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La Poupée sanglante/17

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Tallandier (p. 149-163).

XVII

LA SEPTIÈME

Cette succession de disparitions avait frappé plus d’un esprit dans le pays ; on s’en était d’abord amusé, puis on avait jasé assez sournoisement ; enfin, comme depuis de longs mois on ne revoyait plus Bénédict Masson, on avait parlé d’autre chose. Mais il y avait quelqu’un qui y pensait toujours, à ces disparitions-là. C’était le père Violette.

Le père Violette était garde-chasse de son métier, tant qu’on lui faisait l’honneur de le charger de ces importantes fonctions… Malheureusement, il y avait des années où les sociétés de chasseurs se désintéressaient tout à fait des marécages de Corbillères ; alors, le père Violette devenait braconnier. De toute façon, c’était un homme précieux. Avec lui, on était toujours sûr d’avoir du gibier.

Le père Violette n’avait rien en lui qui rappelât la fleur printanière dont il portait le nom ; il n’en avait ni la fraîcheur, ni le parfum, ni la modestie. C’était le plus grand hâbleur de chasse et de pêche que l’on pût entendre ; avec cela, le pays lui appartenait ; on ne pouvait le traverser, sans qu’il eût l’œil sur l’audacieux qui pénétrait dans son domaine.

On l’avait toujours vu habillé de la même façon : vieille culotte de velours à côtes qui n’avait plus de couleur, toujours botté, une veste qui était tout en poches, et dont il sortait des kilomètres de cordelettes, d’extraordinaires engins de pêche, une carnassière qui ne quittait point son épaule même quand on ne lui voyait point de fusil (dans ces cas-là on pouvait être sûr que le fusil n’était jamais très loin), un brûle-gueule, qui semblait ne plus être qu’un morceau de braise entre ses lèvres desséchées, sous sa moustache jaunie, calcinée par ce charbon ardent ; un visage taillé à coup de serpe, de grandes oreilles qui remuaient, des narines toujours au vent, tout du chien d’arrêt… de petits yeux vert clair entre des longs cils albinos et qui voyaient d’incroyablement loin.

Il n’y en avait pas deux comme lui pour lancer l’épervier ou démolir une bande de canards sauvages à l’affût, vers lequel il les attirait avec son équipe de poupées de bois flottantes, par les nuits claires, au moment des grands passages…

Il habitait une hutte au milieu des têtards, comme il appelait les saules pâles qui dressaient leurs troncs entr’ouverts, égorgés, sur deux rangs au bord des marais. Il vivait là dans un domaine mi-terrestre, mi-aquatique, parmi les glaïeuls, les sagittaires, les roseaux… Il y avait son bachot, son vivier barbu, autour duquel rôdait la perche noire, où passaient, rapides, les folles escadres d’ablettes argentées…

Il détestait Bénédict Masson pour bien des raisons. L’une des plus fortes était que celui-ci lui avait fait manquer une occasion extraordinaire de devenir presque un bourgeois, un vrai garde-chasse établi dans une vraie maison… un chalet comme il convient à un vrai garde, et cela en refusant sa propre maison, celle de Bénédict Masson lui-même, à un « gros bonnet », qui ne demandait pas mieux que de louer tout le pays environnant, chasse et pêche, et qui aurait fait du père Violette son homme, et qui l’aurait installé là jusqu’à la fin de ses jours, assurément, car le marquis de Coulteray (c’est de lui qu’il s’agit) semblait avoir alors sur cette contrée des desseins bien arrêtés…

Comme en vrai seigneur du temps jadis, il tenait à dominer tout le pays, à n’être gêné par personne autour de la grande propriété qu’il avait achetée de l’autre côté du vallon, par delà le bois, et où sa maîtresse, une danseuse célèbre, paraît-il, une Indienne nommée Dorga, donnait chaque année, à des dates fixes, des fêtes auxquelles on venait de loin, de très loin, même d’Angleterre… Mais cette brute de Bénédict Masson, qui ignorait tous ces détails, n’avait rien voulu savoir.

Le père Violette était allé un jour chez le relieur pour le tâter. Il avait été mis à la porte comme un voleur. Il n’avait pas même eu à prononcer le nom du marquis. On ne lui avait pas laissé prononcer dix paroles… Et le marquis s’était tout de suite désintéressé de l’affaire… l’ancien garde ne l’avait même plus revu…

Eh bien ! cette raison que le père Violette avait de détester Bénédict Masson, raison qui avait bien son importance, n’était point la plus forte. La première de toutes et la plus lointaine était que cet affreux garçon, laid comme les sept péchés capitaux, lui gâtait son marécage, non point parce que Bénédict Masson était repoussant à voir, mais parce que le père Violette ne pouvait comprendre ce que l’autre était venu y faire.

Bien avant l’histoire de la disparition des femmes, laquelle pouvait fort bien s’expliquer après tout par l’effroi que lui inspirait cet être misérable et « disgracié de la nature », Bénédict Masson était pour le père Violette le plus grand mystère du monde. Longtemps, l’ancien garde, devenu braconnier, l’avait observé avec une inquiétude grandissante, et encore maintenant ce n’était pas sans effroi qu’il passait à côté de lui comme à côté d’un fou dangereux dont il faut tout craindre… Songez donc !… Bénédict Masson vivait dans le marais, comme un vrai sauvage, comme le père Violette lui-même, plus mal vêtu que lui (quand les femmes n’étaient pas là) couchant à la belle étoile, passant des heures sans remuer, accroupi entre les roseaux, comme qui dirait à l’affût… et il ne pêchait ni ne chassait jamais !… Ça, c’était une énigme !…

Le père Violette en était positivement malade !… jamais, jamais un fusil, jamais un engin, jamais un bout de fil, un collet, un bout de gaule… Alors, quoi ?… qu’est-ce qu’il faisait là, pendant des journées et des nuits entières, se traînant de-ci de-là, furetant, les mains dans les poches, ou s’arrêtant les yeux fixes, pendant des heures, comme s’il attendait quelque chose, comme s’il chassait quoi ! ou comme s’il pêchait ! Et il ne pêchait et il ne chassait jamais !

Et, parfois, il « causait » tout haut, tout seul !… Ça ! le père Violette l’avait entendu !…

Qu’est-ce qu’il avait donc dans la cervelle, « cet oiseau-là », s’il n’était pas fou ?… Il avait tout du crime !…

Le père Violette s’en était tenu là ! Depuis le moment où il avait été bien sûr que Bénédict Masson ne braconnait pas dans un pays comme celui-là, où il n’y avait rien à faire qu’à braconner, il avait dit : « Voilà un garçon qui a tout du crime ! »

Cela, une fois admis, on comprend facilement l’impression produite sur l’esprit du père Violette, par cette bizarre disparition des femmes qui s’étaient succédé si étrangement chez notre relieur…

Il y avait déjà plus d’une semaine que Bénédict Masson était revenu s’installer à Corbillères, où il avait repris ses habitudes de trappeur mélancolique, quand le père Violette, certain soir, pénétra dans la cuisine de « l’Arbre Vert », de l’autre côté du coteau, sur le versant, d’où l’on découvrait un pays qui n’avait plus rien à faire avec la plaine aquatique de Corbillères, et où apparaissait, entre les boqueteaux verdoyants, de-ci de-là, le vaste mur d’enceinte qui entourait le parc des « Deux-Colombes », la propriété que le marquis de Coulteray avait achetée pour sa maîtresse Dorga, un don royal…

L’auberge était en lisière de forêt, regardant le soleil se coucher au bout de la plaine découverte, abritée du nord par un hêtre magnifique (l’arbre vert) ; un porche, une cour, une écurie, un hangar qui servait au besoin de garage ; un enclos palissadé, soigneusement cultivé de légumes, de pommes de terre ; quelques arbres fruitiers ; au-dessus de la porte, la vigne pendait en grappes encore vertes : un cep nerveux festonnait en l’ombrageant l’espèce de tonnelle qui entoure le vieux puits. Une bonne hôtesse, la mère Muche, tout en largeur et toujours de bonne humeur depuis qu’un heureux trépas l’a débarrassée de son gredin d’époux, qui passait son temps à boire son fonds avec son revenu, et qui en est mort…

Le père Violette est toujours bien reçu là dedans ; c’est le pourvoyeur occulte de certains repas clandestins où l’on mange ce qui est généralement défendu par les justes lois. On vient d’assez loin faire des parties fines à l’Arbre Vert. Spécialités de matelotes, gibelottes et surtout un certain brochet farci, rôti, arrosé d’un vouvray encore un peu agressif qui a fait la renommée de la mère Muche. Et puis de la discrétion. On peut venir avec une dame, on ne vous demande pas de contrat de mariage et l’on n’écoute pas derrière les portes. Ça n’est pas le genre de la maison.

Quand le père Violette entra dans la cuisine, la mère Muche était à ses fourneaux. Il ne dit même pas bonjour ni bonsoir, ni rien. Il se laissa tomber sur un banc, au coin de l’âtre, et ralluma sa pipe avec une braise au bout des pincettes, et puis il cracha dans le foyer et regarda la flamme.

— Eh bien ? finit par dire la mère Muche, en se retournant, ton Bénédict t’a-t-il enfin « débarrassé le plancher » ?

Le plancher ! drôle de façon de désigner les marécages de Corbillères ! Mais la mère Muche n’y regardait pas de si près, et puis, elle était tout à fait excusable de s’exprimer ainsi, car elle ignorait ces marécages-là. Elle ne les avait jamais vus. On lui avait toujours dit que le pays d’où le père Violette rapportait de si bonnes choses était si laid, qu’elle n’avait jamais eu le courage de grimper à travers bois jusqu’en haut du coteau pour savoir comment il était fait.

Mais depuis des années, elle entendait parler du seul homme au monde qui voulût bien habiter cette contrée-là avec le père Violette, et malgré le père Violette !… Ah ! le garde ne lui laissait rien ignorer du monstre de laideur qui avait choisi cette solitude pour y attirer des femmes et les assassiner ! Ça, c’était le fonds, le tréfonds de la pensée du père Violette, et il ne l’avait pas caché à la mère Muche, sous le sceau du plus grand secret, bien entendu. Celle-ci ne faisait qu’en rire. La mère Muche riait de tout depuis que le père Muche était mort.

— Quelle drôle de tête tu fais, Violette ! reprit la mère Muche… c’est-y qu’il y aurait du nouveau du côté de ta hutte ? T’as l’air tout retourné… Un verre de piot bien frais, hein, ça te remettrait peut-être bien !…

— Donnez donc « à bouère » et vous saurez tout, mère Muche ! La septième est arrivée !…

— Quelle septième ?…

L’autre haussa les épaules.

— Vous vous f… encore de moi !… Vous savez bien de quoi je parle !… Eh bien ! oui, je suis retourné à l’idée que cette pauvre petite-là y passera comme les autres !… et qu’il n’en sera pas plus question que si elle n’avait jamais existé !… Ah ! mais, cette fois, ça n’ira pas tout seul !… J’suis là !…

La mère Muche continuait à rire :

— Oui ! t’es là ! t’es toujours là !… Faudrait peut-être qu’il te demande la permission, vieux jaloux !…

Et elle lui versa à boire, mais le père Violette repoussa le verre, événement grave :

— Nous verrons bien si vous rigolerez comme ça le jour où je vous apporterai la preuve… une seule preuve… ça se rencontre !…

— Sûr ! répliqua-t-elle… il faut bien qu’il les mette quelque part, à moins qu’il ne les mange !…

— Vous blaguez !… je vous dis qu’elles n’ont point toutes repris le train !… Ça, c’est déjà une preuve !…

— Eh bien ! elles sont reparties par la route !… du moment que tu me dis qu’il est si laid, je ne vois point ce qui les aurait retenues à son service dans un endroit assez désolé… et puis aussi elles ont peut-être eu peur !… Alors, elles se sont sauvées !…

— Peur !… je vous crois qu’elles ont eu peur !

— Elles te l’ont dit ?

— La dernière me l’a dit ! (là-dessus il ressaisit son verre et le vida d’un trait pour se donner du courage ou s’éclaircir les idées), la dernière qui est restée près de trois semaines… Oui, j’ai pu lui parler à celle-là !… et elle m’en a raconté, allez, sur le Bénédict !…

— Et elle avait peur !… et elle est restée trois semaines !…

— Elle est restée justement à cause de ça !

— Elle est restée parce qu’elle avait peur ?

— Oui, que je vous dis !… Ah ! c’était une drôle de fille ! allez !… et on aurait pu croire qu’ils étaient bien faits tous deux pour s’entendre !… Eh bien ! elle a disparu comme les autres !… envolée, volatilisée !… c’est à ne pas croire !…

— Elle est peut-être simplement retournée à Paris !…

— Non ! j’ai fait mon enquête… Celle-là, je connaissais son nom et j’avais pu savoir où elle habitait !… On ne l’a jamais plus revue !… Elle s’appelait Catherine Belle ! et belle elle l’était, en effet !… Ah ! un sacré brin de fille !… Si elle avait voulu, je l’aurais bien débarrassée de son Bénédict, mais voilà, moi, je ne lui faisais pas peur !… Je vous dis que c’est inexplicable !… La première fois que je lui ai parlé, c’était un soir… je rôdais autour du chalet !… Je vois une ombre qui s’en échappe en courant ; puis la porte se rouvre et le Bénédict paraît ! appelant d’une voix suppliante : « Catherine !… Catherine !… »

» Mais Catherine était restée immobile, cachée derrière une haie de roseaux, à quelques pas de moi, dont elle ne soupçonnait pas la présence… Maintenant Bénédict l’appelait d’une voix de colère, et comme Catherine ne répondait toujours pas, il referma la porte avec fureur.

» Alors, Catherine se releva et courut dans la direction de la gare. Je la suivis et la rejoignis dans un moment où elle s’était égarée dans l’obscurité :

» — Ne craignez rien ! lui dis-je… je suis là !… c’est moi le garde, le père Violette… qu’est-ce qu’il vous a encore fait le misérable ?

» — Mais rien, me dit-elle… seulement il me fait peur !… Il a, au contraire, été très gentil !…

» Je ricanai…

» — Vous êtes la sixième, fis-je, avec qui il est très gentil… et elles s’en vont toutes !

» — C’est ce qu’il m’a dit.

» — Elles s’en vont toutes au bout de vingt-quatre heures… de deux jours… de trois jours… Vous, voilà huit jours que vous êtes là !… Vous avez de la patience !…

» — Il m’a encore dit ça !…

» — Pourquoi restez-vous ?…

» — Parce qu’il est très malheureux !… Il est à plaindre, le pauvre garçon !… Il pleure… j’ai eu pitié de lui…

» — Et vous en avez assez maintenant ?

» Elle ne me répondit pas…

» — Pourquoi vous êtes-vous enfuie ce soir ?…

» — Parce qu’il a voulu m’embrasser !…

» — Il n’est pas dégoûté, fis-je, mais vous, je comprends que vous le soyez un peu…

» Là-dessus, elle garda le silence. Et, comme elle s’était arrêtée, je lui dis :

» — Si vous voulez prendre le train de dix heures quarante, vous n’avez pas de temps à perdre !

» — Non, me répliqua-t-elle brusquement… C’est de l’enfantillage… je retourne…

» — Où ?

» — Mais chez lui !

» — Chez Bénédict Masson ?

» — Oui !…

» J’étais abasourdi…

» — Écoutez, fis-je… vous avez tort !… vous avez tout à fait tort !… C’est moi qui vous le dis… vous vous en repentirez ! Ce garçon-là a tout du crime !…

» Elle réfléchit un instant et elle répéta :

» — C’est vrai qu’il y a des moments où je me suis dit ça, moi aussi !…

» — Et vous y retournez ?

» — Oui !… pour voir !… Mais bah !… ça finit toujours par les larmes… Au fond, il n’est pas bien dangereux, allez !

» Et elle rentra au chalet… Tout ce que j’ai pu lui dire… c’est comme si j’avais chanté… Ce qui l’amusait, celle-là, c’est qu’il lui faisait peur !… Décidément, on ne sait jamais avec les femmes !…

» Les jours suivants, vous pensez si j’étais à l’affût… à l’affût de mes deux tourtereaux. C’était à crever de rigolade !… Le monsieur faisait toilette… Il se faisait beau, le monstre !… Il mettait ses habits de la ville… une cravate, un chapeau… et il lui en racontait !…

» Elle, visiblement, se jouait de lui, tout en ayant peur, mais elle voulait savoir jusqu’où ça pourrait bien aller, cette histoire-là !… M’est avis qu’elle l’a appris à ses dépens et que sa curiosité ne lui a pas porté bonheur !…

» Une dizaine de jours plus tard, il était de nouveau tout seul, tantôt se promenant dans le marais avec une figure épouvantable, tantôt se jetant dans son hamac avec des grognements de bête enragée, mordant les cordes… C’est pas un chrétien, ça !… J’avais envie de l’abattre d’un coup de fusil…

— Père Violette, pas de bêtises !… interrompit la mère Muche. Qu’est-ce que c’est que cette petite qui vient d’arriver ?…

— Une enfant !… Ça n’a pas plus de dix-sept ans !… Ah ! mais celle-là, faut pas qu’il y touche ! ou je fais le gendarme !… Riez pas, mère Muche ; cette fois, à la première alerte, je le dénonce !… Il faudra bien qu’il s’explique…

— D’où qu’elle vient, la petite ?…

— Elle doit être Berrichonne… c’est une fille de la campagne… elle l’appelle : mon oncle !…

— Ce serait-il que ce serait vraiment son oncle ?

— Paraîtrait !… Du reste, il n’a pas fait de frais pour celle-là… il ne s’est pas déguisé en gentleman… Il a plutôt l’air de la traiter comme une petite servante… Il lui fait faire ses courses… Ça n’est plus le boulanger qui apporte les provisions… Personne ne vient plus au chalet… Il a même remercié le souillon qui venait deux heures tous les matins faire le ménage… Ils vivent tout seuls, tous les deux, loin de tout, sûrs de n’y être dérangés par personne… La petite n’est ni belle ni laide… elle s’appelle Anie.

— Tu lui as parlé ?

— Oui… tantôt… je lui ai demandé si elle se plairait dans nos marais… Elle m’a répondu :

» — Pourquoi donc que je ne m’y plairais pas ? mon oncle est si bon !… Textuel…

» — Tant mieux s’il est si bon pour toi, que je lui ai répliqué… il ne l’a pas été pour toutes celles qui sont venues là avant toi, sans quoi elles y seraient encore !…

» Elle a paru surprise de ce que je lui disais là et elle est partie toute pensive, sans rien ajouter. Alors je lui ai crié de loin :

» — Demande-lui donc, à ton oncle, où elles sont passées !…

» Là-dessus, elle s’est sauvée et ne s’est arrêtée qu’au chalet.

— Tout ça finira entre vous par du vilain !… conclut la mère Muche. Tu te mêles de ce qui ne te regarde pas et t’as peut-être bien tort, père Violette… En attendant, vide ton piot !…

— N… d… D… ! le voilà !

— Qui ?

— Notre paroissien !…

Et le père Violette sauta sur son bâton comme s’il avait à se défendre contre quelque animal redoutable…

La mère Muche allongea le nez à la fenêtre :

— Bon sang ! fit-elle… c’est vrai qu’il n’est pas beau !

Bénédict Masson traversait la cour. L’apparition de cet homme, dans le soir qui tombait, était sinistre.

Il sortait du bois comme une bête de sa tanière et la façon qu’il avait de tourner son mufle de tous côtés, comme s’il cherchait une proie à dévorer, donnait le frisson.

Il aperçut soudain la cabaretière et, derrière, le garde qui le considéraient, la première avec effroi, le second avec son habituelle hostilité.

Sans hésitation il pénétra dans la cuisine.

— Vous ! j’ai à vous parler ! fit-il au garde, tout de suite… Si vous voulez me suivre, ça ne sera pas long !…

Le père Violette se rassit sur son banc, affectant une tranquillité méprisante.

— Moi, je n’ai rien à vous dire ! déclara-t-il.

La mère Muche était loin d’être à son aise… Elle avait un dîner à préparer pour des gens des « Deux Colombes » qui arrivaient, le soir même, à la villa, où rien n’était prêt pour les recevoir et elle eût voulu voir les deux hommes « aux cinq cents diables »… Enfin, comme à tant d’autres, Bénédict lui faisait peur.

— Allez vous expliquer sous la tonnelle ! leur suggéra-t-elle.

Mais le père Violette ne bronchait pas. Il redemanda-même un piot.

— Écoutez, père Violette !… fit Bénédict Masson, si vous voulez qu’on trinque ensemble, il ne tiendra qu’à vous !… mais il faut qu’on s’explique une fois pour toutes. Le pays est assez grand pour nous deux. Nous ne pouvons pas continuer à vivre comme ça, en nous gênant !

— Je vous gêne donc ? releva l’autre.

Bénédict Masson s’assit sur un escabeau et, la tête basse, sombre et taciturne, cessant de le regarder, il répondit :

— Oui !

— Faudrait-il que je disparaisse, moi aussi ?… émit hardiment le garde.

Mais il se tut, car il n’avait pas achevé sa phrase que l’autre avait relevé la tête et le brûlait de son regard de feu. Puis cette flamme finit par s’éteindre… la tête retomba sur la poitrine et Bénédict reprit d’une voix sourde :

— Je sais ce que vous racontez partout ! Faut vous taire, père Violette ! Moi, j’en ai assez !… Eh bien oui, elles sont parties !… je ne peux pas garder une ouvrière !… je ne peux garder personne auprès de moi… je fais peur à tout le monde !… Tout à l’heure, j’ai fait peur à Madame !… ah ! laissez-moi parler, madame !… je suis si content de m’expliquer devant vous !… Vous ferez peut-être entendre au père Violette qu’il faut qu’il tienne sa langue… Ma vie n’a rien de mystérieux… Je n’ai jamais fait de mal à personne !… On n’a qu’à me regarder pour comprendre que je n’ai pas besoin de leur faire du mal pour qu’elles fichent le camp !… Je ne suis pas venu ici pour faire le malin, je suis venu ici pour dire au père Violette : « J’en ai une, en ce moment, une enfant, une petite nièce, une orpheline que j’ai recueillie et que je ne dégoûte pas trop !… et qui veut bien me servir de bonne… qui a été malheureuse, toute petite et qui m’est reconnaissante de ce que je peux faire pour elle… eh bien ! père Violette, faut pas la dégoûter de moi !…

— Mais ça ne me regarde pas, moi, tout ça !… grogna le garde.

La cabaretière avait glissé un verre devant Bénédict Masson.

— Monsieur a raison, déclara-t-elle, en vidant le reste du pot dans le verre… Il n’y a pas de bon sens à vivre comme ça sur la même terre en se faisant la mine… Trinquez et serrez-vous la main et qu’il ne soit plus question de rien !

Mais le père Violette, têtu, répétait encore :

— Tout ça, ça ne me regarde pas… tout ça, ça ne me regarde pas !

Bénédict Masson repoussa le verre, se leva, se planta devant le garde et lui dit, la voix rauque :

— Si ça ne vous regarde pas, quand la petite passera près de vous, gardez votre langue… gardez votre langue, père Violette !… parce que je vais vous dire… si celle-là s’en va, comme les autres qui sont peut-être parties aussi à cause de vos ragots… eh bien ! c’est vous que j’en rends responsable !… Moi, vous savez, la vie, je m’en f…, et je vous crèverais comme un chien !

Là-dessus il s’en alla, après un bref salut à l’hôtesse, traversa la cour, gagna le bois qui le reprit dans son ombre.

— Vous l’avez entendu ! Vous l’avez entendu, le sauvage ! fit entendre le père Violette quand l’autre fut déjà loin.

— Écoute ! dit la mère Muche… cet homme-là me paraît à bout !… Je souhaite pour toi que la septième, elle reste !