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La Poupée sanglante/05

La bibliothèque libre.
Tallandier (p. 42-51).

V

TU VIENS T’ASSEOIR ET TU LANCES DES ŒILLADES MINAUDIÈRES

Mercredi. — Bon ! Christine n’est pas morte de désespoir ! Elle est dans mon atelier et bien vivante, je vous l’assure ! C’est vraiment gentil à elle d’être venue me rassurer !… car c’est bien pour moi, cette fois, qu’elle a franchi mon seuil, comme si elle avait deviné que sa présence seule pouvait calmer mon angoisse, comme si elle savait que je savais !

Elle est venue, mais où veut-elle en venir ? où veut-elle en venir ?

Elle est pleine de grâces et sa toilette est charmante : une nouvelle robe de printemps, qu’elle s’est confectionnée elle-même assurément, mais avec ses doigts d’artiste et qui ne prévoyaient pas le deuil !…

Ce qu’une jolie fille peut faire avec du linon blanc et bleu et un peu de broderie au point de croix !…

Certes ! ce n’est point à mon intention que cette robe a été faite, mais je ne saurais douter que c’est pour moi qu’on l’a mise !

Si vraiment son cœur est en deuil, ce vêtement de clarté est bien redoutable !… Quel est donc son dessein pour que Christine soit coquette avec le monstre ?

Question à laquelle j’essaie de me raccrocher éperdument pour ne point perdre pied à ce nouveau tournant de l’inexplicable aventure ! Et puis j’abandonne ma question, je lâche tout et je me sens tourner au fond du gouffre, heureux affreusement de m’y enfoncer pour elle, sous son regard qui me sourit, qui a besoin de moi — car elle ne serait pas là avec toute sa coquetterie si elle n’avait pas besoin de moi — besoin de moi, dans son crime !…

Qu’elle fasse de moi ce qu’elle voudra !… Je suis prêt à prendre toutes les responsabilités !…

Je ne saurais concevoir que le moindre danger menace cette admirable enfant, dont les longues mains nues jouent entre les pages de Verlaine.

Pour qui, comme moi, a regardé passer pendant plus de deux ans cette méprisante archiduchesse, il faut qu’il se soit produit quelque chose de fabuleux pour que cette grâce minaudière soit venue s’asseoir, en face de moi, devant mon comptoir !…

Ce crime, je le bénis !… et cette horrible odeur qui me faisait râler, cette nuit, sous mon toit… la maudite odeur de l’holocauste qui devait me poursuivre toute la vie… je ne la sens déjà plus… car son parfum à elle est venu !…

Ah ! l’odeur de sa chair vivante et nue sous les linons cerclés de petits points de croix !

La vie est plus forte que la mort !

Va, mon enfant, parle !…

Attends un peu, d’abord je vais envoyer en course l’apprenti qui rôde en reniflant comme un phoque au fond de l’atelier… et puis je vais fermer la porte pour que la rue n’entre pas chez nous !… car la rue est chez moi !… Voilà une histoire qui fournira les veillées de l’île !… Le museau pointu de Mlle Barescat s’est avancé entre les hublots inquiétants de ses lunettes et sous l’arc de triomphe de son bonnet tuyauté ; la face plate de la mère Langlois reflète un coucher de soleil, là-bas, à l’horizon borné par la boutique de la charcutière… Derrière les vitres, les rideaux frémissent sous d’agiles mitaines…

— Monsieur, je viens à vous comme à un ami !…

J’essaie de sourire :

— Un ami ? Mais vous ne me connaissez pas !

— Si, monsieur, je vous connais !… D’abord vous êtes mon voisin depuis des années et, comme je suis curieuse, j’ai voulu savoir qui était mon voisin…

— Un pauvre relieur, mademoiselle…

— Un grand poète, monsieur !

Je n’ai pas bronché. Mon silence ne l’a pas embarrassée le moins du monde. Elle a appuyé son coude d’ivoire (car les manches de cette blouse de linon sont très courtes) sur les volumes qui traînaient devant elle, a posé doucement sa tête adorable dans les pétales de sa main que ne déshonorait aucun bijou et, en me regardant — en me regardant — elle prononça :

« Dédié à celle qui passe. — Pour l’amour de Dieu, ne remue pas les sourcils quand tu passes près de moi ; que ton regard reste glacé dans son lac immobile ; les minauderies de tes yeux, si tu voulais, boiraient le sang de bien des gens. Au nom de ta jeunesse, douce aimée, ne me fais pas pleurer !… Je suis orphelin, je suis enfant !… Rien ne pourrait me retenir !… Ne m’attire pas dans ton feu !… Ton amour m’a rendu pareil aux nuages déchirés par l’orage. »

— Assez ! interrompis-je dans une agitation qui touchait à l’attaque de nerfs… Assez ! ce sont de très mauvais vers ! Vous oubliez que si la reliure qui les parait, à la dernière exposition des maîtres, a obtenu le prix, eux n’ont eu aucun succès… ce qui est justice, car, après tout, ils n’étaient signés d’aucun nom connu…

— Ils n’étaient pas signés du tout ! laissa-t-elle tomber sans s’émouvoir autrement de l’état où elle me voyait, mais j’ai bien pensé qu’ils étaient de vous !…

Je pâlis atrocement sans oser la regarder. À l’ivresse de tout à l’heure succédait une rage qui m’étouffait… Sans aucun doute cette fille se moquait de moi ! et avec quelle tranquille audace ! Enfin je pus m’exprimer et je lui jetai :

— Vous êtes cruelle !… Du reste, j’ai toujours pensé que vous étiez trop belle pour n’être point la cruauté même et peut-être sans que vous vous en doutiez, ce qui est votre seule excuse !…

— Continuez donc ; fit-elle lentement, je ne suis point venue chercher ici des compliments !

Qu’êtes-vous venue chercher ?…

Ces mots terribles, j’aurais voulu les rattraper. Mais j’étais comme forcené. Et ainsi qu’il arrive aux plus timides quand ils donnent un essor inattendu à leur hardiesse, je perdis toute mesure. Sans attendre sa réponse, je l’accablai de reproches stupides comme si elle m’avait donné quelque droit sur elle, par sa conduite antérieure vis-à-vis de moi…

Eh bien ! oui, j’avais fait des vers, mais pour moi tout seul, et il n’appartenait à personne au monde, pas même à elle, de venir railler ma solitude et ma détresse !…

— Vous prétendez me connaître, lui dis-je encore, et vous n’avez rien trouvé de mieux, avant de pénétrer ici, que de prendre pour complice ma vanité d’auteur ! Si vous soupçonniez le mépris que j’ai pour moi et pour les autres, pour tous les autres, vous vous seriez abstenue d’apprendre par cœur un méchant sonnet que j’avais depuis longtemps oublié !

Elle ne broncha pas, mais quand j’eus fini, elle se remit tranquillement à dire de mes vers et même de ma prose, qui est assez rare, — où ? dans quelle boîte, sur les quais, avait-elle pu dénicher les misérables opuscules ? — elle connaissait toute mon œuvre, ma pauvre, déchirante, blasphématoire, attendrissante, révoltante œuvre… aussi bien que moi !… mieux que moi… car sa façon de dire attestait qu’elle ajoutait quelquefois un sens supérieur à un texte dont toute la valeur ne m’était pas encore apparue…

Décidément l’intelligence de Christine est prodigieuse. Je dis cela naïvement, sincèrement, parce que je suis très difficile à comprendre et qu’elle est à peu près la seule à m’avoir compris. En tout cas, je suis anéanti devant cette révélation ! Depuis un temps que je ne saurais apprécier, cette fille qui passait près de moi sans me regarder jamais, vivait avec mes pensées !…

Pourquoi a-t-elle tant attendu pour me révéler cela ? Pourquoi ? Pourquoi aujourd’hui plutôt qu’hier ?…

Sans doute lit-elle en moi comme en un livre, car elle répond sans plus tarder :

— Monsieur, vous m’avez demandé tout à l’heure : « Qu’êtes-vous venue chercher ? » Monsieur, je suis venue vous demander un grand service !… Mon père, mon cousin et moi nous traversons en ce moment une crise atroce… (Ah ! ah ! pensais-je encore, nous y voilà ! Elle sait que je sais ! que j’ai vu ! Elle éprouve le besoin de s’expliquer, elle plie sous la nécessité d’entrer en pourparlers avec le voisin d’en face ! Quel mensonge vais-je entendre ?…)

» Oui, atroce ! répéta-t-elle (et elle baissa la tête, et ses yeux me quittèrent, et la salle se remplit d’une ombre opaque)… Nous sommes ruinés… Nous avons mangé depuis longtemps l’héritage de ma mère… et ce que nous gagnons est insignifiant !… Monsieur, je vois sur ce rayon, derrière vous, les Études philosophiques de Balzac. Avez-vous lu la Recherche de l’absolu ? Oui, naturellement, vous l’avez lu. Je ne sais si vous êtes de mon avis, mais j’estime que ce roman est, avec Louis Lambert, la plus belle œuvre de Balzac, la plus noble et aussi la plus dramatique. Quoi de plus angoissant, en vérité, que le sort de cette famille bourgeoise et prospère et peu à peu ruinée par l’idée de génie ? Rien ne résiste à la folie sublime de l’inventeur, et les enfants sont obligés de subir la débâcle du vieux Claës, comme… Vous m’avez comprise, monsieur ! Seulement, en ce qui concerne l’horloger Norbert de l’Île-Saint-Louis, il y a une petite différence… Les enfants du héros de Balzac ne croient pas à son génie, sa femme non plus du reste (et elle n’en apparaît que plus touchante dans son dévouement), tandis que les enfants de Norbert — je veux parler de son pupille et de moi, monsieur — ont la foi la plus absolue dans l’idée et n’auraient pas hésité, si cela avait été nécessaire, à mettre leur père sur la paille dans le cas où il eût hésité !…

— Mâtin ! fis-je… tout cela pour le mouvement perpétuel !

— Pour cela, ou pour autre chose, monsieur !

— Oh ! ne me croyez pas indiscret ! Je savais qu’en vous parlant du mouvement perpétuel, je ne vous apprendrais rien des bruits qui courent dans les arrière-boutiques du quartier.

Christine releva la tête et sourit ; tout fut de nouveau illuminé a giorno.

— Reparlons sérieusement, je vous prie… Sur la paille, nous le sommes donc !… et je vais vous dire tout de suite de quoi nous vivons… Je vous ai déjà prouvé que je vous connaissais mieux que vous ne l’imaginiez… je vais vous prouver maintenant que je vous considère comme un ami… (sa figure devint extraordinairement grave)… oui, je vais vous parler comme à un ami, comme à un frère ! (c’est cela ! je m’y attendais !… comme à un frère !… c’est toujours comme à un frère que ces dames me parlent)…

»… Nous sommes à l’entière disposition de notre propriétaire… le marquis de Coulteray… Nous lui devons plusieurs termes… il peut, si bon lui semble, nous mettre à la porte demain ! S’il ne le fait pas, c’est à cause de moi !… le marquis de Coulteray me fait la cour !… (Comment ! encore un ! Et elle est venue pour me dire cela !… Il me semble que la madone de l’Île-Saint-Louis est bien occupée entre son fiancé, le cadavre de son Gabriel, son marquis et son frère : le relieur d’art de l’Île-Saint-Louis ! Ô Christine ! énigme de plus en plus indéchiffrable !)… une cour très convenable… du moins jusqu’à présent… Ma présence chez lui lui plaît… il prétend même qu’elle lui est nécessaire… Je passe quelques heures tous les jours dans son hôtel, sous prétexte de petits travaux à effectuer… des étains… de la ferronnerie pour de vieux lutrins… des ciselures pour antiphonaires. Sa bibliothèque est unique… vous verrez !

— Ah ! je verrai cela !… fis-je pour dire quelque chose et d’un air tout à fait désemparé.

— Mon Dieu, oui ! du moins, je l’espère, sans quoi il n’y aurait aucune raison pour que je vienne vous faire de telles confidences…

— Bien !… bien !… je vous écoute… continuez !…

— À l’extrémité de cette bibliothèque se trouve une petite pièce de quelques mètres carrés que le marquis a fait transformer pour moi en atelier et qui vous servira à vous aussi si… mon Dieu ! si vous le voulez bien ! si vous consentez à donner une suite à ma proposition de l’autre jour !… Monsieur Bénédict Masson, j’ai confiance en vous !… je vous dis tout ! (Oh ! ce que les femmes peuvent mentir !) Venez à mon secours !… Si je romps avec le marquis… non seulement je perds la petite pension qui nous fait vivre, mais je suis sûre qu’il n’hésitera pas à nous mettre à la porte !… Or, nous ne pouvons quitter notre domicile de l’Île-Saint-Louis sans une véritable catastrophe !

Là-dessus, un silence. Cette fois, nous y voilà ! Il est toujours dangereux de quitter un endroit encore tout chaud d’un assassinat ! Un cadavre laisse souvent des traces, même quand on l’a fait passer par un poêle ! La chronique judiciaire ne nous en apporte que trop d’exemples !… Ainsi pensai-je, car enfin, pendant qu’elle m’entretenait de cette nouvelle histoire à laquelle je ne m’attendais pas, je ne songeais qu’au drame, moi, que j’avais vu, et dont elle avait l’air de ne plus se souvenir !… Mais, comme on dit au Palais, nous allons entrer dans le vif du débat, si tant est que l’on puisse s’exprimer ainsi en parlant d’un mort… Eh bien ! je me suis encore trompé ! Gabriel, ni de près, ni de loin, ne fera les frais de cette conversation. Christine, en effet, continue, attristée…

— Oui, une véritable catastrophe… pour nos travaux ! Nous ne pouvons les transporter ailleurs… cela nous est impossible, matériellement et financièrement… Ce serait la fin de tout !… Ce serait la fin de trois vies, et peut-être davantage !

Alors, c’est bien vu, bien entendu ? De Gabriel, pas question ! Elle s’imagine que je ne sais rien… Tout de même, elle sait, elle, et cela ne semble aucunement la préoccuper ! Après tout, qu’est-ce que je m’imagine ? Elle ne pense peut-être qu’à cela, avec sa figure vermeille et cette parure de clarté !… Alors, un monstre ?… Pourquoi pas ?… Avec elle je navigue du ciel à l’enfer avec une rapidité d’onde hertzienne. Nous sommes deux monstres, bien faits pour nous entendre…

— Si je vous comprends bien, vous me demandez d’accepter tout de suite d’être quelque chose comme le bibliothécaire-relieur de M. le marquis de Coulteray, et cela parce que vous craignez de rester seule avec lui !…

— C’est cela, monsieur !… vous voyez la confiance…

— Parfaitement ! là confiance !… la confiance !… Compris !… Mais le marquis, lui, ne pourra me voir venir que comme un ennemi !…

— Non ! car j’ai posé mes conditions !… Il vaut mieux que vous sachiez tout… Je voulais partir… enfin je faisais celle qui voulait partir… ne plus revenir chez lui !… Il m’avait dit des choses qui m’avaient déplu… Il est très grand seigneur… extrêmement poli et parfois incroyablement audacieux… Il a pu croire que je ne reviendrais plus !… Il m’a suppliée… Je lui ai dit que je ne resterais que si, désormais, il y avait un tiers entre nous… Il a accepté… La chose s’est passée tout récemment… ce matin même… et je suis venue vous voir… j’ai pensé à vous tout de suite…

— Oui, comme à un vieil ami, comme à un frère… je sais !… Mais la marquise, demandai-je tout à coup, qu’est-ce qu’elle fait dans tout cela ?

Dans tout cela, répondit Christine en fronçant ses beaux sourcils, dans tout cela, la marquise m’a suppliée de rester, elle aussi ! (C’est toujours ainsi, pensai-je.)