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La Poupée sanglante/16

La bibliothèque libre.
Tallandier (p. 145-148).

XVI

LA MAISON DE CAMPAGNE DE BÉNÉDICT MASSON

Ici se terminent les mémoires de Bénédict Masson.

Grâce à eux, nous sommes entrés dans cette grande misère morale, dans ce drame intérieur créé par la laideur. C’était nécessaire. Le flambeau, allumé par lui-même et à la lueur duquel nous avons examiné ce paria : l’homme laid — va nous aider à éclairer certains coins du drame extérieur dont il fut l’effrayant héros.

Voyons d’abord ce qui se passe dans sa petite maison de campagne. Ce que nous en connaissons déjà n’est guère rassurant.

Corbillères-les-Eaux est à une heure, en express, de Paris. On descend à une petite gare qui donne directement sur la place du bourg qui compte au plus huit cents habitants. Il y a vingt ans, il n’y avait là qu’une halte ; c’est la halte qui a créé cette agglomération villageoise, au milieu de cette vaste plaine aquatique et traîtresse dont l’aspect ne rappelle en rien les paysages aimables, ombreux, touffus, si accueillants de l’Île-de-France.

Marais et marécages, étangs couverts de plantes d’eau, gardés par des saulaies désolées, par des boqueteaux sauvages, domaine immense du gibier d’eau et des poissons, et cependant peu fréquenté des chasseurs et des pêcheurs parisiens qui aiment la joie du décor et les gaietés de la guinguette.

Pour se rendre chez Bénédict Masson en quittant la gare, on suivait d’abord la route communale, puis on la quittait pour des sentiers étroits, humides et bourbeux, même au temps des chaleurs, et, après avoir cheminé une demi-heure environ entre des rives mal définies, entrevues à travers une muraille de roseaux, dissimulées sous le cœur flottant des nénuphars, on entrait dans une espèce de cirque fermé par un petit coteau sombre et boisé qui se reflétait dans les eaux noires d’un étang.

La maison était entre l’étang et le bois.

Elle eût, du reste, été assez coquette, avec ses briques et son toit d’ardoise, si elle eût été moins délabrée, si son jardin de curé avait été bien tenu, si son potager avait été cultivé… Mais depuis qu’elle appartenait à Bénédict Masson fils, celui-ci n’en prenait guère soin, se refusant à toutes réparations, ne voulant point d’homme de peine chez lui, pas même de domestique à demeure…

Il tenait cette petite propriété de son père qui avait été un pêcheur et un chasseur enragé et qui avait fait élever cette bicoque dans un pays qui, pour lui, était une contrée de rêve, où il venait passer ses vacances et s’installer sitôt qu’il avait vingt-quatre heures de liberté.

Le père de Bénédict Masson avait fait de bonnes petites affaires dans la reliure populaire et laissé à son fils une somme assez rondelette avec laquelle celui-ci s’était payé le luxe de parcourir le monde en artiste, et suivant une fantaisie romantique qui le faisait prendre souvent pour fantasque, alors qu’il n’était que poète. Bénédict était revenu de ses voyages presque pauvre, et nous connaissons sa manière de vivre.

Il avait conservé la maison de Corbillères, parce que cette solitude et cette désolation lui plaisaient. Plusieurs fois, de gros propriétaires des environs qui avaient loué les chasses et la pêche sur tout le domaine des marécages, avaient voulu la lui racheter pour y installer un garde, mais il avait refusé toutes les offres.

Quand il quittait l’Île-Saint-Louis, c’était pour venir se réfugier là, vivre en sauvage, avec délices, travaillant vaguement à quelques reliures d’art, des travaux méticuleux qui demandaient un temps infini, des mosaïques où finissait toujours par apparaître quelque figure de femme qui, dans les derniers temps, ressemblait singulièrement à Christine, de même que, de son côté, Christine reproduisait inlassablement l’image de Gabriel.

Et puis, tout d’un coup, il était pris de dégoût pour son œuvre, la rejetait avec rage ou même l’anéantissait dans le petit atelier qu’il s’était créé là pour sa satisfaction personnelle et en dehors de tout esprit commercial… et il sortait, habillé en boucanier, rêvant pendant des jours et des nuits la vie de la prairie comme il l’avait connue, lorsqu’il était enfant, dans les livres de Gustave Aimard, faisant cuire quelques morceaux de bidoche sur des sarments, entre deux pierres, suspendant, les nuits, un hamac qu’il avait fabriqué dans un ancien épervier trouvé dans la succession du père et qu’il attachait aux arbres…

Chose bizarre, ce boucanier ne chassait ni ne pêchait, n’avait ni fusil ni engin d’aucune sorte… mais il avait dans ses poches un carnet et un crayon, et il faisait des vers… il faisait des vers sur l’amour… Il ne pensait qu’à cela, l’amour !

Hideux, il détestait les femmes, mais il les eût voulues toutes…

L’aventure qu’il venait d’avoir avec Christine, et qui ne faisait que commencer, avait un peu discipliné sa frénésie cérébrale, mais auparavant, chaque fois qu’il se trouvait en face d’une femme, il avait envie de la mordre autant que de l’embrasser, tout de suite… Cependant, il n’en avait jamais touché aucune (disait-il), et elles n’avaient jamais couru aucun danger avec lui (affirmait-il), à cause d’une timidité qui le paralysait, dès le premier geste, jusqu’à l’anéantissement.

Ce que nous avons reproduit de ses Mémoires semble assez en rapport avec ce Bénédict Masson (en dehors de la dernière scène avec Christine, scène sur la brutalité de laquelle il glisse, du reste, dans les mêmes Mémoires, assez rapidement). Malheureusement pour lui, il y avait… il y avait ces six femmes qui étaient venues chez lui dans son désert et qu’on n’avait plus revues nulle part !