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La Poupée sanglante/10

La bibliothèque libre.
Tallandier (p. 89-95).

X

L’AUTRE CHOSE…

10 juin. — Le spectacle que me donnait Dorga m’avait empêché de prêter la moindre attention au médecin hindou, au fameux Saïb Khan, qui se trouvait dans la loge avec le marquis. C’est à peine si je me rappelai ses yeux de femme, des yeux noirs de houri dans un masque barbu. Mais le marquis est descendu aujourd’hui dans la bibliothèque avec Saïb Khan, et j’ai pu observer celui-ci tout à mon aise.

Saïb Khan a plutôt le type afghan. Il est beau. Ils sont très beaux dans ce pays-là. Il est moins bronzé que les princes indiens des bords du Gange. Son visage sévère est entouré d’une barbe de jais, très soignée, qui se termine en pointe. Il a une stature puissante qui rappelle celle de Sangor, de larges épaules, une taille fine. Il est admirablement habillé, chaussé : élégance simple, impeccable. Je comprends sa puissance sur les femmes, le trouble qu’il inspire. Il paraît si sûr de lui qu’il est à peu près impossible que l’on reste sans inquiétude en face du double mystère de ces yeux de femme et de cette bouche carnassière…

Où donc ai-je déjà vu ce dangereux sourire, aux dents de tigre ?… Eh ! mais dans les portraits !… surtout, surtout dans celui de Louis-Jean-Marie-Chrysostome, le premier des quatre… et ce sourire, toujours un peu féroce, mais à une moindre puissance, il erre encore de temps à autre sur les lèvres de ce bon vivant de Georges-Marie-Vincent !…

Tous deux se sont intéressés à mes travaux qui consistent pour le moment à faire un relevé des documents les plus rares, les plus précieux qui se trouvent accumulés, en pagaïe, dans un coin de la bibliothèque, et qu’il faudra classer, réunir, suivant un plan que je suis libre d’établir à mon gré et suivant mes goûts…

Le marquis est loin d’être une brute. J’ai trouvé en lui non un collectionneur « averti », car cette collection ne lui doit rien, ou à peu près, mais un véritable érudit, très au courant du mouvement littéraire depuis deux siècles : ceci, je ne puis le nier, je ne puis le nier… un homme qui, dans ses voyages, s’est toujours intéressé aux bibliothèques… Nous avons eu une longue discussion sur celle de Florence et sur le manuscrit de Longus et sur la fameuse tache d’encre de Paul-Louis Courier… Il ne donne pas raison à Paul-Louis, qui traite bien à la légère un pareil crime !… Je ne savais pas le marquis si amoureux de Daphnis et de Chloé. Mais tout cela, c’est de la littérature… la réalité, c’est Dorga !…

Ainsi pensai-je et telle était aussi sans doute la pensée de Saïb Khan, dont le sourire s’élargit sur l’éclatante menace de sa mâchoire de bête fauve…

Ils s’en allèrent et ils durent quitter aussitôt l’hôtel, car j’entendis le bruit d’une auto qui s’éloignait dans la cour d’honneur…

Presque aussitôt, la porte qui donnait sur le petit vestibule s’ouvrit et la marquise parut :

— Où a-t-il appris tout cela ? me souffla-t-elle… Où a-t-il appris cela ?… Pourriez-vous me le dire ? Georges-Marie-Vincent a eu une instruction très négligée… d’après même ce qu’il raconte. Il n’a jamais su me dire le nom de son précepteur… Alors ?…

Elle avait écouté derrière la porte… C’est donc en vain que, physiquement, elle se portait mieux ! L’idée était toujours là… cette idée absurde qui me faisait la regarder maintenant avec une tristesse infinie… Elle ne se méprit point à mon air :

— Je vous fais de la peine, n’est-ce pas ? Christine a dû exciter votre pitié !…

Et plus bas :

— Elle n’est pas ici, Christine ?

— Non ! elle vient de partir !…

— Oh ! tant mieux, fit-elle, nous allons pouvoir causer… Elle vous a dit, bien entendu, « l’idée »… Ils me croient tous folle ici… Il y a des moments où je voudrais être morte !… oui, morte !… mais j’ai peur même de la mort !… Oui, il y a des moments où j’ai peur de la mort plus que de tout !… et je vous dirai pourquoi, un jour… à moins que vous ne le deviniez d’ici-là !… j’ai peur de la mort ; j’ai peur de la vie, j’ai peur de Saïb Khan !… Celui-là est tout-puissant… Il peut tout ce qu’il est possible de pouvoir… s’il avait pu m’arracher l’idée du corps comme on arrache une dent, ce serait chose faite depuis longtemps… je l’ai connu aux Indes… aucune idée ne lui résiste !… Pourquoi n’a-t-il pas réussi avec moi ?… parce que, chez moi, l’idée n’est pas seulement une idée, c’est le reflet de la réalité… Vous comprenez bien… ce n’est pas une imagination sur laquelle un homme comme Saïb Khan puisse agir… c’est la vérité vivante et naturelle… contre laquelle il n’y a rien à faire… Saïb Khan commanderait à une montagne de disparaître que l’Himalaya n’en serait point remué sur sa base, n’est-ce pas ?… Eh bien ! il n’est pas plus en son pouvoir de disperser le bloc inséparable, indestructible… jusqu’à ce jour… le bloc des Coulteray !… M’avez-vous compris ?… M’avez-vous compris ?…

Elle posa sur ma main sa main brûlante : « Je vous dis que c’est le même ! »

Ses yeux immenses cherchaient les miens… je n’osais la regarder pour qu’elle ne vît pas toute la pitié qu’elle m’inspirait.

— Madame ! madame ! comment pouvez-vous ! comment une femme comme vous, de votre intelligence !… Madame, prenez garde ! Il n’y a rien de plus redoutable au monde que le merveilleux. C’est un domaine où se sont perdus les esprits les plus solides. Il y a des idées, madame, avec lesquelles il ne faut pas jouer !

— Jésus-Marie ! s’écria-t-elle, ai-je l’air de jouer ? Je parle sérieusement. Ceci est un fait. Georges-Marie-Vincent n’a reçu aucune instruction. Seul, le premier des quatre, disons des cinq, avec celui d’aujourd’hui… Seul Louis-Jean-Marie-Chrysostome, qui était l’un des plus débauchés seigneurs de la cour de Louis XV, fut aussi une sorte de savant.

— Je sais, fis-je, avec cela beau parleur. Il tenait tête à Duclos. Il brillait chez d’Holbach. Il a écrit des articles pour la Grande Encyclopédie.

— Je ne vous apprends donc rien de nouveau, acquiesça-t-elle. Il avait été élevé par les soins de son oncle, l’évêque de Fréjus. Eh bien ! monsieur Masson, je vous affirme que la conversation que vous avez eue tout à l’heure avec Georges-Marie-Vincent n’aurait pas été possible si Louis-Jean-Marie-Chrysostome n’avait pas reçu cette éducation-là !

Je sursautai.

— Tout de même, madame, permettez-moi de vous dire que Paul-Louis Courier n’avait pas encore taché d’encre le manuscrit de Longus au temps de Louis XV !

Elle pinça les lèvres.

— Il ne me manquait plus que vous me prissiez pour une sotte ! laissa-t-elle tomber. J’ai voulu dire que, sans cette éducation-là, sans les souvenirs classiques qu’elle comporte, Georges-Marie-Vincent ne s’intéresserait guère aux trésors de la bibliothèque de Florence.

— Excusez-moi, madame !… Il y a une chose en tout cas que je puis vous dire et qui m’a, en effet, toujours étonné… c’est la solidité de cette instruction classique chez le marquis.

— N’est-ce pas ?…

De nouveau ses yeux brillèrent… de nouveau elle me prit la main…

— Ah ! si vous vouliez être mon ami… mon ami !…

Je prononçai quelques paroles de dévouement… Son agitation subite m’inquiétait… Je regrettais d’être seul avec elle… J’aurais voulu voir apparaître Sangor et même Sing-Sing…

— Oui !… je le sens !… vous me comprendrez, vous, vous !… Il le faut ou je ne suis plus que la plus misérable chose du monde, entre la vie et la mort !… Ni Saïb Khan, ni Christine ne veulent me comprendre !… Christine me prend pour une folle… Saïb Khan pour une malade… et il me ressuscite… malgré moi !… Ah ! pourquoi me ressuscite-t-il ?… Pourquoi me ressusciter pour l’autre ?… À moins qu’il ne soit son complice !… ce que je finirai bien par croire… car enfin… J’ai horreur de toute la vie que Saïb Khan me redonne, au prix de quelles douleurs !… Et cependant il m’est défendu de mourir ! Ah ! mon ami, mon ami !… Êtes-vous jamais allé au château de Coulteray ?… Vous ne l’avez pas visité, non ?… C’est un château, comme on dit : historique… là-bas, entre la Touraine et la Sologne… La chapelle est un chef-d’œuvre comparable à l’église de Brou… Mais je vous prie de croire que ce ne sont point ses dentelles gothiques qui m’ont attirée… non… il faut descendre dans la crypte… Là sont les tombeaux des Coulteray… Monsieur Bénédict Masson, le tombeau de Louis-Jean-Marie-Chrysostome est vide !… Vide, je vous dis !… Comprenez-vous ?

— Mais non, je ne comprends pas !

Elle parut excédée de mon insistance à ne pas comprendre :

— Vide ! et c’est le dernier tombeau des Coulteray !… Il n’y en a plus d’autre. On ne meurt plus chez les Coulteray…

— Mais, madame, s’ils sont morts à l’étranger !…

— Évidemment ! Évidemment !… Mais je vous répète que le tombeau est vide !…

— En bien… la Révolution est passée par là… et combien de tombeaux…

— Ce n’est pas cela ! ce n’est pas cela !… La Révolution n’a rien à faire là-dedans… Le lendemain du jour où l’on a descendu le corps de Louis-Jean-Marie-Chrysostome dans la crypte, on a trouvé la pierre déplacée et le tombeau vide !…

— Et alors ?

— Comment et alors ?… Mais vous ne connaissez donc pas l’histoire des Coulteray ?… Je vous croyais plus renseigné sur Louis-Jean-Marie-Chrysostome… Vous me disiez tout à l’heure qu’il avait écrit des articles pour la Grande Encyclopédie… Il n’a écrit qu’un article… un seul… et vous ne savez pas sur quoi ?… Vous n’en connaissez pas le sujet ?… Attendez-moi ici, je vais vous le chercher !

Elle se sauva et je restai là, étourdi par cette conversation ahurissante et qui me choquait par son manque de liaison… Que cette femme fût tout à fait folle, cela ne faisait plus maintenant pour moi l’ombre d’un doute !…

Elle revint quelques minutes plus tard, haletante :

— Vite ! vite ! me jeta-t-elle… emportez tout cela chez vous ! Dissimulez ce paquet !… Lisez ! et vous saurez tout !… Sing-Sing est dans l’escalier !… Sangor arrive !… Adieu !

Elle m’avait laissé sur la table, devant moi, un petit paquet enveloppé dans un journal de modes et noué d’un ruban noir… Je le glissai sous mon veston et je rentrai chez moi… J’étais persuadé que j’allais enfin savoir ce que c’était que l’autre chose…