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La Poupée sanglante/09

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Tallandier (p. 84-88).

IX

DORGA

8 juin. — Christine avait encore raison. J’ai revu la marquise. Elle est méconnaissable.

Trois jours ont suffi pour cette transformation. Maintenant, c’est bien une personne vivante. En tout cas, elle semble reprendre goût à la vie…

Elle sort… ou on la sort en voiture découverte, une voiture attelée… Elle adore, paraît-il, les chevaux… Elle revient du Bois les joues fleuries… Son regard cependant est toujours triste, inquiet, mais le sang circule à nouveau dans ses veines… L’esprit est toujours malade… mais le corps va mieux…

Elle sort avec sa dame de compagnie anglaise… Sangor conduit. Il a à côté de lui Sing-Sing… Elle ne reçoit jamais de visite… Christine me dit que c’est elle qui ne veut recevoir personne… Elle refuse d’aller dans le monde… Et le monde n’insiste pas… Le bruit a commencé à se répandre que la pauvre jeune femme n’avait pas une cervelle très, très solide… Ses silences, ses bizarreries… son air de plus en plus lointain ont détaché d’elle, peu à peu, toute la société du marquis.

Dans les premiers mois de son retour en France, le marquis a donné quelques fêtes dans son hôtel et puis tout ce mouvement qui ressuscitait le quai de Béthune a cessé assez brusquement. On plaint Georges-Marie-Vincent.

Néanmoins, ses amis se félicitent qu’il ait « pris le dessus » sur ses malheurs domestiques.

Je tiens naturellement tous ces détails de Christine. Elle est très renseignée.

— Le sang des Coulteray est plus fort que tout ! me dit-elle. Ils en ont vu bien d’autres !… Un petit bourgeois serait écrasé par cette infortune. Lui, il prend des maîtresses. Il aurait voulu me mettre dans sa collection… ça n’a pas réussi. Il est déjà consolé, ou du moins je l’espère. Je ne suis, je ne puis être que son amie et l’amie de la marquise : ils ont besoin de moi entre eux deux. Vous avez le secret de ma situation ici.

Sur ces entrefaites, le marquis est entré, un flacon et des gobelets d’argent à la main. Ses yeux brillaient.

— Il faut que je vous fasse goûter, dit-il, ce que Saïb Khan vient de trouver pour la marquise. Elle y a goûté. Elle a déclaré cela excellent ! Je vous crois, on dirait du cocktail !… Et savez-vous ce que c’est ? Un mélange de sang de cheval, d’hémoglobine, de je ne sais quoi !… Goûtez-moi cela, je vous dis !… aucune fadeur… au contraire… une saveur capiteuse… et chaud à l’estomac comme un vieil armagnac !… Ça réveillerait un mort !… Et ça vous donne un appétit !

Nous bûmes. C’était, en effet, tout ce que disait le marquis :

— Avec cela, ma petite Christine, nous la remettrons debout en quinze jours !…

Il se tourna vers moi ;

— Vous étiez là quand on est venu la chercher pour le docteur ?… Christine vous a raconté ?… Vous êtes un ami… La pauvre enfant ! si nous pouvions la sauver !… Bah ! que le corps se porte bien et la tête ira mieux !…

Il s’est frappé le front et s’en est allé avec son flacon et ses gobelets, enchanté, rayonnant !…

— C’est chaque fois la même chose ! me dit Christine… chaque fois il s’imagine que sa femme est sauvée !… En attendant, il va aller ce soir rejoindre sa Dorga !

— Sa Dorga ?

— Oui, la danseuse hindoue !…

— Décidément, il a beau en être revenu, il ne sort pas de l’Inde, cet homme-là !…

— Il l’a ramenée de là-bas en même temps que sa femme…

— Vous m’aviez dit qu’il adorait la marquise !

— Êtes-vous naïf !… Un Coulteray peut adorer sa femme et avoir dix maîtresses… Celle-ci lui fait honneur… elle fait courir tout Paris…

9 juin. — J’ai vu Dorga… Oui, moi qui ne sors pas le soir dix fois par an, j’ai eu la curiosité d’assister aux danses de la belle Hindoue… Je suis allé au music-hall. Il y avait, comme on dit dans le jargon des communiqués de théâtre, une salle « resplendissante ».

Je m’attendais à une petite danseuse demi-nue, avec quelques bijoux sur la peau, des disques aux seins, une ceinture de métal et de lourds bracelets aux chevilles ; je m’attendais encore à quelques déhanchements rythmés dans un décor de pagode, enfin « le genre » si ennuyeux qui a débarqué en Europe avec la dernière exposition. J’ai vu apparaître une superbe créature, au teint à peine ambré, dans une toilette de gala à la dernière mode.

Mâtin ! le marquis aime les contrastes ! La marquise et Dorga, c’est le jour et la nuit, un jour blême, à son déclin, à son dernier rayon sous un ciel du nord au crépuscule anémique, et voici la nuit chaude, brûlante, fabuleuse où flambent tous les feux de l’Orient ; mais plus que les bijoux qui l’étoilent, plus que la ferronnière qui étincelle sur son front dur, éclatent les yeux de cruelle volupté de Dorga.

L’Orient dans une robe de la rue de la Paix, les jambes de la déesse Kali dans des bas de soie et dansant un shimmy que l’on écoute dans un silence oppressé.

Après la dernière danse, quand la salle put respirer, une foudroyante acclamation a attesté la satisfaction des spectateurs qui « en voulaient encore »… Mais la belle danseuse avait disparu, assez méprisante, et ne revint plus…

Les lumières jaillirent sur les visages pâles ou cramoisis, au gré des tempéraments, et j’aperçus le marquis, écarlate, qui sortait d’une loge avec Saïb Khan…

Il daigna me reconnaître :

— Vous avez vu ? me jeta-t-il… hein, vous avez vu ?… Quelle merveille !…

Et, à ma grande stupéfaction, il me prit sous le bras :

— Allons la féliciter !…

Je me laissai entraîner. Nous fûmes bientôt dans sa loge, assiégée, mais qui ne s’ouvrit que pour nous… Cette fois, elle était demi-nue au milieu des fleurs.

Le marquis me présenta :

M. Bénédict Masson, un grand poète !

Je ne protestai pas… J’eusse été incapable de dire un mot. Je la regardais à la dérobée, honteusement et l’air mauvais… un air que je prends souvent avec les femmes pour masquer ma timidité. Quant à elle, elle m’avait jeté un coup d’œil dans la glace et ne s’était même pas retournée… Quelques vagues paroles de politesse. Elle devait me trouver très mal habillé. Elle réclama du champagne, passa derrière un paravent, et je m’enfuis, la tête chaude, les oreilles sonnantes…

Je me sentais une haine farouche pour le marquis… et pour tous les hommes riches, qui n’ont qu’à se baisser et à se ruiner pour ramasser de pareilles femmes !…

Et moi ! moi ! qu’est-ce que j’aurai jamais ?… L’image de Christine en moi… charmante et subtile effigie !…

Ah ! Seigneur Dieu ! j’ai envie de me tatouer la peau comme un colonial… comme un « joyeux »… Un cœur avec une flèche, et, autour : « J’aime Christine ! »… Quand je me regarderai dans la glace de mon armoire, je croirai peut-être que c’est arrivé !…