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La Poupée sanglante/12

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Tallandier (p. 103-111).

XII

L’HOMME AUX BRAS ROUGES

Décidément, pas banal, le fiancé. C’est un cerveau, cet homme-là ! Ce qu’il raconte est fameux ! Christine, telle que je la connais maintenant, ne doit pas s’ennuyer entre son horloger de père qui cherche le mouvement perpétuel et son prosecteur qui cherche, lui aussi, quelque chose comme ça avec ses études sur les pulsations du cœur de Dieu !

Et moi qui la plaignais ! Ils doivent mener une vie morale d’une intensité singulière entre leurs quatre murs ! et je ne compte pas Gabriel !

Non ! mais je ne cesse d’y penser !

Gabriel — est-il besoin de le dire ? — m’intéresse autrement que la marquise ! Son secret me touche de plus près !

Naturellement je ne puis séparer la pensée de Gabriel, et celle de Christine.

Depuis les confidences de la mère Langlois, j’ai essayé de les surprendre tous les deux… en tous les cas, d’assister de loin à leurs chastes effusions !…

Mais mes veilles ont été inutiles

Gabriel ne m’est apparu qu’au bout du stylet de Christine, dans cette figure qu’elle caresse avec amour, sur la plaque d’argent.

Je suis habitué à souffrir et à ce que l’on ne s’aperçoive pas de mes souffrances… mais un jour je crierai ! oui, il faudra que je crie !…

Mon Dieu ! faites que ce soit le plus tard possible, car, ce jour-là, ce sera la fin…

Évidemment !…

Depuis deux jours que la marquise m’a remis tous ses petits recueils et traités pour « Broucolaques », je ne l’ai pas revue…

Et j’en suis enchanté…

Je la plains, mais elle m’excède !…

Je voudrais qu’elle me laissât un peu seul avec mes pensées, qui appartiennent maintenant exclusivement au trio Christine-Jacques-Gabriel…

J’essaye de démêler la figure du rôle de Christine dans cette étrange comédie sanglante, qui tient du burlesque et du crime.

Et je n’arrive point à en isoler la ligne.

Christine m’apparaît bien douce avec son fiancé de Jacques et… et bien tendre avec son quoi de Gabriel ?

Oui « quid » de Gabriel ?

Et quid de moi aussi (après tout) !

De cette histoire de cœur, en suis-je ?… Eh bien, oui !… je crois que j’en suis !… Ah ! il y a des moments où je crois que j’en suis !… très peu ! oh ! très peu ! mais enfin… je ne suis pas difficile !… il me faudrait si peu de chose !… J’imagine que je compte tout de même dans cette affaire-là ! que je ne suis pas simplement un spectateur pour elle !…

Est-ce que « je déménage » ? Tout à l’heure, j’écrivais qu’elle ne s’apercevait de rien… et qu’un jour je crierais !… Alors ? alors ?…

Alors, tout bien réfléchi, comment concevoir qu’une fille intelligente comme Christine n’a absolument, absolument rien vu du drame qui se passait sous mon masque ?

Eh bien ! admettons… Mais alors pourquoi grave-t-elle le profil de l’autre devant moi ?…

Niais que tu es !… est-ce qu’elle sait que tu le connais, l’autre ?

Qu’importe !… Un si beau profil devant ta hideur, n’est-ce pas à te faire crier ?…

Eh ! mon bonhomme ! elle attend peut-être que tu cries !

En fin de compte, je constate que je suis bien malade… Je n’ose pas regarder vers la fin de cette maladie-là… Je m’empoisonne avec une joie !… Je sais que la guérison n’est pas possible et je n’en veux pas !… Je retourne à l’air qu’elle respire et qu’elle veut bien partager avec moi comme un intoxiqué court à son stupéfiant… Je suis souvent le premier arrivé et je l’attends !… je l’attends !…

Je ne l’ai pas vue de la journée ; ça, c’est un peu fort !

Je n’ai vu du reste personne !

Oh ! je suis bien décidé, ce soir, à aller monter ma garde à ma petite lucarne !… Si je ne revois pas Gabriel, je la verrai peut-être, elle !… Chose singulière, je n’ai pas vu ce matin, avant de partir, l’horloger derrière sa vitre, ni sortir le prosecteur… ni Christine… On n’a vu sortir personne.

Seulement le soir, vers neuf heures, j’ai vu arriver un personnage nouveau…

Ce qu’il y a de certain, c’est que c’est la première fois que j’aperçois ce drôle de bonhomme, trapu, à cou de taureau, au front bas qui glisse le long des murs comme s’il avait honte de respirer l’air de tout le monde. Il est coiffé d’une casquette ronde sans visière, vêtu d’un costume informe que l’on dirait taillé dans un sac.

Il porte sous le bras une grande boîte enveloppée dans une gaine de cuir…

Il a l’air de l’aide du bourreau.

On devait l’attendre chez les Norbert, car il n’a pas eu à frapper à la porte, qui s’est ouverte devant lui et qui a été refermée aussitôt…

Vous pensez si j’ai grimpé là-haut !

On a l’air très affairé dans la maison… Plusieurs fois j’ai vu Christine traverser le jardin. Elle était vêtue d’une grande blouse blanche comme une infirmière… Elle s’entretenait vivement et à voix basse avec son fiancé qui, lui aussi, avait la blouse des infirmiers.

Jacques avait l’air de la réconforter, car elle paraissait très agitée…

Ils disparurent derrière le petit pavillon à droite.

Je n’aperçus point le nouveau personnage, pas plus que le vieux Norbert, du reste.

Une heure se passa ainsi, dans le plus grand silence ; de la lumière brillait à droite, au rez-de-chaussée du pavillon, entre les lamelles des persiennes…

Soudain le même tourbillon noir que j’avais vu sortir de la cheminée, certain soir, et se répandre comme un voile funèbre sur tout l’île monta au-dessus du toit… et la même épouvantable odeur vint affreusement me surprendre à ma lucarne.

Cette nuit-ci, il n’y avait pas de vent. La chaleur était étouffante et cette odeur maudite s’appesantissait sur vous à vous faire pâmer d’horreur.

Tout à coup les persiennes s’ouvrirent au rez-de-chaussée du pavillon et, dans une lueur de sang creusée d’ombres comme une gravure de Goya, surgit devant moi un spectacle que je n’oublierai jamais.

Un grand fourneau aux expériences, sur la droite, semblait brûler d’un feu d’enfer ; à côté de là, près d’une table où, sur une nappe blanche s’étalaient des débris d’humanité, l’homme trapu se tenait, un tablier aux reins, la poitrine quasi nue, les bras retroussés jusqu’au coude, des bras rouges comme s’ils avaient plongé dans des entrailles sanglantes.

Le prosecteur était penché sur le fourneau, faisant rougir des tenailles dont il examinait, de temps à autre, les pinces incandescentes.

Le père Norbert et Christine, plus près de la fenêtre, étaient penchés de chaque côté d’une table d’opération que j’apercevais en raccourci et sur laquelle était étendu Gabriel dont je ne voyais bien que le front et les yeux clos surélevés de mon côté.

Le reste du visage disparaissait vaguement sous des linges, sous une accumulation blanchâtre qui lui cachait le nez et la bouche ; quant au corps, Norbert et Christine me le cachaient et ce n’est que bien imparfaitement que j’assistai, de mon petit observatoire, à une intervention chirurgicale qui devait être tout à fait exceptionnelle…

Je répète tout à fait exceptionnelle car, bien que, de toute évidence, Gabriel fût endormi, cela n’empêcha point le patient, à diverses reprises, de se soulever à demi dans une espèce de bondissement désordonné et farouche pour retomber presque aussitôt entre l’horloger et sa fille qui lui tenaient les mains et les bras et le rétablissaient dans sa position première.

Par trois fois les pinces incandescentes avaient accompli leur office !

Quel office ?

Il ne s’agissait point là simplement des « pointes de feu », ni même de quelque Chose d’approchant, comme l’on pense bien.

C’était l’intérieur du corps que l’on travaillait et que j’entendais grésiller de ma fenêtre.

Et puis Jacques jeta ses tenailles et, aidé de l’homme aux bras rouges, resta penché sur Gabriel pendant un temps qui me parut infiniment long.

Christine me tournait le dos ; j’imaginais facilement que, de la façon dont elle était placée et dont elle tenait le poignet du patient, elle ne cessait de tâter le pouls de-celui-ci, précaution primordiale dans une intervention qui me paraissait se prolonger au delà des bornes ordinaires…

Enfin l’opérateur et son aide se relevèrent.

Ils étaient rouges de la tête aux pieds, effrayants à voir.

Jacques jeta ses petits outils d’acier, instruments de torture et de salut, sur la table où se trouvaient tout à l’heure les débris d’humanité que je ne voyais plus et qui devaient brûler dans le fourneau du laboratoire, car l’épouvantable odeur persistait…

Et, distinctement, j’entendis Jacques qui disait :

En voilà assez pour cette fois. Il faut faire disparaître tout ce sang… et maintenant du sérum, du sérum, du sérum !…

Sur quoi Christine se retourna et vint fermer la fenêtre.

Elle avait un visage tout à fait rassuré et une sorte d’allégresse semblait rayonner sur son beau front calme.

C’est en vain que je cherchai sur ses traits adorés la trace de l’émotion au moins physique qui avait dû « lui soulever le cœur » pendant ces horribles minutes…

Rien !…

Elle que j’avais vue si inquiète, dans le jardin, quelques instants auparavant, elle avait su se faire un cœur chirurgical, pendant une opération d’où dépendait la vie de celui qu’elle aimait ; et elle avait assisté à cette tragédie du scalpel et des pinces de feu, en professionnelle.

Ah ! c’est « une nature » fortement équilibrée.

Une femme, comme on dit aujourd’hui, dans l’argot de Paname, « bien balancée », moi je parle au point de vue moral comme au point de vue physique !

Et je suis sûr qu’elle se tirera « avec le sourire » de cette aventure qui aurait pu n’être qu’un assassinat !

Gabriel sera aimé, Jacques sera marié, le vieux Norbert, heureux entre sa fille et les deux hommes qui assureront le bonheur de cette charmante enfant, retournera tranquillement à ses roues carrées.

Et moi !… et moi !…

Moi, me voici sur la piste de l’homme aux bras rouges et au cou de taureau qui vient de sortir.

Peut-être, par lui, saurai-je enfin qui est Gabriel !

Il a remporté cette espèce de boîte gainée de cuir d’une couleur indéfinissable que je lui avais déjà vue sous le bras à sa première apparition.

Il remonta vers la cité et j’attendis qu’il eût traversé le pont pour le franchir à mon tour. Main tenant il passe devant la Morgue, toujours la tête penchée, avec son air peureux, honteux et de son pas lourd et solide.

La nuit est belle ; il y a des familles qui se promènent autour du square Notre-Dame.

Il traverse la Seine, enfile le boyau noir de la rue des Bernardins, débouche sur le boulevard Saint-Germain, glisse le long des murs de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et tourne à gauche dans la rue Saint-Victor.

Là il pénètre dans la boutique d’un marchand de vin et dès qu’il apparaît sur le seuil j’entends plusieurs voix qui le saluent par ces mots : « Tiens ! v’là le père Macchabée ! »

Ce mastroquet donne à manger… Il y a là une clientèle qui soupe… Des clients habituels, certainement… Mon entrée là dedans va faire sensation… Je ne suis pas mis avec une extrême élégance… Bah !… on me prendra pour un étudiant en médecine nouvellement installé dans le quartier…

Le principal est que je ne perde pas de vue mon père Macchabée !…

Il n’a, du reste, rien répondu à ce sinistre sobriquet, il est allé s’installer à une table dans un coin.

Je vois tout ce qui se passe par la porte grande ouverte sur la tiédeur de la nuit.

J’entre à mon tour, et la bande des soupeurs fait silence. Et soudain, une voix :

— Eh ben ! mon vieux !

Et j’entends des rires étouffés…

J’y suis habitué… je n’y fais pas attention… Ma vie ne serait qu’un pugilat… Ce n’est pas mon élégance très « relative » qui a fait sensation, c’est naturellement ma laideur… Et pour que je n’en doute pas :

— Dis donc, Charlot, ta femme qui cherche un amoureux !…

Cette fois, on s’esclaffe…

Seul, Charlot, le patron, reste digne… Il vient me demander ce qu’il faut me servir…

Je n’ai pas dîné… je ne sais pas comment je vis… je ne sais pas si j’ai faim, je ne sais pas si je pourrai manger… Je demande comme le « père Macchabée », un morceau de gruyère, du pain et une canette.

Les « joyeux soupeurs » essayent plusieurs fois d’entrer en conversation avec mon homme.

— Eh ben ! père Macchabée, ça a été, aujourd’hui, la distribution ?

Le père Macchabée finit par s’énerver et, pliant son journal du soir qu’il lisait tout en mangeant, toise son interlocuteur du haut en bas, semble apprécier sa structure squelettique à sa juste valeur et lui jette d’une voix douce, du reste, qui contraste avec son aspect rude et sauvage…

— Toi, mon vieux, à la distribution, je ne donnerais pas dix francs de ta carcasse, même au prix qu’est le change !

Plus de doute, le père Macchabée est garçon d’amphithéâtre ou quelque chose d’approchant :

— Te fâche pas, Baptiste, fait l’autre en se levant. S’il n’y a plus moyen de plaisanter !…

J’attends que Baptiste soit parti… et par la conversation des « joyeux soupeurs », qui sont eux aussi « de la partie », employés dans les hôpitaux de la rive gauche, j’apprends que Baptiste est un ours, jamais à la rigolade… Paraît que c’est un ancien maraîcher ruiné par la grêle et les usuriers, recueilli par Monsieur Jacques Cotentin (ils parlent de M. Jacques Cotentin sur le ton du plus grand respect), qui l’a fait entrer aux « travaux pratiques », puis qui s’est mis à s’en servir pour ses travaux particuliers… C’est lui qui lui met de côté les pièces anatomiques dont le prosecteur a besoin pour ses expériences personnelles…

On a mis, à l’école, à la disposition du prosecteur, et à de certaines heures qui ne gênent personne, un pavillon dans lequel Jacques Cotentin et le père Macchabée s’enferment… Tout cela en marge des règlements… Mais personne ne réclame… Tout est permis à Jacques Cotentin… Ce Jacques Cotentin est donc un génie ?…