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La Poupée sanglante/11

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Tallandier (p. 96-102).

XI

« PRIEZ POUR ELLE ! »

À dix heures du soir, derrière les volets clos de mon atelier, je lisais encore… Maintenant je sais ce que c’est que l’autre chose… C’est inimaginable à notre époque !… Maintenant je comprends pourquoi elle me répétait de cet air hagard… j’ai peur de la mort !… elle qui a déjà si peur de la vie !… Je comprends le sens qu’elle attachait à cette phrase : Il m’est défendu de mourir !…

On a frappé à mes volets… j’entends la voix de Christine… Comment ose-t-elle me faire une visite, à une heure pareille ? Et pourquoi ?… Je vais ouvrir… Elle est accompagnée de son fiancé Jacques Cotentin, qu’elle me présente… Ils sont allés, par cette tiède soirée de juin, faire un tour sur les quais et, en rentrant, elle a aperçu de la lumière chez moi !… Alors elle est venue me dire « un petit bonsoir » en passant.

… Et ils entraient tous deux comme chez un vieil ami de la famille.

Jamais je n’avais vu de si près le prosecteur et je m’en serais fort bien passé, mais l’idée que Christine ne l’aimait pas et qu’elle le trompait, tout au moins moralement, avec Gabriel, me le rendait supportable.

Je vis qu’il avait de grands yeux bleus de myope, intelligents et pensifs, sous son air bourru. Je ne sais pas s’il se rendait bien compte qu’il était chez moi. Il me parut voyager dans la lune comme bien des savants, mais, à son âge, c’était peut-être un genre.

— Eh bien ! fit Christine en s’asseyant. Elle vous a donné le paquet ? Vous avez lu. Je viens de la part du marquis vous prier de garder tout cela chez vous, ou de le détruire ; en tout cas, de ne pas le lui rendre. Ce sont ces papiers-là qui l’ont rendue malade, la pauvre femme ! Vous connaissez maintenant le point de départ de toutes ses imaginations ?

— Si je ne m’abuse, le voilà ! fis-je en mettant la main sur un opuscule intitulé : Les plus célèbres Broucolaques. « Broucolaque » est le mot dont se servaient les Grecs pour désigner ce que la superstition moderne désigne sous le nom de « vampires » !

Cet ouvrage, imprimé à Paris sous la Révolution, parlait le plus sérieusement du monde de ces êtres que l’on croit morts et qui ne le sont pas, et qui sortent la nuit de leurs tombeaux pour se nourrir du sang des vivants pendant leur sommeil… Quelques-uns de ces vampires dont on citait les noms retournent repus dans leur sépulture. C’est là qu’on a pu en surprendre un certain nombre, surtout en Hongrie et dans l’Allemagne du Sud : ils avaient un coloris vermeil, leurs veines étaient encore gonflées de tout le sang qu’ils avaient sucé, on n’avait qu’à les ouvrir pour voir ce sang couler aussi frais que celui d’un jeune homme de vingt ans… Certains ne reviennent jamais dans leur tombeau, dont ils ont l’horreur… ce sont, évidemment, les plus dangereux… parce qu’il n’y a aucune raison pour que l’on s’en débarrasse jamais… on ne sait plus où les trouver… Ils se confondent avec le reste des mortels, dont ils épuisent la vie au profit de la leur indéfiniment prolongée…

La seule façon à peu près sûre que l’on a de détruire un « broucolaque » est de réduire sa dépouille en cendres après lui avoir préalablement tranché la tête…

Mais comment être sûr que l’on a bien affaire à un broucolaque, à moins qu’on ne le trouve rose et vermeil dans son tombeau ?…

Le dernier nom de broucolaque cité par l’opuscule était celui du marquis Louis-Jean-Marie-Chrysostome de Coulteray, dont la vie, surtout dans les dernières années du règne de Louis XV, avait été une épouvante pour les pères de famille qui avaient de jolies filles à marier. Ces honnêtes bourgeois avaient bien cru être débarrassés du monstre à sa mort, mais, dès le lendemain, on apprenait que Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait quitté son sépulcre, où il n’était jamais revenu.

Nombreux étaient les témoignages de gens qui prétendaient l’avoir vu, depuis, rôder, la nuit, autour de leurs demeures… des jeunes filles, des jeunes femmes qui avaient eu l’imprudence de dormir la fenêtre de leur chambre ouverte étaient retrouvées le lendemain matin dans un état de dépérissement absolu, et l’on n’avait pas tardé à acquérir la preuve (par la découverte que l’on faisait d’une petite blessure derrière l’oreille) que le vampire avait passé par là !…

Enfin l’opuscule ajoutait que le destin de ces jeunes personnes était d’autant plus funeste qu’il est avéré depuis la plus haute antiquité que les victimes deviennent vampires elles-mêmes après leur mort !…

Tous les ouvrages que j’avais trouvés dans le paquet noué d’un ruban noir traitaient du même sujet. C’étaient des « Histoires horribles et espouvantables de ce qui s’est fait et passé aux fauxbourg S. Marcel à la mort d’un misérable broucolaque » ; des « Revenants, des fantômes et aultres qui ne veulent mie quitter la terre » ; des « Comment se nourrissent les vampires », un « Traité sur la façon de vivre des broucolaques dans leur sépulcre et hors de leur sépulcre » ; enfin le fameux article de Chrysostome de Coulteray qui avait paru dans la première édition de la Grande Encyclopédie et dans lequel l’auteur parlait des vampires avec une assurance et une science qui eussent effrayé si elles n’avaient fait sourire…

On y lisait ceci, entre bien d’autres choses :

« On donne, comme on sait, le nom de vampire à un mort qui sort de son tombeau pour venir tourmenter les vivants. Il leur suce le sang… Quelquefois il les serre à la gorge comme pour les étrangler ; toute espèce d’attachement, tout lien d’affection paraît rompu chez les vampires, car ils poursuivent de préférence leurs amis et leurs parents !… », etc., etc…

— Vous comprenez, exprima Christine avec un triste sourire, pourquoi le marquis désirerait tant voir la marquise se livrer à un autre genre de lecture ?… Maintenant, vous connaissez toutes ses misères, mais la pire de toutes est bien celle-ci, pour laquelle il vous demande le secret le plus absolu… Il ne tient pas à être ridicule !

— Ridicule ?

— Un vampire, de nos jours, ferait la joie de Paris… Si on apprenait jamais que la marquise croit que son mari passe ses nuits à lui sucer le sang… on ne s’ennuierait pas dans les salons, ni à Montmartre, ni aux revues de fin d’année, je vous prie de le croire !… Voilà pourquoi on la surveille tant… Un mot imprudent et Georges-Marie-Vincent n’a plus qu’à retourner au Thibet !…

Comme je ne disais rien, elle continua :

Elle ne vous a jamais montré le bobo qu’elle a dans le cou ? Non !… c’est peut-être qu’il est guéri pour le moment !… mais je suis tranquille ! au premier bouton qui lui poussera sur l’épaule, « vous n’y couperez pas !… » Mon ami, vous passez maintenant par les étapes qu’elle m’a infligées… Elle vous montrera la petite piqûre par le truchement de laquelle cet affreux marquis lui prend son sang et sa vie !… vous ne riez pas ?

— Ma foi, non !… répondis-je… Le marquis a sans doute raison de craindre le ridicule, mais la plus à plaindre, c’est encore elle, assurément !…

— Vous avez raison !… répliqua Christine en reprenant son air le plus sérieux… il n’y a plus qu’à prier pour elle !

— Priez pour elle ! répéta une voix qui jusqu’alors ne s’était guère fait entendre…

Je fus surpris du ton sur lequel M. le prosecteur avait prononcé ces quelques paroles :

— Vous ne croyez pas aux vampires, monsieur ? demandai-je en souriant, cette fois…

— Monsieur, me répondit Jacques Cotentin. Je crois à tout et je ne crois à rien. Nous vivons dans un temps où le miracle d’hier crée l’industrie de demain. Dans tous les domaines nous nous heurtons à des hypothèses contradictoires. La science se promène incertaine dans ce chaos de points d’interrogation qu’est notre petit univers. Y a-t-il plusieurs mondes ? Edgar Poe, l’un de nos plus grands philosophes — je parle sérieusement — a prouvé par une série d’équations qui en valent bien d’autres, qu’il y a plusieurs mondes et par conséquent plusieurs dieux. D’autres ont non moins prouvé qu’il n’y en a qu’un seul, mais ils ne sont point d’accord sur lequel. Le Dieu de Socrate, de Descartes, n’a rien à faire avec celui de Pascal, ni surtout avec celui de Spinoza !… Déisme ? Panthéisme ? Où est la vérité ?… Et vous me demandez s’il y a des vampires ? S’il est possible qu’un seul Coulteray ait vécu cent cinquante ou deux cents ans ?

» Mais je n’en sais rien, moi, monsieur ! continua-t-il de sa voix un peu professorale et qu’enrouait une laryngite chronique… mais ceci est le secret de la vie et de la mort que nous n’avons pas encore pénétré, mais que nous ne désespérons pas de violer un jour !… Où commence la vie ?… où commence la mort ?… Partout ! nulle part ! Ni commencement, ni fin ! Que voyons-nous ? Qu’observons-nous ? Des transformations, des mouvements qui recommencent… que nous pouvons appeler : les pulsations du cœur de Dieu !… Voilà ce que l’expérience déjà nous a appris !… Une chose que l’on croit morte n’est que de la vie en sommeil… La science, un jour, monsieur, comme nous l’avons fait pour l’électricité avec la bouteille de Leyde, arrivera à mettre en flacon les éléments de cette vie épars dans ce que nous croyons être aujourd’hui de la mort !… Et ce jour-là nous aurons recréé de la vie !… Nous aurons tiré la vie de la mort comme on pourrait tirer, en principe, du radium de cette table !… En attendant, monsieur, je ne puis dire qu’une chose à Christine : « Priez ! Priez pour la marquise !… Priez pour ceux qui croient aux vampires !… pour ceux qui ne croient à rien !… Priez pour moi et que Jésus, la Bonté même, comme répètent les petits enfante, ait pitié de tout le monde…

— Priez pour moi aussi, fis-je en me tournant vers Christine…

— Ainsi soit-il ! laissa-t-elle tomber, de cet air grave et religieux qu’elle avait quand elle se rendait à la messe à Saint-Louis-en-l’Île !…

Ils me serrèrent la main et me quittèrent.