Aller au contenu

La Poupée sanglante/23

La bibliothèque libre.
Tallandier (p. 210-226).

XXIII

LE CHÂTEAU DE COULTERAY

Cette joie fut de courte durée. Christine, à qui l’on ne put cacher la nouvelle, voulait partir immédiatement pour Coulteray. Toute langueur, chez elle, avait disparu :

— Si elle est morte par ma faute, disait-elle, si elle est morte parce que je n’ai pas su l’entendre, je la vengerai !… Je lui dois bien ça !… je sens que son ombre ne me pardonnera qu’à cette condition !

Elle était dans une agitation qui ne cessa qu’à la première heure du jour quand elle se vit avec Jacques dans une auto qui devait les déposer à Coulteray à dix heures du matin.

— Il faut que je me calme, disait-elle, car il faut le surprendre, lui, et qu’il ne se doute de rien !

Tout ce qu’avait pu dire Jacques n’avait servi de rien. Elle ne l’écoutait plus. Toute sa pensée était dirigée contre le marquis. Elle ne prononça pas dix mots jusqu’à Coulteray.

En d’autres circonstances, pour des amoureux, ce voyage eût été un enchantement. C’est ce que se disait Jacques, à qui Christine échappait toujours pour une raison ou pour une autre dans le moment qu’il croyait s’en être rapproché le plus.

Jamais la nature n’avait été aussi belle, ni aussi douce. On touchait à la fin septembre. Un soleil doré répandait sa tendresse vaporeuse sur le royaume de la Loire. Corot n’eût pas mieux fait. Jacques posa sa main sur celle de Christine : elle était glacée. Lui, dans le paysage aimable et joyeux, ne pensait qu’à la vie. Elle, ne songeait qu’à la morte vers laquelle ils couraient à quatre-vingts à l’heure.

Quand ils arrivèrent à Coulteray, les cloches de la petite église du village et celle de la chapelle du château se mirent à sonner leur glas funèbre :

— On va sans doute l’inhumer aujourd’hui, fit Christine, dont les yeux se mouillèrent. Ah ! je voudrais la revoir une dernière fois : je sais bien ce que je lui murmurerais à l’oreille !… Pourvu que nous arrivions avant la cérémonie !

Quant à Jacques, il lui était de plus en plus impossible de se mettre à l’unisson de ces tristes pensers. Il en voulait à la défunte de lui ravir le charme de l’heure. La vision de ce petit bourg à flanc de coteau, apparu dans la verdure et mirant ses murs blancs, ses toits pointus, ses champs et ses vignes dans la belle nappe de diamant de la rivière qui, quelques kilomètres plus loin, allait se jeter ou plutôt se perdre dans la Loire, ce beau ciel, cette fluidité de l’atmosphère, la joie accueillante des visages rencontrés jusqu’alors sur le bord du chemin, sur le seuil des maisonnettes qui s’ouvraient sans mystère sur leur bonheur domestique, ne l’avaient pas préparé à entendre cette lugubre litanie du bronze que se renvoyaient les deux clochers, lesquels semblaient n’avoir été bâtis que pour annoncer noces et baptêmes.

Le village était désert. L’auto le traversa et passa devant l’auberge de la Grotte aux fées sans avoir rencontré âme qui vive. On l’eût dit abandonné.

La voiture franchit alors le pont de briques, où vient aboutir la route serpentine qui conduit, sous les ramures d’un boqueteau, au château debout sur le coteau, en face.

Les œuvres du moyen âge et de la Renaissance abondent dans ce pays et en rehaussent partout la beauté… Il n’est pas un voyageur qu’un sentiment d’admiration n’ait arrêté devant les ruines imposantes ou les magnifiques fragments des anciens châteaux du Châtelier, de la Guerche, de Roche-Corbon, de l’Isle-Bouchard, de Montbazon, de Chinon, d’Amboise, de Loches, d’Azay-le-Rideau… Le château de Coulteray ne dépare pas cette collection.

Il n’est pas moins remarquable par son architecture de guerre, ses créneaux, ses mâchicoulis, ses tours, que par les frises et les bas-reliefs si délicatement taillés sur sa façade… La légende affirme que Diane de Poitiers fut pour beaucoup dans les enjolivements de cette redoutable demeure et que Catherine de Médicis travailla à la transformer en un confortable manoir… Au surplus, le moyen âge lui-même paraît gai dans ce charmant pays.

« Il fallait que cette pauvre Bessie-Anne-Elisabeth, née Clavendish, fût bien malade pour ne point guérir ici ! » se disait Jacques.

À la porte de la première enceinte du château, ou plutôt de ce qui restait de la première enceinte (des pierres, des plantes grimpantes et des fleurs), ils descendirent d’auto. Il y avait foule dans « la baille ». Toute la contrée environnante était là. On était venu aux obsèques par curiosité, par superstition… car on est très curieusement superstitieux dans le pays de Coulteray… plus peut-être que dans tout le reste de la Touraine et certainement autant qu’en Bretagne, mais d’une autre manière.

Ils étaient venus non pour voir la morte, mais pour voir le vampire, qu’ils appelaient couramment entre eux l’empouse (ce qui est tout comme, là-bas)… sans beaucoup y croire, mais sans rejeter tout à fait la légende avec laquelle on leur avait fait peur quand ils étaient petits et qu’ils n’étaient pas sages.

La funèbre aventure de Louis-Jean-Marie-Chrysostome s’échappant de sa tombe pour venir, la nuit, dévorer les vivants, remplaçait avantageusement pour les petits gars de Coulteray les histoires du loup-garou en honneur dans d’autres contrées.

Quand, en l’absence des châtelains, le concierge faisait visiter la crypte de la chapelle, il ne manquait point de raconter à l’étranger ce que l’on disait, depuis deux siècles, de ce tombeau vide.

— Y croyez-vous ? demandait en souriant le visiteur.

— Ben ! répondait l’autre en hochant la tête, on y croit sans y croire !…

Quoi de plus mobile que le caractère tourangeau, avec son pétulant bon sens, son inconséquence, son esprit fin, sa philosophie moqueuse, son scepticisme et son imagination folle ? Quoi de plus intéressant que ce génie d’une si merveilleuse souplesse qui, du moment où il se prend au sérieux, passe sans effort de la bouffonnerie aux sujets les plus graves, de la futilité aux considérations les plus sérieuses et quelquefois les plus inattendues dans leur audace ?…

Tout ceci n’est point d’une digression inutile, sur le seuil du château de Coulteray, dans le moment que la tombe va se refermer sur la figure de cire de Bessie-Anne-Elisabeth Clavendish, femme du dernier des Coulteray, de ce Georges-Marie-Vincent qui ne serait autre lui-même que Louis-Jean-Marie-Chrysostome, l’empouse de la légende, et cela quelques heures avant des événements extraordinaires qui allaient bouleverser toute une contrée…

N’oublions pas que nous sommes dans un pays où il y a une auberge qui s’appelle la Grotte aux fées, dont l’enseigne rappelle un-dolmen qui est visité des plus aimables lutins ; non loin de ce dolmen s’en trouve un autre, de proportions gigantesques, appelé le Palais de Gargantua ; à quelques kilomètres de là, il y a encore la brette du taillis Saint-Nicolas, tertre bâti de pierres brutes, qui appartient, lui aussi, aux temps celtiques où l’enchanteur Orfon aurait entassé d’immenses richesses qu’il se plaît à faire résonner avec fracas dans la nuit de Noël…

Toute cette superstition est gracieuse, plaisante, poétique, propre à une terre où l’on est heureux de vivre, et ne rappelant en rien les épouvantes bretonnes ; mais enfin elle est au fond des mœurs, liée encore à de certaines coutumes, occasion de certaines fêtes auxquelles les plus incrédules auraient garde de ne point se mêler… N’oubliant point cela, nous serons moins étonnés de ce qui va se passer.

Et d’abord, nous ne pourrions mieux nous rendre un compte approximatif de la situation morale — à ce point de vue — de la population de Coulteray, qu’en rapportant très succinctement ici la façon dont, à différentes reprises, y fut accueilli le marquis. Nous avons déjà dit qu’il était né à l’étranger. Il ne vint à Coulteray que dans la force de l’âge ; aussi quand il apparut, ce fut un événement : disons tout de suite que cet événement fut plutôt joyeux.

Georges-Marie-Vincent semblait réaliser en tout le type du gentilhomme campagnard tourangeau, bon vivant, haut en couleur, et faisant volontiers sa société des gais lurons. Avec cela, il n’était pas fier. Il donnait des fêtes champêtres, faisait danser les filles, payait des banquets mémorables à la Grotte aux fées, aux grandes fêtes annuelles.

L’empouse, comme on continuait à l’appeler entre soi, « histoire de rire », avait un gros succès. Tout le monde en raffolait. On disait : « Notre empouse se porte bien ! souhaitons que le diable nous le conserve encore pendant deux ou trois cents ans. »

Puis il partit. Il était retourné à l’étranger. On n’entendit plus parler de lui pendant des années. Quand il revint, il n’avait pas changé. Il était toujours gaillard, avec la même figure, la même bonne humeur, le même « allant ». Les paysans, eux, avaient vieilli.

Il avait ramené des Indes une toute jeune femme, « belle comme le jour », digne de la Grotte aux fées. Il était fort galant avec elle. Ils paraissaient s’adorer.

Il y eut encore des fêtes données en son honneur et aussi à propos de la visite de quelques hauts seigneurs d’outre-Manche qui n’engendraient pas, eux non plus, la mélancolie. Tout ce monde repartit pour Paris en laissant des regrets.

Quand, quelques mois plus tard, Georges-Marie-Vincent revint à Coulteray avec la marquise, il était toujours le même, immuable dans sa façon d’être, de se bien porter, de voir gaiement la vie ; mais déjà on ne reconnaissait plus sa femme.

Elle avait perdu ses fraîches couleurs ; ses yeux, qui, naguère, reflétaient le ciel, s’étaient voilés d’une ombre funèbre ; elle, que l’on avait vue, légère comme une Diane chasseresse, courir dans les bois, passait maintenant alanguie au fond d’une voiture d’où elle répondait tristement et d’un geste épuisé aux saluts respectueux des campagnards.

Sur ces entrefaites, une femme du pays qui faisait fonction de lingère au château, mariée à un brigadier de gendarmerie, Mme Gérard, se vit remerciée pour un motif futile.

Ce fut la première qui répandit le bruit qu’il se passait à Coulteray des choses « pas ordinaires du tout ! »

Elle prétendait avoir reçu des confidences de la marquise, que celle-ci était fort à plaindre, et que, si personne ne s’en mêlait, la pauvre femme n’en avait plus pour longtemps ! Alors, le gendarme, lui, s’en mêla pour faire taire sa bavarde moitié, et il y réussit si bien, par des moyens dont elle ne se vanta pas, qu’il ne fut plus possible de tirer un mot de Mme Gérard à ce sujet.

Mais la curiosité des paysans était éveillée ; ils guettaient les sorties de la marquise et soupiraient sur son passage :

— Voilà ce que c’est que de se marier à un empouse…

D’autre part, ils n’étaient plus les mêmes avec le seigneur de Coulteray… Ils se détournaient de lui, hochaient la tête quand il était passé, se regardaient entre eux tantôt avec une sorte de consternation inquiète, tantôt en se souriant, à cause de ce qu’ils pensaient « qui, tout de même, n’était pas possible à notre époque ».

Le marquis n’insista pas. Il repartit avec sa femme.

Deux ans plus tard, il la ramenait à toute extrémité, et aujourd’hui on l’enterrait…

Christine et Jacques tombèrent en pleine cérémonie. Il y avait là cinq ou six cents personnes, les hommes nu-tête, la plupart des femmes à genoux, tandis que s’avançait le cortège mortuaire, précédé du clergé, suivi du maire, des adjoints, de tout ce qui comptait dans le pays environnant.

Les « filles de Marie », tout en blanc, et les « dames du Feu », dans leur curieux costume sylvestre enguirlandé des feuillages et des fleurs de la forêt, entouraient le cercueil ouvert selon l’antique coutume de la maison de Coulteray, où l’on scelle les morts dans leur tombe devant tout le populaire appelé comme témoin.

Les « dames du Feu », parmi lesquelles on voyait de bonnes vieilles à cheveux blancs, et de belles et jeunes personnes encore à l’aurore de leur printemps, formaient une confrérie dont l’origine se perdait dans la nuit des siècles, et qui était née de l’usage druidique de célébrer le retour du solstice d’été par des démonstrations de joie, des feux dans les clairières. Ces « dames » dansaient autour des pyramides de bois enflammées, comme il arrive, du reste, dans plusieurs autres provinces de France, la nuit de la Saint-Jean. Au pays de Coulteray, il n’était point de village, point de hameau, de ferme, qui, à cette occasion, n’eût son bûcher. On prie les curés de campagne de les bénir, et, lorsque le feu a accompli son œuvre, on en conserve soigneusement les tisons comme un préservatif contre l’orage.

Ainsi la religion et la superstition se rejoignent-elles le plus joliment du monde dans ce charmant pays. Ce jour-là, elles s’étaient encore réunies pour conduire à sa dernière demeure celle qui avait été condamnée par un méchant destin à partager la couche de « l’empouse ».

Mais, derrière le cercueil, porté par quatre forts gars du village, « l’empouse » montrait une telle figure de malheur, arrosée de tant de larmes, un gémissement si affreux secouait son grand corps courbé sous la douleur que la réalité de ce désespoir conjugal n’avait pas tardé à faire reculer bien loin dans tous les esprits la cruelle légende dont, après tout, ce pauvre Georges-Marie-Vincent était peut-être la première victime.

On se rappelait de quels soins on l’avait toujours vu entourer la marquise. On ne vit plus qu’un mari qui pleurait sa femme, et l’on pleura avec lui, non seulement sur elle, mais sur lui-même !

Un incident, qui se passa au moment où le cortège quittait « la baille » pour entrer dans la petite enceinte du cimetière qui précédait la chapelle, souleva même tout ce peuple en sa faveur. La veuve Gérard se tenait là, appuyée à un pan de mur, à demi dissimulée derrière un chèvrefeuille, mais pas si bien toutefois que le marquis ne l’aperçût, malgré son désespoir. Il se redressa, menaçant, terrible : ses yeux, tout à l’heure embués de larmes, parurent comme desséchés par le feu qui en jaillit ; son bras s’étendit sur la Gérard, comme poussé par un ressort qui était assurément celui de l’indignation arrivée à sa dernière puissance ; sa bouche remua, mais elle n’eut pas à prononcer le « va-t’en ! » dont elle était pleine. Comme soulevée de terre par l’épouvante, la veuve était déjà partie, se jetant hors du château et dévalant vers la « prée » (la prairie) comme pierre qui roule.

C’est tout juste si l’on n’applaudit pas !

Chacun comprenait cette sainte colère… Après tout, le pauvre homme devait en avoir assez de toutes ces histoires ! Il n’ignorait pas toutes les stupidités que la Gérard avait colportées, puisqu’il avait été obligé de la mettre à la porte de chez lui !… Et elle avait eu le toupet de se montrer dans un moment pareil !…

Cette exécution terminée, à la satisfaction de tous, le cortège pénétra dans la chapelle… Christine et Jacques eurent toutes les peines du monde à en approcher, et Jacques aurait facilement renoncé à y entrer si Christine, dont l’émotion était à son comble, ne l’avait entraîné par la main avec une force irrésistible.

— Je veux la voir, elle !… je veux la voir !…

De fait, elle ne l’avait pas encore vue, bien que le cercueil fût ouvert. C’est en vain qu’elle avait essayé de percer les premiers rangs, elle avait été repoussée et elle n’avait aperçu que des gerbes de fleurs, dont on avait fait à la morte une couche embaumée…

La chapelle était déjà pleine, quand Christine avisa devant le porche un homme en surplis qui distribuait des coups de sa baguette noire et plate dont les extrémités étaient garnies d’une armature d’argent ; ainsi faisait-il reculer les fidèles trop pressés qui le bousculaient…

Ce ne pouvait être que le sacristain.

« Drouine ! » prononça-t-elle.

Celui-ci se tourna vers elle et l’aperçut qui tenait toujours Jacques par la main… Elle se nomma : Christine Norbert, et présenta son cousin.

— Mon Dieu, soupira Drouine en levant les yeux au ciel, vous arrivez bien tard ! si vous saviez comme elle vous a attendue !…

— Peut-on encore la voir ? demanda Christine.

— Suivez-moi ! répondit-il…

Et il les fit descendre tout de suite par un petit escalier souterrain qui conduisait à la crypte.

Celle-ci était encore déserte.

— Tenez, placez-vous dans ce coin ; après la messe, on va la descendre ici… Vous la verrez tout à votre aise. Elle n’a jamais été si belle, on dirait un ange… On va la mettre provisoirement dans le tombeau de « l’empouse » qui est vide, comme vous le savez certainement, et d’où elle ne sortira que pour être ensevelie définitivement dans un tombeau magnifique que M. le marquis va lui faire faire et qui sera édifié là-bas… auprès de celui du comte François II, dit Bras-de-Fer, mort en terre sainte. M. le marquis a bien du chagrin !

Il les quitta, car on avait besoin de lui, là-haut…

Ils se trouvaient dans une espèce de niche creusée dans la muraille, et d’où ils dominaient le tombeau de « l’empouse », lequel était ouvert, attendant sa nouvelle proie…

On avait glissé la pierre qui le recouvrait (et sur laquelle on pouvait lire encore l’inscription relative à Louis-Jean-Marie-Chrysostome, écuyer de Sa Majesté) sur un tombeau voisin…

Jacques sentit la main de Christine qui se crispait dans la sienne… Tout cet appareil de mort, ces chants funèbres qui leur paraissaient dans leur retraite souterraine comme la plainte même des trépassés, jaillie des entrailles de la terre, ces figures de pierre étendues sur les sépulcres, les mains jointes dans un dernier geste de supplication et de prière avant le jugement dernier, toute cette scène, éclairée assez lugubrement par quelques rayons tombés des soupiraux gothiques qui prenaient jour au ras du sol envahi par les ronces du cimetière était bien faite pour impressionner un esprit qui eût été moins ébranlé que celui de Christine.

Quant à Jacques, il maudissait comme toujours sa propre faiblesse qui aboutissait à ce cul-de-sac de la mort dans lequel il était venu s’enfermer avec Christine, dans le moment même qu’il rêvait pour sa fiancée la renaissance de toutes les forces vitales dans le rayonnement d’une nature triomphante…

Lui, si fort avec les autres et avec lui-même, lui, l’intelligence même, il n’existait pas, il n’avait jamais existé devant elle que par elle !… Il s’en rendait compte une fois de plus, il y avait beau temps qu’il ne luttait plus ; un instant, il avait essayé de se ressaisir, il avait senti qu’elle le laisserait s’évader avec sa belle tranquillité et son doux sourire triste, sans autre protestation… « De profundis clamavi ad te, domine ! ». Chaque esprit, ici-bas, et sans doute là-haut, a son maître… Il ne sied pas, même au plus orgueilleux de faire le malin… On a vu de prodigieux cerveaux à la remorque de repoussantes gotons ; et Christine était belle et bonne… « Dies iræ, dies ille ! »

La grille ouvragée qui était derrière le tombeau du comte François, dit Bras-de-Fer, s’ouvrait, et le cortège des filles de Marie et des dames du Feu se répandit dans la crypte, précédant le cercueil que les gars apportèrent et soulevèrent pour l’enchâsser provisoirement dans le tombeau de « l’empouse »…

On eût dit qu’ils y déposaient une merveilleuse corbeille de fleurs, où reposait une vierge endormie…

Christine ne quittait plus cette figure idéale de ses yeux agrandis par l’angoisse et la douleur…

Ah ! oui ! qu’elle était belle dans la mort, Bessie-Anne-Elisabeth !… Belle comme Juliette au tombeau, quand elle fut descendue dans la fraîcheur religieuse du sanctuaire embaumé qui efface tous les tourments et rend à l’enveloppe terrestre sa pureté d’aurore, belle comme Ophélie ornée de sa guirlande de plantes sauvages et les cheveux humides encore de la flore des eaux… et comme elle, échappée enfin à l’outrage d’un insensé auquel elle avait livré un cœur pur avec toutes ses espérances et ses naïfs désirs !… évadée d’un cercle d’horreurs qu’elle n’avait pu comprendre et où sa raison avait succombé avant qu’elle exhalât son dernier soupir !…

« Dors ! dors donc ton dernier sommeil que rien ne viendra plus troubler, je te le jure ! » murmura dans un sanglot et en s’affaissant sur ses genoux défaillants Christine à demi pâmée.

À ce gémissement répond un cri de désespoir, et Georges-Marie-Vincent s’effondre, lui aussi, devant ce cercueil qu’il a peut-être ouvert !…

La cérémonie s’achève, les dernières prières sont dites, la pierre est glissée sur celle qui ne verra plus la douce lumière du jour…

On soulève le marquis qui se laisse emporter comme s’il avait été soudain frappé de paralysie… Il ne recouvre un peu l’usage de ses membres qu’à la fraîcheur du dehors et quand il aperçoit Christine et Jacques qui sortent les derniers de la crypte… Il fait quelques pas vers la jeune fille, lui saisit les mains avec une effusion qui la glace…

— Ah ! merci ! merci d’être venue, vous qui étiez son amie !…

Elle présente Jacques, son fiancé… Il ne leur quitte plus les mains… Ce sont eux qui doivent l’accompagner jusqu’au château…

— Ne me quittez pas !… ne me quittez pas ! Je suis si malheureux… si vous saviez !… si vous saviez !… Mais vous savez tout, vous, Christine !… Je n’ai rien à vous apprendre !… Vous seule ici pouvez comprendre toute l’étendue de ma misère !… Ah ! je suis le plus misérable des hommes !…

Et pendant que la foule s’écoule, émue, silencieuse, vide la baille, regagne la campagne, les villages, il les retient dans l’ombre de ce château de la mort, aux volets clos…

— Je vais partir ! fait-il d’une voix brisée. Je vais partir loin, très loin !… Où ?… je n’en sais rien encore !… mais je ne puis rester un instant de plus ici !… Trop de souvenirs !… trop de souvenirs !… trop de douleurs !…

Une porte est poussée… une portière se soulève… Une ombre que Christine reconnaît… C’est Saïb Khan lui-même, le médecin indien. Il ne prononce pas une parole…

À sa vue, Georges-Marie-Vincent s’est soulevé.

— Adieu ! soupire-t-il dans une sorte de râle, adieu peut-être pour toujours !… Ah ! comme je l’aimais !

Il est parti !… Le bruit de l’auto qui l’emporte…

Il est parti !…

Tous deux sont restés là, encore sous le coup de cet extraordinaire désespoir… Ce « ah ! comme je l’aimais ! » leur restera longtemps dans l’oreille…

— Cet homme aimait peut-être vraiment cette femme ! prononça Jacques, après quelques instants d’un affreux silence.

— Comment peux-tu dire ?… Comment peux-tu dire ?… Ugolin aussi aimait ses enfants !…

— Justement, dit Jacques… qui, pour rien au monde, n’eût voulu la contrarier dans un moment pareil… Et maintenant, ma petite Christine, fit-il en se levant, nous aussi allons quitter ce pays… nous n’avons plus rien à y faire !… et nous allons essayer de l’oublier !…

— Va-t’en donc ! lui répliqua-t-elle d’un air sombre… Moi, je reste !

— Tu restes ici ?… mais pourquoi ?…

Elle s’était approchée de la fenêtre et, à travers les persiennes, considérait quelque chose, ou quelqu’un, avec une attention farouche.

— Vois ! dit-elle.

Il pencha la tête.

— Je t’en ai assez parlé pour que tu les reconnaisses !

— Sangor et Sing-Sing.

— Oui, Sangor et Sing-Sing !… Ils ne sont pas partis, eux !… et tu veux que je m’en aille !… ajouta-t-elle frémissante…

— Christine ! explique-toi… je ne te comprends pas !…

Elle haussa les épaules.

Et, dès lors, elle agit comme s’il n’était pas là !…

Elle quitta ce salon, passa dans une autre salle… Il la suivait, renonçant à l’interroger… Ils traversèrent ainsi une partie du rez-de-chaussée… Le château paraissait désert, abandonné… Toute la domesticité quelque part, dans les sous-sols, devait faire ripaille, comme il est de coutume après ce genre de cérémonie…

Ils parcoururent des pièces immenses qui avaient conservé le cachet des siècles, meublés de bahuts d’un prix inestimable, de coffrets sculptés, aux ferrures ciselées, de hautes chaises datant du règne de François Ier, d’immenses cheminées Renaissance, merveilles à peine éclairées par le demi-jour qui glissait à travers les persiennes, et ils arrivèrent dans un vestibule dont elle gravit, avec une hâte que Jacques ne pouvait s’expliquer, l’escalier aux larges dalles de marbre usé, à la rampe de fer forgé, descellée par endroits, et qui n’avait peut-être pas été réparée depuis l’autre Coulteray… Louis-Jean-Marie-Chrysostome…

Arrivée au premier étage, elle se dirigea comme guidée par un sûr instinct vers une grande porte à double battant qu’elle ouvrit. L’odeur spéciale des chambres mortuaires les saisit tout de suite…

C’était la fameuse chambre de Diane de Poitiers. Sur une estrade, le grand lit aux piliers torses était encore jonché de fleurs… Aux quatre coins de l’estrade, les cierges à peine éteints exhalaient encore leur funèbre parfum…

Elle alla à la fenêtre, l’ouvrit d’un geste large, repoussa les persiennes et le jour entra à flots.

Elle regarda tout de suite les murs tendus de tapisseries de Flandre de haute lice représentant des sujets tirés des romans de chevalerie.

Avec une stupéfaction grandissante, Jacques vit Christine s’intéresser méticuleusement à ces figures qui faisaient revivre les hauts faits des chevaliers de la Table ronde. Elle passait de l’un à l’autre après un examen d’une minutie exaspérante… Tantôt elle se baissait, tantôt elle se dressait sur la pointe des pieds, tantôt elle montait sur un tabouret…

Elle se retourna enfin en poussant un soupir et le visage contracté. Elle regardait Jacques, mais apparemment sans le voir et certainement sans l’entendre, car, comme il s’était risqué à lui poser une question qui éclairât ce manège pour lui tout à fait incompréhensible, elle passa près de lui sans lui répondre, et, soudain, comme obéissant à une idée nouvelle, elle sortit de cette chambre, et, par le corridor, entra dans la pièce adjacente.

Celle-ci était une pièce Louis XV… En face du lit, un portrait en pied de Louis-Jean-Marie-Chrysostome, assez reconnaissable dans la pénombre… car, là aussi, les volets étaient tirés… Jacques était entré derrière elle. Ils étaient certainement dans la chambre du marquis actuel.

Il ferma la porte, et aussitôt Christine poussa un cri. Près du lit, qui était adossé au mur qui séparait cette pièce de la chambre de la marquise, un rayon de soleil allongeait sa baguette d’or qui semblait avoir troué le mur… c’était la lumière de la chambre voisine qui arrivait là par ce trou… que l’on eût difficilement trouvé dans les arabesques du trumeau où il se dissimulait, ou, de l’autre côté, parmi les personnages de la tapisserie…

Christine courut y coller son visage… et quand elle eut fini de regarder.

— Vois à ton tour ! dit-elle à Jacques… Vois le trou par lequel le monstre lançait sa flèche empoisonnée !…

Il vit, et lui aussi, qui avait eu en mains le « trocard » fut convaincu… mais ne l’avait-il pas été à moitié déjà ?… et que pouvaient-ils faire maintenant qu’elle était morte ?

Cette question, il ne la posa pas à Christine, mais elle y répondit tout de même :

— Ô Bessie !… prononça-t-elle d’une voix profonde, j’ai été une mauvaise gardienne de ta vie, mais je veillerai sur ta mort !…