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La Poupée sanglante/06

La bibliothèque libre.
Tallandier (p. 52-60).

VI

LA MARQUISE DE COULTERAY

Christine me conduira où elle voudra. J’accepte tout ce qu’elle me propose. Je suis le dernier des lâches, car maintenant je sais pourquoi elle est venue me trouver, elle, et pourquoi il me subira auprès d’elle, lui !… je suis laid !…

Je le crois bien qu’ils ont pensé à moi tout de suite, quand la nécessité de mettre un tiers dans leur intimité leur est apparue. Ne suis-je pas « le tiers » idéal ? Ni l’un ni l’autre n’auront rien à craindre de mes entreprises pensent-ils, — mais, entre nous, le monstre n’aime pas qu’on le taquine.

Nous allons bien voir. Laissons-nous conduire, puisque je ne puis faire autrement.

Nous voici tous les deux dans la petite rue qui conduit au quai, la petite rue qui n’est à l’ordinaire qu’un courant d’air et qui, ce matin, est ravagée par un vent qui nettoie furieusement toute l’île des scories de la nuit ! Ah ! poussière des nuits ! odeur funèbre ! Autant en emporte le vent ! Je ne vois plus, moi, dans le vent, que les jambes de Christine gantées de soie, tapant leurs petits talons Louis XV sur le vieux pavé du roi — « sous tes souliers de satin — sous tes charmants pieds de soie — moi je mets ma grande joie — mon génie et mon destin ! »

Elle a encore bien grande allure, cette demeure décrépite qui se dresse devant nous comme une ombre fastueuse du passé… L’hôtel Coulteray est assurément, avec l’hôtel Lauzun, l’un des plus beaux de l’île, sinon le plus beau, en tout cas l’un des mieux conservés dans sa vieillotterie, celui qui a été le moins retouché par nos architectes modernes… Nous avons pénétré sous sa voûte, que ferme l’énorme porte cloutée à double vantail, par un portillon derrière lequel nous avons trouvé un noble vieillard (coiffé d’une casquette galonnée) qui semblait nous attendre. Le portillon rendit derrière nous un bruit sourd et nous entrâmes dans une ombre lourde de plusieurs siècles.

Puis ce fut la cour d’honneur que Christine me fit traverser rapidement sur un pavé encadré de mousse où elle était la seule à ne pas chanceler…

Elle ne me donna point le temps d’admirer la courbe harmonieuse du perron… nous étions déjà dans le haut et grand vestibule où nous fûmes accueillis, sortant de je ne sais quelle niche, par une espèce de chat humain dont la figure de bronze poli, trouée de deux yeux énormes de jade, s’enturbannait d’une soie immaculée…

— Sing-Sing ! me souffla Christine, le petit valet de pied hindou du marquis… un très gentil garçon et très serviable, mais un peu encombrant, trop souvent fourré dans vos pattes, ou s’allongeant sur une corniche, se balançant au-dessus d’une porte « histoire de vous faire peur pour rire »… Chassez-le en claquant dans les mains, comme pour un petit animal qu’il est… Sauve-toi, Sing-Sing !

Sing-Sing nous quitte et en trois bonds va rejoindre une sorte de niche rembourrée, qui tient de la corbeille et de la guérite où, sous des couvertures, il attend des ordres en méditant ses petites farces.

Christine a poussé une porte, nous traversons plusieurs salons aux incomparables boiseries, aux vieilles dorures, aux meubles garnis de housses laissant passer leurs pieds écaillés… Ah ! glorieux passé ! glorieux et intact passé ! Mais pourquoi, tout à coup surgie, dans le cadre d’une porte au trumeau Louis XV, cette statue du Pendjab, cet hercule indien qui froidement nous salue en nous ouvrant, d’un geste auguste, la porte de la bibliothèque ?

— Celui-ci, dit Christine, c’est Sangor, le premier valet de chambre du marquis, son domestique de confiance. Sangor le fait un peu à la divinité. Il a toujours l’air de sortir d’une conférence avec Bouddha… et il vous apporte un verre d’eau sucrée comme s’il vous faisait présent de tous les trésors de Golconde. Faire bien attention à lui… On le prendrait facilement pour une brute et je le crois très intelligent. On ne sait jamais s’il vous comprend, mais il vous devine ! Avec cela, fort comme une cariatide !

— Mais il n’y a donc que des domestiques indiens, ici ?

— Non, vous avez déjà vu le portier, il est Français. C’est le seul. La domesticité de la marquise est anglaise. Les gens du marquis sont indiens… Vous savez qu’il s’est marié là-bas en Hindoustan…

— Qui, je sais… Mais dites-moi, elle est prodigieuse cette bibliothèque, vous n’aviez rien exagéré.

— Je n’exagère jamais rien !…

Dans cette bibliothèque pâle, pâle, aux vieux bois effacés, aux moulures effritées derrière des treillis dédorés et légers comme les premiers enlacements d’une corbeille destinée au boudoir d’une coquette… il y avait là des milliers et des milliers de volumes dans leurs reliures centenaires… Sur les tables, sur les lutrins, je soupçonnai, du premier coup d’œil, des merveilles…

— Vous verrez ! vous verrez ! me dit Christine… il y a là des livres sans prix ! des autographes rarissimes comme n’en possède pas l’Arsenal : tenez, dans ce coffret fleurdelisé, voici le livre d’heures de Blanche de Castille qu’elle légua à son petit saint de fils… Lisez : « C’est le psautier de Monseigneur Loys, lequel fut à sa mère » ; il provient des trésors dispersés de la Sainte-Chapelle ; puis la bible de Charles V, portant de la main même du roi : « Ce livre à moy, roy de France »… et ce missel dont chaque feuille est encadrée d’une incomparable guirlande due au pinceau du « maître aux fleurs », ce grand artiste dont on ignore le nom… Ah ! cher relieur d’art, mon voisin, quels trésors pour vous ici, quelles inspirations… Voici encore, dans ce coffret, la lettre d’amour de Henri IV embrassant « un mylion de fois » la marquise de Verneuil… Le marquis veut faire un recueil d’autographes s’il trouve un relieur digne de les réunir. Tenez-vous bien, monsieur Bénédict Masson.

J’étais transporté. Il n’y avait plus en moi que l’artiste… l’amoureux lui-même semblait avoir fui… quand, tout à coup, dans cette grande pièce pâle où glissait une lumière avare, je sentis que le drame (que j’avais oublié un instant) pénétrait avec cette figure de rêve, emmitouflée de fourrures blanches, qui s’acheminait vers nous… quel drame ?… celui d’à côté que j’avais vu, en partie, se dérouler sous mes yeux ?… celui d’ici que je ne connaissais pas encore ?… Peut-être bien les deux à la fois.

Oui, quand je me rappelle cette première heure singulière, passée dans le vieil hôtel de Coulteray, ce qui domine en moi, c’est l’impression que l’un de ces drames pourrait peut-être un jour s’expliquer par l’autre, en tout cas qu’ils n’étaient pas étrangers l’un à l’autre… et que ce mur, bâti jadis pour séparer l’antique demeure, ne séparait plus rien du tout depuis que Christine en faisait si facilement le tour.

Qu’y avait-il de vrai dans tout ce qu’elle m’avait raconté le matin même ? J’allais peut-être le savoir de la bouche de ce fantôme pâle qui s’avançait vers nous… c’était la marquise ; je l’avais reconnue, bien qu’elle m’apparût encore plus exsangue que lorsque je l’avais vue pour la première fois. Son apparition me plongea immédiatement dans cette indéfinissable rêverie que nous cause une musique douce et triste, apportée à nos oreilles par une brise lointaine à travers un grand silence… quel souffle de l’au-delà soulevait cette fragile image ? Autant Christine semblait la réalisation idéale de la vie, par sa ressemblance avec les plus suaves figures de la Renaissance italienne, autant le visage de la marquise avait un air de songe aux transparences si délicates qu’on eût craint de les profaner par l’examen. Je ne me lassais pas de regarder Christine, mais devant cette langoureuse lady, on ne pouvait que baisser les yeux par crainte de l’effleurer ou peut-être même par pitié… d’autant que cette forme fugitive était éclairée doucement par le triste flambeau d’un regard plein d’inquiétude et de douleur.

Je pus constater tout de suite que j’étais attendu, car Christine ne m’eut pas plus tôt présenté que la marquise me remercia presque avec effusion d’être venu, et assez hâtivement du reste, comme si elle eût craint d’être surprise… D’une voix qui rappelait le pépiement craintif d’un petit oiseau tombé du nid, elle me dit :

Mlle Norbert nous a parlé de vous… Vous êtes le bienvenu… Le marquis a besoin d’un homme comme vous pour ses collections, auxquelles il attache un si grand prix… Figurez-vous que Mlle Norbert voulait nous quitter !… C’est si triste ici !… Elle prendra patience dans la compagnie d’un artiste comme vous !… Moi aussi, j’aime les livres… je viendrai vous voir de temps en temps. Je m’ennuie… si vous saviez comme je m’ennuie ! Il faut me pardonner… J’ai été élevée aux Indes, n’est-ce pas ? Il ne faut pas me quitter ! Il ne faut pas me quitter !…

Là-dessus, elle s’en alla ou plutôt se sauva… disparut au bout de la pièce comme si elle passait à travers les murs, en répétant ces mots : « Il ne faut pas me quitter ! »…

Christine ne m’avait donc pas menti. Et c’était peut-être moins pour le marquis que pour la marquise qu’elle restait, et par charité… si elle avait mené une véritable intrigue avec cet homme, elle ne m’en eût certes point averti !… elle murmura :

— Pauvre femme !

Nous restâmes un instant silencieux. À travers la vitre je regardais le jardin qui s’étendait derrière l’hôtel et qui me parut un peu négligé, ce qui n’était point pour me déplaire. L’été tout proche paraissait déjà en vainqueur dans le fouillis de verdure et la libre éclosion des fleurs… Je me tournai vers Christine :

— La santé de la marquise me paraît bien précaire.

Elle me répondit, en appuyant son front à la vitre :

— Cela dépend des jours. Parfois on la croirait près d’expirer… et puis, avec quelques bons jus de viande, elle reprend des forces… elle paraît normale alors !…

— Comment, normale ?… Que voulez-vous dire ?

— Rien… seulement je crois que la marquise a beaucoup d’imagination… Oui, il y a des jours où elle se croit plus malade qu’elle ne l’est… cela suffit pour qu’elle le devienne tout à fait…

Et, sans transition, Christine continua :

— Ah ! monsieur Masson… je voulais vous dire une chose… Vous voyez cette petite porte là-bas, au fond du jardin… elle donne sur la rue que nous avons suivie pour venir jusqu’ici… Elle est à quelque cinquante mètres de chez vous… Il vous serait donc beaucoup plus commode de venir directement ici par cette porte et d’entrer par la porte de la bibliothèque qui donne sur le jardin que de faire le tour par la grande entrée, et d’avoir à attendre la bonne volonté du « suisse », comme on dit encore ici !… Je demanderai donc au marquis qu’il vous en donne la clef !

— Et vous croyez que le marquis la donnera à un inconnu ?

— D’abord, vous n’êtes pas un inconnu… et puis le marquis ne refusera pas cette clef, du moment que c’est moi qui la demande pour vous ! Seulement, quand vous l’aurez, vous me la donnerez… à moi !

— À vous ?

— Oui, à moi ! Oh ! n’ouvrez pas ces yeux étonnés… et qui attestent les plus méchantes pensées. Monsieur Bénédict Masson, si j’ai besoin de cette clef, ce n’est point pour venir ici en cachette, je vous prie de le croire… c’est pour m’enfuir, si c’est nécessaire !

J’en pouvais à peine croire mes oreilles !

— Ce marquis est donc bien redoutable ? fis-je…

— Vous le verrez !

Encore un silence… Je le verrai si je veux, car, enfin, rien encore n’est décidé, mais cette opinion, je me garde bien de l’exprimer, la jugeant, du reste, vaine et inutile à cause du peu de cas que je fais de ma volonté en face de celle de Christine… Cependant, je ne puis dissimuler mon inquiétude ; depuis quelques minutes, la marquise et Christine m’ont promené dans une atmosphère tellement incertaine… La fille de l’horloger comprend mon hésitation :

— Il ne se passe pas autre chose ici que ce que je vous ai dit, et qui n’a rien de tout à fait exceptionnel !…

— Le marquis, on ne le verra pas ?

— Peut-être pas aujourd’hui !… J’avais espéré… mais il est encore un peu honteux après la scène de ce matin…

— Ah ! c’est ce matin…

— Oui, il a voulu m’embrasser !… C’est tout ce qu’il y a eu de grave entre nous… C’est pardonnable !…

— Comment donc !

— Et je lui pardonne !… Mais je prends mes précautions pour l’avenir, voilà tout !

— Oui, la clef… la clef… et moi !

Elle a compris mon égarement, et alors il s’est passé cette chose stupéfiante : elle m’a pris la main et l’a gardée dans la sienne, comme si cette main lui appartenait, d’un geste qui prenait possession définitivement de ma personne, et m’a dit :

— Soyez mon ami !… Il y a longtemps que je le désire !

Longtemps !… Et cependant, quand elle était passée près de moi pendant des mois, des années, elle n’avait pas « remué les sourcils » et son regard était resté « glacé dans son lac immobile »… Ah ! pitié, pitié, Christine !… « Ne me fais pas pleurer ! » comme disent mes pauvres vers… Je suis orphelin… Je suis enfant ! Ne m’attire pas dans ton feu ! Rien ne pourrait me retenir ! Et peut-être, ne me pardonnerais-tu pas aussi facilement que tu as pardonné au marquis.

J’étais sans voix et je n’osais bouger de peur d’une catastrophe, d’une bévue de ma part, d’une maladresse, d’une caresse qui, si humblement se fût-elle présentée, ne pouvait être, venant de moi, qu’une forme de la brutalité… (j’étais payé, je vous le jure, pour savoir là-dessus à quoi m’en tenir)… ma main dut cependant la brûler, car elle la quitta soudain comme on quitte un fer rouge ; cependant à son geste trop prompt, elle trouva une excuse :

— La marquise !

Moi, je n’avais rien entendu. Les fourrures blanches étaient en effet revenues… Elles étaient derrière nous, enveloppant une figure inquiète et souriante et lointaine, comme un vieux pastel.

— Vous nous restez, monsieur Bénédict Masson ?

Oui, oui ! je leur reste !… je leur reste ! Elles peuvent bien être tranquilles !