La Première Tentation de Saint Antoine/Fragments/V
V[1]
Si tu as froid, tu n’auras plus froid. Si tu as faim, tu n’auras plus faim. Si tu es triste, tu ne seras plus triste !
Dis !… Veux-tu ?… Ce sera comme si tu dormais !… sans jamais te réveiller !
Oui ! Tu ne penseras rien ! Tu ne sentiras rien ! Tu ne seras plus rien !
Oh ! tu n’as pas besoin de faire la jolie ! Je t’ai tant méditée ! je te connais !…
Personne ne me connaît !
Pourquoi viens-tu ?
Pour te prendre !
Oui !… c’est toujours l’heure !
Ce sera fait bien vite ! Allons !
Pourquoi pas ?…
Donne-moi la main !… le doigt seulement ! le bout de l’ongle !
Oui ! C’est tout ! C’est la fin, c’est le fond ! Si vieille que soit l’étoffe de mon manteau, le jour ne passe pas au travers. Je le mettrai par-dessus ta tête. Je te clouerai là-dedans (Elle lui montre le cerceuil.) et alors, tu auras vécu pour tous les milliers d’années qui suivront et pour l’éternité infinie qui suivra, et quand ce bois sera usé, quand ce linge sera pourri, il y aura longtemps que ce peu qui restait de toi jadis ne sera même plus.
Je suis la Consolatrice, je suis l’Endormeuse !… Comme on fait au petit enfant qui a bien couru toute la journée, je couche le genre humain dans son berceau, et je souffle la lumière…
Les désespérés, les fatigués, les ennuyés, j’ai arrêté leurs pleurs, j’ai reposé leurs lassitudes, clos le bâillement de leur bouche, et comblé le vide qu’ils avaient… Ceux qui regrettaient ne regrettent point, ceux qui étaient dans l’attente ne s’impatientent plus… Insensible, anéanti, dissous, plus évaporé que la rosée d’hier, plus effacé que le pas de l’autruche sur le sable, plus nul qu’un écho perdu !…
… Là-bas, tu seras sans âge, sans mémoire, sans passé, sans avenir, aussi jeune que les plus jeunes, aussi vieux que les plus vieux, aussi puissant que les plus forts, aussi beau que les plus beaux !… Viens ! je suis la paix, l’immuable vide… la connaissance suprême !
La connaissance ?…
S’il n’y a rien au delà de moi, en me possédant, n’atteindras-tu pas le dernier terme ? S’il est, au contraire, un soleil, quelque chose qui luise par delà les sépulcres, et que je ne sois, comme on dit, que le seuil de l’éternité, alors il faut me prendre pour en jouir, il faut me franchir pour y entrer ! Soit donc qu’il n’y ait rien, ou quelque chose, si tu veux le néant, viens ! Si tu veux la béatitude, viens ! Ténèbres ou lumière, annihilation ou extase, inconnu quel qu’il soit, ce n’est plus la vie : Donc, ça vaut mieux ! Allons, partons ! Donne-moi la main ! Fuyons au galop vers mon royaume sombre !
Pourquoi mourir, Antoine ?
Quoi ! Tu voudrais vivre encore ?
Tu ne la connais seulement pas, cette vie que tu abandonnes !
Mais oui ! tu en es rassasié, dégoûté !
Bah ! ils sont pareils, tous les fruits de la terre ! Dès la première bouchée, le dégoût vient aux lèvres.
Vois mes belles roses ! Je les ai cueillies dans la haie, sur le tronc d’un frêne, où s’enlaçait l’églantier. La rosée perlait aux branches. L’alouette chantait, et la brise du matin secouait l’odeur du feuillage vert… Le monde est beau ! le monde est beau !… Dans les pâturages pleins d’herbe, les poulains courent en gaîté, les étalons hennissent, les taureaux beuglants marchent d’un pied lourd. Il y a des fleurs plus hautes que toi et qui parfument les Océans. Il y a des forêts qui frissonnent sur les montagnes, des contrées où l’encens fume au soleil, de larges fleuves et de grandes mers. On pêche dans les fleuves, on navigue sur les mers. À la moisson, les grappes sont enflées, et des gouttelettes poissantes suintent à travers la peau des figues. Le sang bat, la sève coule, le lait sonne en tombant dans les vases…
Ah ! goûte-la plutôt, cette vie magnifique qui contient du bonheur à tous ses jours, comme le blé de la farine à tous les grains de ses épis. Aspire les brises, va t’asseoir sous les citronniers, couchetoi sur la mousse, baigne-toi dans les fontaines. Bois du vin, mange des viandes, aime les femmes. Étreins la nature par chaque convoitise de ton être et roule-toi tout amoureux sur sa vaste poitrine !
Si je vivais !…
Non, non ! la vie est mauvaise ! le monde est laid.
Je ferais peut-être mieux de mourir !
Tu parles de mourir ! Pauvre fou qui aime à se dire à lui-même : « Oh ! je connais, je suis las, j’ai tout éprouvé ! Donc, je suis sage !… » et tu vas partout broutant de la tristesse pour engraisser ton orgueil ! Dis-moi !… frémissante et déshabillée, as-tu quelquefois tenu sur tes genoux la catin rieuse, qui se regardait dans tes prunelles. Avait-elle sur la peau de bonnes odeurs de violettes flétries, et, dans les reins, des souplesses de palmiers, et, dans les mains, des irritations fluides à t’inonder de désirs, quand elles passaient sur toi ? Puis, la saisissant d’un bond, l’as-tu renversée sur le lit, qui s’enfonçait comme un flot ? Elle te serrait de ses bras joints, tu sentais ses muscles trembler, ses genoux qui se heurtaient, ses seins se raidir… Sa tête s’en allait, son corps se détendait, prenait des poses assouvies, et les paupières de ses yeux morts frémissaient comme l’aile des papillons de nuit… Étiez-vous bien contents d’être seuls ? Ricaniez-vous tout bas, en touchant vos chairs ? N’est-ce pas que tu t’attendrissais alors en des gratitudes étranges, que ton cœur étonné se prenait dans sa chevelure, et qu’il se répandait avec elle sur ses beaux membres nus ? Tu faisais bien, va ! C’est là le bon de la vie, le reste n’est que mensonge !…
… Sa robe rose décolletée mord ses épaules grasses. Elle a les cheveux luisants de pommade, quelque chose de miellé qui sent les fleurs. Tu passerais la main dans sa gorge, tu toucherais à son grand peigne. Elle se mettrait pour toi toute nue, en commençant par les pieds, tu verrais se relever son vêtement et s’étendre sa chair…
On passe des bâtons sous la bière, et l’on s’en va. On la voit, quand on la suit, qui se balance de droite et de gauche et semble, à chaque pas, plonger comme une chaloupe. Le mort, là-dedans, se fait charrier paresseusement. Les porteurs suent, des gouttes de leur front tombent sur le coffre… Les blés sont verts, les poiriers sont tous en fleurs, les poules chantent dans les cours. Il fait beau. La récolte sera bonne… La fosse est prête. Ils attendent, appuyés sur leur louchets. La terre s’émiette des bords du trou et coule dans les coins. On arrive, on vous descend avec des cordes, les pelletées se précipitent, et c’est comme si rien n’avait été !…
Mais, malgré toi, du plus profond de toi-même quelque chose se révolte furieusement. Le cœur de l’homme est fait pour la vie. Il l’aspire de partout, du plus loin qu’il peut. Outre les souvenirs où il se reporte, les espérances où il se jette, les possessions où il s’ébat, n’a-t-il pas besoin d’autres mondes à perspectives plus reculées, pour courir plus avant et se mouvoir plus à l’aise ? L’artiste ainsi, des carrières de marbre fait sortir des hommes, d’autres sont occupés par les races disparues, ou rêvent le bonheur pour des foules à naître…
Eh ! qu’importe ? puisque les foules, les rêves, les espérances, les souvenirs, l’imaginaire et le réel, — tout s’engloutit dans le même trou !… Où sont-elles maintenant, toutes les femmes qui furent aimées, celles qui mettaient des anneaux d’or pour plaire à leurs maris ; les vierges aux joues roses qui brodaient des tissus, et les reines qui se faisaient, au clair de lune, porter près des fontaines ? Elles avaient des tapis, des éventails, des esclaves, des musiques amoureuses jouant tout à coup derrière les murs. Elles avaient des dents luisantes qui mordaient à même dans les grenades et des vêtements lâches qui embaumaient l’air autour d’elles… Où sont-ils les forts jeunes hommes qui couraient si bien, qui riaient si haut, qui avaient la barbe noire et l’œil ardent ?… Qu’est devenue la cire des torches qui éclairaient leurs festins ?
Oh ! comme il en a passé, de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants, de ces vieillards aussi ! Il y a de grands déserts, où la perdrix rouge, maintenant, ne trouverait pas à manger et qui ont contenu des capitales… Les chars roulaient, on criait sur les places !… Je me suis assise sur les temples, ils ont croulé ! De l’épaule, en passant, j’ai renversé les obélisques. À coups de fouet, j’ai chassé devant moi, comme des chèvres, les générations effarées…
Plus d’un couple ami a causé de moi bien souvent, seuls près du foyer, dont ils remuaient les cendres, tout en se demandant ce qu’ils deviendraient plus tard. Mais celui qui s’en est allé ne revient point pour dire à l’autre s’ils s’étaient trompés jadis, et, quand ils se retrouveront dans le néant, rien d’eux ne se reconnaîtra, pas plus que ne se rejoindront les parties du morceau de bois qu’ils regardaient brûler !…
- ↑ Pages 398 et suivantes du manuscrit de 1849.