La Police politique sous la Restauration/02

La bibliothèque libre.
La Police politique sous la Restauration
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 186-215).
◄  I
LA POLICE POLITIQUE
SOUS LA RESTAURATION

II[1]
LA POLICE ET LE DUC DE BOURBON — LA POLICE DANS LES PAYS-BAS


I

A la fin de 1817, la maison de Condé était en train de s’éteindre dans la personne de deux vieillards : Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé, et son fils, le Duc de Bourbon, père du duc d’Enghien. Le prince de Condé, âgé de quatre-vingt-deux ans, menaçait, depuis son retour d’exil, de tomber en enfance. Rien ne trahissait plus en lui ni le vainqueur de Johannisberg, ni le chef militaire de l’émigration. De son passé bruyant et agité, ce passé durant lequel on l’avait vu tour à tour en Allemagne, en Russie, en Pologne, en Angleterre, il semblait avoir tout oublié, sauf le trépas tragique de son petit-fils dont le souvenir lui arrachait encore des larmes.

Lorsqu’en 1804, la mort était venue faucher dans sa fleur ce jeune prince, dernier espoir d’une race illustre, l’aïeul avait eu auprès de lui, pour l’aider à porter sa douleur, cette charmante princesse de Monaco qu’il aimait depuis si longtemps et de qui il était aimé. Entraîné par sa reconnaissance, il l’avait épousée en 1808. Mais elle était morte quatre ans plus tard. Depuis, il vivait dans une sorte d’isolement qui, après sa rentrée en France, n’avait fait que s’aggraver. Résidant tantôt au Palais-Bourbon, tantôt dans son domaine de Chantilly, il y était presque exclusivement réduit à la société des fonctionnaires de sa maison, chevaliers de la fidélité et, pour la plupart, compagnons de son exil, dont la tâche consistait surtout à veiller sur lui comme sur un être débile et sans défense.

Sa famille était, à son égard, comme si elle n’existait pas. Sa fille, la princesse Louise de Condé, née de son premier mariage, avait embrassé la vie religieuse en 1786, à la suite d’un chagrin d’amour[2], erré ensuite à l’étranger, pendant l’Emigration, de monastère en monastère. Depuis sa rentrée en France, elle dirigeait la Communauté des Bénédictines, dite de l’Adoration perpétuelle. Elle ne sortait jamais de son couvent du Temple. Son père allait la voir quelquefois. À ces rares visites, où il pouvait constater qu’il n’occupait plus la première place dans le cœur de la princesse cloîtrée, se bornaient leurs relations. Il avait une autre fille, Mlle de Saint-Romain, fille naturelle, mais reconnue. Le cloître lui avait pris aussi celle-là, et il la voyait encore plus rarement que l’autre.

Quant à son fils unique, le Duc de Bourbon, sorti de France en 1814, au retour de Napoléon, il n’y était pas revenu en 1815. À l’exemple du Duc d’Orléans, il était resté en Angleterre. Il y résidait encore en 1817, fort peu disposé, semble-t-il, à rentrer dans son pays, bien que son père ne cessât de l’y rappeler. Mais, quoiqu’il désapprouvât la politique du ministère Richelieu et l’appui non dissimulé que le Roi donnait à cette politique dont s’irritait l’ultra-royalisme, ce n’est ni par mécontentement ni par dépit qu’il restait à Londres. Tout autre était la cause de son exil volontaire. Malgré ses soixante ans sonnés, et bien qu’il parût plus vieux que son âge, il n’avait pas renoncé aux pompes et aux œuvres de Satan. Il était toujours l’homme dépourvu de toute discipline morale dont l’inconduite et les scandales, que rappelait encore son nom, avaient obligé sa femme à se séparer de lui, bien qu’il l’eût épousée par amour[3]. À Londres, où il menait une vie peu digne de son rang, il s’était épris d’une jeune personne, au passé assez obscur. Il l’avait étroitement associée à son existence dont elle devait, à quatorze ans de là, assombrir et dramatiser la fin. Il laissait dire qu’elle était sa fille. Mais ses intimes savaient qu’elle était sa maîtresse. C’est elle qui l’empêchait de revenir à Paris, où il craignait de ne pouvoir cacher cette liaison aussi aisément qu’à Londres.

Pour donner le change et colorer de prétextes d’ordre politique le véritable motif de son obstination à ne pas rentrer, il s’était composé un entourage de boudeurs et de mécontens, anciens émigrés et ultra-royalistes, qui considéraient Louis XVIII comme « le plus grand jacobin du royaume. » L’extrait suivant d’une lettre, en date du 8 juin 1816, émanée d’un envoyé spécial du ministre de la Police, donne une idée de l’esprit qui régnait dans cette coterie.

« L’ambassadeur de France, chez lequel j’ai eu l’honneur de dîner hier, m’a remis plusieurs notes que je tâcherai d’approfondir. L’ambassade est dans les meilleurs principes, malgré les murmures des exagérés, qui ont ici une nombreuse colonie. Je ne suis pas d’accord sur ce point avec le marquis d’Osmond qui voudrait beaucoup les voir retourner en France. J’ai répondu à Son Excellence que nous en avions ample provision à Paris. Mais, Comme ils sont presque tous à ses crochets, elle tient à son opinion. Suivant ces messieurs, le Roi, MM. de Richelieu, Decazes, Lainé sont des révolutionnaires. Plusieurs ne veulent rentrer qu’avec Son Altesse sérénissime le Duc de Bourbon, qui n’a pas l’air de s’en soucier beaucoup, et seulement quand on révoquera les ventes des biens d’émigrés. D’autres ne veulent plus rentrer du tout, parce que, disent-ils, ils ne sont plus Français. Il est bien certain que ces messieurs n’ont besoin que de parler pour qu’on s’en aperçoive. C’est surtout contre le Concordat que s’évertuent ici ces vieilles ganaches, et puisque j’en suis au chapitre religieux, je dois dire que l’ambassadeur et moi nous sommes inutilement cassé la tôle afin de deviner le motif qui porte le comte Jules de Polignac à ne jamais venir à la chapelle de France, mais à aller très régulièrement à la chapelle d’Espagne, qui est beaucoup plus loin de chez lui. »

« Ces vieilles ganaches, » comme les appelle irrespectueusement le correspondant du ministre de la Police, ne constituaient pas une opposition bien redoutable, et le Duc de Bourbon, uniquement préoccupé de ses intérêts et de ses plaisirs, déjà tombé sous la tutelle d’une jeune aventurière, n’était pas plus dangereux qu’elles. Il est donc assez étrange que la police ait cru nécessaire de surveiller sa maison. Il est vrai que cette surveillance, à Londres même, ne semble pas avoir été très rigoureuse. La rareté des rapports auxquels elle a donné lieu, leur insignifiance autoriseraient à conclure qu’elle n’a pas existé si d’autre part il n’était établi que de la fin de 1817 au mois de mai 1818, date de la mort du prince de Condé, les lettres adressées au Duc de Bourbon ou à son entourage, soit par les personnes de la maison de son père, soit par des personnes de la sienne, chargées en son absence de veiller à ses intérêts à Paris, ont été ouvertes pour la plupart, non seulement celles qui passaient par la poste, mais celles aussi qui étaient expédiées sous le couvert de l’ambassade d’Angleterre. Le rapport suivant, daté du 9 novembre 1817, en est la preuve.

« Un paquet adressé au Duc de Bourbon, à Londres, contenait ce qui suit :

« 1° Une longue lettre (signée Robin, et datée du Palais-Bourbon, le 6 novembre) remplie de détails, purement relatifs aux affaires particulières du duc…, terminée par le paragraphe qui suit :

« Le Roi est venu, le 5, au Palais-Bourbon, pour l’installation des Chambres. Les acclamations du peuple, pour lui manifester sa satisfaction, ne lui ont pas fatigué les oreilles ! Car ce cortège ressemblait plutôt à une pompe funèbre qu’à une démarche faite par Sa Majesté pour le rendre heureux. A la Chambre, beaucoup de pairs et de députés, au milieu des cris de : Vive le Roi ! ont fait entendre ceux de : Vive Monsieur ! Vivent les Princes ! Il est certain que Monsieur gagne beaucoup dans l’opinion publique, parce que tout le monde reconnaît qu’il s’éloigne de plus en plus du système fatal du Roi, qui est entièrement dominé par le parti révolutionnaire. Tout fait présager que la session sera bruyante, mais que les ministres avec leurs certificats ordinaires et leurs grands moyens de corruption auront néanmoins une grande majorité. »

« 2° Une lettre adressée au Duc de Bourbon, portant la date du 29 octobre, et signée Sophie[4]. A en juger par le style de cette lettre, la personne qui l’a écrite parait être en grande intimité avec le duc. Elle parle de ses affaires domestiques, de son prochain mariage, se plaint de sa future belle-mère, et termine, en priant de remercier. Milord, pour toutes les bontés qu’il a eues pour elle à Brighton.

« 3° Une lettre de M. Robin à M. Guy, à Londres. M. Robin écrit qu’avec la lettre du 17 du même mois dernier, il a reçu celle adressée à Mme Moinot, et qu’il l’a fait porter de suite à Chantilly, où cette dame réside, depuis quelque temps. »

On voit par le premier alinéa de ce rapport que le correspondant du Duc de Bourbon s’efforçait de flatter les préventions du prince en lui traçant un tableau fantaisiste de la séance royale du 5 novembre. Il est donc certain qu’il le savait mécontent des tendances libérales du gouvernement. La police ne pouvait ignorer plus que lui ce mécontentement et c’en est peut-être assez pour faire comprendre qu’elle attachât quelque prix à lire les lettres qu’on adressait de Paris au cousin du Roi. Celles de son correspondant ordinaire, le baron de Saint-Jacques, presque uniquement consacrées à des détails d’intérieur, ne présentent qu’un médiocre intérêt. A peine y trouve-t-on çà et là quelques nouvelles de la Cour et des Chambres, inexactes pour la plupart, plus conformes aux vœux et aux espérances des ultras qu’à la vérité.

En voici de courts extraits qui permettront de juger de leur insignifiance :

« 1er janvier 1818. — Le duc de Wellington est arrivé avec des intentions très favorables aux royalistes et prenant en grande considération le péril que court la légitimité. Une personne qui a eu l’honneur de l’entretenir en particulier l’a trouvé convaincu que le système suivi par le ministère finira par perdre tout, si l’on n’y met ordre.

« On parle toujours de changemens dans le ministère. Il n’y resterait du ministère actuel que MM. de Richelieu et Laine. Le Roi ne serait pas éloigné de consentir à cet arrangement. »

« 8 janvier. — Les projets de loi présentés à la Chambre des députés occasionnent beaucoup de désordre dans les esprits, par les discussions qu’ils y causent. On disait hier que MM. de Richelieu et Lainé ne voulaient plus rester en place, qu’ils voyaient trop bien où le système suivi conduisait et qu’ils étaient las de la tyrannie de leurs collègues.

« On parle aussi beaucoup sur les ministres des puissances étrangères. On croit savoir qu’ils sont aussi alarmés que mécontens du système adopté et qu’il y a eu déjà des conférences importantes. On assure en outre que l’un de ces ministres étrangers, le plus prépondérant (Pozzo di Borgo), favorise ce système de tout son pouvoir, ce qui paralyse tous les efforts tentés.

« 26 janvier. — Les royalistes sont toujours dans la consternation. Le ministère de la Police ne cesse de les persécuter.

« 5 février. — Ce qui fixe particulièrement l’attention, c’est un Congrès qui doit avoir lieu à Manheim au commencement de mai. Je crois tenir de bonne part que plusieurs souverains y assisteront, que les intérêts de la France y seront discutés et arrêtés et qu’on mettra un terme à l’audace de tous les Jacobins… Les honnêtes gens espèrent beaucoup de résultats de ce congrès. »

A travers ces aigres propos, qui ne sont que l’écho de fausses nouvelles, on sent vibrer toutes les passions de l’ultra-royalisme, l’horreur des doctrines libérales, la haine de leurs partisans, l’espoir d’une intervention étrangère dans les affaires intérieures de la France et, cette constatation faite, il n’y a pas lieu de tirer de ces lettres de plus longs extraits, d’autant que, dans le même dossier, il en est d’autres, en trop petit nombre malheureusement, d’un caractère plus attachant : celles de Louise de Condé et de la comtesse de Rully.

Louise de Condé est la sœur du Duc de Bourbon, la religieuse du Temple ; la comtesse Adèle de Rully est une fille naturelle du prince, qu’il a eue d’une danseuse de l’Opéra, Mlle Michelon dite Mimi, et qu’il a reconnue aussitôt après sa naissance. Elle a été élevée par ses soins et par ceux du maréchal de Soubise. Il l’a ensuite mariée à Londres, en novembre 1803, à un gentilhomme de bonne maison, avec l’agrément de Louis XVIII. Tout ce qu’on sait de la vie de cette femme trahit la générosité de son cœur, la noblesse de son caractère, sa sollicitude filiale et les plus rares qualités dame et d’esprit. Il n’est pas douteux que, comme la princesse Louise, elle n’ait gémi, pendant l’émigration, des désordres de son père et qu’elle ne s’alarme maintenant de son asservissement à la dangereuse créature qui s’est emparée de lui. Mais ses lettres ne font aucune allusion à ses craintes et ne permettent pas de penser qu’elle prévoit déjà que l’influence malfaisante qu’il subit lui sera fatale à elle aussi.

En revanche, en voici une de la princesse Louise, écrite du Temple, le 6 janvier de cette même année 1818, portant en haut de la page la formule conventuelle : « Loué et adoré soit le Très Saint-Sacrement, » et où l’allusion aux causes de l’absence du Duc de Bourbon est visible, quoique voilée.

« Et moi aussi, cher et tendre ami, je vous la souhaite cette année aussi heureuse que possible… Ce n’est pas beaucoup dire. Je n’ai pu m’acquitter de ce devoir, mais je le remplis aujourd’hui de tout mon cœur. Au surplus, êtes-vous réellement mon aîné ? J’en doute presque, car je me crois l’aînée de tout l’univers par le gothique de mes idées et de mes sentimens sur tout ce qui se voit en ce bas monde.

« Mon pauvre père est revenu le 31 décembre, et je l’ai vu le 2 janvier ; il a bon teint et le fond de sa santé est bien pour son âge ; mais la tête a ses variations comme à l’ordinaire ; pour le cœur, il a toujours les mêmes sentimens, et Mme de Rully m’a dit que chaque voiture qu’il entendait, ou croyait entendre, il disait, les larmes aux yeux : « C’est peut-être mon fils qui arrive. » Ah ! cher ami, cela me déchire l’âme, et je ne puis l’écrire sans verser des larmes moi-même. Mais que puis-je ajouter à tout ce que je vous ai mandé là-dessus ?… Je prie Dieu qu’il nous exauce…

« Je ne sais ce que c’est que ce Landey d’où votre lettre est datée, c’est apparemment quelque terre d’un de vos amis anglais. Adieu, je vous embrasse comme je vous aime. Soyez bien persuadé, cher frère, que je suis et serai toujours la meilleure pour vous. »

Quelques jours plus tard, le 12 janvier, c’est la comtesse de Rully qui écrit à son père :

« J’ai enfin reçu, hier, un mot aimable de vous, très chérissime ; il y avait si longtemps, mais si longtemps que j’étais privée de ce bonheur que, hélas ! je m’en lamentais tous les jours. Tout est maintenant réparé et je ne saurais trop vous remercier d’avoir fait cesser ce silence qui m’inquiétait et m’affligeait véritablement…

« Grâce à Dieu ! les visites du jour de l’an sont finies, j’en ai par-dessus la tête. Je vous trouve bien heureux de vous être épargné cette année. M. le prince de Condé les a mieux soutenues que moi ; j’admire son courage et sa force pour faire ainsi, à son grand âge, mille choses dont il pourrait se dispenser ; mais c’est absolument inutile de le lui représenter. Il voulait encore retourner, hier, aux Tuileries ; mais le temps était si mauvais que nous sommes parvenus à le dissuader. Cela, sans doute, sera pour dimanche prochain.

« On est fort occupé ici, dans le moment où je vous écris, de l’exil du duc de Fitzjames[5] ; il a publié ses opinions d’une manière trop franche. Cela a déplu à certaines gens qui ne rougissent plus de rien, et il a reçu ordre de ne point paraître devant Sa Majesté. Hélas ! hélas ! il y aurait tant de choses à dire sur cela ; nos réflexions sont, sans doute, les mêmes. De toutes parts, je ne rencontre que des visages attristés.

« M. le Duc et Madame et Mademoiselle d’Orléans ont dîné ici, hier, ainsi que Mme la Duchesse de Bourbon. Cette dernière se plaint beaucoup que vous ne lui avez pas répondu. Les premiers m’ont beaucoup parlé de vous aussi. Il est impossible d’être plus gracieux qu’ils ne sont. Ils sont bien attentifs pour M. le prince de Condé et lui rendent des soins infiniment. Monsieur est venu le voir, il y a peu de jours, et est resté assez longtemps ; toujours aimable, il voudrait bien vous voir ici. Hélas ! il y en a bien d’autres, mais chacun comprend que le moment n’est point encore arrivé. La vie se passe ainsi, dans cette triste incertitude. Adieu, très chérissime, aimez-moi toujours comme je vous aime. »

Il semblerait d’après cette lettre que l’état général du prince de Condé ne laissait rien à désirer. Mais, le surlendemain, le comte de Rully, en écrivant au Duc de Bourbon, démentait les assurances optimistes de sa femme. « M. le prince de Condé se porte bien ; mais le moral est extraordinairement baissé depuis trois semaines et il n’a pas sa tête la moitié de la journée… Vous devez le regarder comme en enfance. Il est hors d’état de signer son nom avec connaissance de cause pour la moindre affaire. J’en avertis positivement Votre Altesse parce que c’est mon devoir. » Alors que tout révèle l’affaiblissement progressif du vieux prince et l’imminence de sa fin, on voudrait voir la tendresse de son fils se manifester et le ramener à Paris. Mais il ne part pas, peut-être parce que les lettres de sa fille sont rassurantes en ce sens qu’elles ne parlent pas de la santé du prince de Condé, témoin celle du 11 février.

« Il me semble, très chérissime, que je n’ai point eu de vos nouvelles directement depuis la lettre qui m’a été apportée par M. d’Osmond, cela me paraît toujours bien long. Sa sœur, Mme de Boigne, a pensé faire naufrage en débarquant à Calais[6] ; je ne sais pas bien les détails, parce que je ne l’ai point encore rencontrée ; mais on dit que le vaisseau où elle était a touché, qu’on a été obligé de jeter les chaloupes en mer, par un très gros temps. Vous entendrez sans doute parler de cela d’une manière plus précise. Comment avez-vous trouvé la jeune Mme d’Osmond ? Elle a de fort beaux yeux, mais je crois que son mari trouve encore ceux de sa cassette plus beaux.

« Le carnaval qui commence à Londres vient heureusement de finir ici. Comme il était fort court, il a été fort vif. Comme je ne danse pas, j’ai été moins fatiguée que certaines dames, qui véritablement ont l’air de mortes. Il y a eu quatre petits bals chez M. le Duc de Berry, charmans, fort peu de monde, entre autres un quadrille costumé dansé à merveille. Mme la Duchesse de Berry est fort enrhumée des suites de la danse et garde sa chambre ; j’espère maintenant qu’elle s’occupera de choses plus essentielles, et que tout le monde désire. Il est impossible d’être plus aimable qu’ils ne le sont chez eux ; M. le Duc de Berry est plein de soins pour elle, et elle l’aime à la folie ; ainsi cela remplit d’espérances. Dieu veuille accomplir tous nos vœux ! En attendant, Mme la Duchesse d’Orléans est encore grosse.

« Je vois beaucoup d’Anglais et d’Anglaises qui disent vous avoir vu à Londres blanc et couleur de rose ; cela me rassure sur votre santé, très chérissime, que vous me dites ne pas être bonne. Tout le monde tousse ici, mais ce sont les fruits de la saison.

« Nous sommes très occupés ici aujourd’hui d’un coup de pistolet, tiré hier soir sur la voiture du duc de Wellington, comme il rentrait chez lui ; l’homme n’a pas pu être arrêté. Heureusement la balle a été se loger dans le mur opposé. C’est une chose affreuse de penser qu’il existe des gens aussi atroces. Hélas !… hélas ! ! ! Dieu sait ce que nous deviendrons ! Cependant j’aime à penser que le crime ne triomphera pas éternellement. Puisque le baron vous tient au fait de tout ce qui se passe, j’éviterai de vous en parler, mais il y a bien des gens mécontens, et cela avec raison. Adieu, très chérissime, je vous embrasse de tout mon cœur. »

Cependant, l’état du prince de Condé brusquement s’est aggravé. Le mal se manifeste par une tache noire à la jambe dont les remèdes ont d’abord promptement raison, mais qui bientôt reparaît et s’étend sur plusieurs parties du corps. Par les lettres que les serviteurs du prince adressent au Duc de Bourbon pour le presser de revenir, la police sait bientôt que le malade est entre la vie et la mort. Tout Paris le sait d’ailleurs et en même temps que la famille royale fait prendre des nouvelles, les personnages les plus considérables viennent en chercher au Palais-Bourbon, d’anciens émigrés, des vieux chevaliers de Saint-Louis, voire des généraux de l’armée de la Loire, connus pour leur anti-royalisme. Tout le monde s’étonne de l’absence du Duc de Bourbon et de celle de la princesse Louise. Elle, du moins, a une excuse : les règles de son ordre lui défendent de sortir de son couvent. Mais, lui ! Le 11 mai, la comtesse de Rully lui écrit :

« J’espère que cette lettre ne vous parviendra pas, très chérissime, et que vous serez ici avant, car, hélas ! nous vous désirons avec une impatience qui ne peut se décrire. Que nous sommes tristes et malheureux ! Vous n’en doutez pas ; il n’y a point à se flatter ; ma douleur est extrême de vous le dire ; je sens que je déchire votre cœur, mais telle est la fatale vérité. Puissiez-vous être ici, avant,… car il vous a demandé… « Où sont donc mes enfans ? » a-t-il dit. Pauvre Prince ! Je ne puis m’accoutumer à l’idée de le perdre. Ah ! je suis, je vous assure, bien malheureuse. Adieu, car je n’ai pas la force de vous en dire davantage, et je n’y vois plus. Puisse cette lettre ne plus vous trouver à Londres ! »

Le prince meurt le 13 mai, à huit heures du matin, dans les bras de la comtesse de Rully qu’assistent son mari et les serviteurs intimes. L’un d’eux écrit en parlant d’elle : « Ce n’est pas une femme ; c’est un ange. Si vous l’eussiez vue pendant les derniers jours de la maladie du prince, lui prodiguant les soins dont elle seule est capable, semblable à Antigone !… » La lettre qu’elle envoie le lendemain à son père permet de se convaincre que l’hommage que l’on rend à son dévouement est mérité :

« Comment pourrai-je vous exprimer, très chérissime, le malheur qui nous accable tous aujourd’hui ? Hélas ! votre pauvre père n’est plus ! Ce matin s’est terminée cette noble et belle carrière ! J’ai recueilli son dernier soupir… et je vous assure qu’il m’a fallu un grand courage pour soutenir une épreuve aussi cruelle. Mais je ne veux pas déchirer votre cœur par ces tristes détails, je respecterai votre douleur. Pour la mienne, elle est extrême. Je ne sais si cette lettre vous parviendra, puisqu’on pouvait espérer de vous savoir en route ; mais, hélas ! pourquoi faut-il que ce soit aussi tard !… Enfin, si vous y êtes, quelle consolation de pouvoir vous embrasser, et d’imaginer que nos soins pourront peut-être adoucir vos justes regrets ! Hélas ! il vous a demandé bien des fois pendant des souffrances qui, heureusement, n’ont pas été de longue durée !… Mais adieu, mes larmes m’empêchent de vous en dire davantage. Je vous embrasse de toute la tendresse de mon âme[7]. »

Au reçu de la douloureuse nouvelle, le Duc de Bourbon procédait enfin à ses préparatifs de départ, afin d’assister aux obsèques de son père. « M. le Duc d’Orléans, mandait-il à un ami, m’avait très honnêtement offert de me remplacer ; mais j’ai regardé comme un devoir de remplir cette triste fonction et de rendre ce dernier hommage à un père que j’avais tant de raisons de chérir. » Quelques jours plus tard, il était à Paris. Il connaissait le testament de son père, ses hommes d’affaires le lui ayant envoyée Londres. Mais la police le connaissait aussi ; la lettre qui le lui apportait avait été ouverte à la poste et copie avait été prise du contenu. Par ce testament écrit en Angleterre le 18 août 1806, c’est-à-dire pendant l’exil, le prince de Condé faisait son fils légataire universel de sa fortune et accordait des pensions à quelques-uns de ses amis et à ses serviteurs. En tête de ces dispositions, il avait mis une touchante profession de foi.

« Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit.

« Pénétré pour Dieu de la plus juste et de la plus profonde reconnaissance de ce qu’il a bien voulu préserver ma conscience de tous les crimes de la Révolution et, jusqu’à présent, ma vie de ses fureurs, je demande pardon à ce Dieu de bonté d’avoir aussi peu mérité tous les bienfaits dont il m’avait comblé et de n’avoir pas employé à le servir tous les momens de cette vie qu’il lui a plu de prolonger au sein du malheur, pour mieux me pénétrer du néant des choses humaines Je le prie de me pardonner les mauvais exemples que j’ai pu donner et tous les péchés que j’ai commis, et je déclare que je meurs dans la ferme croyance des vérités de la saine et pure religion catholique, apostolique et romaine, telle qu’elle était enseignée, crue et pratiquée quand Dieu m’a fait la grâce de me faire naître dans son sein.

« Je connais trop le cœur de mon roi pour avoir besoin de recommander mon fils à ses bontés. Mais, comme le malheur du temps ne permet pas encore à Louis XVIII de le faire rentrer dans la jouissance de ses droits et de ses biens, je recommande aussi son existence actuelle aux vertus bienfaisantes du roi d’Angleterre, de l’empereur de Russie et du roi de Suède, et j’ose leur répondre que le dernier des Condé, si Dieu veut qu’il le soit, est aussi digne de leur estime et de leur bonté que l’était son trop malheureux fils et que son père a tâché de l’être. »

De ce témoignage de paternelle sollicitude, il est intéressant de rapprocher la lettre que, le 21 mai, huit jours après la mort de son père, le. Duc de Bourbon envoyait à Londres, à l’adresse de « miss Harris, no 2, Grove Street, Lisson Grove, New Road, Londres. » En voici la traduction d’après les papiers du Cabinet noir :

« J’ai reçu votre chère lettre, mon cher ange. Hélas ! comme je suis malheureux depuis que je ne suis plus auprès de vous ! Je ne mange ni ne dors. En effet, je suis au désespoir, accablé d’affaires. Comme cette existence est différente du temps où, à mon réveil, ma première pensée était de vous procurer quelque petit plaisir ! Hélas ! il n’y a plus de bonheur pour moi. Encore un peu de patience, ma petite ; ne venez pas ici avant que je vous le dise. J’éprouverais trop de difficultés, dans les circonstances actuelles, pour vous voir. Vous pouvez être certaine que je ne saurais me passer de vous et que je retournerai en Angleterre. Mais Dieu sait quand ce voyage me sera possible et combien je le désire, car je souffre cruellement ici. En attendant, mandez-moi tout ce qui peut vous intéresser. Prenez garde à votre chère santé. Vous êtes si jolie, si aimable ! Je vous embrasse mille et mille fois. N’oubliez pas votre vieil ami ; je vous suis si attaché. Adieu, ma chère, chère Sophie ! »

En ce qui touche la surveillance de la police autour du Duc de Bourbon, on ne saurait mieux finir que sur cette lettre qui apparaît ici comme le prologue du drame de Saint-Leu[8].


II

Quelque intéressantes que fussent pour la police les informations que lui envoyaient ses agens de Londres, elle attachait un tout autre prix à celles qui la renseignaient sur les dispositions des Français réfugiés en Allemagne et dans les Pays-Bas. Ce personnel se composait de ceux qu’avait proscrits l’ordonnance du 24 juillet 1815 et des régicides qui avaient dû quitter la France, à la suite de l’exception prononcée contre eux par la loi d’amnistie. Il s’était ultérieurement grossi de divers individus bannis par mesure de police ou volontairement fugitifs. Entre tous ces exilés, c’étaient les anciens serviteurs de Napoléon, généraux et fonctionnaires, que la police avait considérés d’abord comme les plus à redouter. Avant même d’être compris dans l’ordonnance du 24 juillet ou d’être menacés d’arrestation, plusieurs s’étaient enfuis : au moment où l’ordonnance les désignait, on ignorait leur asile. On les recherchait en même temps qu’on en surveillait d’autres qui n’avaient pas cru devoir se cacher malgré les menaces dont, à la tribune des Chambres, dans la presse, dans des brochures dénonciatrices, ils étaient l’objet. Les notes de police suivantes caractérisent la surveillance qui s’attachait à ces débris de l’armée impériale dans les dernières semaines de l’année 1815 et nous donnent une idée du trouble des esprits.


« Le maréchal Augereau est dans l’abattement le plus profond, ne concevant pas la moindre espérance pour Ney, prévoyant pour l’avenir les plus grands malheurs à tout ce qui a servi la cause de Bonaparte, depuis le 20 mars.

« Le général Belliard tremble de se compromettre et a peur de son ombre. Il ne reçoit presque personne et a invité tous ceux qui tiennent à lui, à être extrêmement circonspects. Il y a deux jours, il a envoyé de grand matin chez Augereau, parce qu’on venait de lui dire la fausse nouvelle qu’il était arrêté, ainsi que Masséna et Jourdan. Le lendemain, 17 novembre, il a dîné chez Augereau, avec quelques autres amis. Le même jour, la maréchale Ney était venue chez Augereau, qui ne l’a reçue qu’avec inquiétude, car il a de même grand’peur d’être compromis. Si l’on en jugeait par toutes les apparences, Belliard, Augereau, et autres, sont consternés, abattus, découragés, et ne songeraient qu’à mettre à couvert leur fortune. Tous sont convaincus que, dans trois mois, il n’y aura pour eux, en France, aucune sûreté.

« Le maréchal Masséna, que tout le monde dit parti, est toujours dans sa maison, et se prétend malade. La vérité est pourtant qu’il ne se porte pas bien, et qu’il est dans la consternation, ainsi que tous les autres. Il craint surtout d’être mis en accusation, pour la conduite qu’il a tenue, du 3 au 8 juillet, lorsqu’il était commandant en chef de la Garde nationale, et qu’il empêchait les royalistes d’aller à Saint-Denis. »


« Mme Ney est venue chez Masséna presque tous les jours de la semaine dernière. Avant-hier, chez Masséna, il y a eu petit conseil où ont assisté Augereau, Jourdan, Reille et Belliard, ainsi que plusieurs autres généraux, dont on n’a pu savoir les noms. Masséna a un air sombre, rêveur et inquiet, qu’il n’a jamais eu auparavant. Avant-hier, quoiqu’il eût déjà vu Jourdan pendant plus de deux heures, il l’a envoyé chercher de nouveau dans sa propre voiture, et a passé, encore, au moins deux heures avec lui.

« Mme Ney est très assidue chez le maréchal Jourdan. Elle y était encore hier, avec M. Berryer, et tous trois ont conféré longtemps ensemble. Jourdan regarde Ney comme absolument perdu, et ne l’a pas caché même à sa femme.

« Le maréchal de camp d’Albignac, premier aide de camp de Ney, est parti hier pour Caen, uniquement pour ne pas être témoin du jugement du maréchal. Son sang bouillait dans ses veines, et il était temps qu’il partît, car il aurait fini par se compromettre.

« Il faut faire attention au général Clary. Sa tête se monte de plus en plus. C’est un énergumène dont la présence est vraiment dangereuse à Paris. »

« Le général Rapp est arrivé ici malade et pensant assez bien. L’esprit de corps l’a gagné depuis comme tous les autres, et l’on tient de bonne source qu’il s’est rangé dans le parti des mécontens et des clabaudeurs, quoique ce soit encore à un degré assez modéré. Il a écrit : « Je ne suis intrigant ni conspirateur. On aurait même tort de me ranger parmi les mécontens, car je suis sur le point de me marier et de jouir enfin du repos que je n’ai pas encore connu. Si Sa Majesté avait besoin de mes services, elle me trouverait toujours prêt à verser mon sang pour elle. »


« Le général Percheux et son aide de camp Lefèvre sont de même fort mécontens, et tiennent de fort mauvais propos ; on aura demain des détails circonstanciés sur leur compte. »

« Les généraux Aymé et Solignac sont en ce moment à Paris. L’intrigue leur est familière ; ils sont surveillés de près.

« Le général Bigarré est venu prendre les eaux de Tivoli et solliciter de l’emploi ; trompé dans son attente, il retourne à Bennes. Sa conduite a été sans reproches.

« Des indications particulières ont appris au préfet du Puy-de-Dôme que le général Mouton-Duvernet doit avoir pris, sous l’habit de voiturier, la route de Marseille pour s’embarquer et passer en Angleterre. Cet avis a, sur-le-champ, été communiqué sur la ligne.

« Le préfet de l’Isère s’est procuré des renseignemens sur les généraux Chabert, Brun, La Salcette, l’adjudant commandant De Belle (frère du général), le chef de bataillon Roy, etc., retirés dans son département et sur quelques autres moins importans. Tous sont tranquilles et très réservés. La surveillance des rives du Rhône et des montagnes se continue. On n’a avis d’aucun rassemblement. »


« Lors du procès du maréchal Ney, le général commandant le département du Tarn proposa au préfet de faire arrêter M. le maréchal Soult. Ce fonctionnaire s’y refusa, attendu que le maréchal, d’après l’article 2 de l’ordonnance du 24 juillet, devait seulement être placé en surveillance spéciale. Le ministre ne put qu’approuver cette mesure, en laissant néanmoins au préfet la liberté de prendre telle mesure de haute police que la conduite du maréchal lui paraîtrait exiger.

« Aujourd’hui le sieur Descach, commandant la Garde nationale de Barre, qui fit arrêter le maréchal Soult, lorsqu’il se rendit à Saint-Amand avec des passeports qui n’étaient pas en règle, s’est présenté chez le préfet et lui a déclaré qu’à cette époque, et dans une discussion relative à son arrestation, le maréchal lui avait répondu avec humeur : Savez-vous que tout n’est pas fini, que vous vous exposez à être envoyé devant un Tribunal criminel, et que je ferai raser votre maison jusqu’à la plus basse pierre ? Propos qui fut répété par son aide de camp.

« Le préfet a ordonné une enquête administrative à ce sujet et, de son côté, le procureur du Roi, instruit du fait, a requis le sieur Descach d’en faire sa déclaration, ce qui donne à cet incident une publicité qu’il eût été peut-être plus convenable d’éviter.

« Quoi qu’il en soit, les promenades à cheval que le maréchal fait tous les jours dans ses terres, étant regardées comme des essais d’évasion, le préfet a cru devoir le soumettre à une surveillance plus directe. En conséquence, il a ordonné que, tous les matins, le maire de sa commune lui ferait présenter un registre sur lequel il donnerait par écrit l’indication des lieux où il veut aller dans la journée. De plus, il a été adjoint à la brigade de Saint-Amand un gendarme de confiance, chargé secrètement de ne pas le perdre de vue et de faire des rapports fréquens sur lui à ses chefs.

« Les généraux Exelmans et Fressinet ont toujours eu l’intention de passer dans l’Amérique méridionale : mais ils différaient dans l’espoir que leur position pourrait s’améliorer. Ils ont mis de la loyauté dans leur conduite ; le général Exelmans a même été plus loin. L’administration et la police les ont peu inquiétés ; souvent même, on a détruit los impressions que, de leur aveu, les journaux et les débats des Chambres produisaient successivement dans leur esprit. Rien n’a pu les rassurer contre l’appareil des visites et des perquisitions de l’autorité militaire. Ils ont pensé avec assez de raison que, pour surveiller, il ne faut pas de baïonnettes : dès lors, ils ont exécuté leur projet.

« On voit qu’un officier anglo-américain en a été l’entremetteur ; mais, chose remarquable, ce n’est qu’après coup que le préfet en est instruit. Sa surveillance, cette surveillance tacite et mystérieuse qui s’attache aux démarches et aux relations des individus qui en sont l’objet, est visiblement en défaut. Il a encore eu un tort, c’est de n’avoir point pris en considération l’autorisation qu’il avait depuis un mois d’éloigner le général Fressinet. Ce n’est pas le moment de le lui reprocher ; il va sans doute compléter les renseignemens qu’il a transmis.

« Le but principal de cette note est de soumettre à Son Excellence l’observation suivante : Les deux généraux fugitifs sont actuellement embarqués ou arrêtés ; ils n’ont ni l’envie, ni la faculté de faire une guerre de partisans, ni d’exciter des soulèvemens… »


« Le général Arrighi est arrivé, le 27 au soir, à Draguignan où il doit rester en surveillance. Sa femme, ses deux enfans et un aide de camp, le sieur Fournier, l’accompagnent. Son domestique se compose d’Italiens.

« Le sous-préfet de Gex pense que le général Clauzel est depuis peu de temps dans le pays de Vaud. Les militaires réfugiés dans ce pays sont animés d’un très mauvais esprit ; mais ils sont peu nombreux.

« Une note particulière place le général Ameilh à Romin-Moitiers, même canton, chez un forestier dont il instruirait les enfans, sous un nom supposé. Le général Dupas serait avec lui. Il chercherait, par la protection de M. Laharpe, à entrer au service de Russie.

« Ces renseignemens seront éclaircis. Le général Ameilh est l’un de ceux dont la marche a été le moins connue : il est plus que douteux que l’indication relative au général Clauzel soit exacte.

« Le général Travot ne pouvant rester à Saumur dont l’obligeait à sortir un ordre militaire, s’est rendu à Angers : il y a d’abord été gardé à vue. Bientôt, un nouvel ordre de M. le lieutenant général d’Autichamp lui a assigné sa terre dans la Vendée ou Nantes pour résidence. L’impossibilité d’habiter raisonnablement la première étant reconnue, il s’est retiré à Nantes. Nantes vient de lui être interdit ; il s’est mis en route pour Lorient où sont situés les biens de sa femme. Déjà, les autorités réclament contre cette disposition. Il avait aussi été question du Jura d’où il est originaire ; mais ce département frontière convient peut-être moins encore. Le préfet du Jura vient d’en exclure le général Guye, ancien aide de camp de Joseph Bonaparte, quoique sa conduite y fût très mesurée.

« Telle est la juste destinée de ceux qui, sous l’usurpateur, ont marqué par leurs services ou par leurs opinions. Il faut pourtant que la crainte de les voir encore troubler le repos public n’aille pas jusqu’à les priver d’un asile, aujourd’hui surtout que des paroles d’amnistie sont de nouveau descendues du Trône et se répandent sur toutes les classes et sur toutes les positions.

« Le préfet du Morbihan est autorisé à indiquer définitivement le Port-Louis pour destination au général Travot si la chose lui paraît indispensable. »


L’abondance et le ton de ces renseignemens plus ou moins véridiques démontrent qu’à la fin de 1815, la police tenait pour rigoureusement nécessaire une active surveillance sur le personnel militaire qu’elle savait hostile aux Bourbons. Mais, dès la fin de l’année suivante et jusqu’au commencement de 1817, cette surveillance, encore qu’elle ne se fût pas relâchée, ne conduisait plus à des constatations aussi inquiétantes. Les généraux restés en France, quels que fussent leurs sentimens, évitaient, à de rares exceptions près, de faire parler d’eux ; plusieurs s’efforçaient de rentrer en grâce. Ceux qui avaient passé à l’étranger semblaient pour la plupart également décidés à ne pas attirer l’attention. Les notes de 1816 constatent que le général Exelmans est à Breda et « s’y tient tranquille[9]. » Ses camarades Ornano et Fressinet sont à Spa, Morand à Cracovie, Pully, Hullin, Brayer, Lamarque, Merlin, Gérard à Bruxelles « où celui-ci vient d’épouser Mlle de Valence. » Aucun grief, relatif à leur conduite actuelle, n’est invoqué contre eux ni contre les colonels Dessaix, Bory Saint-Vincent, Latapie et autres. Tout au plus remarque-t-on que le colonel Lahoussaye qui a servi dans la Garde et qui, lui aussi, réside en Belgique, prodigue ses secours à des réfugiés : « Comme il n’est pas assez riche pour le faire de ses propres moyens, » on se demande d’où vient l’argent. Au mois de mars 1817, un rapport signale la présence à Dusseldorf du maréchal Soult et de sa famille. « Il y vit très retiré, sans faste ; il n’a pas même d’équipage. Il a acheté pour quarante mille francs de grains qu’il fait distribuer aux pauvres. On peut être rassuré sur ce personnage. »

Ce qui était vrai des militaires ne l’était pas moins des régicides. Réfugiés en Belgique au nombre d’une soixantaine, avec le consentement des alliés et l’agrément du roi des Pays-Bas sous la domination duquel le Congrès de Vienne avait mis les contrées belges, ils ne cherchaient qu’à s’y faire oublier. Au déclin de l’âge, ils ne songeaient pas à conspirer. Ils y songeaient d’autant moins que quelques-uns d’entre eux recevaient des secours du gouvernement français, soit directement, soit par leur famille restée en France. D’ailleurs, l’eussent-ils voulu, ils ne l’auraient pu, faute d’influence et de moyens d’action. Les plus considérables étaient le peintre David, Barrère, Cavaignac, Cambacérès, l’ex-archichancelier de l’Empire, et Sieyès. Celui-ci, presque toujours malade, voyait peu de monde. On le désignait par raillerie sous le sobriquet de « La mort sans phrases, » qui rappelait, calomnieusement, affirmait-il, son vote de 1793. Cambacérès, lui aussi, vivait dans la retraite. Il avait fait l’acquisition d’un hôtel, où il ne recevait qu’un petit nombre de réfugiés, jamais de militaires, évitant tout ce qui aurait pu le compromettre. On vantait l’excellence de sa table ; mais on l’accusait de manquer de générosité envers ses compatriotes malheureux. Le peintre David trouvait des dédommage m en s à son exil dans l’accueil des artistes belges et des amateurs d’art. Il devait à son grand talent connu de toute l’Europe une considération exceptionnelle. « La politique, mande un observateur, eût peut-être exigé qu’on exceptât de la loi cet individu qui portera dans tous les pays étrangers l’intérêt attaché à un talent supérieur. Il devait d’abord se retirer en Italie ; mais il a dit qu’il se fixerait pendant deux ans à Bruxelles, ayant trouvé dans cette ville plusieurs de ses élèves. Le roi de Prusse lui a offert un asile dans ses Etats[10]. »

Ainsi, rien à craindre de lui, ni d’aucun des juges de Louis XVI, encore vivans, pas même de Fouché dépossédé de la Légation de Dresde et banni, à son tour, le 6 janvier 1816, après avoir fait bannir ses anciens complices. Il se montrait plus soucieux de rentrer en grâce auprès de Louis XVIII que désireux de contribuer à le renverser. La police ne l’ignorait pas. Elle avait mis la main sur le chiffre dont usait le duc d’Otrante dans sa correspondance avec Paris, volumineux dictionnaire où les souverains, les princes et princesses, les hommes politiques français et étrangers, les pays même étaient désignés sous des noms de convention. Elle lisait ses lettres, celles qui passaient par la poste et celles qu’il expédiait par des voies considérées comme plus sûres. Elle savait que ses correspondans principaux étaient deux anciens professeurs de l’Oratoire, jadis ses collègues et restés ses amis. L’un d’eux, le conseiller Gaillard, avait entrepris de prouver au gouvernement que Fouché n’était pas un ennemi. Pour cela, il ne dédaignait pas de communiquer quelques-unes de ses missives au ministre de la Police et celui-ci pouvait mettre sous les yeux de Louis XVIII des réflexions telles que la suivante : « Ils sont bien plus les ennemis du Roi que les miens ceux qui veulent persuader que des motifs qui n’ont pas empêché le Roi de me faire entrer dans son conseil et dans un ministère de confiance au moment du danger, me font bannir de ma patrie, quand on le croit passé. » Ce langage ne présentait rien de subversif. Tout en continuant à surveiller Fouché, la police tendait à le considérer de plus en plus comme un homme fini, et les renseignemens qu’elle recevait à son sujet de la chancellerie autrichienne n’étaient pas pour modifier cette opinion.

Si du côté des généraux et des régicides le danger paraissait s’amoindrir de jour en jour, on n’en pouvait dire autant de divers autres personnages non compris dans ces deux catégories et réfugiés aussi en Belgique. Dans ce troisième groupe, on trouve Barras, dont la présence est signalée tantôt à Bruxelles, tantôt à Louvain, Real, jadis l’acolyte de Fouché, qu’on croit fixé à Anvers, Cauchois-Lemaire, le directeur de la feuille satirique : le Nain Jaune, qu’il a transportée de Paris en Belgique et à laquelle succédera bientôt le Libéral, les avocats Teste et de Tolozan, qui sont à Liège et qu’on croit attachés à ce journal, Arnault, l’homme de lettres, secrétaire général de l’Université pendant les Cent-Jours. Contre celui-ci, contre Barras et Real, on ne relève aucun acte révélateur d’une participation effective aux agitations dont Bruxelles était le centre. Mais la complicité des autres dans ce mouvement est démontrée par leurs écrits, par les articles séditieux qu’ils donnent au Nain Jaune, au Libéral, au Vrai Libéral, par les pamphlets qu’ils lancent à tout instant contre le gouvernement français, ou contre celui des Pays-Bas, dont ils poussent les Belges à secouer le joug.

Longtemps courbés sous la tyrannie de la maison d’Autriche, délivrés par la Révolution, annexés ensuite à la France, les Belges, restés Français jusqu’en 1815, ne se résignaient pas à être les sujets de la maison d’Orange, non qu’ils rêvassent déjà d’autonomie et d’indépendance, mais parce que c’est à la France qu’ils voulaient être de nouveau réunis. Leur prétention était regardée comme parfaitement légitime par le peuple hollandais, que ne satisfaisait pas davantage la réunion des deux pays dont, à l’instigation de l’Angleterre, on avait formé un seul royaume, malgré les différences de mœurs, de religion, de langage et d’intérêts. La multiplicité sans cesse accrue des charges financières augmentait le mécontentement des populations annexées. Sous le régime impérial, elles étaient écrasées d’impôts. Mais elles espéraient que la paix en allégerait le poids. La paix était venue, après la paix, l’annexion à la Hollande, et les impôts se multipliaient, devenaient de plus en plus lourds. Le mécontentement était universel. Tandis que la Hollande attribuait à l’annexion la ruine de son commerce, la Belgique rendait cette même annexion responsable de ses maux et regrettait son ancien gouvernement.

Telle est la situation qu’avaient trouvée, à Bruxelles, les proscrits français. Elle était propice aux plans des agitateurs ; elle favorisait les menées des plus violens dont les écrits englobaient dans les mêmes critiques et les mêmes attaques les gouvernemens alliés, le gouvernement français et celui des Pays-Bas. Un mémoire du duc de Wellington, communiqué en 1817, à la Conférence des ambassadeurs à Paris, signale le danger qui résulte de cet état de choses et la nécessité d’y mettre un terme :

« L’objet qui, dans le moment actuel, donne le plus de mécontentement aux amis du bon ordre et aux gouvernemens, ce sont les libelles publiés dans les Pays-Bas. Il est vrai que la difficulté de faire circuler ces libelles en France, par suite des mesures de police qui ont été adoptées, donne à espérer qu’ils ne fassent pas tout le mal qu’on se propose de faire ; mais ils sont, sans contredit, une insulte pour le roi de France, sa famille, son gouvernement et ses adhérens, et même pour l’autorité de l’Europe alliée, on tant qu’ils sont écrits et publiés par les restes d’un parti, qui, ayant réussi à renverser presque tous les gouvernemens du monde, a lui-même été vaincu deux fois par la force des armes, et que ces individus qui composent ces restes doivent leur vie à la clémence des mêmes souverains qu’ils insultent.

« Ils ont choisi pour leur résidence, et pour l’endroit d’où ils lancent leurs libelles, les États d’un de ces souverains alliés, et tandis qu’ils réclament la protection de ses dispositions libérales et des lois de son pays, ils font tout ce qu’ils peuvent pour ébranler la loyauté de ses nouveaux sujets ; ils insultent ses serviteurs et ses ministres, partout où ils peuvent ; sa personne même, tout comme les mesures de son gouvernement, n’est point à l’abri de leurs injurieux libelles, et il est bien connu que, s’ils devaient réussir dans leurs plans contre la France, la première chose qu’ils feraient serait, comme c’était jusqu’ici toujours le cas, de renverser le gouvernement, et de conquérir le Royaume des Pays-Bas. Comme cependant les mesures à prendre pour combattre ce système de libelles peuvent affecter la police intérieure d’un des Etats formant la grande alliance européenne, il est nécessaire de procéder, après de mûres délibérations et avec précaution, et d’examiner avec soin les mesures qui ont été adoptées, jusqu’à présent à cet égard, ainsi que leurs effets. »

Quelles que fussent à cette époque l’influence et l’autorité de Wellington dans le conseil des puissances alliées, la police française, bien qu’elle tînt le plus grand compte de ses renseignemens et de ses appréciations, n’attachait pas la même importance que lui aux faits dont il s’inquiétait. Au mois d’avril 1817, elle était convaincue que les agitateurs avaient ajourné à la mort de Louis XVIII l’exécution de leurs desseins. Sa conviction s’inspirait des rapports d’un observateur qu’elle avait envoyé temporairement en Belgique et de la confiance qu’elle accordait à ses dires. Son nom nous est inconnu. Mais, à le juger d’après ses observations, ses commentaires, son art de mise au point, il devait avoir été trié sur le volet.

Les libellistes de Bruxelles ne lui semblaient pas dangereux sous le rapport de la haute politique, c’est-à-dire qu’il les croyait incapables de conspirer, « non faute d’intentions, mais faute de moyens. » Peut-être l’eussent-ils fait sans la surveillance de la police belge et surtout de la police française. Mais elles veillaient l’une et l’autre ; elles empêchaient ces folliculaires de faire passer leurs écrits en France, et leurs excitations restaient sans effet. Néanmoins, cet agent dénonçait les communications directes et quotidiennes qui existaient entre Bruxelles et Paris. « On sait ici tout ce qui se passe dans la capitale, comme si l’on y était. Il y a des émissaires qui vont et viennent et qui portent lettres et paquets. La même chose a lieu à Munich et à Constance et il y a un point central à Paris qu’on appelle : Institut impérial. Je parle d’après des données qui me paraissent sûres. » Il avouait cependant qu’il n’était pas à même de tout savoir, vu le caractère temporaire de sa mission. « J’aurais bien pu pénétrer dans plusieurs mystères de ce genre. Mais ma position dans cette ville est équivoque. Je me serais fait présenter aisément dans les meilleures maisons belges et au club. Mais ne devant point rester ici, j’ai refusé les invitations pour éviter tout soupçon et ne faire naître aucune défiance sur moi. Autrement, j’aurais pu mieux réussir. »

Cet aveu prouve au moins que notre homme ne cherchait pas à se faire valoir et sa modestie nous est un garant de la justesse de ses observations et de la sincérité de ses propos. Ils sont d’ailleurs en parfait accord avec ce que nous savons de ce qui se passait alors en Belgique.


III

Non content d’observer la société des réfugiés, l’auteur des rapports qui me servent de guide, constate et signale l’impopularité du roi des Pays-Bas, Guillaume Ier :

« L’inconvenance avec laquelle on parle ici hautement, dans toutes les classes de la société, de la personne du Roi, de la nullité de ses moyens, de son entêtement extrême dans les affaires, et du parti politique qu’il a pris, est digne de remarque. La mesquinerie du train de sa maison, qui n’est point comparable à celui de tel de nos parvenus à Paris, choque et les Belges et les étrangers. Point de représentation, point de majesté. On dit partout que ce prince recevant beaucoup et ne dépensant rien, ne s’occupe qu’à ramasser des fonds qu’il fait passer successivement en Angleterre ; il est éloigné d’être aimé dans ce pays, qui est entièrement et absolument français, et qui ne cache ni ses regrets, ni ses espérances. Les plaintes contre ce souverain sont amères et paraissent fondées sur la permission d’exportation des grains qui a porté le prix du pain dans ce pays fertile de trois sous à neuf.

« Le prince d’Orange représente mieux ; on voit qu’il cherche à se faire aimer. Hier, au spectacle, dans le moment que, dans le Barbier de Séville qu’on jouait, le comte Almaviva dit, dans le quatrième acte, à Bartholo : « Les vrais magistrats sont les soutiens de tous ceux qu’on opprime, » le prince d’Orange, qui était dans sa loge, et qu’on apercevait à peine, s’avança et donna, le premier, le signal des applaudissemens, qui partirent alors des quatre coins de la salle. J’étais présent.

« La veille, la reine mère était venue au spectacle avec la reine régnante qui était coiffée, suivant son usage, d’un petit bonnet très simple à la hollandaise, tandis que la reine mère avait une toque de velours noir, étincelante de diamans. J’en parle, parce qu’il n’est question ici que du petit bonnet à la hollandaise porté par la reine régnante et qui déplaît fort aux Belges. Il faudrait bien du temps pour fondre ces deux nations en une, si cela n’est pas impossible. Le prince d’Orange, qui est jeune, et dont l’extérieur est aimable, s’adonne aux plaisirs et aux plaisirs faciles. »

Le 27 avril, à propos du baptême du prince héréditaire, fils du prince d’Orange, le rapport signale encore qu’en allant au temple et en en revenant, le cortège royal, quoique très brillant, n’a excité dans Bruxelles aucun enthousiasme. Le peuple qui bordait les rues, le bonnet et le chapeau sur la tête, ne les a pas ôtés, bien que le Roi, la Reine, le prince d’Orange saluassent de tous côtés. A neuf heures du soir, malgré les illuminations, — des chandelles derrière les fenêtres, — il n’y avait personne dans les rues. Au théâtre on donnait un intermède : La naissance du fils de Mars et de Flore, imité de celui qu’on donna à l’Opéra de Paris, lors du mariage de Napoléon avec Marie-Louise : L’union de Mars et de Flore. On a écouté dans un morne silence ces scènes allégoriques. En revanche, dans la pièce d’ouverture, un des personnages ayant dit : « L’esprit est du terroir de France ; elle en fournit à toute l’Europe, » la salle a éclaté en applaudissemens. Ainsi, sous toutes les formes et en toute occasion, les Belges témoignent de leur antipathie pour leur gouvernement. Elle ne se révèle encore qu’en d’inoffensives manifestations. Mais elle éclatera révolutionnairement en 1830, et la Belgique, avec l’appui des Français, proclamera son indépendance.

Les détails donnés par l’observateur anonyme l’ont éloigné de sa mission. Il y revient bientôt en rendant compte de ce qu’il a vu parmi les réfugiés. Voici d’abord le très piquant récit d’une visite qu’il a faite à Mme Brayer, femme d’un général proscrit, lequel se prépare à s’expatrier.

« J’étais hier soir chez Mme Brayer lorsque le ministre de Prusse, prince de Hatzfeld, entra. (C’est celui qui fut sauvé par sa femme à Berlin.) Il apportait à cette dame une lettre du prince de Hardenberg et une traite de mille florins sur Paris. Il lui fit, de la part du prince de Hardenberg, toutes les offres de services possibles, et l’assurance de tout l’intérêt qu’il ne cesserait de prendre à son mari.

« J’allais me retirer, lorsque Mme Brayer me présenta à M. de Hatzfeld, comme un Français pensant bien. Ce fut son expression. Je ne peux pas dire dans quelle acception le prince de Hatzfeld prit ce mot. La conversation s’engagea de suite sur la situation actuelle de la France, sur la santé du Roi et sur la légitimité. Le prince de Hatzfeld dit simplement :

« — La Prusse ne veut plus se mêler des affaires de la France ; mais il est présumable que des événemens pourront avoir lieu à la mort du Roi.

« — Allons, allons, dit Mme Brayer ; vous allez encore nous parler de votre prince d’Orange ; les Français ne veulent point d’étrangers ; nous n’en voulons pas plus que du Duc d’Orléans ; il nous faut le petit Roi de Rome ; c’est lui qui ralliera tous les partis.

« Le prince sourit, biaisa, répondit en diplomate et se retira. »

L’observateur constate encore que, parfaitement accueillis à Bruxelles et à Liège, les réfugiés y sont aimés et recherchés. On s’intéresse assez à eux pour les tenir au courant des mesures qui pourraient menacer leur sécurité. On assiste les moins fortunés ; on envoie même des offrandes à la caisse de secours qui s’est créée sous la direction du général Merlin pour leur venir en aide et qui leur assure une mensualité suffisante à leurs besoins. On raconte que cette caisse a reçu du Duc d’Orléans deux cents louis. Cambacérès sollicité a souscrit pour trente francs par mois. La modicité de sa souscription a indigné tout le monde et fait dire que « cet archigastronome fait tous les mois le sacrifice d’une dinde aux truffes pour secourir ses compatriotes. » Des officiers français, au nombre d’une trentaine, venus à Anvers où ils devaient s’embarquer pour Baltimore, n’ayant pu payer leur passage, de riches Anversois l’ont payé pour eux et quand la caisse de secours, avertie de leur intervention, a voulu les rembourser, ils ont refusé l’argent. « La correspondance entre Liège et Bruxelles est journalière, continue le rapport, soit par lettre, soit par les personnes qui vont et viennent. » Les réfugiés eux-mêmes, notamment Teste et le général Fressinet, se déplacent à chaque instant.

Les relations avec Paris ne sont pas moins actives. On y emploie, outre des émissaires de confiance, les conducteurs de voitures publiques et les maîtres de poste. Les lettres de Paris arrivent rapidement par cette voie, qu’utilisent encore les réfugiés pour se faire adresser « leurs habillemens et leurs chaussures. » Ceux de leurs amis qui résident dans la capitale, leur écrivent fréquemment. Au lendemain de la première représentation de Germanicus, la tragédie d’Arnault, ils sont avertis des incidens tumultueux auxquels elle a donné lieu et qui ont transformé en un champ de bataille la salle du Théâtre-Français. Ils ouvrent immédiatement une souscription à l’effet de faire représenter la pièce à Bruxelles par Talma et Mlle Duchesnois.

D’autre part, on les met en garde contre les espions. Un général hollandais passé au service de la France étant parti de Paris, chargé par le ministre de la Police de venir, sous prétexte d’affaires de famille, observer ce qui se passe à Bruxelles et à Liège, est aussitôt dénoncé aux réfugiés. « Plusieurs affaires l’attendent, mande l’observateur ; il sera provoqué et insulté. On croit du reste que sa mission est connue du gouvernement des Pays-Bas et qu’il recevra l’ordre de sortir du royaume. » L’espionnage est ce que les réfugiés redoutent le plus. Ils se savent l’objet d’une surveillance incessante. Aussi sont-ils disposés à la défiance. Tout étranger inconnu d’eux, dont le séjour à Bruxelles se prolonge, est soupçonné d’appartenir à la police française et de même les individus dont le train d’existence paraît au-dessus de leurs ressources. L’observateur en désigne plusieurs qui sont, pour ces causes, plus ou moins suspects aux réfugiés. C’est entre autres un soi-disant colonel anglais qui porte sur sa montre un portrait de Napoléon et qu’il croit être un agent secret du premier ministre britannique, lord Castlereagh ; un sieur Olivier, dont la poitrine est étoilée de la croix du Lys, de la croix de Saint-Louis et de celle de la Légion d’honneur, « quinquagénaire aux yeux durs, » qui pérore dans les estaminets et parade sur les promenades ; enfin une femme, qui, sous le Directoire et le Consulat, a beaucoup fait parler d’elle, qui passe pour avoir appartenu à la police sous l’Empire, qui fut la maîtresse du comte de Montrond et de ce général Fournier qu’on arrêta chez elle où il fut trouvé caché entre deux matelas : la fameuse Mme Hamelin.

Dès le second retour des Bourbons, alors qu’elle était à Paris, sa conduite politique, sa pétulance, ses propos séditieux, ses relations avec les personnages les plus notoirement hostiles au nouveau gouvernement, l’avaient désignée à la police, ainsi qu’en fait foi le rapport suivant, en date du 1er août 1815 :

« Mme Hamelin, rue Blanche, est surveillée secrètement depuis plusieurs jours. Elle est circonspecte, elle a peur, et il n’y a presque plus de réunions chez elle. Cependant, M. Regnaud de Saint-Jean-d’Angély y est venu jusqu’au dernier moment de son départ. Samedi matin, entre autres, il lui a dit qu’il partait pour le Val, avec le pauvre Arnault, mais qu’il laissait ici de bons amis et que ses intérêts étaient entre bonnes mains.

« Le général Corbineau a continué de venir chez Mme Hamelin. M. de Caulaincourt et M. de Saint Aignan, son beau-frère, y viennent aussi quelquefois. L’ami et le confident de Mme Hamelin est M. Boursault, l’entrepreneur du nettoiement de Paris, qui est propriétaire de la maison. C’est un intrigant, un ex-révolutionnaire, et qui déteste le gouvernement des Bourbons.

« Mme Hamelin voit au dehors beaucoup moins de monde que jadis. Elle s’est glissée chez les princes Schwarzenberg et Metternich, qu’elle voyait fréquemment autrefois (surtout le premier), mais elle n’en a pas été assez bien reçue pour renouer ses relations passées. En dernière analyse, Mme Hamelin a peur, et la crainte la rendra sage. Elle paraît compter assez facilement sur l’ancienne protection de M. le prince de Talleyrand et de M. le duc d’Otrante. »

Le rédacteur de ce rapport se trompait en supposant que Mme Hamelin était devenue plus craintive et plus prudente que par le passé. Elle se chargeait bientôt de prouver le contraire. A la fin d’octobre, sa conduite était devenue telle que le gouvernement qui l’avait épargnée jusque-là, bien qu’elle eût été portée d’abord sur les listes de proscription, se décidait à sévir et à l’éloigner de Paris dans les quarante-huit heures. Mandée le 31 octobre, chez le préfet de police Angles, elle était invitée à quitter la capitale. Elle se récria, protesta. En quoi avait-elle mérité l’exil ? On la calomniait en lui attribuant des intentions hostiles et des paroles malveillantes. Pour ce qui était de sa conduite antérieure au retour du Roi, c’était lui faire beaucoup d’honneur que de la rendre victime de la réaction. Mais son langage ne pouvait ébranler les résolutions dont elle était l’objet.

— Il faut partir, madame, ne cessait de répéter le préfet.

Alors, elle demanda à ne pas aller dans une ville de l’intérieur. Nul incident politique ne pourrait se produire là où elle serait sans qu’on le lui attribuât. Elle préférait passer à l’étranger, à Bruxelles par exemple, où elle trouverait un protecteur, le duc de Wellington.

— Vous êtes libre d’aller où vous voudrez, lui fut-il répondu. Mais, en quelque endroit que vous alliez, soyez circonspecte et, dans trois ou quatre mois, il vous sera permis de revenir.

Elle promit de s’éloigner dès le surlendemain et de ne recevoir personne jusqu’à son départ. Le 6 novembre, elle n’était pas encore partie. On se préparait à l’y contraindre, lorsque, à l’improviste, elle disparut au nez et à la barbe des deux agens chargés de la surveiller. On crut d’abord qu’elle se cachait à Paris ou à Andilly chez un Anglais, lord Kinnaird, connu pour ses opinions orléanistes. On se mit à sa recherche ; mais en vain. On ne savait ce qu’elle était devenue lorsqu’à la mi-janvier 1816, on apprit son arrivée à Bruxelles. Quelques jours plus tard, on était informé qu’un ancien aide de camp du duc de Rovigo, le lieutenant Haudique-Duquesnoy Morisel, amant de la belle depuis 1814, était allé la rejoindre.

Un triste personnage ce Morisel, véritable type d’aventurier, intrigant, bourreau d’argent, homme déplaisir, cynique et sans préjugés. C’est ainsi du moins qu’on nous le présente et il n’apparaît nulle part que ces qualifications soient imméritées. Malgré tout, à Bruxelles, la situation équivoque du faux ménage n’empêche pas Mme Hamelin d’être reçue dans d’honorables sociétés et même chez le gouverneur. Le comte de Caux, représentant du gouvernement français, est obligé d’en convenir. Plusieurs réfugiés et non des moindres, les rédacteurs du Nain Jaune, sont les familiers de sa maison. Néanmoins, de vagues soupçons planent sur elle. L’observateur s’en fait l’écho.

« Mme Hamelin, dont l’existence ainsi que celle de Morisel, est un problème, avait loué une maison toute montée pour huit mille francs ; ils avaient un train analogue à ce loyer. Morisel a perdu dernièrement vingt mille francs au jeu au Club ; on ne connaît point de fortune ni à l’un, ni à l’autre. Cela fait naître beaucoup de soupçons. Les uns disent que Mme Hamelin est entièrement à la disposition de la police, d’autres qu’elle est payée par le Duc d’Orléans. Elle en parlait à chaque instant, et annonçait comme très prochain son avènement au trône, voulu par l’Angleterre ; mais, depuis qu’elle a appris que le Duc d’Orléans avait accepté le don que Sa Majesté lui a fait de la terre de Neuilly, elle fulmine contre ce prince. Elle est toujours très liée avec lord Kinnaird, orléaniste. Des gens de bon sens pensent que ces deux individus se trompent mutuellement. Morisel fait de fréquens voyages à Anvers ; on n’en connaît point le motif.

« Mme Hamelin paraît encore liée avec une dame Wallis, sœur de Wilson, impliqué dans l’affaire de l’évasion de Lavalette ; cette dame reçoit beaucoup de monde, et est d’une exagération extrême. Elle porte en sautoir un double napoléon en or ; elle montre sans cesse une violette qu’elle conserve et qu’elle dit avoir cueillie à la Malmaison, ainsi qu’un morceau de la cocarde qui était au chapeau de Bonaparte à la bataille de Waterloo ; mais ses intrigues ne sont pas plus dangereuses que ses amulettes. »

Dans quelle mesure Mme Hamelin méritait-elle à cette époque qu’on la soupçonnât d’appartenir à la police, il est assez difficile de le savoir. À première vue et encore qu’il ne le soit pas moins de lui découvrir, durant son exil, des moyens pécuniaires en harmonie avec son train d’existence, il n’apparaît pas que l’accusation d’ailleurs imprécise que formulait l’observateur fût fondée. Elle allait l’être bientôt ; mais elle ne l’était pas encore. Elle ne l’était même pas lorsqu’en 1817, cette héroïne fut autorisée par le duc de Richelieu à rentrer à Paris. Mais, quelques semaines après sa rentrée, les doutes se changent en certitude. Parmi les personnes employées par la police politique, on trouve une Mme Deschamps, appointée à raison de douze mille francs par an, et Mme Deschamps n’est autre que Mme Hamelin.

Hâtons-nous d’ajouter que dans son rôle qui se bornera à rendre compte de ce qu’elle voit et de ce qu’elle entend, elle se préoccupera beaucoup plus, en servant le gouvernement qui la paie, d’être utile à ses amis que de leur nuire. Souvent même, à ses indiscrétions, elle joindra des conseils qu’elle croira utiles, et elle sera plus souvent une informatrice bienveillante qu’une dénonciatrice perfide. Toute sa correspondance où éclatent, en traits vifs et spirituels, son goût pour les commérages, sa connaissance des hommes et des choses du moment, sa sympathie pour les proscrits, nous en fournit à tout instant la preuve. Passionnée et mobile, impulsive et besogneuse, elle l’est ; mais intéressée, capable de calculs ténébreux ou méchante, jamais. C’est tout ce qu’en attendant de la suivre sur un autre théâtre, il y a lieu d’en dire, comme conclusion aux rapports qui viennent d’être cités ou résumés.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1909.
  2. Voyez l’attachant volume du marquis de Ségur, la Dernière des Condé.
  3. On sait qu’il épousa en 1770, Mlle d’Orléans, sœur de Philippe-Égalité. Elle avait dix-neuf ans, lui quinze à peine. Vu sa jeunesse, on crut devoir, le soir même du mariage, les éloigner l’un de l’autre. Mais, à peu de temps de là, il enleva sa femme. De leur rapprochement naquit le duc d’Enghien. On sait aussi que la passion du jeune mari ne tarda pas à se refroidir. La princesse dut se séparer de lui et la séparation fut définitive. La Duchesse de Bourbon se consacra entièrement à des œuvres de piété et de charité. Elle mourut en 1822. Vers la fin de sa vie, elle revoyait quelquefois son mari, auquel elle avait pardonné. Quant à lui, personne n’ignore les circonstances tragiques de sa mort, en août 1830.
  4. Il n’est pas douteux que c’est de la future baronne de Feuchères qu’il est ici question. Le prénom de Sophie en est la preuve. Elle s’est mariée sous le nom de Sophie Clarke, veuve Dawes. Une autre preuve, c’est qu’elle fait, dans sa lettre, allusion à son prochain mariage et que Sophie Dawes épousa le baron de Feuchères l’année suivante. On verra plus loin qu’elle s’était fait appeler d’abord Sophie Harris.
  5. A la suite de son attitude anti-ministérielle à la Chambre des pairs, défense lui fut faite de paraître à la Cour. L’intervention du Comte d’Artois abrégea sa disgrâce.
  6. En février 1818. Dans ses Mémoires (t. II, p. 338), Mme de Boigne raconte cet accident qui, fort heureusement pour elle et pour son compagnon de voyage, n’eut pas de conséquences fâcheuses. Le naufrage qui les menaçait fut évité.
  7. Au bas de cette lettre est copiée la réponse que fit Louis XVIII à la demande qui lui avait été adressée relativement au lieu de la sépulture : « L’Église de Saint-Denis, dans un caveau particulier, à l’exemple de ce que fit Charles V pour Duguesclin, Charles VII pour Barbazan, et Louis XIV pour Turenne. »
    Il y a lieu de rappeler que dans le testament dont on va lire le préambule, le prince de Condé, craignant de mourir en exil, demandait à être enterré non à Westminster, mais « parmi les Français fidèles à leur Dieu et à leur roi ».
    Les obsèques eurent lieu le 26 mai. Le lendemain, Coltz écrivait à sa Cour :
    « Nous avons assisté, hier, à la cérémonie funèbre du prince de Condé ! Le peuple, qui s’était porté en foule sur le passage du cortège, s’est très bien montré à cette occasion, et il y avait, à ce que le duc de Richelieu nous a assuré aujourd’hui, plus de cinq cents généraux et officiers en non-activité dans l’église de Saint-Denis. L’abbé Frayssinous y a donné une grande preuve de son talent et de sa sagesse, par l’oraison funèbre qu’il a prononcée et qui ne pouvait offrir que de grandes difficultés. Il a touché les cordes les plus délicates avec hardiesse, et cependant avec assez de ménagement, pour ne pas blesser les différens partis.
  8. Le 14 juin suivant, un Anglais de passage à Paris écrivait à sa fille à Londres : « Le jour où le prince de Condé fut enterré et durant la cérémonie, le Roi sortit en voiture découverte. Dans les rues qu’il traversa au faubourg Saint-Antoine, les gardes du corps crièrent : « Chapeau bas ! — Pour qui ? demandait le peuple. — Pour le roi de France. — Où est-il ? — Dans cette voiture. — Cela n’est pas vrai. Le Roi ne se promène pas pendant qu’on enterre son cousin, le dernier des Condé. » Vous pouvez vous imaginer combien l’indignation était grande. Cependant cela n’empêcha pas le Roi de continuer son chemin. Il se rendit à Vincennes et passa par le lieu même où le duc d’Enghien avait été fusillé. » (Dossiers du Cabinet noir.) Le signataire de cette lettre ne comprenait pas que ce lieu, ce jour-là, était pour Louis XVIII, un but de douloureux et pieux pèlerinage.
  9. Comme la plupart des généraux bannis, le général Exelmans fut rappelé en 1819 sous le ministère Dessoles. J’ai raconté dans mon livre : Louis XVIII et le duc Decazes les circonstances touchantes de ce rappel qui fut prononcé à la prière de Mme Exelmans, secondée par Mme Decazes, son amie d’enfance. Il avait comparu le 23 janvier 1815 devant le conseil de guerre à Lille, qui l’acquitta.
  10. Le 28 février 1816, le prince de Hardenberg, chancelier prussien, écrit au comte de Goltz, ministre de Prusse à Paris : « Le célèbre peintre David se trouvant dans le nombre des proscrits qui devront quitter la France, le Roi verrait avec plaisir qu’il eût l’idée de chercher un asile dans ses États. Sa Majesté vous charge de le sonder à cet égard, s’il en est encore temps et de lui faire entendre que le Roi, charmé de fixer un artiste aussi illustre et aussi distingué, aimerait qu’il vînt s’établir dans sa capitale, où Sa Majesté est disposée à lui procurer l’existence la plus honorable et tous les secours dont il pourrait avoir besoin. Mandez-moi dans votre prochain rapport quel aura été le résultat de vos démarches. Sa Majesté y tient beaucoup. » (Dossiers du Cabinet noir.)