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La Poupée sanglante/04

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Tallandier (p. 32-41).

IV

LA ROUGE GOUTTE DE SANG PÈSE PLUS QUE LA MER EN COLÈRE

— Oui, môssieu Bénédique, oui, c’est comme je vous le dis, il se passe là des choses qu’est pas naturelles ; quand je vous ai aperçu ce matin traversant leur salle à manger, j’ai voulu me jeter sur vous pour que vous ne passiez pas, tant je craignais un malheur ! J’ai cru un jour qu’ils allaient me dévorer parce que je m’étais rendue dans le jardin sans leur permission ! Pire que des sauvages, je vous dis ! Pire que des sauvages !

» Ils ne veulent personne, personne autour d’eux ! J’suis même étonnée qu’ils fassent venir une femme de ménage, mais il y a des choses que la demoiselle peut pas faire ; elle ne peut pas laver la vaisselle, par exemple ! ça la répugne, c’te poupée aux mains de grande madame qui n’a pas le sou ! car ça n’a pas le sou ! et c’est fier comme si ça n’avait pas tout vendu, pièce par pièce ! J’ai vu filer l’argenterie, moi ! des morceaux qui ne dataient pas d’hier, pour sûr ! des souvenirs de famille, et des tableaux, et des meubles ! Depuis trois ans, ça se vide là dedans, et comment, et pourquoi ?

» On dit que le vieux cherche le mouvement perpétuel ! Qu’est-ce que c’est que ça, « le mouvement perpétuel » ? Je l’ai trouvé, moi, le mouvement perpétuel ! C’est-y point que je ne remue pas tout le temps ? Jamais une minute de repos pour le pauvre monde.

» Mais s’il est toqué, le père Norbert, est-ce que les deux autres ne devraient pas avoir de la raison pour lui ? Ma parole ! le médecin paraît aussi « maboule » dans son petit laboratoire du fond du jardin que le vieux et la demoiselle dans leur atelier ! je le disais encore tout à l’heure à c’te bonne mam’zelle Barescat ; quand il sort de là dedans au matin que j’arrive et qu’il court à son amphithéâtre, c’est lui qui a une figure de macchabée ! À quoi donc qu’il a passé la nuit ?

» Quant à la demoiselle, par exemple, elle a toujours l’air de se promener dans le paradis ! Elle passe auprès de vous comme si on n’était pas plus qu’une puce !

» Tout de même, depuis deux jours, je lui ai vu les yeux rouges.

» Voyez-vous, môssieu Bénédique, c’te maison-là me fait peur ! J’ai eu bien souvent envie de ne plus y retourner… Sans Mlle Barescat, qu’est aussi curieuse que moi, il y a beau temps que je leur aurais tiré ma révérence !… »

C’est dans l’arrière-boutique de Mlle Barescat, la mercière, centre de tous les potins du quartier, que cette conversation a eu lieu ; c’est là que je suis venu trouver, sous un prétexte quelconque, la mère Langlois. Le bavardage de ces deux femmes me paraît redoutable pour les autres !…

Mlle Barescat écoute la mère Langlois en hochant la tête et en caressant son chat… Pour rien au monde, Mlle Barescat ne consentirait à se séparer de son chat : la mort seule peut les désunir, mais l’absence ne les séparera jamais : ils reçoivent toutes les confidences de compagnie, reconduisant les gens à la porte, et, restés seuls, trament de petits complots qui peuvent conduire les personnages les plus tranquilles au déménagement ou au suicide.

Tout de même, j’essaie de me rassurer ; les propos chez la mercière ne dépassent point la limite ordinaire du commérage. Enfin, je fais une déclaration destinée dans mon esprit à apaiser les inquiétudes de Mme Langlois.

— L’imagination est une belle chose, madame Langlois, elle pare les intelligences les plus ternes et donne à votre conversation, en particulier, une couleur que j’apprécie, car j’ai toujours aimé les contes qui font un peu peur et, à ce point de vue, je suis resté très enfant ; ainsi je ne me lasserai point de vous entendre parler du vieux Norbert, de son neveu et de sa fille et de l’étrange existence qu’ils mènent ; enfin, je ne vous cacherai rien en vous disant que c’est beaucoup à cause de vos histoires, que j’ai pénétré si brusquement dans le jardin défendu et que j’ai gravi avec tant de hâte l’escalier qui conduit à l’atelier mystérieux. La vérité me force à vous dire, madame Langlois, que je n’ai rien trouvé chez les Norbert qui pût justifier l’angoisse avec laquelle vous servez ces braves gens. L’atelier n’a rien que de très banal, j’en ai vu vingt comme celui-là dans ma vie.

— Eh ben alors ! m’interrompit-elle en lançant à Mlle Barescat un coup d’œil sournois, pourquoi en font-ils un pareil mystère qu’ils ne veulent seulement point que j’aille y fiche un coup de balai ?

— Les artistes ont de ces lubies ! fis-je.

— Je vois que les artistes aiment la poussière !… C’est d’autant plus incompréhensible que la belle Christine est toujours propre comme un sou neuf… Ah ! c’est pas elle qui balaie, bien sûr !… Tenez, il n’y a qu’un homme que j’aie vu, avant vous, pénétrer dans l’atelier, en dehors bien entendu du vieux Norbert et de son neveu. C’était, il y a de cela deux mois… j’en ai parlé à Mlle Barescat… oh ! un drôle de type… il était habillé avec un manteau qui l’enfermait des pieds à la tête, et il avait des bottes…

— Eh bien ! vous voyez qu’ils reçoivent des étrangers, dis-je en essayant de conserver à ma voix le ton le plus naturel, bien que je fusse singulièrement ému par la dernière déclaration de la femme de ménage.

— Pour étranger, ça se pourrait bien qu’il soit étranger… Il en avait l’air… On ne s’habille plus comme ça chez nous… Il avait un chapeau noir à boucle, comme on en voit au cinéma dans les drames du temps de la Révolution… Ma foi ! on aurait dit un comédien… un beau garçon du reste, mais je n’ai pas eu le temps de le voir beaucoup… C’était un après-midi où j’étais venue par hasard et comme ils ne m’attendaient pas… Ils l’ont fait filer tout de suite… Il était assis dans le jardin… Mlle Christine l’a entraîné dare-dare dans l’atelier… le neveu les a suivis là-haut… Quant au vieux, il m’avait déjà saisie par le poignet et me ramenait dans sa boutique, et j’aurai toujours dans l’oreille le ton sur lequel il m’a demandé : « Eh bien ! que voulez-vous, mère Langlois ? » Et là-dessus, quel coup d’œil !

» Je lui ai répondu : « Je vous demande bien pardon de vous avoir dérangé, m’sieur Norbert !… je ne savais pas que vous aviez de la visite ! »

» Il a grogné je ne sais quoi entre ses dents, je lui ai dit ce que j’avais à lui dire et j’ai fichu le camp !… Vous vous en rappelez, mademoiselle Barescat ? »

Si Mlle Barescat « s’en rappelait » ! Le chat aussi avait l’air de « s’en rappeler ». Ils ronronnaient tous deux en signe d’assentiment, l’une caressant l’autre.

— Nous avons même attendu qu’il ressorte ! mais il n’est pas ressorti !… ajouta la mère Langlois… Et cet homme-là, je ne l’ai jamais revu !

— Je ne l’ai même jamais vu entrer ! exprima la mercière en faisant glisser ses lunettes sur son front et en me fixant de ses yeux couleur de poussière.

Alors je dis :

— Je sais de qui vous voulez parler !… c’est un ami de la famille… moi, je l’ai vu entrer quelquefois et je me rappelle très bien l’avoir vu sortir, il y a deux mois environ, vers les dix heures du soir !…

Je mens ! je mens !… je me fais leur complice !… je veux la sauver !… quoi qu’elle ait fait ! quoi qu’ils aient fait !…

Je passe une fin de journée assez trouble… J’essaie de ramener ma pensée autour du drame dont j’ai été le témoin… de l’éclairer aux quelques lueurs des propos entendus chez la mercière…

Ainsi… il y a deux mois, Gabriel était déjà dans la maison de l’horloger !… Et je n’en savais rien !… Et il avait toute la famille autour de lui !… Christine ne le recevait donc pas en cachette ?… Non !… Mais elle le gardait en cachette, dans l’armoire ! Dame !… Évidemment !… dame !…

Les autres le croyaient parti !… Et il était dans l’armoire !

Tout cela est bien extraordinaire… car enfin ! il n’était pas depuis deux mois dans ce meuble, quand on l’a assassiné !…

Comment a-t-il échappé à l’attention soutenue, à l’espionnage continuel de la mercière, de la femme de ménage, et de moi, Bénédict Masson, toujours à l’affût derrière mes rideaux !…

Quand je me rappelle la scène atroce, en vérité, je suis bien obligé de considérer que les deux hommes n’ont pas été absolument surpris par l’événement…

Les paroles du père, qui depuis chantent à mon oreille une singulière musique à laquelle je m’efforce en vain de donner un sens, attestent bien ceci, au moins, qu’il n’était pas absolument surpris de trouver sa fille en compagnie du mystérieux visiteur : « Il ne m’obéissait plus ! et c’était de ta faute ! j’aurais dû m’en douter ! »

Quelles paroles bizarres dans un pareil moment ! tandis que Christine, éperdue, suppliait le vieux : « Ne le tue pas ! Ne le tue pas ! »

Et le vieux l’avait tué tout de même !… Pourquoi ?… Pourquoi ?… Est-ce parce qu’il l’avait trouvé avec sa fille ?… Est-ce parce qu’il ne lui obéissait plus ! Peut-être à cause des deux choses !… Mais en quoi l’autre ne lui obéissait-il plus ?… Qu’est-ce que le vieux exigeait de ce malheureux jeune homme que j’ai vu massacrer avec une furie si soudaine ?…

Quant au fiancé, il devait savoir aussi, lui, de quoi « il retournait » car si quelqu’un conserva son sang-froid dans cette affaire, ce fut bien lui !

Norbert, après avoir tué, avait l’air d’un fou ! Christine poussait des soupirs à rendre l’âme ! mais, lui, Jacques Cotentin, avait ramassé le cadavre sans émoi apparent et l’avait poussé dans l’atelier sans dire un mot…

Et maintenant, qu’ont-ils fait du cadavre ?… Ils ne l’ont pas encore enfoui dans le jardin… ce sera peut-être pour cette nuit !… je passerai la nuit à ma lucarne… j’ai le pressentiment que, cette nuit, je verrai quelque chose !… Les deux hommes ont l’air trop préoccupé ! Je devine bien ce qui les gêne… « La rouge goutte de sang pèse plus que la mer en colère !… » Lady Macbeth en a fait l’expérience avant mes voisins de l’Île-Saint-Louis…

Cette nuit-là… oui, cette nuit-là pèsera encore sur ma mémoire, nuit lourde avec ses nuages de suie, son eau de plomb, car il a plu un peu, il a plu des larmes brûlantes, et des lueurs de soufre.

C’est par cette nuit-là que la « Vierge » s’est encore levée, m’est encore apparue avec son harmonieuse douleur.

C’est de Christine que je parle. Pourquoi ne continuerais-je pas à l’appeler la « Vierge » ? Parce que mes yeux ont vu ! ont vu quoi ? Est-ce que je sais ce que mes yeux ont vu ? Est-ce qu’ils le savent ? Toute réflexion faite… on peut cacher un monsieur dans une armoire et rester pure ! Il me plaît de penser cela !… Je trouve Boubouroche sublime et plus intéressant que tous les Sganarelles qui rient au parterre… Il me plaît que l’affreux drame — dont j’ignore tout — n’ait pas diminué ma Divinité !…

Écoutez ! écoutez bien ceci ! moi aussi, j’ai mon drame — dont j’ignore tout également — un drame qui m’étreint de ses tentacules invisibles, mais qui, peu à peu, finiront par sucer toute ma pensée… un drame au bout duquel, si le hasard le veut, il y a peut-être l’échafaud !… Et cependant, moi aussi, je suis pur !

Seigneur Dieu, ne jugeons personne !… Ayons peur des formes que prennent les choses en nous frôlant et ne disons point tout haut avec le triste orgueil de la créature qui ne dispose que de ses cinq sens « ceci est » ou « ceci n’est pas »… Méfions-nous ! méfions-nous ! l’Univers est autour de nous comme une immense embûche… d’autres avant moi ont prononcé le mot : Farce !

Je n’irai pas jusqu’à ce mot-là tant que je croirai en Christine.

La nuit est si lourde et si basse autour de l’île, que celle-ci semble plus isolée que jamais de la ville.

Elle est comme sous une cloche qui m’étouffe.

C’est à peine si je puis respirer…

Tout d’un coup, j’ai entendu la voix qui remplissait l’effrayant silence.

C’est la première fois que j’entends sa voix à cette distance, et, peut-être, après tout, me suis-je imaginé l’avoir entendue ?… Non ! c’est bien elle qui a prononcé ces mots… je n’aurais pas pu les inventer… je veux dire que je n’avais aucune raison pour les inventer… C’étaient des mots très simples. Elle disait : « Au revoir, Gabriel ! »

Elle ne bougeait pas. Elle était sur le balcon. Sa voix remplissait solennellement l’air si lourd, la nuit soufrée… Et devant elle, passa le cortège… C’étaient le vieux Norbert et son neveu qui portaient, roulé dans une couverture, le cadavre !

L’armoire était ouverte derrière eux… Ainsi, j’avais bien deviné… Le cadavre était encore là quand j’étais monté dans l’atelier !

Eh bien ! cette Christine est surhumaine !… Non ! Non !… Tu n’es pas une poupée sans cœur, ô céleste créature !…

Maintenant que j’ai entendu ta voix d’or dans cette affreuse nuit de silence, ta voix qui disait « au revoir » aux restes ensanglantés de l’un des plus beaux des fils des hommes, j’ai compris ton impassibilité de statue… Au revoir ! tu es donc décidée à le rejoindre au fond de cet inconnu où il y a promesse d’union des âmes, mais où peut-être aussi règne le grand Pan de jadis, revêtu de sa peau de léopard ! ô païenne Christine !…

Disparais donc et moi aussi je disparaîtrai de cette terre au sein de laquelle j’ai hâte de déposer mon abominable défroque.

Je voudrais être ce cadavre que tu pleures… et qu’ils descendent dans le jardin…

Toi, tu n’as pas voulu en voir davantage et tu t’es redressée dans la nuit jaune et tu as disparu tandis qu’ils s’enfonçaient dans le puits d’ombre…

Mais rien ne remue plus au fond de l’ombre… s’ils creusaient une fosse, je verrais leurs gestes noirs…

Le rez-de-chaussée du pavillon a toujours été pour moi quelque chose d’obscur et de mal défini. Trois portes étroites et cintrées donnant sur le jardin et ne s’ouvrant jamais, toutes clouées de planches. Deux fenêtres, une à chaque extrémité, bouchées de persiennes. Deux ou trois fois, pendant ma faction, il y a eu comme un éclair intérieur qui traversait tout cela, comme une immense étincelle électrique entr’aperçue par les interstices des cloisons mal jointes… et puis tout retombait à la nuit…

C’est là que le neveu travaille quand il n’est pas renfermé là-haut dans l’atelier avec Christine et le vieux Norbert… Sans doute doit-il se livrer à des expériences de radiographie… De nos jours, il n’y a plus de médecin ni de chirurgien sans électricité… Je sais aussi (bavardages de Mme Langlois) qu’à ce rez-de-chaussée, à droite, il y a un immense fourneau avec toutes sortes d’instruments, de cornues, de ballons de verre (comme dans les laboratoires de sorciers du temps jadis, au cinéma).

Et, cette nuit, à travers les persiennes, c’est de là que vient la lueur… et non pas un étincellement électrique… mais une lueur de flamme ardente qui semble intérieurement lécher les murs et puis qui s’éteint tout d’un coup… pour reprendre soudain et s’éteindre encore… Combustion bizarre, désordonnée, activée sans doute par le jet de quelque liquide inflammable…

Et puis, tout à coup, au-dessus du toit, dans la nuit jaune et basse… bouillonne un tourbillon sombre, épais, funèbre, qui hésite dans la direction à suivre et finalement s’étale sur l’île, rabat ses scories jusque sur les quais déserts, nous enveloppe d’un voile de deuil sinistre en même temps que d’une atmosphère inquiétante… où persiste une horrifiante odeur !…

Ah ! les imprudents !