La Première Tentation de Saint Antoine/Fragments/IV
IV[1]
Petits bonshommes, nous grouillons sur la terre comme la vermine sur le dos d’un gueux. On a beau nous écraser, nous brûler, nous noyer, nous abattre : nous reparaissons continuellement, toujours plus vivaces et plus nombreux, terribles par la quantité.
Notre Empire est superbe. Avec bonne chance, on y fait fortune. Avec un caractère, on s’y trouve heureux. Nous avons des penseurs, des vidangeurs, des courtisanes, des naturalistes et des chapeliers. On sort et l’on rentre. On s’attable et l’on rit. On se couche, on se chamaille, et l’on s’aime. On a des idées, on raisonne, on s’exalte. Les coquilles de noix traversent le ruisseau. Les matelots sont pâles, car la tempête est affreuse. Les chasseurs, dans l’herbe, font la chasse aux puces ; et, sous l’arbre qui nous abrite, des révolutions se passent, sans troubler le moineau qui chante dans son feuillage, ni les fourmis qui se traînent sur son écorce.
Vois-tu nos maisons, nos ponts, nos aqueducs, nos régiments, nos forums ?… Vois-tu à la classe les marmots pygmées qui étudient, les maîtres pygmées qui braillent, les petits livres, les petites plumes ? Vois-tu les Pygmées-poètes chantant les Pygmées-rois, et les Pygmées-voleurs, les Pygmées-dédaigneux et les Pygmées-sombres, les Pygmées-médecins qui vont voir les Pygmées-malades ? Ils leur tâtent le pouls, ils s’asseoient. Le malade tire la langue, le médecin roule des yeux. Il pose un linge, donne une pilule, puis fait la conversation avec les parents, puis il se lève et reçoit une petite pièce d’argent, qu’il fourre dans sa petite poche, pour faire bouillir son petit pot-au-feu. Cependant le petit malade regarde, d’un air triste, partir son petit médecin. Il vient un petit prêtre, et le petit malade crève, et le petit médecin dîne. Alors, on fait un petit coffre, on répand de petites larmes, et avec une petite pompe, on va, dans un petit coin de terre, mettre pourrir la petite charogne !…
- ↑ Pages 334 et suiv. du manuscrit de 1849.