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La Poupée sanglante/22

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Tallandier (p. 204-209).

XXII

DERNIÈRES NOUVELLES DE LA MARQUISE

Tant de cynisme, de truculence, une si évidente application à augmenter chez tous l’horreur inspirée par une série de crimes dont Bénédict Masson ne se déclarait innocent qu’en des termes et sur un ton qui ôtaient par avance toute valeur à une déclaration qu’il ne semblait pas lui-même prendre au sérieux, avaient eu pour résultat d’inspirer à Jacques Cotentin, le fiancé de Christine, des réflexions qui ne pouvaient naître que dans un esprit aussi scientifiquement, c’est-à-dire logiquement ouvert que le sien et préparé par une méthode sévère à ne se point laisser influencer par les contingences…

« Cet homme court à la mort comme à une délivrance ! se disait le prosecteur. Voilà surtout ce que prouvent ses réponses ! S’il pouvait lui-même prouver ses crimes, il le ferait ! Ne le pouvant point, il déchaîne contre lui, par son attitude, la fureur des juges et du public, qu’il méprise… En même temps, il se venge par avance de l’erreur qui va le livrer au bourreau en criant : « Je suis innocent !… » mais c’est tout juste s’il n’ajoute pas : « Je vous défie de me le prouver ! »… Tout cela est du Bénédict Masson tout pur !… En attendant, on n’a retrouvé aucune trace des six autres victimes et pour ce qui est de la septième, il n’a pas tort quand il dit : « Ce n’est pas une raison parce qu’on découpe une femme en morceaux et qu’on la met dans son poêle, pour qu’on l’ait tuée ! »

Ces réflexions, Jacques Cotentin les gardait pour lui. Il n’aimait point les discussions oiseuses. Il savait qu’il ne parviendrait à ébranler aucun esprit au monde sur le fait d’une culpabilité qui « sautait aux yeux ». Surtout il avait grand soin de cacher le fond de sa pensée à Christine, qui, elle, en avait trop vu pour pouvoir admettre une seconde que Bénédict Masson ne fût point un abominable criminel. Sur ces entrefaites, la fille du vieil horloger reçut un court message de Coulteray : « Adieu. Christine… tout est fini ! »

Le drame fabuleux sur lequel elle était tombée à Corbillères, la prostration physique et morale qui s’en était suivie lui avait fait oublier cette autre tragédie non moins sombre, non moins macabre qui se passait dans un autre coin de la France et qui, cependant, avait été la cause déterminante de sa visite à Bénédict Masson.

Jacques Cotentin de son côté, qui avait pu craindre un instant pour la vie ou pour la raison de Christine, n’avait plus pensé à la marquise ni à son appel désespéré.

Enfin, les premières exigences de l’instruction, les pénibles interrogatoires qui laissaient Christine accablée sous le poids du plus affreux souvenir, auraient contribué à rejeter dans l’ombre de leur pensée, si par hasard elle était venue les tourmenter, l’aventure fantomatique au fond de laquelle se débattait cette pauvre lady si pâle, si pâle, que le terrible marquis avait ramenée des Indes.

Un malheur présent est égoïste ; il exige tous vos soins, vous courbe sur ses plaies et ne vous permet de regarder autour de vous que lorsque celles-ci commencent à se refermer… Enfin, il ne faut pas oublier non plus qu’à tout prendre, la réalité de l’infortune de là marquise de Coulteray était encore à démontrer… Certes, le « trocard » avait produit son effet ; restait à savoir si on ne lui avait pas accordé une importance exagérée ou départi un rôle qui était bien le sien !…

Quoi qu’il en fût, dans le tumulte sanglant de l’affaire de Corbillères, le « trocard » que Christine avait emporté dans son sac pour le montrer à Bénédict avait disparu ! Où ? quand ? comment ?…

Sans doute au moment où Christine courait dans le marécage, à demi soulevée par la terreur et par le vent ? Alors le sac se serait ouvert et le pistolet chirurgical s’en serait échappé ?

Ces questions, Christine et Jacques ne se les posèrent que lorsque le mot si bref et si lugubre de la marquise leur fut parvenu.

La vision de la petite Anie brûlant dans la « cuisinière » de Bénédict Masson avait si bien effacé tout ce qui ne se rapportait pas directement ou semblait ne pas se rapporter aux crimes de Corbillères que Christine n’avait parlé de ce singulier trocard à quiconque.

… Aussi bien il n’avait été retrouvé par personne, en dépit de toutes les investigations de la police judiciaire, qui fouillait tout Corbillères et son marécage, à la recherche des restes des six victimes manquantes… Si les agents de la Sûreté générale avaient découvert un objet aussi curieux, ils en auraient certes fait état.

— Partons ! dit tout de suite Christine à Jacques Cotentin… Nous n’avons que trop attendu ! C’est moi qui, par mon scepticisme, mon orgueil, ma « suffisance » aurai peut-être été la cause de la mort de cette malheureuse !… Si nous avons encore une chance de la sauver, ne la laissons pas échapper !… Mes remords sont déjà immenses !… Je me suis crue très intelligente et je ne suis qu’une sotte, d’une sottise criminelle !… Mon calme à juger les gens et les choses, l’équilibre tant vanté de mon esprit n’étaient que l’armature d’une bêtise qui m’épouvante… Est-ce que tu es calme, toi ?… Oui, peut-être aux yeux des imbéciles !… Mais j’ai toujours vu ton esprit inquiet !… Rien ne t’a jamais paru impossible !… Je me suis étonnée de ne pas te voir sourire lorsque pour la première fois je t’ai parlé de la maladie de vampirisme qui sévissait à l’hôtel de Coulteray… Quand moi, sur un ton qu’eussent pu m’envier tous les Joseph Prudhomme de la terre, je prononçais le mot : science ! toi, tu répondais : « Mystère ! »… J’ai pris mon vieux père pour un monomane et il a du génie ; j’ai aimé Gabriel sans y croire !… Je l’aime peut-être encore et je n’y crois peut-être pas encore…

— Oh ! Christine ! protesta Jacques avec une infinie tristesse.

— Pardon, Jacques, mais je ne veux avoir rien de caché pour toi !… Vous avez tous été trop à mes genoux ! J’ai vu le marquis à mes genoux ! J’y ai vu Bénédict Masson ! Mais ce que je n’ai pas vu, moi qui croyais tout connaître, tout deviner : c’est que c’étaient deux monstres !… Jacques ! courons à Coulteray !

— Tu es encore bien faible, Christine !

— Voilà une raison toute trouvée pour un voyage à la campagne. Les médecins m’ordonneront le séjour de la Touraine, climat doux, tempéré, qui me remettra de mes dernières émotions. Nul ne s’étonnera de mon absence et les magistrats ne pourront s’y opposer. Du reste, l’enquête est bien près d’être terminée. On ne retrouve pas les six autres victimes parce qu’il en a fait de la fumée ! Ah ! le bandit ! Quand je pense qu’il me dédiait des vers… et qu’il pleurait sur ma main ! Tu viens, Jacques ?

— Tu sais bien que je fais tout ce que tu veux ! et puis, tu as raison… notre présence peut être utile là-bas !

— Que le ciel t’entende ! Hélas ! elle nous écrit : « Adieu, c’est fini ! »

— Ça n’est jamais fini, Christine, tant qu’on peut l’écrire.

— Eh bien ! préviens mon père. Gabriel ne souffrira pas de ton départ ?

— Non !… maintenant, je puis m’absenter… m’absenter même longtemps… pourvu que ton père reste et veille !…

— Oh ! il ne le quitte pas !… Tu n’as pas remarqué qu’il l’a à peine quitté pour venir me voir… de temps en temps… et vite !… Aucun être au monde n’aura été soigné comme Gabriel !… Pauvre cher papa !… Gabriel, c’est un peu sa vie… c’est aussi la tienne, Jacques !

— Non, la mienne, c’est toi, Christine.

— Eh bien ! en route ! fuyons ce quartier, cette île où il me semble entendre encore le misérable rôder autour de moi… avec son sourire si affreusement mélancolique… et ses vers… ses vers qu’il chuchotait sur un ton liturgique ! « Pour l’amour de Dieu, ne remue pas les sourcils quand tu passes près de moi, que ton regard reste glacé dans son lac immobile… » etc…, etc…, et autres du même acabit qui me remplissaient d’aise sous mes dehors de statue… car, au fond, je suis une sentimentale… Oui ! en vérité, quelque chose comme Jenny l’ouvrière… seulement ce ne sont pas des fleurs qu’il me faut, ce sont des poèmes !…

— Ne raille pas !… Ne raille pas, Christine, tu es une sentimentale… On n’est grand que par les sentiments… et par la bonté !… Tu as été bonne !

— Bonne pour toi, bonne pour lui, bonne pour tout le monde ! et je vous fais tous souffrir !… Ah ! est-ce que je sais ce que je veux ? acheva-t-elle en poussant un grand cri qui s’acheva dans un sanglot.

Il l’emmena le soir même. Oui, il fallait lui faire quitter Paris !… Et il résolut, une fois en Touraine, de la soigner comme une enfant, au milieu des champs et des fleurs, dans la douceur rayonnante de l’été sur son déclin.

Ce fut avec une joie dont il se défendit mal qu’en arrivant à Tours, il apprit par les journaux du soir le décès, survenu le matin même, de Bessie-Anne-Elisabeth, marquise de Coulteray, née Clavendish…