La Porteuse de pain/III/II
II
Nous avons laissé Jeanne Fortier et Lucie fort tristes toutes deux ; Lucie se sentait en proie à un chagrin mortel. Le dimanche s’était écoulé et Lucien n’était point venu. Pas même un mot de lui… pas une lettre… pas une excuse… Que signifiaient cette absence inexplicable, ce silence menaçant ?
Jeanne souffrait autant, plus que sa fille, mais elle n’avait ni la force, ni le courage de lui apprendre la vérité.
Deux jours encore, Lucie patienta, puis elle résolut de savoir. Elle écrivit d’abord à Lucien. La lettre resta sans réponse.
« Elle me l’a pris ! murmura-t-elle, songeant à Mary. Eh bien, j’irai chez lui ; non pour mendier son amour, mais pour apprendre la cause de son lâche abandon. »
Lucien quittait l’usine à sept heures ; et à sept heures et demie Lucie se présentait rue de Miromesnil. Deux ou trois fois la jeune fille avait accompagné Lucien jusqu’à sa porte. Du dehors, il lui avait montré les fenêtres de son logement ; mais elle ignorait en quel endroit se trouvait sa porte sur le carré de l’étage. Elle fut donc obligée de s’adresser à la concierge :
« M. Labroue, s’il vous plaît ? balbutia Lucie.
– Au troisième, la porte à… » commença la concierge.
Un coup de coude de son mari lui coupa la parole.
« M. Labroue est en voyage, dit l’homme d’un ton sec.
– En voyage ! répéta la jeune fille ; pour longtemps ?
– Nous n’en savons rien. »
Lucie courba la tête et elle sortit.
« Ah ! ça, tête de linotte, tu ne te souvenais donc plus des recommandations de M. Lucien ! » s’écria le concierge, quand il se retrouva seul avec sa femme. « Qui que ce soit qui vienne me demander, si c’est une femme, qu’elle soit jeune ou vieille, n’oubliez pas de répondre que je suis en voyage. » C’est clair ça, hein ? »
Lucie traversait lentement la chaussée. Avant de s’éloigner, la jeune fille s’arrêta sur le trottoir, de l’autre côté de la rue ; elle leva ses regards vers les fenêtres du logement de Lucien. Soudain elle tressaillit. Elle venait d’apercevoir de la lumière chez son fiancé.
« Ah ! Lucien est chez lui… Pourquoi ce mensonge ? »
Elle traversa la rue et rentra dans la maison. Le concierge sortait de sa loge. Il reconnut la jeune fille.
« Comment, c’est encore vous ! dit-il en lui barrant le passage.
– Oui, c’est moi. Vous m’avez trompée ; M. Labroue n’est point en voyage. M. Labroue est chez lui.
– Décidément, mam’zelle, vous êtes un peu folle !
– À qui croyez-vous donc parler, monsieur ?
– À qui je crois parler ? fit l’homme en ricanant. Parbleu, à vous ! On avait votre signalement. Défense expresse de vous laisser passer ! Ah ! vous avez vu la lumière. Eh bien, oui, M. Labroue est chez lui, mais il ne veut pas vous recevoir.
– Ainsi, c’est moi que vous avait signalée M. Labroue ? C’est pour moi que la consigne est donnée ?
– Mon Dieu, oui ; et vous voyez que je l’exécute… »
Lucie sortit en chancelant. Le coup que Lucie venait de recevoir était le plus terrible de tous. Lucien avait pris soin de la désigner ; il avait défendu qu’on la laissât arriver jusqu’à lui. C’était monstrueux, mais cela était.
Jeanne Fortier était rentrée un peu avant le départ de Lucie. Elle était bien changée depuis quelques jours, la pauvre Jeanne. Le choc qui brisait son enfant l’atteignait en même temps. Jeanne prêtait l’oreille aux moindres bruits se faisant entendre dans l’escalier ; enfin, les marches du cinquième étage craquèrent sous un pas incertain. L’évadée de Clermont sortit précipitamment.
« Est-ce vous, chère mignonne ?
– Oui, maman Lison, c’est moi… »
Un instant après, Lucie se jetait en sanglotant dans les bras de la porteuse de pain.
« Mon Dieu, mon Dieu, qu’y a-t-il donc ? fit celle-ci, ne pouvant comprendre le désespoir de la jeune fille.
– Ce qu’il y a, maman Lison ? répondit Lucie dont les larmes et les sanglots redoublèrent, je suis trahie, abandonnée ! il ne m’aime plus… Il m’oublie… »
Et la pauvre enfant fit part à maman Lison de ce qui venait de se passer rue de Miromesnil.
« Ma fille, mon enfant, ma mignonne, fit Jeanne en l’entourant de ses bras, il ne faut pas pleurer ; il faut être forte.
– De la force ! Est-ce que je puis en avoir ? Mon avenir, c’était Lucien ! Aujourd’hui Lucien me manque, je n’ai plus qu’à mourir et je mourrai bientôt…
– Lucie… cria la porteuse de pain, de pareilles idées sont funestes, elles sont dangereuses. Chassez-les !
– Non, je ne les chasserai pas ! Je mourrai. Mais avant de mourir, je veux être certaine que l’homme qui disait m’aimer se vend aux millions de Melle Harmant. J’irai l’attendre à la porte de sa maison, à la porte de l’usine, et il sera bien forcé de me répondre alors.
– Non… non… Lucie, vous ne ferez pas cela…
– Pourquoi donc ne le ferais-je pas ? Je souffre. N’ai-je point le droit de savoir d’où viennent mes souffrances ?
– Que vous importent les motifs s’il ne doit en résulter pour vous qu’une douleur de plus.
– Une douleur de plus ? que croyez-vous donc, maman Lison ?
– Je ne crois rien, mon enfant, balbutia Jeanne Fortier.
– Lucien savait qui j’étais, n’est-ce pas ? Une orpheline, une enfant trouvée, ne possédant pour vivre que mon travail, mais pouvant porter haut la tête. Cela lui suffisait autrefois. Pourquoi cela ne lui suffit-il plus aujourd’hui ? Voilà ce que je veux savoir, et je le saurai. Encore une fois, je verrai Lucien.
– Non, vous ne le reverrez pas, Lucie ! s’écria Jeanne que l’émotion suffoquait ; je vous le demande à genoux…
– Mais vous savez donc, vous, pourquoi il m’abandonne ?
– Ne cherchez point à connaître ce terrible secret, mon enfant.
– Vous le connaissez donc ? Comment ?
– J’ai vu Lucien…
– Vous l’avez vu et vous ne me l’aviez pas dit !
– Je voulais vous épargner une douleur !
– M’épargner une douleur ! À quoi bon ? Ne me ménagez pas ! Est-ce par ma faute si Lucien s’est éloigné de moi ?
– Non, et jamais un soupçon ne vous a effleurée. Si Lucien s’éloigne de vous, c’est que votre mariage est impossible.
– Impossible ! Une seule cause pourrait le rendre impossible : Mon indignité ! et je ne suis pas indigne. Que signifie cela. Ceux qui m’ont mise au monde ont-ils commis des crimes ? Mon père était-il infâme ? Dois-je porter la peine de son infamie ?
– Mon enfant, taisez-vous ! bégaya Jeanne, tendant vers Lucie ses mains suppliantes. N’accusez pas votre père !
– Qui donc accuserais-je ? Si je blasphème en accusant mon père, c’est donc de ma mère que vient la honte ! »
Jeanne frissonnait de la tête aux pieds. Elle aurait voulu crier à son enfant : « Ta mère, c’est moi ! et voilà ce que je suis ! » Mais c’est impossible. Il ne suffirait point d’affirmer son innocence, il faudrait la prouver, et comment faire cette preuve ?
« Parlez ! Est-ce ma mère qui a commis un crime ? Pourquoi Lucien a-t-il déclaré que notre mariage était impossible ?
– Parce qu’on l’y force.
– Qui donc en a le droit et le pouvoir ?
– Un homme a fouillé dans le passé… Un homme a dit à Lucien : « Si vous n’épousiez point ma fille, je vous empêcherai d’épouser Lucie. Je vous défends ce mariage ! Si vous osiez passer outre, on saurait… »
Jeanne s’interrompit. La force lui manquait pour continuer.
« On saurait quoi ? demanda Lucie impétueusement. Si vous ne parlez pas, Lucien parlera, je l’y forcerai bien ! Si ce n’est lui, ce sera Melle Harmant. Si elle refuse de parler, j’irai trouver son père et je l’interrogerai…
– Non, Lucie, vous n’irez point… je vous dirai tout… Lucien ne peut vous épouser… Vous refuseriez vous-même de devenir sa femme avant d’avoir prouvé l’innocence de votre mère. »
Lucie la dévisagea :
« Ma mère a été accusée ? »
Jeanne n’osait continuer.
« Répondez…
– Votre mère…
– Je vous en conjure !
– Votre mère a été condamnée pour avoir assassiné le père de Lucien Labroue… »
Lucie poussa un cri. Pendant quelques secondes, un silence effrayant régna. La jeune fille balbutia enfin :
« Ainsi, ma mère est cette femme qui a tué le père de Lucien, qui a incendié son usine… Ah ! c’est horrible !…
– Elle était innocente, Lucie ! s’écria Jeanne.
– On l’a condamnée…
– Condamnation odieuse ! condamnation injuste ! N’avez-vous pas entendu Lucien Labroue lui-même affirmer qu’il croyait à l’innocence de la malheureuse femme ?
– S’il y croyait vraiment, s’éloignerait-il de moi ?
– Mon Dieu ! bégaya Lucie en se tordant les mains avec désespoir. Pourquoi donc ma mère m’a-t-elle mis au monde ? »
Un flot de larmes inonda le visage de Jeanne Fortier.
« Vous auriez pitié si vous l’aviez connue comme je l’ai connue autrefois, la pauvre Jeanne… »
Lucie regarda Jeanne Fortier avec une véritable stupeur.
« Vous avez connu ma mère, vous, maman Lison ? fit-elle.
– Oui, ma mignonne. C’était, je vous le jure, une créature incapable d’une mauvaise action. Elle aimait ses enfants, car elle en avait deux… un fils et une fille…
– Un frère, s’écria Lucie… J’ai un frère…
– Vous en aviez un. Il a disparu comme vous aviez disparu vous-même. Elle les adorait, la pauvre Jeanne, et ne se doutait guère qu’un jour la fatalité la séparerait d’eux. Oui, je l’ai connue, bonne, douce, aimante, et il a fallu qu’un misérable vînt jeter le trouble dans sa vie en commettant un crime et en ayant l’adresse infernale de la faire accuser par de fausses apparences… Croyez-moi Lucie, mon enfant, il ne faut point maudire votre mère…
– Oh ! je ne la maudis pas, et cependant elle est la cause de toutes mes douleurs… Une condamnation injuste a frappé ma mère, et je porte la peine de cette condamnation. Est-ce que ce n’est pas horrible, cela, maman Lison ?
– Il faut espérer, mon enfant, répliqua Jeanne. Qui sait si votre mère ne retrouvera pas le vrai coupable ?
– Elle s’est échappée de sa prison, Lucien me l’a dit…
– Elle s’est échappée, oui… fit Jeanne vivement, et je crois que son évasion avait pour but de chercher Jacques Garaud, le vrai, le seul coupable… Courage, ma fille, courage, ma chère mignonne ! Maman Lison est auprès de vous… »
Et Jeanne serra la jeune fille sur son cœur bondissant.