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La Poupée sanglante/25

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Tallandier (p. 236-252).

XXV

MINUIT…

Christine voulut passer la nuit au château. On mit à la disposition des deux jeunes gens le premier étage de l’aile du nord, c’est-à-dire deux chambres séparées par un salon, qui avaient été autrefois l’appartement particulier de Catherine de Médicis et que Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait fait transformer, le trouvant particulièrement lugubre, dans le goût du jour (celui de la Pompadour) pour le réserver aux invités de marque.

Nous ne pourrions dire si, dans leur rococo tout neuf, ces pièces, qui avaient eu jadis leur caractère quand on ne les avait pas encore déguisées sous une parure aussi inattendue, présentaient à l’œil un aspect souriant et, comme on devait commencer à dire dans le premier tiers du XIXe siècle, « confortable », mais il est permis d’affirmer que, pour les visiteurs de nos jours, il n’est rien de plus triste que ces chicorées, ces palmettes et ces mauriers qui tombent en poussière… que tout ce tortillis de rosaces plaqué sur des murs de donjon… tout cela apparaît aussi maussade, ridicule et flétri que des oripeaux qui ont passé sous la pluie, au lendemain du carnaval.

— Ah ! murmura Jacques, les quatre murs blanchis à la chaux d’une chambre d’auberge !

L’idée qu’on allait leur apporter leur dîner dans cette demeure de fée Carabosse fit faire une telle grimace au prosecteur que Christine finit par avoir pitié.

— Allons donc prendre notre repas à l’auberge, dit-elle à Jacques, puisque cela te fait un si grand plaisir !

Et elle ajouta :

— Sois persuadé que cela ne m’amuse pas plus que toi de rester ici… Cependant je ne quitterai pas Coulteray avant Sangor et tu sais pourquoi !… Avec ces Hindous, il faut s’attendre à tout, dès que la superstition est en jeu !…

— J’ai confiance dans la vertu des bijoux de la marquise ! émit Jacques en se permettant de sourire.

— Que la marquise nous pardonne !…

En descendant, ils eurent l’heureuse surprise de trouver dans la cour Sangor et Sing-Sing qui montaient dans une torpedo en emportant leur petit bagage.

Sangor salua fort dignement, et Sing-Sing, qui était accroché au volant comme un petit singe qui joue avec une roue, fit entendre un piaulement d’adieu et démarra.

Ils disparurent.

Drouine survint.

— C’est fait ! dit-il… Oh ! il n’y a pas eu la moindre difficulté… Il avait apporté un sabre. Il m’en a fait cadeau. Je lui ai donné tous les bijoux. Bon voyage !

Christine poussa un profond soupir… Et elle répéta :

— Que la marquise nous pardonne !

Ils étaient en face du garage… Elle avisa soudain la dernière voiture qui s’y trouvait. Elle l’avait vue quelquefois à Paris à l’hôtel du quai de Béthune… cette auto servait assez souvent à la marquise quand on la conduisait faire une promenade au Bois ou dans les environs… Elle s’en approcha et la considéra de près. C’était une forte limousine, d’une carrosserie solide et copieusement capitonnée à l’intérieur… Christine examina les portières, les glaces… Jacques comprit son idée et lui aussi chercha. Ils trouvèrent, près du chauffeur, le petit bouton sur lequel il fallait appuyer pour faire jouer automatiquement les volets. Instantanément, la voiture fut transformée en une cage hermétiquement close…

Drouine les regardait faire.

— C’est dans cette voiture qu’elle est arrivée ? demanda Jacques.

— Oui ! répondit Drouine… pauvre femme !…

— Quelle martyre ! soupira encore Christine, les larmes aux yeux.

— Le bon Dieu en a eu pitié ! reprit Drouine en hochant la tête… maintenant elle est bien tranquille !

Quand Jacques et Christine arrivèrent à l’auberge de la Grotte aux fées, ils furent assez surpris de l’allégresse générale qui y régnait. Ils ne connaissaient point les mœurs. Il n’y a rien qui donne appétit… et soif comme un enterrement. Par une pente naturelle de l’esprit, les vivants se comparent au mort qu’ils viennent de conduire à sa dernière demeure, se félicitent intérieurement de pouvoir goûter encore aux joies de la vie et s’empressent d’autant plus d’en jouir que l’exemple qui leur a frappé récemment les yeux, quelquefois jusqu’aux larmes, leur a fait mesurer la brièveté des jours…

Depuis la funèbre cérémonie, la ripaille n’avait pas cessé. On s’était bien levé un instant pour faire une partie de boules, mais on se retrouvait toujours à table pour un repas qui semblait ne pas devoir avoir de fin. La domesticité, doublée pour la circonstance, était sur les dents. La veuve Gérard servait en extra. Elle en avait entendu des plaisanteries sur son aventure du matin, sur le geste du marquis qui l’avait fait fuir !… Ça lui apprendrait à raconter des histoires « d’empouse » !…

On avait voulu la faire boire :

— Trinquons à l’empouse, mère Gérard ! si vous ne voulez pas qu’elle vienne vous tirer par les pieds !

Elle ne répondait rien, le front têtu, l’œil mauvais, les dents serrées…

— Ne la blaguons plus, finirent-ils par dire. Elle commence à avoir le mauvais œil !…

On croit au mauvais œil à Coulteray. Ils la laissèrent tranquille… Ils se mirent à chanter des vieilles chansons du pays…

— Ils en ont comme cela jusqu’à demain matin, dit Jacques quand Christine et lui eurent fini de dîner dans un coin de tonnelle, tu as eu raison d’accepter l’hospitalité du marquis… Ici nous n’eussions pas fermé l’œil !

Ils rentrèrent au château, s’embrassèrent, se souhaitèrent une bonne nuit. Jacques se coucha et dormit tout de suite.

Christine ne se coucha pas… Elle se laissa tomber, pensive, dans un fauteuil.

Sa fenêtre était restée ouverte… Un paysage lunaire s’étendait devant elle, d’une grande étendue et d’une grande beauté… D’abord, c’étaient les bâtiments du château avec leurs ombres crues sur la terre déserte, silencieuse, qu’aucun bruit ne venait troubler… puis le long trou noir des douves qui séparaient la cour d’honneur de la baille, puis le vaste espace blanc de la baille, et à l’extrémité du plateau, au delà d’un petit mur bas, le cimetière avec ses croix penchées ou droites… ses dalles moussues et quelques-unes, luisant sous la lune, comme des glaces… Derrière, la silhouette élancée de la fine chapelle du XIVe siècle, au fond de laquelle dormait pour toujours, tranquillement, cette pauvre Bessie-Anne-Elisabeth…

Combien de temps Christine resta-t-elle ainsi à rêver ? et à rêver à quoi !

Soudain elle tressaillit… Là-bas, dans la vallée, la vieille église romane de Coulteray faisait entendre les douze coups de minuit…

Christine se leva, poussa sa fenêtre, car elle avait froid et commença de se dévêtir.

Elle revint à la fenêtre pour en tirer le rideau… mais elle poussa une sourde exclamation et s’accrocha au mur pour ne point tomber.

Elle avait vu… très distinctement vu, là-bas, entre les tombes des cimetières… une forme blanche, toute blanche qui glissait… se déplaçait avec la légèreté d’un fantôme…

Cette forme flottante et indécise, que semblaient traverser comme un cristal les rayons de la lune, fit le tour de la chapelle et disparut dans la direction de la demeure de Drouine.

Christine eût voulu crier ; elle ne le pouvait pas. Sa gorge se refusait à laisser échapper le moindre son. La terreur, maîtresse de ses sens et de ses organes, la tenait là, anéantie entre ce coin de mur et cette fenêtre… Et puis, soudain, elle glissa, ses jambes se dérobèrent sous elle, sa tête frappa brusquement le parquet et la douleur qu’elle ressentit lui restitua la force physique nécessaire pour appeler. Alors elle appela Jacques désespérément, sourdement, lugubrement, dans un râle de femme qui se noie.

Jacques accourut, la trouva se traînant à terre, dans un désordre qui l’eût laissée demi-nue, sans son admirable chevelure qui s’était déroulée et l’enveloppait de sa vague protectrice. Il put croire qu’elle avait roulé de sa couche, poursuivie par un affreux cauchemar auquel elle était encore en proie. Et il n’en douta point, quand il l’entendit prononcer, entre deux hoquets de terreur, cependant que son bras rigide désignait la fenêtre et la lointaine campagne lunaire :

— Elle ! Elle ! je l’ai vue !… Elle se promenait dans le cimetière !… Mon Dieu ! que va-t-elle faire ? que va-t-elle faire ?

Il enveloppa Christine, chastement, dans un manteau et la déposa sur le lit.

Il essaya de la calmer par de bonnes paroles.

— Voyons, Christine, réveille-toi, ma chérie !… Sors de ce mauvais rêve !

Mais, âprement, elle lui répliquait :

— Je ne dors pas !… je ne rêve pas !… Je te dis que je l’ai vue… comme je te vois !… Elle a glissé le long du mur de la chapelle… Elle allait chez Drouine, c’est sûr !

Ainsi quelques minutes se passèrent tandis qu’ils essayaient de se convaincre l’un et l’autre.

— C’était à prévoir… ça devait finir comme ça ! gronda Jacques… du moment que nous restions ici, impressionnable comme tu l’es maintenant !… Cette crise est aussi logique que le développement d’un panaris.

Il avait à peine achevé que des coups sourds, répétés, retentissaient au rez-de-chaussée. Il voulut courir à la fenêtre, l’ouvrir pour savoir ce que c’était… Mais elle lui avait jeté ses bras autour du cou et le retenait avec une force invincible :

— Non ! non ! n’y va pas !… n’y va pas !… C’est elle ! je suis sûre que c’est elle !…

Et puis ils se turent, car les coups avaient cessé, mais il leur semblait entendre maintenant un bruit dans le château. Une porte ou une fenêtre avait été ouverte… et d’autres portes claquaient… et des pas… une course… une espèce de bondissement dans l’escalier… Jacques s’était redressé… Elle l’étouffait contre elle !

— N’y va pas !… n’y va pas !…

— Laisse-moi au moins aller fermer la porte à clef !

Elle l’abandonna un instant avec un sourire d’agonisante. Il courut à la porte et l’ouvrit.

Ils se trouvèrent en face d’une figure de revenant qui agitait son ombre immense sous la projection de la lampe… C’était Drouine…

Il entra, se jeta contre la porte, la referma de tout son poids et y prit équilibre, pour pouvoir enfin souffler, haleter à son aise…

Alors il aperçut Christine qui avait l’air aussi égarée que lui.

— Vous l’avez vue ?… Vous l’avez vue ?… demanda-t-il.

Christine hocha la tête… Elle l’avait vue… oui ! oui !… Et lui ! lui aussi, n’est-ce pas ?

Alors il raconta, par bribes, par morceaux, tandis que soufflait son âme épouvantée, au fond de sa forge intérieure :

— Je dormais… je venais de m’endormir… à peine… j’ai entendu sa voix qui m’appelait… Je n’ai pas eu peur d’abord… une voix si douce !… si douce !… que j’ai cru que je rêvais… Mais une petite pierre vint frapper contre ma vitre… alors je me rendis compte que je ne rêvais pas… Et je commençai à trembler… j’allai à la fenêtre… et comme je ne voyais rien… que le cimetière me paraissait bien tranquille… j’ai ouvert la fenêtre… Alors j’ai entendu la voix qui reprenait avec plus de force : « Drouine ! Drouine ! »… Alors je l’ai aperçue debout contre le mur du rempart. « Tu ne me reconnais donc pas ? dit-elle… c’est moi, ta maîtresse, la marquise de Coulteray, la femme de l’empouse… Qu’as-tu fait de moi, Drouine ? »

» Je tombai à genoux, en faisant un grand signe de croix. Ah ! c’était elle !… c’était bien elle !… c’était bien sa voix, ses manières si douces et si tristes, tout !… Elle reprit : « Qu’as-tu fait de moi, Drouine… qu’as-tu fait de moi ?… Pourquoi ne m’as-tu pas livrée à Sangor ?… Ma gorge l’attendait ! Et maintenant, ma gorge a soif ! »

» Oui, elle a dit cela, je suis sûr qu’elle l’a dit ! Elle parlait très distinctement… On entendait sa petite voix claire comme une clochette d’argent dans la nuit… Sa voix n’était pas méchante, mais ce qu’elle disait était terrible : « Tu as fait de moi l’épouse de Louis-Jean-Marie-Chrysostome pour l’éternité ! »

» Là-dessus, elle a disparu par la brèche, elle a glissé tout le long de « la prée »… Elle s’est retournée un instant pour me faire un signe d’adieu et elle est entrée sous le bois… Qu’Orfon ait mon âme, si j’ai menti !… »

Drouine s’était mis à genoux et se signait et se donnait de grands coups sourds dans la poitrine comme pour son mea culpa, Comme si tout ce qui arrivait là était bien de sa faute.

Il répéta dans un sanglot :

— C’est épouvantable !… C’est moi qui l’ai livrée au démon !… Que Jésus ait pitié de nous !

Christine pleurait comme une Madeleine. Jacques était allé à la fenêtre, regardait le paysage paisible, qui semblait immuable dans sa solidité matérielle, sous les cieux clairs et le regard froid de l’astre des nuits… le paysage sans fantômes.

— Vous deviendrez tous fous dans ce pays avec votre histoire d’empouse ! leur dit-il… Voici ce que tu vas faire, Drouine !… Tu vas venir avec moi… Nous descendrons dans la crypte…

— Non ! non ! j’en reviens ! j’en reviens !

— Comment ! tu en reviens ?

— Oui !… Quand elle a été partie… je me suis trouvé mieux… je ne la voyais plus… l’air froid du dehors sur mon front… enfin je me suis dit que j’avais peut-être rêvé… et puis je me suis dit aussi que la crypte était fermée, que les murs en étaient bien épais, même pour une « empouse »… Enfin ça a été plus fort que ma peur… j’ai voulu savoir… j’ai passé un pantalon, j’ai pris les clefs de la chapelle et je suis descendu… Alors je me suis rendu compte tout de suite que, si les grandes grilles de la crypte, derrière le tombeau de Bras-de-Fer, étaient bien fermées, j’avais oublié de refermer la petite porte qui s’ouvre dans le pied de la tour… C’est par là que je vous ai fait descendre, vous savez !… Eh bien, c’est par là qu’elle était sortie !… Oh ! il n’y avait pas à s’y tromper !… La pierre était déplacée… le tombeau ouvert et le cercueil aussi… et il n’y avait plus rien dedans !…

— Reste ici avec Christine et attendez-moi tous les deux !

Jacques était déjà dehors malgré le cri de la jeune fille…

Par la fenêtre, ils le virent traverser en courant la cour d’honneur, puis, d’un pas tranquille, toute la largeur de la baille… Évidemment, il essayait de se dominer… d’arriver là-bas avec tout son sang-froid… Ce n’était pas lui qui se laisserait entraîner par la folie ambiante…

Soudain, Christine et Drouine firent entendre un gémissement rauque, en même temps… La jeune fille avait saisi le bras de Drouine et le lui serrait à le faire crier… Jacques venait de pénétrer dans le cimetière et, dans le même moment, la forme flottante était apparue à nouveau, glissant le long du mur de la chapelle, revenant dans le cimetière, le fantôme pâle de Bessie-Anne-Elisabeth…

Elle passa devant le porche, arriva à la petite tour et disparut par la porte basse qui menait à la crypte.

Jacques, qui s’était arrêté un instant, prit le même chemin et pénétra, derrière elle, dans le monument…

Accrochés l’un à l’autre, le front à la vitre, ni Christine ni Drouine ne prononcèrent une parole… Toute leur vie, c’est-à-dire tout ce qui leur restait de force vitale, s’était réfugiée dans leur regard qui ne quittait point le cimetière, la chapelle et ce petit trou noir de la porte par lequel Bessie et Jacques étaient descendus dans la terre des morts…

De longues, longues minutes s’écoulèrent ainsi… Enfin ils virent réapparaître Jacques… Christine laissa échapper un long soupir.

Elle était couverte d’une sueur glacée et ses dents s’entre-choquaient.

Drouine, lui, ne remuait pas plus qu’une pierre.

Jacques était sorti du cimetière, traversait la baille de son pas tranquille. Il franchit la cour d’honneur, leva la tête vers la fenêtre et leur fit un signe amical.

Quand il entra dans la chambre, ils le considérèrent comme s’il revenait, lui aussi, de l’autre monde.

— Eh bien, vous êtes des enfants, leur dit-il, et vous avez rêvé !… La même pensée vous habitait tous les deux et vous avez eu la même vision !… Je reviens de la crypte, et quoi que vous en disiez, Drouine, rien n’a bougé !… La pierre est toujours à sa place… on n’a pas touché au tombeau.

— Tu mens ! s’écria Christine… Tu l’as vue aussi bien que nous !… Tu t’es même arrêté en la voyant !… et tu es descendu derrière elle dans la crypte !…

— C’est vrai ! fit Drouine d’une voix rude. C’est la vérité du bon Dieu, sur ma part de paradis !…

Et il se signa de nouveau.

— Alors, vous me prenez pour un imposteur… Drouine, vous, vous êtes un homme ! Eh bien ! accompagnez-moi ! revenez avec moi dans la crypte ! et vous reconnaîtrez votre erreur !…

— Non ! je reste ici ! déclara-t-il de son air le plus sombre… demain, il fera jour !…

Il s’installa dans le couloir, roulé dans une couverture… Christine ne voulut point que Jacques la quittât et elle finit par s’endormir dans un fauteuil aux approches de l’aube… Jacques lui-même commençait à fermer les yeux quand un bruit de voix, une rumeur venue du dehors les sortit de leur première somnolence. Un groupe de villageois se montrait autour de la chapelle… d’autres accouraient dans la baille en appelant Drouine… et l’on voyait, à chaque instant, des paysans qui traversaient la « prée », se dirigeant vers le château avec de grands gestes…

Pour comprendre tout cet émoi du pays de Coulteray, il est nécessaire de préciser ici les événements qui s’étaient déroulés pendant la nuit, dans le village, alors que Christine, Jacques et Drouine passaient des minutes d’angoisse que nous avons rapportées, dans le château…

La petite fête s’était prolongée à l’auberge de la Grotte aux Fées. Il y a toujours, dans ce genre de réjouissances, que ce soit à propos d’une mort ou d’un mariage, des « enragés » qui ne se décident jamais à quitter la table. D’autant que les cartes finissent toujours par fixer les plus hésitants, ceux qui, tout de même, ne demanderaient pas mieux que s’aller coucher… À minuit, ils étaient encore quatre à se disputer leurs sous en vidant les pots. C’étaient Birouste, le forgeron ; Verdeil, qui tenait un garage et vendait de l’essence au coin du pont, au carrefour des trois routes, l’esprit fort de Coulteray ; l’épicier Nicole et Tamisier, le plus gros marchand de vin du bourg et des environs. Avec Achard, l’aubergiste, un type qui avait fait danser trois générations, qui n’avait jamais voulu être quoi que ce fût dans la municipalité, histoire de rester l’ami de tout le monde, mais qui n’en était pas moins, de fait, le chef de la localité, comme qui dirait la clef de voûte du pays ; il y avait là cinq fortes têtes auxquelles il était bien difficile de faire prendre, comme on dit vulgairement, des vessies pour des lanternes.

Or, environ un quart d’heure après minuit, ces cinq hommes entendirent un grand cri poussé par la veuve Gérard qui était restée à l’auberge pour aider au service et qui, ayant achevé sa tâche, traversait la cour pour rentrer chez elle, une petite maison à un étage située à l’orée du bourg, un peu avant le pont, presque en face Verdeil.

Ce cri était si affreux que les cinq qui étaient là en frissonnèrent et se levèrent, d’un seul mouvement, pour savoir ce qui arrivait…

Ils trouvèrent la veuve Gérard dans la cour, comme changée en statue, la bouche grande ouverte du cri qu’elle venait de pousser et regardant comme une illuminée devant elle, dans la campagne… Instinctivement, ils suivirent la direction de ce regard de folle et ils virent une forme blanche qui descendait « la prée » enveloppée d’un long voile…

La clarté était si vive, la lumière de la pleine lune si éclatante que l’on pouvait distinguer la guirlande de fleurs qui couronnait la tête du fantôme et tombait avec ses cheveux sur ses épaules.

Ils n’hésitèrent pas. Du premier coup, ils comprirent que c’était elle, elle la nouvelle « empouse » qui venait de s’échapper du tombeau et marchait sur Coulteray.

Ils n’étaient pas six à avoir la berlue !… Ils entraînèrent la veuve Gérard et s’engouffrèrent dans l’auberge… On ferma portes et fenêtres, on avertit les servantes… on se barricada… Tout le monde se réunit dans la même salle… La veuve Gérard se mit à réciter l’Ave Maria. Les servantes lui donnaient la réplique… Les hommes ne disaient rien… Ils étaient très pâles… Ils avaient honte de leur peur…

— Tout de même, prononça Achard l’aubergiste, nous sommes idiots ! ça n’est pas possible !

Mais les autres protestèrent. Ils l’avaient bien vue ! Elle sortait du « meur » (le mur) du château !…

— Sûr ! fit entendre le forgeron, nous sommes victimes d’un alquemiste (alchimiste, jeteur de mauvais sort)… Eh bien ! je ne l’aurais jamais cru !… Des choses pareilles « annui » (aujourd’hui !).

— Qu’est-ce qu’elle vient faire par ici, c’te « drôlière » ?

Achard ne tenait plus en place… Très agacé, il fit taire les femmes, qui recommençaient indéfiniment leur Ave Maria.

— Non !… ça n’est pas possible ! Ce qu’on va nous « fabuler » demain (se moquer de nous)…

Et il sortit de la salle.

On lui cria de se tenir tranquille… mais c’était plus fort que lui… Il rouvrit une fenêtre et aussitôt il appela les autres, qui se levèrent sans entrain…

Les femmes ne bougèrent pas… mais elles entendirent :

— La r’v’là… c’est elle !… Elle remonte !… Elle rentre au château !… Tenez !… la v’là près du « meur » !… Elle retourne au cimetière… Eh bien ! qu’elle y rentre et qu’elle n’en sorte plus !… Les empouses, paraît que ça ne travaille que la nuit !… Ça a peur du jour !… Eh bien, alors, et le marquis ?

Les femmes reprirent : Ave Maria !… Ave Maria !… avec une sorte de fureur sacrée… Mais les hommes les firent encore taire dès qu’ils rentrèrent dans la salle : ils étaient déjà familiarisés avec l’idée de l’empouse… Ils l’avaient vue rentrer chez elle… Ils étaient plus rassurés… Ils avaient toute une journée devant eux pour décider de ce qu’il y avait à faire…

Ce qui les tracassait par-dessus tout, c’était la pensée qu’on ne les croirait pas… qu’on les « fabulerait ».

Crainte chimérique, car, aux premiers rayons du jour, quand on osa se montrer dans les rues, tout Coulteray fut debout !

Les gens de l’auberge n’avaient pas été les seuls à apercevoir l’ « empouse »… Il y en avait même qui l’avaient entendue… Par exemple, les deux voisines de la veuve Gérard, qui habitaient près du pont… Elles avaient été réveillées par des appels : « Adolphine ! Adolphine !… » (c’était le petit nom de la veuve Gérard). Elles s’étaient levées et avaient reconnu la marquise, telle qu’elles l’avaient vue le matin même, dans son cercueil…

Elle était restée quelques instants au milieu de la route, la tête levée vers la chambre d’Adolphine, qui ne pouvait lui répondre puisqu’elle était à l’auberge ; c’était là un renseignement que les deux voisines juraient absolument exact. Quant à l’ « empouse », elle était repartie en poussant un gros soupir.

Les deux voisines avaient passé le reste de la nuit en prière… On comprendra facilement qu’il n’en fallait pas tant pour mettre le pays « sens dessus dessous »…

Quand on sut ce qui était arrivé à Drouine, les plus incrédules s’inclinèrent, sauf trois : le maire, le médecin et le curé.

Le médecin, M. Moricet, expliqua scientifiquement un événement aussi extraordinaire… Ce n’était pas la première fois que l’on se trouvait en face d’une « hallucination collective ». Elle s’expliquait par la légende solidement établie dans ce pays de l’ « empouse ». Les gars de l’auberge devaient être à moitié ivres… Jacques Cotentin, consulté, fut naturellement de l’avis de ces messieurs… Lui, il n’avait rien vu !… rien qu’une tombe à laquelle on n’avait pas touché !…

Cependant, on était en face d’une population soulevée par la superstition et qu’il fallait calmer.

Voici ce qui se disait : « Si le tombeau n’avait pas été provisoire, si la pierre en avait été scellée, cimentée comme il convient, si le cercueil de plomb avait été bien rivé (car c’était un cercueil à rivets pour qu’on pût facilement l’ouvrir lors de la cérémonie définitive), l’empouse n’aurait pas pu s’échapper, venir se promener la nuit dans Coulteray… Eh bien ! on allait donner satisfaction au populaire… On allait ouvrir la tombe, montrer à tous la dépouille mortelle de Bessie-Anne-Elisabeth et, devant tous, refermer cercueil et tombeau et cimenter la pierre qui le recouvrait.

» Enfin, le curé viendrait en grande cérémonie prononcer les paroles d’exorcisme.

Ainsi fut fait et tout le monde pour le moment fut calmé. Christine revit encore une fois son amie et, en vérité, qu’une morte si bien morte se fût offert, la nuit précédente, une promenade qui avait tant fait parler d’elle, voilà ce qui acheva de lui brouiller les idées ! Elle ne savait plus ce qu’elle avait vu !… ni si elle avait vu !… quant à Drouine, il était plus sombre que jamais et il ne fallait pas lui parler d’hallucination, ni particulière, ni collective… Il avait vu la morte sous ses fenêtres ! Il avait vu le tombeau vide !… Jacques dut le faire taire…

Christine, dont l’état de faiblesse était extrême, eût voulu partir le soir même de ce jour qui comptera à jamais dans les annales de Coulteray et où la légende de l’ « empouse » reprit une force qui rayonna jusque dans les provinces limitrophes si bien que les visiteurs affluèrent dans le pays dans des proportions telles que la fortune d’Achard, l’aubergiste, fut faite et aussi celle du successeur de Drouine, qui ne manquait pas de raconter l’histoire de l’ « empouse » comme si elle lui était arrivée, à lui…

Pour en revenir à Christine, elle fut prise, le soir même, en rentrant au château, après la cérémonie de l’exorcisme, d’une étrange torpeur qui provenait peut-être simplement de son état de faiblesse. Elle fut se coucher et ne sortit de cet état que le lendemain matin pour voir rentrer dans la cour du château la fameuse limousine aux volets de fer qu’elle n’avait pas vu partir.

Ce matin-là, la voiture n’avait rien de mystérieux, elle était ouverte ; seulement elle était conduite par Jacques, ce qui ne laissa pas d’étonner Christine.

— D’où reviens-tu donc, lui demanda-t-elle, avec cette limousine ?

— J’ai eu pitié de ce pauvre Drouine qui voulait déménager tout de suite !… Comme la veuve Gérard voulait aussi quitter le pays et qu’ils doivent se marier, je les ai, sur leur prière, conduits cette nuit même en Sologne, où Drouine possède un petit bien et où il a décidé de finir ses jours… j’ai pris cette voiture parce qu’il n’y en avait plus d’autres au château… Les malheureux seraient devenus fous, je crois, s’ils étaient restés une heure de plus dans ce pays !…

— Ma foi, je comprends ça maintenant ! fit Christine… Allons-nous-en, nous aussi, et tout de suite !…

Pendant le voyage, elle resta quelques heures sans parler… On ne savait si elle dormait ou si elle réfléchissait… Un moment, elle rouvrit les yeux et dit à Jacques :

— C’est tout de même extraordinaire que tu m’aies laissée comme cela, sans me prévenir, dans ce château… car enfin, pendant que tu conduisais Drouine et cette veuve Gérard en Sologne, moi, j’étais restée toute seule…

— Non ! répondit Jacques, tu n’étais pas toute seule… Le docteur Moricet, sur ma prière, a passé la nuit au château…

Le soir même, ils étaient à Tours… Ils y recevaient une dépêche du vieux Norbert : « Rentrez de suite… Gabriel me donne des inquiétudes ! »