La Porteuse de pain/II/XIV

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Deuxième partie : Les Métamorphoses d’Ovide
XIV
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Arrivé à Paris, il prit une voiture et se fit conduire au quai Bourbon. Lucie était partie chez sa patronne. Il se fit conduire à la boulangerie de la rue Dauphine. La porteuse de pain alla à sa rencontre et, prise d’un tremblement soudain, balbutia :

« Vous, monsieur Lucien ! Vous venez pour me parler ?

– Oui. J’arrive du quai Bourbon… Lucie était absente…

– Vous aviez quelque chose à lui dire ?

– Oui… et c’est à vous que je le dirai.

– Mais qu’avez-vous donc ? Vous paraissez tout bouleversé…

– Vous allez le savoir. Montez dans ma voiture… »

La voiture roula. Jeanne voulut alors questionner.

« Pas ici, dit Lucien. Attendez que nous soyons chez moi. »

Enfin, ils se trouvèrent dans le modeste appartement qu’occupait le fils de Jules Labroue. Le jeune homme se laissa tomber sur une chaise et ses sanglots éclatèrent. Jeanne fut effrayée de cette explosion de douleur.

« Voilà des larmes, s’écria-t-elle, qui m’en disent plus que de longs discours. Il s’agit de Lucie, n’est-ce pas ?

– Oui… répondit Lucien, du geste plus que des lèvres.

– Ah ! depuis ce matin, depuis la visite de Melle Harmant, je pressentais quelque malheur. »

Le fils de Jules Labroue regarda Jeanne d’un air effaré.

« Ignorez-vous aussi que Melle Harmant vous aime ?

– Non, je ne l’ignore pas. Mais quel motif l’amenait ?

– Elle venait offrir à Lucie une somme de trois cent mille francs, si elle consentait à s’éloigner de la France.

– Elle a osé proposer à Lucie un semblable marché !…

– Oui. Elle a prié, supplié. Elle s’est mise aux genoux de celle que vous aimez en implorant sa pitié. Lucie s’est révoltée… Alors, Melle Harmant a quitté Lucie en disant qu’elle se vengerait… Que pensez-vous de cette démarche ?

– Je pense qu’il faut pardonner à ceux qu’affole l’amour.

– Ainsi vous ne blâmez point Melle Harmant ?

– Je la plains de toute mon âme, maman Lison.

– Est-ce que Lucie n’est pas à plaindre aussi, elle ? Si vous l’aviez vue, sanglotant, la tête égarée, vous auriez compris qu’elle souffre autant qu’on peut souffrir !

– Je la plains de toute mon âme.

– Ne faites-vous que la plaindre ?… monsieur Lucien… J’ai peur de vous entendre me dire que vous n’aimez plus Lucie, que…

– Et si cela arrivait ? interrompit Lucien.

– Vous en avez donc la pensée ?

– Si je ne devais jamais revoir Lucie ?

– Ah ! vous ne parlez pas sérieusement ! Ne plus revoir Lucie ! Elle en mourrait ! Non, non ! Vous ne ferez pas cela !

– Si l’honneur me forçait à le faire ? S’il existait à cette heure entre nous une barrière infranchissable ?

– C’est impossible, cela ! Ce qui se pouvait hier se peut encore aujourd’hui !

– Des révélations m’ont indiqué mon devoir…

– Allez-vous insulter Lucie en la soupçonnant ?

– La soupçonner ! que Dieu m’en garde !

– Enfin, que vous a-t-on dit ? Qu’ont inventé Paul Harmant et sa fille ? Oseriez-vous me répéter leurs mensonges ?

– Ils n’ont point menti. Je vous jure que la barrière est infranchissable. Entre Lucie et moi il y a du sang !

– Du sang ! répéta Jeanne Fortier pétrifiée par la stupeur.

– Oui… J’aime Lucie autant que je l’aimais et plus encore peut-être. En me séparant d’elle je n’écoute que la voix de l’honneur. Hélas ! cette voix me défend d’épouser Lucie.

– Mais pourquoi, enfin, pourquoi ?

– Je ne peux épouser la fille de l’assassin de mon père !… »

Jeanne poussa un cri. Elle appuya ses deux mains sur son cœur comme pour l’empêcher de se rompre. Elle chancelait.

« Que venez-vous de dire ? Prétendez-vous que Lucie soit la fille de la femme condamnée jadis pour avoir assassiné votre père ?

– La fille de Jeanne Fortier… oui…

– La fille de Jeanne Fortier ! cria l’évadée de Clermont. Sa fille ! elle ! Lucie, sa fille ! »

Elle allait dire : MA FILLE ! la raison lui revint assez vite pour l’empêcher de livrer le mystère de sa vie au fils de Jules Labroue, de l’homme qu’on l’accusait d’avoir assassiné.

« Voyons, maman Lison, qu’avez-vous ? demanda Lucien, stupéfait d’une si violente émotion.

– La nouvelle que vous venez de m’apprendre m’a causé une telle surprise qu’il m’a semblé sentir ma tête s’égarer… Lucie, la fille de Jeanne Fortier !… Est-ce possible ?

– J’en ai la preuve authentique, indiscutable. La voici. »

Lucien tendit à Jeanne le procès-verbal de dépôt de Lucie à l’hospice des Enfants-Trouvés. Jeanne le lui arracha des mains et le lut avidement.

« C’est ma fille, c’est ma fille… se disait-elle tout bas. Et je ne puis rien dire… rien faire… »

Et Jeanne que la joie et la douleur suffoquaient balbutia :

« Oui, Lucie est bien la fille de Jeanne Fortier la condamnée ; mais doit-elle être châtiée pour une faute qui n’est pas la sienne ? Il serait noble et grand de lui tendre la main… Il serait cruel de l’abandonner…

– Lui tendre la main… Dieu m’est témoin que je le voudrais, mais je ne peux pas. Sa mère a tué mon père !

– Oui, mais est-ce vrai ? Vous-même, je vous ai entendu le dire, vous croyez la mère innocente !

– Je l’ai cru. Je le crois encore… mais ma croyance n’est point une preuve. Si je voyais Jeanne Fortier, je lui dirais : « Démontrez-moi votre innocence, et je consacrerai ma vie à obtenir votre réhabilitation… » Au cours du procès, Jeanne Fortier affirmait avoir eu en sa possession une lettre écrite par le contremaître Jacques Garaud et prouvant que lui seul est l’auteur de tous les crimes commis à Alfortville. C’est cette lettre qu’il faudrait retrouver à tout prix, pour suivre la piste de Jacques Garaud qui sans doute est heureux et riche sous un nom d’emprunt. Une fois que je tiendrais cet homme, je me fais fort de lui arracher la preuve de l’innocence de Jeanne ; mais jusque-là le doute m’empêchera de donner mon nom à la fille de la condamnée… »

Un instant, la pauvre mère eut l’envie de lui crier :

« Mais Jeanne Fortier, c’est moi ! »

La réflexion l’arrêta cette fois encore. À quoi servirait un aveu ? Cette preuve dont parlait Lucien, cette lettre, elle la croyait brûlée. Aujourd’hui comme au jour du jugement, tout l’écrasait.

« Ainsi la pauvre Lucie est condamnée, fit-elle avec des sanglots. La honte de sa mère fera son malheur… Je ne vous adresse aucun reproche. Je comprends que vous ne pouvez unir votre nom sans tache à son nom déshonoré.

– Le monde me traiterait de fils dénaturé ! répliqua Lucien.

– Comment saurait-il votre secret ?

– On le lui révélerait bien vite.

– Le millionnaire Harmant et sa fille, n’est-ce pas ? Ils vous ont menacé de cela peut-être !

– Le père m’en a menacé, c’est vrai.

– Et il le ferait comme il l’a dit. Mais pourquoi m’avez-vous amenée ici ? Est-ce pour me charger d’apprendre à Lucie qu’elle ne doit songer à sa mère qu’avec horreur ? Et vous croyez que je vais révéler à Lucie quel est le sang qui coule dans ses veines ? Vous voulez qu’aux douleurs de l’abandon j’ajoute la flétrissure, la honte ? Ne comptez pas sur moi pour cela.

– Maman Lison, il ne faut pourtant pas laisser à Lucie un espoir qui la ferait plus tard souffrir davantage. »

La porteuse de pain sentit les sanglots l’étouffer. Elle ne répondit pas un mot et se dirigea vers la porte.

« Maman Lison… répéta le jeune homme en allant à elle.

– Adieu, monsieur Labroue. Adieu ! »

Et elle s’élança dehors, sans qu’il fût possible à Lucien de la retenir. Pendant longtemps il resta pensif. Tout à coup il se leva et se fit conduire chez Paul Harmant… Une fois sortie de chez Lucien, Jeanne se mit à marcher dans les rues d’un pas rapide et saccadé, ayant l’air d’une folle, répétant ces mots :

« Ma fille… Lucie est ma fille… J’ai retrouvé ma fille… »

Peu à peu le grand air la calma ; elle pressa le pas. Elle avait hâte d’embrasser sa fille. En voyant la clef sur la serrure de la porte de Lucie, la pauvre femme s’arrêta, brisée par une émotion terrible. Sa fille était là… Elle allait la voir, l’embrasser, mais il faudrait demeurer pour elle « Maman Lison », la porteuse de pain… Jeanne franchit le seuil.

« C’est vous maman Lison ! dit Lucie en lui souriant.

– Oui, c’est moi, mignonne. C’est moi, chère enfant. C’est moi, ma fille chérie… Vous êtes sortie, mignonne ?

– Oui. Je suis allée reporter de l’ouvrage, mais je regrette, parce que Lucien est venu pendant mon absence ?… Vous ne l’avez pas vu, vous, maman Lison ? »

Jeanne affermit de son mieux sa voix pour répliquer :

« Non, je ne l’ai pas vu.

– La concierge m’a dit qu’il paraissait tout triste. Maman Lison, j’ai peur… Depuis ce matin, depuis cette visite de Melle Harmant, j’ai des pressentiments funestes.

– Il faut vous distraire. Si vous voulez, je dînerai avec vous.

– C’est une bonne pensée, cela, maman Lison.

– Je vais aller aux provisions et préparer tout. »

Jeanne embrassa de nouveau sa fille et sortit pour aller aux provisions en se disant :

« Pauvre chère mignonne ! Quand elle connaîtra la vérité, comme elle va souffrir ! »

* * *

Lucien, arrivé rue Murillo, se fit annoncer ; Mary, adossée à la cheminée du petit salon, attendait. Le seul aspect du visage du jeune homme lui fit comprendre que le visiteur se trouvait sous le coup d’une violente émotion.

« Mon père n’est point encore arrivé, monsieur Lucien, fit-elle. Mais comme vous êtes pâle ! Souffrez-vous ?

– Oui, mademoiselle, répondit Lucien d’une voix basse et brisée. J’ai beaucoup souffert et je souffre encore.

– Avez-vous eu avec mon père quelque discussion ?…

– Écoutez-moi, mademoiselle. Nous sommes arrivés à un moment décisif. Il faut entre nous une situation nette. »

En entendant ce préambule, Mary devint livide.

« Le hasard, ou pour mieux dire et pour dire vrai, le besoin de travail, m’a conduit un jour près de vous. Ce jour-là vous avez été pour moi bonne, affectueuse, compatissante, et en vous jurant une reconnaissance éternelle, je ne mentais pas. J’eus l’honneur insigne d’être remarqué par vous et de vous inspirer un sentiment de bienveillance qu’assurément je ne méritais pas, que je n’espérais pas…

– Ah ! s’écria violemment Mary, je comprends maintenant pourquoi vous me parlez avec cette froideur glaciale et qui m’épouvante ! Vous venez me dire que vous ne m’aimiez pas, que vous ne m’aimeriez jamais…

– Le sentiment que vous éprouviez pour moi, je l’éprouvais pour une autre. J’aimais…

– Oui, vous aimiez… et vous aimez encore.

– Vous et votre père, avez fait tout ce qui dépendait de vous pour anéantir cet amour dont mon cœur était plein… J’ai pris le seul parti qui fût loyal. Je me suis tenu à l’écart le plus possible. Je vous ai fait souffrir, mais il serait injuste de m’en vouloir. J’aimais.

– Et aujourd’hui vous venez m’apprendre qu’il n’existe plus pour moi d’espérance, n’est-ce pas ? Est-ce ma faute à moi cependant, si je vous ai aimé ? Pouvais-je deviner que vous en aimiez une autre, qu’une autre vous aimait ? Aujourd’hui mon amour fait partie de moi-même. Si c’est un crime, Lucien, pardonnez-moi ! Contre votre amour, je ne tenterai rien désormais, mais qui connaît les secrets de l’avenir ? Laissez-moi espérer, laissez-moi vivre… Je veux vivre… Je vivrai si vous me dites que plus tard peut-être vous m’aimerez un peu… Un jour, qui sait, vous n’aimerez plus celle qui prend votre cœur aujourd’hui…

– Dès aujourd’hui je ne dois plus, je ne puis plus l’aimer… »

Une expression de triomphe rayonna sur les traits de Mary.

« Qu’avez-vous dit ? Vous ne pouvez plus l’aimer ?

– Non, répondit Lucien d’une voix sourde.

– Est-ce que cette rivale maudite est devenue indigne de vous ?

– C’est cela.

– Mais qu’est-elle donc ? Qu’a-t-elle donc fait, cette misérable fille pour laquelle j’ai tant souffert, j’ai tant pleuré ?

– Ah ! gardez-vous de l’insulter ! Lucie est honnête.

– Et vous prétendez ne plus l’aimer ! s’écria Mary.

– Je dois arracher de mon cœur cet amour… Je n’ai pas le droit d’aimer la fille de l’assassin de mon père.

– Quoi ! Lucie ?

– Lucie est la fille de Jeanne Fortier, condamnée en cour d’assises pour avoir tué mon père.

– Est-ce possible ? fit Mary d’un ton presque farouche.

– S’il vous faut des preuves, mademoiselle, en voilà une… »

Et Lucien tendit à Mary le procès-verbal de l’hospice des Enfants-Trouvés. La jeune fille le prit et le lut avidement.

« Ah ! je suis vengée ! dit-elle au comble de la joie. Non, vous ne pouvez aimer cette fille ! Vous devez la haïr ! Ah ! je pourrai vivre désormais… car j’ai l’espérance ! »

Lucien avait repris le fatal papier.

« Écoutez-moi encore, mademoiselle, fit-il. Non, je ne hais pas Lucie, car l’enfant ne peut être rendue responsable des fautes de la mère, mais l’honneur me commande de l’oublier… La blessure est profonde et saignante, mais il faut au temps le soin de la cicatriser… Voici donc ce que je viens vous demander, jusqu’à ce que la guérison soit complète. Je veux l’oubli, je l’obtiendrai. Quand l’oubli sera venu, mon cœur sera libre. Sans doute alors la respectueuse affection que vous m’inspirez se changera en un sentiment plus tendre ; mais jusque-là laissez-moi m’isoler dans ma douleur. Contentez-vous d’une espérance. Me le promettez-vous ?

– Soit ! que votre volonté s’accomplisse ! » murmura Mary.

Lucien fut ému de la façon dont elle prononça ces mots.

En ce moment entrait Paul Harmant.

« Vous causiez, mes enfants ? dit-il en embrassant sa fille.

– Oui, père, répondit-elle.

– Et le sujet de l’entretien ? »

Lucien intervint.

« Celui que vous devinez, monsieur, dit-il.

– Qu’avez-vous résolu tous deux ?

– D’attendre… » balbutia Mary d’une voix étranglée.

Le grand industriel ne put réprimer un geste de colère. La jeune fille s’empressa d’ajouter en contenant ses sanglots :

« Père, j’attendrai avec patience. Les raisons de M. Lucien prouvent la droiture de son âme. »

Mary cacha son visage entre les bras de son père ; Paul Harmant jeta sur Lucien un regard d’une expression navrante.

Ce regard signifiait clairement : « Pour attendre, il faut vivre, et vous la tuez !… » La jeune fille avait relevé la tête. Elle comprit ce regard.

« Ne crains rien, père, dit-elle, je vivrai, je te le promets. Je vivrai pour vous aimer tous les deux. M. Lucien a raison… Il faut laisser ses blessures se cicatriser… »

* * *

Ovide Soliveau, depuis son dernier entretien avec Paul Harmant, n’avait point donné à ce dernier signe de vie. Lui aussi songeait à se garer. Certaines paroles prononcées par Melle Amanda faisaient naître en lui des inquiétudes bien fondées. Amanda en avait trop dit et n’en avait pas dit assez. À cette heure il se défiait d’elle et voulait savoir jusqu’où allait sa perspicacité. Malgré l’arme qu’Ovide possédait contre elle, la jeune femme pouvait le perdre d’un mot.

L’essayeuse paraissait convaincue que son protecteur se nommait véritablement le Baron Arnold de Reiss, mais Soliveau avait cru lire dans les regards de la jolie fille qu’elle cherchait à connaître la demeure de ce baron.

Depuis le jour où nous l’avons entendu lui raconter son voyage à Joigny et les résultats de ce voyage, il n’avait pas cessé de la voir, dînant avec elle chaque jour.

De son côté, Melle Amanda ne se méfiait pas moins de son adorateur platonique. Elle voulait savoir qui était cet homme qui la tenait d’une manière absolue dans sa dépendance, grâce à la déclaration écrite et signée de sa main, qu’il possédait. Elle patientait, comptant bien, un jour ou l’autre, trouver quelque preuve et s’en servir pour dominer à son tour le vrai ou faux Arnold de Reiss et, grâce à cette domination, l’exploiter et s’enrichir.






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