, ont eu des juges, et si les mesures et les condamnations qui frappèrent quelques-uns d’entre eux ne furent que le douloureux résultat des passions qu’avait déchaînées une suite d’événemens aussi lamentables qu’extraordinaires, s’il est juste que la postérité et même la plupart des contemporains n’aient pas ratifié ces sentences, on n’en saurait méconnaître la légalité. De 1815, date de sa réorganisation par les Bourbons, à 1821, date de sa suppression complète et définitive, la police politique n’a été, à vrai dire, et sauf en des cas exceptionnels, qu’un instrument d’information.

Toutefois, même réduite à ce rôle, elle n’en resterait pas moins une chose odieuse et sans excuses, si, pour expliquer son maintien pendant quelques années, sinon pour le justifier, on ne tenait compte à Louis XVIII des difficultés qui se dressèrent devant lui, dès son second retour en France en 1815. Ce sont ces difficultés qui, à tort ou à raison, lui firent conserver, au moins provisoirement, l’institution que lui léguait l’Empire : grâce à elle, il pourrait lire dans le jeu des ennemis de sa couronne et de sa maison comme dans celui des étrangers et de ces trop dangereux amis, anciens émigrés et ultra-royalistes, qui, sous prétexte de consolider le pouvoir royal, entendaient lui imposer leurs exigences et en faire l’organe de leurs folles revendications. Contraint d’abord de subir leur joug, mais ne le subissant qu’avec impatience, il voulait connaître leurs projets. Lorsqu’il se fut libéré de leur fatale influence en prononçant, le 5 septembre 1816, la dissolution de la Chambre introuvable, il fut plus intéressé encore à pénétrer leurs intrigues, à conjurer leurs attaques, à déjouer leurs menaces.

Il ne l’était pas moins à savoir ce que pensaient de son gouvernement les grandes puissances de l’Europe et s’il était vrai, comme le prétendaient les orateurs et les journaux de l’ultra-royalisme, qu’elles vissent avec regret les tendances libérales de ses ministres, l’appui qu’il leur donnait et sa ferme volonté de rester le fidèle et loyal observateur de la Charte. Ainsi s’explique le maintien de la police politique pendant une partie de son règne. Le rôle qu’elle joue peut être comparé à celui d’une agence secrète de renseignemens. Une étude sur cette police est le complément nécessaire d’une histoire de ces années troublées par la lutte violente qui s’engage, dès 1814, entre le parti de la Révolution et celui des émigrés et recommence avec plus d’âpreté haineuse, au grand détriment de l’ordre, de la liberté et du repos public, quand se dénoue le triste épisode des Gent-Jours. C’est cette étude que j’ai depuis longtemps entreprise et dont je présente un fragment plus particulièrement consacré au rôle de la police politique française à l’égard des étrangers et des Français résidant hors de France.


I

On sait ce qu’était la France, lorsque, au mois de juin 1815, au lendemain de Waterloo, les Bourbons rentrèrent aux Tuileries. A peine délivrée de la première invasion, elle subissait les horreurs d’une invasion nouvelle, plus dévastatrice que l’autre. Les armées alliées se répandaient sur son territoire et occupaient Paris. Leurs canons remplissaient la cour du Carrousel, braqués sur le glorieux palais des rois. L’empereur de Russie, l’empereur d’Autriche, le roi de Prusse arrivaient derrière leurs troupes victorieuses, annonçant déjà les conditions de la paix onéreuse et humiliante, qu’ils devaient nous imposer quelques semaines plus tard. Un général prussien était nommé gouverneur de la capitale, et les municipalités des arrondissemens étaient obligées de se soumettre à la surveillance d’officiers étrangers désignés par lui. Pour compléter cette mise en tutelle de Paris, les souverains alliés organisaient une police secrète placée sous la direction d’un Allemand, et leurs ambassadeurs, Pozzo di Borgo pour la Russie, le baron de Vincent pour l’Autriche, sir Stuart pour l’Angleterre, le comte de Goltz pour la Prusse recevaient la mission de se former en conférence, afin de veiller de près aux actes du gouvernement. La malveillance et les défiances de l’Europe se trahissaient non seulement dans ces mesures outrageantes, mais encore dans la dureté de l’exécution de certaines d’entre elles, à peine tempérée, en de rares circonstances, par l’intervention bienveillante de l’empereur Alexandre Ier.

En dépit des humiliations infligées à l’orgueil national, les royalistes avaient accueilli les étrangers comme des libérateurs et, par leurs flatteuses complaisances à leur égard, aussi bien que par leurs ardeurs vengeresses contre le parti vaincu, ils s’étaient attiré l’animadversion de l’armée et des masses profondes du pays. Ils n’en tenaient aucun compte. A la tribune de la Chambre, dans les journaux défenseurs de leur cause, dans les salons, ils se répandaient en accusations, en invectives, en menaces, appelaient la foudre sur la tête des hommes politiques et des généraux auxquels ils imputaient le funeste retour de l’usurpateur, source des malheurs effroyables qui se déchaînaient sur la patrie. Cris de colère, excitations à la vengeance et à des châtimens implacables retentissaient de toutes parts, englobaient dans les mêmes fureurs les partisans de Napoléon et ceux de la Révolution, qui avaient voté la mort de Louis XVI.

Ces exigences de l’ultra-royalisme, qui allaient créer de si grands embarras à Louis XVIII pendant les années suivantes, et conduire, un peu plus tard, Charles X à sa perte, trouvaient déjà auprès de ce dernier prince qui n’était encore que Comte d’Artois, et auprès de sa belle-fille, la Duchesse d’Angoulême, des encouragemens et un appui. Les divisions auxquelles le pays était livré se reproduisaient dans la famille royale et obligeaient le Roi à se tenir en garde contre les menées occultes de son frère et de sa nièce.

Ce fut pis encore après la constitution du Cabinet Richelieu. Ce ministre et son collègue Decazes n’eurent pas de plus violens adversaires que les fanatiques qui s’agitaient autour du Comte d’Artois et leur reprochaient de ne pas vouloir mettre en pratique les doctrines ultra-royalistes. Cette hostilité contre toutes les tentatives de pacification et de rapprochement entre les factions rivales se manifesta dès le retour du Roi. L’envoi de l’armée impériale derrière la Loire ne fût pas seulement un acte de soumission à la volonté des alliés, ce fut aussi une satisfaction donnée au parti des ultras ; de même, la mise à la demi-solde d’un si grand nombre d’officiers uniquement coupables d’avoir combattu pour la France sous le drapeau impérial ; de même encore, l’ordonnance du 24 juillet 1815, qui proscrivit la plupart des notabilités révolutionnaires ou bonapartistes ; de même enfin le bannissement des régicides que prononça la loi d’amnistie, en exceptant des mesures de clémence et d’apaisement qu’elle édictait, ceux d’entre eux qui avaient signé l’Acte additionnel ou accepté des fonctions publiques pendant les Cent-Jours[3].

Ce que furent les conséquences de ces décisions arrachées à la faiblesse du gouvernement royal, durant ces heures calamiteuses, tous les historiens de la Restauration l’ont raconté, et il n’y a pas lieu d’en reconstituer le désolant tableau. Elles laissaient la royauté restaurée en présence de factions irréconciliables : d’un côté, les bonapartistes militaires et civils, qui ne pardonneront pas plus l’ostracisme dont ils ont été l’objet que les exécutions sanglantes dont les plus illustres d’entre eux ont été victimes ; de l’autre, les ultras qui s’exaspéreront de ne pouvoir faire triompher leurs vues et d’être frappés par l’ordonnance de dissolution ; entre ces deux camps ennemis, un centre que les élections tour à tour fortifient ou amoindrissent au gré des circonstances, et un ministère obligé de chercher une majorité tantôt à droite, tantôt à gauche, stigmatisé par la gauche quand il trouve cette majorité à droite, et honni par la droite quand il la trouve à gauche.

Ces difficultés s’annoncent dès que Louis XVIII a repris le pouvoir. La situation est tellement grave et troublée que l’opinion s’accrédite qu’il sera impossible aux Bourbons de continuer à régner. On va jusqu’à prétendre que les souverains alliés, après avoir favorisé la restauration de Louis XVIII, ont reconnu qu’il était incapable d’exercer sa fonction, qu’ils ont décidé sa déchéance et l’expulsion de sa famille, comme l’unique moyen de pacifier la France. D’après ces rumeurs que l’on croirait sans fondement si, parfois, l’attitude des prétendans qu’elles désignent ne les justifiait, l’empereur d’Autriche propose de mettre sur le trône son petit-fils, le roi de Rome, avec l’impératrice Marie-Louise comme régente. L’empereur de Russie songe, affirme-t-on, à son beau-frère, le prince d’Orange, héritier de la couronne des Pays-Bas. On insinue aussi que l’Angleterre pousse le Duc d’Orléans qui réside à Twickenham et qui compte à Paris des partisans. La Prusse semble ne pas se mêler à ces intrigues. Mais, le prince royal de Suède, Bernadotte, étonné qu’on n’ait pas songé à lui, se met en avant et fait agir sous main des agens qui lui sont dévoués. On dit qu’à défaut du prince d’Orange, le Tsar l’accepterait. Cependant, les Orléanistes croient que ce souverain lui préférerait leur candidat.

Ces informations étaient assurément aussi fragiles que contradictoires, au moins en ce qui touche les intentions des alliés : la preuve en a été faite depuis. Mais elles contribuaient à passionner les esprits, et à épaissir le mur d’inimitiés qui montait autour du trône des Bourbons. Pour que le trône put le dominer, il fallait que le Roi étayât ses moyens de défense d’une surveillance incessante dont la police politique serait, il le croyait, l’instrument le plus efficace, en le tenant sans cesse informé des propos et des projets de ses ennemis et de ces étrangers dont la présence sur le territoire français affaiblissait son autorité, dépopularisait son gouvernement et constituait un outrage à son pouvoir. Cette surveillance était la condition nécessaire de sa sécurité. Elle devait s’exercer à l’extérieur sur les bannis, qui, en Angleterre, en Allemagne, en Hollande, en Belgique, commençaient à publier des pamphlets et des libelles séditieux et desquels on pouvait craindre des complots ; sur Fouché, que la Légation de Dresde ne consolait pas de n’être plus ministre et qui s’y sentait menacé par la haine des royalistes ; sur le Duc d’Orléans, qui s’obstinait à ne pas rentrer sans vouloir dire pourquoi ; — à l’intérieur, sur les nombreux étrangers qui résidaient à Paris, sur les ambassades, sur les anciens serviteurs de Napoléon, que la proscription avait épargnés, mais dont il n’était que trop naturel de suspecter les sentimens, sur les chefs des ultras, sur Chateaubriand dont l’attitude était si souvent hostile, sur le savant Alexandre de Humboldt qu’on savait en relations avec les salons aristocratiques et qui peut-être ne s’y montrait pas favorable au gouvernement royal, sur tous les hommes enfin, les hommes de marque s’entend, qu’à tort ou à raison, on croyait plus ou moins inféodés à l’opposition.

La nécessité d’une police politique une fois démontrée, il n’y avait qu’à tirer parti de son organisation, telle qu’elle avait fonctionné sous l’Empire, en l’améliorant, en utilisant ses agens dont de gros traitemens assuraient la fidélité, et en se servant des instrumens qu’ils étaient accoutumés à manier. C’est ici qu’il y a lieu d’entrer dans le vif de cette organisation, résultat de l’expérience et où se confondent, dans un mouvement aussi régulier que celui d’une machine, les procédés les plus divers, dont les uns datent du règne de Louis XV, les autres des comités révolutionnaires, les derniers en date, de Fouché, passé maître dans l’art de gouverner un grand pays par des moyens de police.

Au sommet de ce ténébreux édifice, se place le Cabinet noir, dont le directeur des Postes gouverne le personnel, personnel de choix et de confiance, que nul ne connaît et qui travaille dans l’ombre. Ces messieurs sont chargés d’ouvrir les lettres particulières et, quand elles leur paraissent mériter d’être lues par le gouvernement, d’en prendre copie avant de les réexpédier ou de les détruire. Ce travail exige du tact, une connaissance parfaite des hommes et des choses du moment, et assez de sûreté de mémoire pour conserver le souvenir des écritures. À défaut de ces qualités et à moins que le nom du destinataire d’une lettre ne commande de l’ouvrir, c’est le hasard seul qui dicte le choix des commis et leur fait décacheter, par des moyens qui leur appartiennent, celle-ci plutôt que celle-là. Aussi sont-ils souvent déçus et obligés de la refermer après avoir constaté qu’elle ne contient rien d’intéressant. Mais, souvent aussi, ils sont payés de leur peine, non pas qu’ils aient découvert quelque secret dont la divulgation sera profitable à l’État, — de telles découvertes sont rares, l’existence du Cabinet noir étant trop connue pour qu’un homme politique confie à la poste les choses qu’il veut cacher ; — mais parce qu’ils ont mis la main sur des aveux et des confidences de personnages haut placés, qui éclairent d’un jour inattendu des situations privées, des actes de vie intime, des liaisons que le monde soupçonne à peine ou même pas du tout.

C’est ainsi qu’ils apprennent un jour qu’un jeune Anglais, familier des salons ministériels, est l’amant de deux belles dames, l’une veuve dont il a un fils, l’autre, la femme d’un grand fonctionnaire, dont la réputation de vertu a toujours été inattaquée. Ils se sont sans doute extrêmement divertis en lisant, sous la même date, deux lettres adressées par ce don Juan britannique aux deux maîtresses qu’il trompe, lettres passionnées, destinées à les convaincre l’une et l’autre de l’ardeur de son amour. Ils savent de même qu’au retour d’un voyage, Chateaubriand, avant de rentrer à Paris, s’est arrêté à Versailles et y a donné rendez-vous à Mme Récamier. Ils apprennent aussi beaucoup d’autres petits secrets qui ne tirent leur intérêt que de la qualité des personnes qu’ils concernent. Rien qui touche à la politique dans ces lettres. Néanmoins, ils en prennent copie, convaincus qu’elles amuseront le Roi.

Ces copies, remises au directeur des Postes, sont examinées par lui. S’il les tient pour importantes ou amusantes, il les transmet au ministre de la Police qui en fait son profit et les présente à Sa Majesté. Le rôle du directeur des Postes, en ces circonstances, est tel que sa fonction devient promptement une fonction politique. On estime qu’elle doit être exercée par un homme qui possède la confiance des ministres et pense comme eux. Aussi est-elle ordinairement attribuée à un député de leur bord, qui la quittera si le ministère est renversé et qui la conserve tant que le ministère reste debout. La nécessité pour le ministre de la Police d’être sûr du directeur des Postes s’impose depuis le jour où, en 1815, le personnage qui occupait alors la fonction, — c’était un ultra, — a été convaincu d’avoir, par des altérations perfides, changé le sens des lettres dont il envoyait les copies à son chef hiérarchique, et calomnié sous cette forme les signataires de ces lettres, considérés par lui comme des adversaires.

Malgré tout, cependant, il n’apparaît pas que le Cabinet noir soit d’une sérieuse utilité à la chose publique. Son fonctionnement n’en est pas moins maintenu, à titre d’outil d’information, bon à utiliser dans les heures de crise. Lorsque, en 1816, les événemens du Midi excitent une émotion générale ; lorsque, la même année, la Chambre introuvable est dissoute ; lorsqu’en 1818, le duc de Richelieu abandonne le pouvoir ; lorsqu’en 1820, le Duc de Berry est assassiné, c’est par des lettres privées ouvertes à la poste que le gouvernement est informé de l’impression que ressent le pays et de l’influence que ces événemens sensationnels ont exercée sur l’opinion.

Mais le Cabinet noir ne suffit pas à l’éclairer. Toutes les lettres ne passent pas par la poste. Dans Paris, il est aisé de les faire porter d’une maison à une autre. Quant à celles qui vont dans les départemens ou en viennent, des occasions nombreuses permettent de les confier à des mains amies et sûres, ou encore de les expédier à de fausses adresses, sous le couvert par exemple des maîtres de poste, qui s’en font volontiers et à prix d’argent les entremetteurs. Qu’à cela ne tienne : on achètera les maîtres de poste ; on entrera chez les particuliers ; on corrompra leurs domestiques, on ouvrira leurs tiroirs ; on videra jusqu’à leurs paniers et en épinglant sur des feuilles blanches les débris de papier qu’on y aura trouvés, on reconstituera les lettres dont ils avaient pris copie avant de les envoyer, ou celles qu’ils ont reçues et ensuite déchirées après les avoir lues.

Par ces procédés, la police est mise en possession de billets écrits à des hommes illustres par Mme Récamier, par la marquise de Montcalm, sœur du duc de Richelieu, par la duchesse de Duras, par la marquise de Prie, par Mme de Rumford, par d’autres encore. Chateaubriand, qui sait à quoi s’en tenir sur ces procédés que nous considérerions aujourd’hui comme abominables, aura raison de railler dans le Conservateur « cette police qui vient s’asseoir à nos foyers avec une simplicité antique. » Il pourrait même s’en montrer plus courroucé, car nul n’en a été la victime au même degré que lui, si ce n’est Alexandre de Humboldt. Mais Humboldt l’ignore, tandis que Chateaubriand le sait. Il avait à son service un petit Breton, inculte et frais émoulu de son pays, auquel il accordait sa confiance. On a corrompu ce niais et il a ouvert aux policiers toutes les portes et tous les tiroirs de son maître, à qui il est ensuite venu, penaud et repentant, confesser sa mauvaise action.

Combien d’autres serviteurs auraient lieu d’en faire autant et, entre autres, ceux des ambassades étrangères et les courriers qu’elles emploient au transport de leurs dépêches ! Etant donné l’objet de la police politique et le but qu’elle poursuivait, elle ne pouvait laisser les étrangers en dehors de son action. Aussi déployait-elle contre eux ses plus infernales ruses. Des 1815, à la police secrète organisée par les gouvernemens alliés, le gouvernement français s’était hâté d’opposer une contre-police : elle fonctionna jusqu’en 1820, et ce ne fut d’ailleurs qu’un prêté pour un rendu, car ce qu’elle faisait à Paris pour s’éclairer sur les projets des puissances, on le faisait aussi, dans les autres capitales, pour surprendre les desseins du gouvernement français.

Il est cependant douteux que les agens étrangers qui, au dehors, s’efforçaient de pénétrer chez nos ambassadeurs se soient montrés aussi habiles que les nôtres à Paris. L’audace de ceux-ci ne connaissait pas de bornes. Leurs volumineux rapports en font foi ; ils nous fournissent la preuve de leur infatigable activité ; Elle tient vraiment du prodige. On aurait de la peine à y croire si l’existence dans nos archives d’un nombre considérable de papiers diplomatiques échangés entre les cours européennes et leurs représentans ne nous démontrait que, s’ils y sont, alors que telle n’était pas leur destination, c’est qu’on en a pris des copies. De 1815 à 1820, toutes les ambassades et légations sont étroitement surveillées. On entre chez le comte de Goltz, ministre de Prusse, comme dans un moulin ; on copie sur la table de son cabinet ses dépêches les plus secrètes. Le 1er juillet 1816, un agent écrit : « Il a été de nouveau impossible de se procurer les rapports du comte de Goltz. Il vient de faire changer subitement les serrures des tiroirs du bureau où il les place. Pourtant, il ne laisse percer aucun soupçon contre les agens qui se procurent ces rapports. L’un d’eux, étonné d’une précaution si remarquable, a fait des questions à M. Wustrow, secrétaire de l’ambassade, qui lui a répondu que « le comte de Goltz avait reçu de Berlin l’avis de se tenir sur ses gardes, relativement à ses papiers secrets et qu’au temps où nous vivons, il fallait se méfier de tout le monde. »

Six mois plus tard, le 18 janvier 1817, les agens qui, durant cette période, ont très librement exécuté leur mission, se heurtent à de nouvelles difficultés. « On a, dit l’un d’eux, pénétré cette nuit comme les précédentes fois dans le bureau secret du comte de Goltz pour y chercher son dernier rapport du 15 ; mais, par extraordinaire, on ne l’a point trouvé. Les observateurs ont été réduits à copier seulement une partie des rapports du 1er et du 9, qu’on n’avait point encore donnés ; ils espèrent avoir la suite pour demain et peut-être aussi le rapport du 15. » Le 10, ce rapport du 15 n’est pas encore retrouvé. Mais on met la main sur la minute définitive de celui du 9 dont on peut copier le texte intégral, « qui ne manque pas d’intérêt. » La note qui le constate se complète du renseignement suivant : « Hier, le comte de Goltz était chez lui avec le baron de Fagel, ministre des Pays-Bas, le conseiller Schoëll de la légation de Prusse et quelques autres personnes, s’entretenant très vivement des affaires de la France, disant qu’elle était de nouveau sur un volcan, que l’armée d’occupation devait se tenir bien sur ses gardes, que le général Ziethen avait reçu des avis importans pour la sûreté de son corps d’armée, que la population des Ardennes et de la Meuse était dans la plus grande exaspération contre les étrangers, et que tout semblait menacer d’une crise. L’un des observateurs, homme parfaitement sûr, a trouvé moyen d’entendre cette conversation qui a été fort animée. »

Il ne semble pas que les observateurs qui opéraient auprès des autres ambassades aient été aussi heureux que ceux qui assiégeaient la légation de Prusse. Tandis que nous avons sous les yeux la presque-totalité des rapports du comte de Goltz à sa Cour, nous ne possédons, des autres chefs de mission accrédités à Paris, que des correspondances partielles, soit qu’ils se gardassent mieux que leur collègue prussien, soit que la surveillance dont ils étaient l’objet, péchât par le défaut d’audace et d’adresse.

En revanche, les dépêches qu’ils recevaient de leur gouvernement, celles aussi qui ne faisaient que traverser Paris pour aller dans d’autres capitales étaient soigneusement dépouillées. Grâce à la complicité des courriers grassement payée, la police pouvait en envoyer des copies au ministre des Affaires étrangères, et celui-ci les avait déjà lues quand les originaux parvenaient à leur destination. La correspondance de Metternich avec le prince Paul Esterhazy, ambassadeur d’Autriche à Londres, celle de leurs secrétaires, les lettres privées qu’ils ont mises sous le couvert diplomatique pour en assurer la transmission, tiennent la plus grande place dans ces découvertes qui livrent pêle-mêle au gouvernement français des secrets d’Etat, des révélations plus ou moins futiles, des aventures plus ou moins scandaleuses de grandes dames étrangères, ou celles d’illustres comédiennes telles que Mlle Georges et Mlle Bourgoin en représentation à Londres. Les épitres amoureuses qu’à partir de 1818 échange avec Metternich la princesse de Lieven n’échapperont pas à ce mauvais sort et révéleront à l’improviste la liaison du chancelier autrichien avec l’ambassadrice russe.

L’activité de la police politique ne s’exerce pas seulement en France. En même temps qu’elle s’attache aux pas du personnel étranger, si nombreux à Paris tant que dure l’occupation, les proscrits qui se sont réfugiés en Angleterre, en Belgique, dans les Pays-Bas appellent son attention. Elle entretient des agens secrets à Londres, à Bruxelles, dans la Prusse rhénane. Elle se crée des relations parmi les bannis, achète les services de certains d’entre eux. A Londres, elle pénètre dans l’entourage du Duc d’Orléans, dans celui du Duc de Bourbon. Elle se tient partout à l’affût des nouvelles qui viennent de Sainte-Hélène, car l’Empereur, sur son rocher, reste l’épouvantail de l’Europe monarchique. En un mot, elle est partout, voit tout, s’initie à tout. C’est par centaines que, de tous les points où une opposition est à redouter, arrivent au ministre de la Police des rapports révélateurs, accompagnés le plus souvent de pièces à l’appui.

Ce qui n’est pas moins extraordinaire que tant de précieuses découvertes et de dénonciations futiles ou calomnieuses, c’est qu’on soit parvenu à réunir assez d’agens pour suffire à cette immense besogne. Il est vrai qu’on les recrute un peu à la diable et au hasard, soit qu’ils viennent s’offrir spontanément, soit qu’ils se laissent séduire et corrompre. Aussi, en est-il qu’on tient en suspicion, tout en utilisant leurs services et qui, chargés d’espionner, sont surveillés à leur insu. Les renseignemens qu’ils donnent ne sont pas acceptés sans contrôle. Mais on le leur laisse ignorer, parce que, même quand on les soupçonne d’erreur ou de mensonge, il y a toujours quelque chose d’utile à tirer de leurs rapports


II

Ce n’est pas seulement par les agens que la police est informée des bruits plus ou moins sensationnels qui circulent à l’étranger ; elle l’est aussi par les ambassadeurs de France à qui, pour ce qui concerne certains personnages et certains faits, les gouvernemens auprès desquels ils sont accrédités, ne ménagent pas les communications utiles. A tout instant, de 1815 à 1818, le duc de Richelieu transmet au ministre de la Police les lettres confidentielles de ses représentans à Londres et à Vienne, ayant trait à Napoléon et aux individus que l’on croit être restés en relations avec lui. Quelques-unes de ces lettres, qui ne figurent pas dans la correspondance officielle, sont encore aujourd’hui intéressantes à lire, ne serait-ce que parce qu’elles démontrent à quel point les allées et venues des parens et des partisans de l’Empereur préoccupaient alors les gouvernemens européens.

Le 26 janvier 1817, le comte de Caraman, notre ambassadeur en Autriche, écrit au président du Conseil :

« Vous avez été instruit depuis longtemps, mon cher Richelieu, du mouvement que nous observions depuis qu’Eugène et Mme Hortense étaient en rapports. Le résultat des derniers renseignemens indiquait que le prince Eugène avait appelé près de lui un certain Mussitz, père de celui qui devait être chargé d’aller à Rome pour vendre des possessions qu’Eugène veut réaliser. Ce Mussitz est venu de France et a apporté des lettres qui ont été si bien reçues qu’elles lui ont valu une gratification de vingt-cinq louis. Mussitz a un fils à Vienne à qui il écrit un billet, daté d’Augsbourg, le 15 de ce mois, annonçant qu’il part secrètement pour Strasbourg. Il demande que l’on ne dise pas où il est et que son fils lui écrive poste restante à Munich, où il sera incessamment de retour.

« Il n’y a donc nul doute que ce Mussitz ne soit l’entremetteur de la correspondance la plus intime d’Eugène, et quoiqu’il soit à présumer qu’il est déjà parvenu à Strasbourg et qu’il en est reparti, j’ai cependant cru à tout hasard qu’il était de mon devoir d’envoyer un courrier en toute hâte pour prévenir M. de Bouthillier[4], et si cet avis ne lui est plus utile dans ce moment, il le mettra en mesure de faire surveiller pour l’avenir : il serait possible que ce voyage se renouvelât ou que l’on puisse découvrir à Strasbourg à qui il a été adressé, ce qui pourrait mettre sur la voie. Enfin, il m’a paru si important de tenir le premier fil de la correspondance d’Eugène en France, que je n’ai pas hésité à faire cette expédition. Le prince de Metternich l’a approuvée et m’a donné tous les moyens de vous éclairer sur cet individu.

« Vous verrez que cette correspondance est suivie d’après ce qui a été publié dans les journaux et la vente du service d’argent que Bonaparte avait voulu faire. En examinant le ton des expressions dont on se sert, nous avons conclu, Metternich et moi, que ce ne pouvait être dicté que par quelqu’un assez familier avec Bonaparte, pour lui parler avec cette rudesse. Personne de sa famille ne l’oserait. Fouché l’aurait pu, mais n’est plus en mesure. Nous croyons donc que ce ne peut être que M. de Lavalette. Ses relations avec Wilson[5] lui donnent la facilité de s’en servir pour faire insérer ce qu’il veut faire parvenir quand et comme il le croit utile.

« J’ai demandé et j’ai obtenu du prince de Metternich de vous envoyer les rapports mêmes qui doivent être communiqués plus tard par M. de Vincent[6]. Vous jugerez mieux l’intérêt des découvertes qui doivent nous diriger. Vous sentirez plus que jamais, mon cher Richelieu, la nécessité de nous occuper beaucoup et promptement du poste de Munich et d’y envoyer quelqu’un de très adroit et qui soit absolument étranger à notre mission. Vous voyez tout ce qu’il pourrait faire ; mais, en même temps, vous voyez combien le choix de cet agent est difficile et doit être soigné, car il aura affaire à un homme très adroit et très réservé qui est Eugène et à un homme très fin, et très au fait de tous ces moyens, qui est Lavalette. Mais ce n’est qu’un motif de plus pour s’en occuper avec beaucoup de précaution. Le résultat est assez important pour ne rien négliger de ce qui peut y conduire.

« Vous voudrez bien, mon cher Richelieu, aussitôt que vous aurez tiré de ce que je vous envoie ce qui vous est nécessaire, remettre les originaux au général Vincent. J’ai répondu à Metternich de votre exactitude. »

Le 19 janvier 1818, lorsque le comte de Las Cases revient de Sainte-Hélène, son retour donne lieu à une lettre nouvelle de Caraman :

« Je vous ai écrit hier par la poste, mon cher Richelieu, mais j’espère que j’aurai encore le temps de vous écrire par le courrier autrichien qui part ce matin. Ce qu’il porte à M. de Vincent et dont vous aurez communication, mérite une attention toute particulière.

« Vous verrez par les confidences que l’agent de police autrichien a trouvé moyen de recueillir en conduisant et faisant jaser Pontowsky, que le départ de M. de Las Cases a été un jeu joué et concerté avec Bonaparte qui voulait avoir un homme de confiance sur le continent, et on a fait saisir un maladroit d’émissaire cousu de fausses lettres, de chiffres et de tout ce qui pouvait donner l’air de tentatives de relations coupables, afin de faire renvoyer de l’île le prétendu moteur de toutes ces trames ; et effectivement, on y est parvenu, puisque Las Cases est aujourd’hui à Francfort. Il n’y a donc aucun doute qu’il est l’agent intime de Bonaparte, qu’il est venu pour y rattacher tous les fils de cette infernale machine, que, sûrement, il a déjà établi des rapports avec tous ses amis et agens et, en un mot, que c’est l’homme le plus dangereux et le plus important à neutraliser autant que possible. On l’a laissé trop longtemps séjourner dans le lieu le plus central et le plus commode pour établir ses correspondances et monter ses machines.

« Il n’y a pas de doute qu’il est d’une très haute importance de l’en tirer au plus tôt et de le placer de manière qu’il ne puisse pas nuire, et je crois bien sincèrement que l’Autriche présente toutes les garanties que l’on peut désirer. On lui a envoyé les passeports pour s’y rendre et on lui a donné l’assurance qu’il serait libre et point enfermé dans une citadelle. On a ordonné à M. de Wissemberg d’accélérer son départ et de le décider le plus tôt possible.

« Tout cela est le mieux du monde ; mais je suis persuadé que Las Cases qui a établi ses relations à Francfort, qui y trouve sûreté, appui et facilités de tout genre, se gardera bien d’en partir et encore, peut-être, prendra-t-il le parti de passer dans les Etats voisins et peut-être de s’échapper et de disparaître. Sa femme est venue le trouver. Il l’a renvoyée en France et il attend son retour. Cette promenade n’est sûrement pas sans but ; mais j’imagine bien qu’elle ne vous aura pas échappé et que l’on a pris toutes les précautions nécessaires pour être instruit de ses actions et même de ses projets. Mais enfin, elle va revenir et les passeports seront là ; mais sous un prétexte ou sous un autre, il ne partira pas, et alors que fera-t-on ?

« Ici, on me dit : nous pouvons le recevoir, le surveiller et le garder ; mais nous n’avons aucun moyen pour l’enlever au territoire de Francfort si on l’y laisse et n’étant sur aucune des listes de bannissement ou d’exil, nous n’avons aucun droit de nous emparer de sa personne. On a refusé de le recevoir aux Pays-Bas et on l’a conduit en Prusse ; on a refusé de le recevoir en Prusse et on l’a conduit à Francfort, parce qu’il a demandé d’aller en Autriche. Il reste à Francfort ; il faut donc que le Sénat refuse de l’y laisser ; il faut donc l’obliger à le lui refuser. Ici, l’on pense que, pour parvenir à ce but, il faut que le gouvernement français demande au Sénat l’éloignement de l’homme dangereux qui semble vouloir y fixer son domicile, et cette demande peut être appuyée par les ministres des cours alliées. »

Il résulte des lettres qu’on vient de lire que l’institution policière, organisée par le gouvernement français pour un but d’informations et de défense, n’était pas moins bien servie par les diplomates que par ses agens secrets. On est même enclin à se demander si le service des premiers ne lui aurait pas suffi, au moins pour l’étranger, et pourquoi elle avait mis en mouvement cette légion d’observateurs qui ne pouvaient être recrutés que dans les bas-fonds sociaux et dont les dires étaient si souvent inexacts.

Dans ce personnel créé en vue d’un espionnage permanent nu dedans et au dehors, tout n’est pas de même valeur ni de même moralité. Il convient de le diviser en catégories et de ne pas les confondre entre elles. Il serait de toute injustice de traiter avec un égal mépris tous les individus qu’employait le gouvernement. On ne peut assimiler ceux qui ne s’inspiraient que de leur dévouement aux Bourbons, de leur reconnaissance pour des faveurs qui leur avaient été accordées ou de l’espoir d’en obtenir de nouvelles et qui, dans leur correspondance, n’étaient que l’écho de propos recueillis çà et là, à ceux qui, par ruse, pénétraient chez les particuliers ou dans les ambassades, achetaient les domestiques et les bas employés, crochetaient les serrures et, sauf le coup de poignard, se conduisaient en tout et pour tout comme de parfaits brigands. Ceux-ci sont une écume sociale, un rebut. Leur nom ne nous est pas parvenu et ce n’est pas leur faire injure que de les supposer coupables des pires actions, moyennant paiement. De tous temps et dans tous les pays, les gouvernemens ont été contraints d’utiliser des gens de cette sorte.

D’autres sont d’un ordre plus relevé. Le fait qu’ils reçoivent un salaire pour les services qu’ils rendent, les circonstances qui les ont décidés à les offrir, leur passé, ne permettent pas de croire à leur désintéressement. Néanmoins, s’ils trahissent des confidences, il n’apparaît nulle part que leur trahison ait jamais eu des résultats fâcheux pour ceux dont ils ont dénoncé verbalement ou par écrit les propos à la police. Souvent même, leurs dénonciations sont accompagnées de commentaires bienveillans qui en corrigent les effets. Souvent aussi, ils sont d’utiles intermédiaires entre le gouvernement et les gens qu’ils espionnent.

On en peut citer d’autres qui ne sont pas payés et qui agissent uniquement par gratitude. Voici le propriétaire d’un grand journal anglais, qui est en même temps membre de la Chambre des communes, des lettres duquel la police fait le plus grand cas. Il est venu à Paris, recommandé au gouvernement par l’ambassadeur de France à Londres, afin de solliciter pour son journal des communications et des faveurs d’ordre purement professionnel. En retour, il offre d’y défendre les intérêts français. On lui accorde ce qu’il désire, à la condition qu’indépendamment des insertions auxquelles il s’engage, il enverra au ministre de la Police des notes confidentielles sur les hommes et les choses qu’il aura été à même d’observer. Le rôle, encore qu’il n’ait rien de glorieux, ne saurait cependant être comparé à celui des vils espions auxquels j’ai fait allusion plus haut. Quant à la police politique, elle était dans le sien en s’assurant le concours d’un informateur aussi précieux et aussi bien placé que celui-là pour voir et savoir.

Il faut se rappeler en effet que la capitale de l’Angleterre de 1815 à 1818, fut le rendez-vous d’un grand nombre de Français. Indépendamment de Louis-Philippe d’Orléans, du Duc de Bourbon et des gens qui les entouraient, on y rencontrait, à côté des généraux Dumouriez et Danican, ces épaves des temps révolutionnaires, d’anciens officiers de l’armée impériale, d’anciens fonctionnaires de Napoléon et au-dessous d’eux, traînant la savate, toujours à court d’argent, cherchant à s’en procurer par des expédiens plus ou moins avouables, des individus notoirement tarés, qui vivent en eau trouble, assiègent l’ambassade de France de leurs offres de services, accablent de flatteries le Duc de Bourbon pour obtenir des subsides : ce sont les journalistes Pellier et Châteauneuf ; un sieur de Montbadon qui, en 1814, à Paris, a aidé au renversement de la colonne ; Dasies et Colleville, anciens complices de Maubreuil ; Fauche-Borel, le nommé Saint-Charles et sa femme, maîtresse de Dasies, intrigante éhontée, plus dangereuse encore que son mari et que son amant et enfin Maubreuil lui-même, qui, après s’être évadé de prison, est venu grossir cette écume. Ces individus mériteraient d’être chassés du pays où ils ont cherché un asile ; il ne tiendrait qu’à l’Allien Office de les faire partir. Mais, pour des motifs qui nous échappent et qui témoignent, au moins en apparence, du désir de l’Angleterre de les avoir toujours sous la main, leur présence à Londres est tolérée. Ils bénéficient de l’extraordinaire bienveillance que professe le Cabinet britannique pour les ennemis des Bourbons. Force est donc à la police française de les surveiller et d’entretenir en Angleterre des agens à cet effet.

Parmi ces agens, qui presque jamais ne se connaissent ou qui s’accusent réciproquement des pires méfaits, il en est qui ne valent pas mieux que les plus dégradés de ceux qu’ils surveillent : tel ce comte de Beaumont-Brivazac qu’on a envoyé à Londres pour se débarrasser de lui à Paris et qui, jaloux de gagner son argent, complice trop souvent des individus qu’il dénonce, entasse rapports sur rapports, mensongers pour la plupart, rédigés au gré de ses passions, de ses haines, de ses intérêts. Naturellement, la police ne les lit qu’avec défiance. Parfois, cependant, elle y trouve des indications bonnes à suivre, ce qui explique pourquoi elle maintient le personnage dans son emploi, bien qu’en juin 1817, il se fasse emprisonner pour dettes et qu’elle soit fixée sur sa vénalité.

Elle en emploie de la même espèce partout où sa surveillance doit s’exercer, à Paris, en Hollande, en Belgique et tous, les plus ignorans, les plus illettrés, aussi bien que les plus intelligens, ceux mêmes qui, par leurs relations, leurs amitiés, la nature de leurs services, méritent d’occuper dans cette étrange galerie une place à part, tous ou presque tous ont un passé véreux.

Ceci constaté, il est à peine nécessaire de mettre le lecteur en garde contre leurs dénonciations. On peut toujours craindre, en effet, que le mensonge n’y tienne plus de place que la vérité, et c’est surtout ici qu’il faut se rappeler que « parole de policier n’est pas parole d’évangile. » Comme ces dénonciations sont rarement signées, il est impossible de subordonner la confiance qu’il y a lieu de leur accorder à ce qu’on peut savoir du caractère de leurs auteurs, ni de les attribuer à celui-ci ou à celui-là. La sagesse commande donc, de n’accepter les unes et les autres que sous bénéfice de vérification et de contrôle, de ne les prendre que pour ce qu’elles sont, à savoir un écho des passions et des conflits qui troublèrent si profondément la France pendant et après les Cent-Jours. Ce sont des fiches. Ces réserves faites, nous sommes plus à l’aise pour ouvrir tant de suggestifs dossiers, pour parcourir les pièces qu’ils renferment et arrêter au passage celles qui semblent dignes d’intérêt.

On a vu qu’en 1816, le parti bonapartiste, vaincu, mais non encore résigné à sa défaite, avait à Londres quelques-uns de ses représentans le plus en vue. Une liste sur laquelle chacun des noms qui s’y trouvent est l’objet de commentaires révélateurs, établit, en les précisant, la situation et l’opinion de ces personnages. La voici.

« M. DE BOSSI, ancien préfet de Bourges et de Saint-Lô, homme fin, mais peu actif. Vu son état maladif, il est peu répandu, joue le royaliste constitutionnel, mais n’en reçoit pas moins chez lui les plus fougueux bonapartistes ; il est du reste modéré dans ses discours. Il loge Wardown Street.

« M. DE BRIQUEVILLE, gentilhomme normand, ex-colonel dans les Cent-Jours ; il était en visite auprès de Lavalette une heure, dit-il, avant son évasion ; exalté bonapartiste, incurable, hardi et entreprenant ; n’ayant pas assez de moyens pour conduire une intrigue, mais bon pour l’exécution. Il est sans argent. Je n’ai pas encore pu découvrir l’objet de ses conférences fréquentes et secrètes avec M. de Lima. Il loge South Street Manchester Square.

« M. LE COMTE DE TURENNE, ex-maître de la garde-robe de Napoléon ; il est trop causeur pour qu’on lui ait rien confié d’important ; il n’agira pas à découvert, de peur de compromettre sa fortune. Il a beaucoup d’argent et est presque aussi répandu que M. de Flahaut. Pourquoi M. de Turenne veut-il aller en Italie en passant par Constance où est la reine Hortense ? Il se plaint vivement du refus qu’a fait M. le marquis d’Osmond de viser son passeport pour l’Italie ; il part tout de même et se rend d’abord à Bruxelles par Ostende, à Aix-la-Chapelle, Francfort, Constance, Milan et à Florence. Il est bon de ne pas le perdre de vue. — Holborn Street.

« M. DUMOULIN, officier d’ordonnance de Bonaparte qui fut au-devant de lui, avant Labédoyère, négociant de Grenoble avant cette époque, républicain prononcé, disant beaucoup de mal de Napoléon (le pense-t-il ? ). Ennemi déclaré des Bourbons, il a beaucoup d’argent, fait des affaires de commerce ; il a obtenu la permission signée du roi des Pays-Bas pour résider en Belgique, au cas que l’Allien bill le frappe. Il parle de suivre la même route que M. de Turenne au mois d’août. — Poland Street, 14.

« M. FISH BACK, Liégeois, ennemi prononcé des Bourbons, sujet prussien depuis la paix. Arrivé dernièrement de Bruxelles à Londres avec des lettres pour M. Colon, il retourne à Bruxelles et reviendra à Londres en juillet. Ce Fish Back est un enragé bonapartiste ; il porte la cocarde tricolore sur son gilet ; il a envoyé à New-York, lundi dernier, sept lettres dont il était porteur venant du continent. — Fenchurch Street, 35. »

« M. HELLIER, de Caen, ancien officier sous Napoléon, bonapartiste prononcé, répandu dans les sociétés du commerce où il répète la leçon qu’on lui a faite le matin ; sans esprit, sans moyens, sans argent et par conséquent peu dangereux ; c’est pourtant ce même M. Hellier qui a escorté et embarqué le général Grouchy sur les côtes de Normandie. — In the City.

« Mme STOUPE, femme fort dangereuse, que je soupçonne agent de la faction d’Orléans, remplie d’esprit et de moyens ; elle s’exprime avec feu et violence contre le gouvernement. une de ses sœurs vient d’arriver d’Amérique et se rend en Belgique, pendant qu’elle (Mme Stoupe) va retourner à Paris ; elle a loué, à M. Roux-Laborie, son ancien logement rue Saint-Dominique, 36. Les discours inconséquens de Mme Stoupe font une loi d’user envers elle d’une grande surveillance, et de la fouiller exactement à son arrivée à Calais ; elle partira dans les premiers jours de juillet, du 4 au 10. — Frith Street, 53, Polio.

« M. COLON, chef d’escadron, bonapartiste forcené qui doit avoir changé de n’om, car on l’a nommé devant moi M. Isoard. Il est très actif et dangereux sous tous les rapports. Je crois qu’il est natif de Beaucaire ; il reçoit de France les plaintes des protestans bonapartistes. Il a des fonds à sa disposition et change de logement tous les huit jours.

« M. SCHMIDT, fils d’un colonel suisse au service de France, se disant Alsacien et étant né à Bérule (Aube). Il a servi dans les armées françaises et a été fait chevalier de la Légion d’honneur en Pologne. Prisonnier ensuite des Anglais, il a passé à leur service ; il porte l’uniforme anglais et la Légion d’honneur ; il annonce un bouleversement en France ; il déclame hautement contre le gouvernement actuel. Il doit se rendre en France et doit même être parti ; il débarquera au Havre. C’est un homme dangereux.

« LA COMTESSE PONTOWSKA. Le gouvernement français ferait bien de laisser rentrer cette insignifiante petite femme dans sa famille, si elle en a une. On blâme ici cette rigueur inutile, envers une femme de dix-huit ans, sans esprit, sans moyens, qui paraît abandonnée par son prétendu mari qui est à Sainte-Hélène. Elle a été renvoyée de France par le commandant de police générale de Calais ; elle est à la veille de tomber dans la misère. Les bonapartistes la représentent, dans le monde, comme une victime de la police. Cette petite dame n’aurait pas les moyens de seconder la plus mince intrigue. — Frith Street, 53, Soho.

« M. GOUBEAUD, ex-peintre du Roi de Rome, bonapartiste avéré ; il ne saurait être dangereux, qu’en faisant des caricatures, et il n’en fera plus, ayant trop d’ouvrage pour perdre son temps. Il est très répandu à cause de son rare talent, fortement appuyé par ses nombreuses pratiques, et soutenu par le prince régnant pour lequel il a fait secrètement quelques portraits de ladies. Son salon est tapissé des portraits de l’ex-impériale famille et il en a trois qui sont, m’a-t-il dit, la propriété de Buonaparte.

« M. SANDRE. C’est un vrai séide de Napoléon. Je ne sais s’il est officier ; mais il porte des moustaches ; il vient de Dresde et de Berlin. Il est beaucoup avec le sieur Colon, et dit appartenir à la grande société des Illuminés d’Allemagne, et à la société des Amis de la vertu de Berlin ; il fait un mystère de son logement.

« M. FEVRIER, agent secret de la faction. Il arrive de Paris avec un passeport en règle ; il a été dépisté à cause de ses relations les plus intimes avec M. de Flahaut.

« M. BENJAMIN CONSTANT. Il n’appartient pas, au moins je le crois, à la faction dont je viens de signaler plusieurs membres ; mais il n’est pas douteux qu’il ne soit le point de mire d’une autre légion de mécontens. M. Constant paraît avoir le désir de rentrer en France. Si c’est de bonne foi, il a dû communiquer confidentiellement, et à qui de droit, la correspondance qu’il a reçue de Stockholm depuis dix à douze jours. S’il ne l’a pas fait, il doit juger lui-même que sa présence est au moins inutile en France. Il vacille dans sa conduite ; il travaille à un ouvrage important et paraît tenir à des intrigues d’un autre genre. Mes observations sur ce chapitre ne sont pas assez mûres pour pouvoir hasarder une conclusion.

« M. Constant s’est fait présenter chez l’ambassadeur de Danemark. C’est un mauvais brevet de recommandation ; je vous ai déjà dit que ce cercle, auquel l’ambassadeur n’a aucune part, réunit tous les Français d’un certain rang qui sont en opposition avec le gouvernement français, pour ne rien dire de plus. La femme était jadis une actrice que l’ambassadeur a épousée ; elle ne jouit à Londres d’aucune considération.

« M. CARRERE, qui a été employé dans les droits réunis de Hollande, a un frère à Paris, qui est marchand de nouveautés ; il est d’Oléron, en Béarn, et a quitté Londres depuis quelque temps pour retourner à Paris. Cet individu était sans contredit l’un des plus fougueux bonapartistes qui fût à Londres ; il écrit à ses collègues :

« M. DE FLAHAUT est au premier degré des fashionables ; c’est lui qui tient le haut bout et qui dirige les autres. L’Allien bill ne l’atteindrait pas sans inconvénient, ses protections sont trop puissantes ; il continue à déchirer le gouvernement et la famille royale en attendant mieux. »

De la teneur de ces notes, il est aisé de conclure qu’elles ne dénonçaient à la police que des choses qu’elle savait déjà. Leur auteur ne voyait rien qu’en surface. De la vie des personnages dont il dénonçait les allées et venues, il n’avait pu observer que les apparences et le dehors, ce qui l’exposait à se tromper. Et il s’était trompé, en effet : le général de Flahaut, par exemple, n’était pas le bruyant adversaire qu’il montrait, « déchirant le gouvernement et la famille royale. » À cette époque, ce jeune et brillant soldat songeait à donner sa démission, à se fixer en Angleterre et à s’y marier. Il courtisait déjà la noble et riche héritière qu’il épousa l’année suivante. Dans ses lettres à sa mère, Mme de Souza, il se plaignait de la malveillance du marquis d’Osmond, l’ambassadeur de France, qu’il accusait de vouloir empêcher son mariage, et de le calomnier auprès du duc de Richelieu. Celui-ci d’ailleurs était fixé à cet égard, la correspondance de Flahaut ayant été ouverte à la poste, et n’ignorait pas que l’ambition du général, résolu à quitter l’armée, se bornait à être autorisé, une fois marié, à aller en France pour présenter sa femme à ses parens. Il y a donc lieu de penser que le rédacteur des notes qu’on vient de lire était un agent de bas étage et qu’on n’accordait qu’une confiance restreinte à ses rapports. Il semble, en revanche, qu’il en ait été tout autrement de celui ou de ceux qu’on avait chargés de surveiller le Duc d’Orléans.


III

À la fin de 1815, alors que, depuis plusieurs mois, les Bourbons étaient réinstallés aux Tuileries, Louis-Philippe d’Orléans n’avait pas encore manifesté l’intention de rentrer en France. Établi en Angleterre, il paraissait vouloir y rester et les démarches officieuses tentées auprès de lui en vue de presser son retour, n’aboutissaient pas. Le gouvernement, je l’ai dit, s’en inquiétait. Il s’en inquiétait d’autant plus que le parti qui s’était formé à Paris sur le nom du prince, le faisait figurer parmi les candidats à la couronne dont Louis XVIII, affirmaient les mécontens, allait être dépossédé. On racontait ouvertement que le ministre anglais, lord Castlereagh, avait fait faire au Duc d’Orléans des ouvertures positives, l’avait fortement pressé de réintégrer le Palais-Royal, de se faire nommer chef de légion de la garde nationale, de provoquer alors un mouvement populaire qui serait soutenu par les Anglais et qui le mettrait sur le trône.

On ajoutait, il est vrai, que le prince avait énergiquement repoussé ces ouvertures et déclaré qu’il ne se prêterait pas à ce qu’on attendait de lui. Mais on objectait que sa sœur, Mademoiselle d’Orléans, n’approuvait pas ses scrupules. On parlait d’une lettre d’elle, où, après avoir exprimé les regrets que lui causait la décision de son frère, elle déclarait que l’Autriche et la Prusse consentaient au projet et qu’on espérait y amener la Russie. Elle témoignait du désir d’être tenue au courant des progrès du mouvement orléaniste en France ; elle promettait en retour d’informer exactement ses amis de ce qui serait fait en Angleterre pour le favoriser et, craignant que ses lettres ne fussent interceptées, elle envoyait à son correspondant un chiffre compréhensible pour lui seul. Le mot mariage signifierait la grande affaire ; la Russie serait la pupille, l’Autriche et la Prusse les tuteurs. L’observateur qui donnait ces détails reproduisait dans son rapport la phrase suivante qu’il prétendait empruntée à une seconde missive de Mademoiselle d’Orléans : « Il est plus question que jamais de mariage. On est parvenu à gagner la pupille et les tuteurs sont toujours très décidés. »

Ces rumeurs n’avaient pas paru à Louis XVIII mériter grand crédit. Mais, comme il lui revenait de tous côtés que le Duc d’Orléans ne se faisait pas faute de blâmer la politique du gouvernement ; comme, d’autre part, le nom du prince était devenu un drapeau pour un parti d’opposition et comme, enfin, sa persistance à ne pas rentrer témoignait d’une désapprobation formelle, quoique plus ou moins dissimulée, les vieilles défiances du Roi envers son cousin s’accrurent et se précisèrent. C’est en ces circonstances qu’au mois de décembre, deux lettres du Duc d’Orléans, adressées à un de ses amis à Paris et surprises par la police, lui révélèrent l’état d’âme du prince.

Dans la première, en date du 15, Louis-Philippe écrivait :

« Il est bizarre que, pendant qu’on a fait courir tous ces bruits sur mon retour, Mme la Duchesse d’Angoulême ait eu la bonté d’écrire à ma femme pour le lui conseiller de la manière la plus aimable et la plus pressante. J’ai aussi reçu une lettre de l’oncle de Raoul ( ? ) qui ne m’avait pas écrit depuis Gand, et qui voudrait que je revienne. Tout cela joint à vos détails me persuade qu’on le désire ; mais je n’entends pas pourquoi, car on ne veut sûrement pas, à la Cour, se servir de moi plus qu’auparavant ; et moi je ne voudrais pas servir tant qu’on ne révoquerait pas toutes les mesures anticonstitutionnelles qu’on a adoptées dernièrement. Je réclamerais la Charte qui est violée de toutes parts sans déguisement. Une course pour souhaiter la bonne année me paraîtrait ridicule ; et, quant au motif d’empêcher qu’on ne me croie exilé, ma foi, c’est leur affaire et non la mienne. Dites bien cela à mon ami P… S’il y avait un bon motif, une utilité quelconque à ce que j’allasse, j’irais sur la tête ; mais, en vérité, je ne vois rien de tout cela, et je vois le contraire. Toutes les troupes étrangères vont certainement quitter Paris. Je crains que ce ne soit pas pour longtemps ; on ne déguise même guère cette intention ; mais Dieu sait ce qui se passera en leur absence, et je crois que je ferai bien de me tenir hors de leur chemin. On ne veut rien de solide en France, et tout ce qu’on a dit à cet égard ne sont que des sornettes. Qu’ils y prennent garde, il y a des espions dans le monde, employés de tous côtés, pour tirer les vers du nez. »

La seconde lettre, datée du 25, confirmait la précédente :

« Quant au voyage, malgré les ordres du Courrier, je persiste à n’en pas être d’avis. Si les amis des ministres désirent que je revienne, j’y suis tout disposé ; mais il faut faire autre chose que ce qu’ils font. Quand la conduite du gouvernement est telle que je dois être en opposition, j’aime mieux être absent. Pour que ma présence pût être utile, il faudrait deux choses : la première, que j’eusse part à la confiance du Roi ; la seconde, que la conduite de son gouvernement fût de nature à ce que je pusse le seconder et le soutenir dans la Chambre : or, il n’est rien de tout cela, et mon séjour à Paris ne ferait que me placer en opposition avec le Roi et le parti dominant, m’attirer une guerre d’opinion dont je n’ai que faire, des attaques du parti dominant et toutes sortes de malignités. Je préfère rester dehors, tant qu’il n’y aura pas de motif impérieux à mon retour. Si le duc de Richelieu désire mon retour, il n’a qu’à redevenir constitutionnel, et j’arriverai avec grand plaisir. »

Bien que ce fût là le langage d’un désapprobateur, et non celui d’un prétendant, il parut nécessaire de redoubler de vigilance autour du Duc d’Orléans et de surveiller ses allées et venues. Pendant les mois d’avril et de mai 1816, les notes de l’observateur attaché à sa maison sont aussi nombreuses que le plus souvent insignifiantes. Elles signalent les nombreux visiteurs que reçoit le prince : le duc de Kent, le marquis d’Osmond, le prince de Castel-Cicala, ambassadeur des Deux-Siciles, tout ce qui compte à Londres, ses relations suivies avec l’aristocratie anglaise, ses visites à Windsor, toutes choses qu’il est aisé d’expliquer, mais que l’agent, disposé au soupçon par métier, tient visiblement pour quelque peu suspectes. Il s’étonne notamment du zèle que met l’ambassadeur sicilien à communiquer au Duc d’Orléans les dépêches qu’il reçoit de Naples et paraît ignorer que la duchesse étant Napolitaine, il est tout naturel que ce diplomate soit empressé à lui apporter des nouvelles et des lettres de ses parens.

Le 13 avril, il annonce que l’ambassadeur a reçu de sa Cour un courrier extraordinaire. Les dépêches devaient être d’une très grande importance, suppose l’informateur, car, à leur réception, le prince de Castel-Cicala s’est rendu de suite à Twickenham, où il s’est entretenu, plusieurs heures, avec le Duc d’Orléans, « notre grand ami. » Il y a passé la journée, et n’en est parti qu’à dix heures du soir. « Notre grand ami, escorté par quatre domestiques bien armés, l’a accompagné jusqu’à deux milles au-delà de Richmond, et il est revenu ensuite chez lui, à cheval, avec son escorte. Il était très gai, et pendant tout le chemin, il s’est entretenu très familièrement avec ses domestiques. »

Et à propos du duc de Kent, frère du prince régent, qui habite Kensington, le rapport, après avoir constaté qu’il va très souvent à Twickenham, ajoute :

« La maison du duc de Kent n’est aujourd’hui composée en partie que de domestiques français, tant à la cuisine qu’à la chambre, et même aux écuries. Parmi eux, se trouvent trois lanciers polonais qui ont servi en France sous Bonaparte. Ces domestiques se voient journellement avec ceux de notre grand ami ; ils tiennent entre eux les propos les plus inconsidérés et même les plus insultans contre la famille royale et surtout contre le Roi et Madame. Il est à présumer que les maîtres en doivent être instruits, ces discours se tenant dans les antichambres, les cuisines, et même dans les appartemens.

« Il y a toujours une correspondance très suivie entre notre grand ami et le comte de Liverpool[7] ; il y a eu la semaine dernière plusieurs exprès expédiés avec des lettres de part et d’autre. Le comte a annoncé dernièrement à la Chambre des Communes que quatre régimens de cavalerie anglaise quittaient la France pour se rembarquer sous le prétexte que le Roi ne payait pas exactement les sommes convenues pour leur entretien. Il a fait pressentir que, sous le même prétexte, le gouvernement pourrait retirer un plus grand nombre, même la totalité de ses troupes. D’un autre côté, je vous ai mandé que je tenais de bonne part que, dans le cas où il surviendrait des troubles sérieux en France, le gouvernement anglais n’était pas disposé à faire passer de nouvelles troupes sur le continent. La preuve en est qu’il retire déjà celles qui y sont. Ne serait-ce pas là l’effet d’un système arrangé pour diminuer les forces qui doivent protéger le Roi ? N’y aurait-il pas connexité ? Vous devez m’entendre. Je jette cette idée au hasard ; je laisse à votre sagesse à décider. »

On voit la tendance de l’agent à incriminer les intentions du Duc d’Orléans, les actes les plus simples de sa vie privée. S’il achète trois chevaux du plus grand prix, alors qu’il en a déjà vingt-deux dans ses écuries et quatre voitures magnifiques, le tout à destination de France, n’est-ce pas qu’il forme quelque grand projet ? Et puis, pourquoi tant d’exprès expédiés chaque jour et plusieurs fois par jour à Londres, à Kensington, à Windsor, chez de hauts personnages dont les réponses arrivent aussitôt ? Que signifie la joie extraordinaire qui règne dans cette maison jadis si triste ? « Le prince lui-même est d’une gaieté frappante ; il donne une nouvelle vie à tout ce qui l’entoure. » À cette joie, cependant, il y a une cause très naturelle que l’observateur oublie de donner. La Duchesse d’Orléans est heureusement accouchée d’une fille, et les parens sont follement ravis de cet événement qui leur vaut les félicitations de la ville et de la Cour.

Le 19 avril, c’est une autre antienne. Le Morning Chronicle publie une lettre de Paris dans laquelle on lit ce qui suit :

« Les alliés donnent en ce moment beaucoup d’inquiétude à la Cour, et d’espérance au peuple… Il est généralement reconnu que les souverains alliés, sentant l’impossibilité de maintenir sur le trône de France la famille régnante, sont d’accord pour l’en faire descendre ; ils ne diffèrent entre eux que sur la dynastie qui doit la remplacer. Le principe de la légitimité étant mis de côté, et l’intérêt général ayant prévalu, chaque souverain présente son protégé : l’empereur de Russie réclame pour le prince d’Orange, celui d’Autriche pour le jeune Napoléon, et le Cabinet d’Angleterre pour le Duc d’Orléans. La famille régnante voyant une si forte opposition contre elle, de la part des alliés, cherche vainement à affirmer son parti. »

A en croire l’informateur, cette lettre a causé chez le Duc d’Orléans l’émotion la plus vive. On a envoyé chercher sur-le-champ, à Londres, nombre d’exemplaires du journal. Le prince en a fait lui-même la lecture à plusieurs personnes de distinction, qui étaient avec lui. Les aides de camp, les domestiques ont tenu cette feuille et la lisaient à l’envi. « Au Château, à Twickenham, à Richmond, elle a été le sujet de toutes les conversations de la journée. Elle a fait également une grande sensation dans Londres, surtout parmi les étrangers. »

Dans un autre rapport, rédigé à la même date, se trouvent non plus des insinuations, mais une dénonciation formelle et précise. Dans une maison dépendant de sa demeure, le Duc d’Orléans a fait établir une imprimerie. Deux ouvriers compositeurs, anglais, ne parlant pas le français (« sans doute, pour que le secret soit mieux gardé ») y impriment deux ouvrages français, dont l’un a pour titre : Justification de Charles-Philippe d’Orléans père du Duc, et l’autre : Droits de la branche d’Orléans au trône de France[8].

« On établit dans le dernier que si, après la naissance de Louis Quatorze, le cardinal Mazarin n’eût pas fait décider par la Faculté de médecine de ce temps-là qu’un enfant peut rester treize à quatorze mois dans le sein de sa mère, sans contrarier les lois de la nature, Louis XIV eût été déclaré illégitime, comme il l’était par le fait ; que le trône de France eût été dévolu à la branche d’Orléans, enfin que les droits de cette maison sont les mêmes aujourd’hui qu’ils l’étaient il y a cent cinquante ans. C’est Dumouriez qui est l’auteur de ces deux ouvrages qui sont dépendans l’un de l’autre. Le travail se fait dans le plus grand secret ; personne que les initias ne pénètre dans cette maison, et le valet de chambre est le seul des domestiques qui en soit instruit. C’est de la bouche même de ce premier valet de chambre que le jeune homme a appris, sous le secret, tous ces détails. »

En dépit des préventions dont s’inspiraient ces rapports, et encore qu’à Paris on n’interprétât pas de la même manière que leur auteur les faits qu’il signalait, on crut nécessaire de s’assurer aussi positivement que possible de leur plus ou moins d’exactitude en ce qui touchait les dispositions du Duc d’Orléans. Le gouvernement recourut pour cela aux bons offices de deux personnages qui se vantaient d’être en possession de la confiance du prince. L’un était ce membre de la Chambre des communes auquel il a été fait allusion plus haut ; l’autre était un général récemment mis à la retraite. Du premier, nous n’avons rien à dire ; en étudiant ses relations avec la police, on peut se convaincre qu’il ne joua jamais qu’un rôle assez effacé. Mais il n’en va pas de même du second et, sans qu’il y ait lieu de le désigner par son nom, il mérite de retenir un moment l’attention.

Né noble, et néanmoins soldat de la Révolution, honorablement marié, son dossier conservé au Dépôt de la Guerre le signale comme ayant de beaux états de service, mais constate en même temps qu’il en a perdu le profit par son inconduite et les désordres de sa vie privée. Déjà, en 1813, il est déconsidéré, sans emploi, et les réclamations de ses créanciers achèvent de le faire mal noter au ministère de la Guerre. Il obtient cependant un commandement en province. Mais il est obligé d’avouer qu’il n’a pas le sou et ne peut rejoindre son poste : « Depuis deux mois, je n’ai pu exister qu’en vendant peu à peu mes effets. » Cet aveu lui attire de dures remontrances du ministre : « Je vous rappelle que des officiers qui ont tout perdu dans la dernière campagne sont néanmoins partis. Si vous ne partez pas, je me verrai obligé de vous rayer du tableau des généraux en activité. » Irrité par cette menace, il proteste : « Monseigneur, c’est pousser un homme d’honneur à la dernière extrémité et faire perdre à l’Empereur un sujet qui méritait un meilleur traitement. Je me regarde en ce moment comme dépouillé de mon grade et de ma décoration si Votre Excellence ne me met pas en mesure de pouvoir servir. »

Néanmoins, ce n’est qu’en 1814, au début de la Restauration, qu’il est replacé, ayant trouvé moyen de se faire recommander par le Duc d’Angoulême ; ce qui ne l’empêche pas, au retour de l’île d’Elbe, de se rallier bruyamment à l’Empereur. Il demande à être nommé général de division, à être envoyé aux Colonies ; commandeur de la Légion d’honneur, il voudrait être grand-officier. On ne l’écoute pas. Le Roi revenu, ses sollicitations recommencent. Il se donne comme un fidèle sujet et se recommande de Talleyrand et de Wellington. Mais on est mal disposé pour lui, non seulement en raison de son attitude pendant les Cent-Jours, mais aussi parce qu’une pétition adressée par sa femme au Roi, à l’effet de solliciter un secours, vient de révéler que, malheureuses et abandonnées, elle et sa fille sont les victimes de l’inconduite de ce malheureux.

En janvier 1816, il n’est plus qu’une épave. Il avait été mis à la retraite par l’Empereur ; malgré ses réclamations, on l’y maintient. C’est alors qu’il va offrir à l’ambassadeur d’Angleterre « de lui fournir des renseignemens. » L’offre est agréée. Mais, bientôt, la police avertie perquisitionne chez lui et chez sa maîtresse ; ses papiers sont saisis ; il est arrêté et détenu durant trois mois. Ses relations avec la police datent de là. Remis en liberté et inscrit au budget secret pour un traitement mensuel de trois mille francs[9], il rend compte des projets des ultras qui semblent n’avoir pas connu les péripéties de son existence antérieure. Il est en relations suivies avec Villèle et avec Corbière ; il devient, en plusieurs circonstances, l’intermédiaire entre eux et les ministres, en vue d’un rapprochement qui, d’ailleurs, ne s’opère pas, par suite des exigences de la faction. Finalement, il recevra en 1818 un prix inespéré de ses peines ; il sera nommé lieutenant général honoraire, distinction qui ne le tire pas de la situation misérable dans laquelle il se débat. Lorsqu’on 1843 il mourra obscur et oublié, on constatera qu’il a brûlé partie de ses papiers, vendu les autres, vendu aussi ses épaulettes, son épée et sa croix.

Il est extraordinaire qu’avec un passé tel que le sien, il ait pu se flatter d’être en relations confiantes avec le Duc d’Orléans. Il n’en est pas moins certain que la police ne mettait pas en doute ses dires, puisqu’il fut invité, en même temps que le membre de la Chambre des communes, — ils le furent à l’insu l’un de l’autre, — avoir le prince et à tâcher de surprendre sa pensée véritable. L’Anglais fut reçu à Twickenham le 5 mai 1816 et le général le 9 du même mois. J’ai sous les yeux les lettres que chacun d’eux écrivait à l’issue de l’audience et où il affirme répéter ce que lui a dit le Duc d’Orléans. Elles lui attribuent, sinon les mêmes propos, du moins les mêmes dispositions.

Vis-à-vis du visiteur anglais, le prince amené à s’expliquer sur ses intentions, a déclaré qu’il est de plus en plus résolu à ne prendre aucune part aux affaires de la famille régnante. Il est convaincu qu’en 1814 il lui eût été facile de monter sur le trône ; mais il avait trouvé sage de se tenir à l’écart, tant que le souverain actuel serait vivant. Il persévéra dans cette altitude, bien que les ministres anglais lui aient insinué que sa présence serait très utile en France.

« Ici, continue le correspondant du ministre de la Police, Son Altesse fit entrer quelques particularités d’une conversation qu’Elle avait eue avec des princes, des premiers dans l’ordre de succession, dit qu’Elle avait franchement déclaré sa manière de voir, mais que ses opinions avaient été accueillies avec un dédain qui tenait presque de l’insulte ; qu’Elle n’avait pu, dans de pareilles conjonctures, demeurer plus longtemps à Paris et s’était éloignée pour se soustraire à la jalousie que sa présence aurait excitée. »

Vis-à-vis du visiteur français, le Duc d’Orléans est plus explicite encore :

« Il m’a dit avoir reçu la veille des lettres de Paris, qui lui annonçaient les arrestations qui avaient eu lieu et que l’on faisait porter sur des partisans de la Maison d’Orange, qu’il espérait que cet événement tournerait à l’avantage de son propre parti qu’il croyait avoir été affaibli par les intrigues de celui d’Orange, surtout si, selon ce qu’il avait entendu dire, il est vrai que l’Autriche ne soutenait plus la cause de Napoléon II avec sa première aideur ; que, pour lui, il était bien décidé à ne pas s’aventurer en France, qu’il s’était servi de la mauvaise santé de son épouse comme d’un prétexte pour s’excuser de ce qu’il ne se rendait pas au mariage du Duc de Berry et qu’il continuerait de trouver toujours quelque raison pour rester en Angleterre ; qu’il était bien convaincu qu’il ne serait point attenté à ses jours s’il allait à Paris ; mais qu’il était probable que s’il y était une fois, il y serait retenu et empêché de retourner en Angleterre ; qu’à l’égard de Sa Majesté Louis XVIII, il avait pris la ferme résolution de ne pas agir contre lui en se mettant à la tête d’un parti pour le détrôner ; mais qu’à l’égard des princes, sa complaisance n’irait pas si loin ; qu’ils ne pouvaient espérer de jamais régner, que c’est avec peine que leur présence est tolérée, que si le Roi cessait de régner, c’est-à-dire qu’il fût détrôné ou terminât sa carrière, il saisirait sûrement l’occasion qui se présenterait ; que, dans l’intervalle, il se trouvait très bien à sa place et qu’il saurait se tenir à l’écart du danger.

« Il a dit qu’on lui avait demandé quel conseil il pourrait donner au Roi dans les conjonctures présentes et s’il voudrait se mettre à la tête d’un parti pour le soutenir sur le trône ; qu’à la dernière de ces questions il avait répondu qu’il ne voudrait point se mettre à la tête d’un parti pour la cause du Roi. parce qu’il serait certain d’être sacrifié s’il le faisait ; qu’à l’égard des conseils qu’il aurait à donner, ils seraient de défaire tout ce qu’il avait fait, d’agir dans un sens tout à fait opposé à celui qui avait dirigé sa conduite jusqu’à ce jour, de renvoyer ses ministres et tous ses alentours, d’exiler les princes et surtout la Duchesse d’Angoulême assez loin de la Cour pour ne pas laisser entretenir le moindre soupçon de leur influence ; mais qu’il conseillerait au Roi sur toute chose d’adopter la cocarde tricolore ; qu’il pensait que si le Roi prenait ce parti, il ne lui resterait plus (à lui Duc d’Orléans) aucun espoir d’arriver au trône, pas plus qu’à tout autre prétendant, que les Français étaient entichés de la cocarde tricolore et qu’ils soutiendraient la cause de quiconque la leur rendrait ; que cette mesure rendrait Louis XVIII vraiment roi de France, qu’elle lui concilierait tous les partis et qu’alors il pourrait mettre toute sa confiance dans la vieille armée française. qui se battrait pour sa cause contre l’univers entier et verserait jusqu’à la dernière goutte de son sang pour lui ; que si donc un danger pressant pour le royaume ou une heureuse inspiration des conseils du Roi venaient à rétablir la cocarde, ni lui (le Duc d’Orléans), ni personne ne pourrait entretenir le moindre espoir de succès ; que les princes eux-mêmes y trouveraient leur sauvegarde, tant il considérait ces couleurs comme le signe de ralliement de toute la nation ; qu’après cet objet viendraient des ministres responsables et une constitution établie sur des bases solides et libérales, que, tôt ou tard, le peuple obtiendrait et que, par politique, il vaudrait mieux lui accorder de bonne heure. »

D’après le rapport auquel sont empruntées ces citations, le prince a ensuite exprimé le regret que le Roi se soit privé du concours du duc d’Otrante.

— Depuis le départ de ce ministre, dit-il, les affaires n’ont fait qu’empirer. Je le regarde comme le seul homme qui ait dans les mains le moyen de rallier les Français sous les bannières royales. On aurait dû le conserver à quelque prix que ce fût.

En finissant, il a témoigné la crainte d’une guerre prochaine dont la France serait la victime.

— La Prusse, a-t-il ajouté, veut la mettre au pillage, pour satisfaire sa haine et la rapacité de ses soldats. Le seul espoir qui nous resterait en cas d’une guerre nouvelle serait dans la Russie dont les troupes sont placées de manière à arriver les premières à Paris et pourraient, dès lors, en empêcher la destruction.

Il n’y a pas lieu de s’attarder à essayer ici de faire un départ entre ce qui dans ces lettres reproduit fidèlement l’opinion du Duc d’Orléans et ce qui l’exagère ou la dénature. On sait qu’en 1816 il désapprouvait les actes du gouvernement de Louis XVIII : par conséquent, ce qu’il en dit à son interlocuteur semble avoir été très exactement répété par celui-ci. Mais, que le prince ait poussé plus loin ses confidences ; que mesuré, réservé, prudent comme il l’était, il ait manifesté l’intention de chercher à s’emparer de la couronne à la mort du Roi et qu’il ait exposé avec tant d’abondance et de légèreté la conduite qu’il comptait tenir alors, voilà ce qu’on croira difficilement. Ce qui autorise plus encore le doute, c’est sa très correcte attitude envers Charles X jusqu’en 1830, et aussi, la bienveillance que celui-ci, depuis son avènement jusqu’à sa chute, ne cessa de lui témoigner. Tout porte donc à admettre qu’au moins sur un point, le zèle de ses interlocuteurs les a entraînés à dépasser sa pensée.

Ce fut sans doute l’opinion de Louis XVIII, car, en dépit des rapports et des lettres que je viens de citer, ses relations avec le Duc d’Orléans ne furent pas modifiées. Au mois d’avril de l’année suivante, le prince étant venu le voir, il le reçut avec bonté. Il écrivait ensuite à Decazes :

« J’ai vu M. le Duc d’Orléans. On ne saurait tenir un meilleur langage que le sien. Je lui ai conseillé de tenir une conduite fort mesurée, sur quoi il m’a assuré qu’il était très résolu à se faire remarquer aussi peu que possible. Il n’ira point à la Chambre des pairs. Son projet est de rester peu de temps ici, d’y chercher une maison de campagne, vu que le Raincy est inhabitable, de retourner en Angleterre, de ramener sa femme faire ses couches qui doivent avoir lieu vers la fin de mai, puis d’aller faire un voyage à Naples pour tâcher de se faire payer la dot qui ne l’est pas encore. Tout cela est fort bien et n’en est pas moins sujet à observation[10]. »

Il semble d’après cette lettre que Louis XVIII se soit moins défié du Duc d’Orléans lui-même que de la faction qui s’obstinait à le mettre en avant pour affaiblir et combattre le gouvernement royal. En tout cas, elle démontre que le Roi ne prenait pas au tragique les informations de l’agence politique de Londres et que, tout en les utilisant dans la mesure où ils devaient l’être, il savait quel cas il fallait faire des dires des gens de police. Il le savait d’autant mieux que l’émigration le lui avait enseigné au prix des plus douloureuses déceptions et des plus cruelles épreuves.


ERNEST DAUDET.

  1. D’après des documens inédits. — Copyright by Ernest Daudet.
  2. Voyez notre ouvrage la Police et les Chouans, Plon.
  3. Article 7 de la loi du 12 janvier 1816. Je n’ai pu reconstituer le tableau du personnel des régicides tel qu’il existait à cette date. Mais le voici tel qu’il fut dressé à la fin de 1820 : des juges qui avaient prononcé contre Louis XVI la peine capitale, 251 étaient morts ; 104 n’avaient pas été atteints par la loi, ou avaient été l’objet de mesures de grâce ; 2 avaient disparu sans qu’on pût retrouver leurs traces, et 100 restaient encore exilés.
  4. Chargé d’affaires en Bavière.
  5. L’un des complices de l’évasion de Lavalette.
  6. Ambassadeur d’Autriche à Paris.
  7. Membre du Cabinet anglais.
  8. Toutes mes recherches pour retrouver ces ouvrages ont été infructueuses.
  9. Peu de jours après sa mise en liberté, il recevait une lettre du premier ministre anglais, lord Castlereagh, lui annonçant une gratification de 10 000 francs « pour vous indemniser des frais de détention. » Cette somme lui fut comptée par l’ambassadeur d’Angleterre, et il semble bien qu’il le fit savoir lui-même à la police comme gage de la sincérité des engagemens qu’il avait pris envers elle.
  10. A propos de l’entrevue du Duc d’Orléans avec Louis XVIII, le comte de Goltz écrivait, le 26 avril, au chancelier prussien, prince d’Hardenberg. « Le général Pozzo a eu, hier matin, un entretien avec le Duc d’Orléans, dans lequel celui-ci, après avoir exprimé sa satisfaction de la manière dont le Roi et la famille l’avaient de nouveau reçu, et du système auquel le Gouvernement s’est attaché, pour contenir les exagérés de tous les partis, lui a dit qu’il avait été bien aise de voir que l’effet de son dernier séjour à Paris avait été nul, qu’il soutiendrait toujours le Roi par ses propos et sa conduite dans la marche sage qu’il a adoptée, et qu’il ne se mettrait point en évidence ; mais que si S. A. R. Monsieur se compromettait, les regards de tous les individus inquiets et mécontens tomberaient toujours sur lui, sans qu’il puisse l’empêcher.