La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/01

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La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 241-280).
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ÉTUDES DIPLOMATIQUES

LA PREMIÈRE LUTTE DE FRÉDÉRIC II ET MARIE-THÉRÈSE
D’APRÈS DES DOCUMENS NOUVEAUX


I.

VIENNE ET BERLIN AU DÉBUT DES DEUX RÈGNES.


I. A. d’Arneth, Histoire de Marie-Thérèse, 10 vol. ; Vienne, 1863-1879. — II. G. Droysen, Histoire de la politique prussienne, Ve partie. Frédéric le Grand, 3 vol. ; Leipzig, 1874-1881. — III. Correspondance politique de Frédéric le Grand, 6 vol. ; Berlin, 1879-1881. — IV. Correspondances diplomatiques du ministère des affaires étrangères.


La mode est à la recherche et à la publication des documens inédits tirés des papiers d’état. Voilà plusieurs années déjà que Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg ont ouvert leurs archives à la curiosité des érudits. Nos collections françaises, nos bibliothèques publiques, mieux classées, mieux administrées qu’autrefois, sont devenues aussi plus abordables, et le ministère des affaires étrangères lui-même, naguère fermé à double tour, s’est, depuis cinq ou six ans, fort humanisé. Aussi le nombre est grand de ceux qui profitent de ces facilités nouvelles, et on a quelque peine à trouver place dans les salles de travail, où on s’arrache les manuscrits. Rien de plus naturel que cet empressement, car une fois qu’on y a pris goût, je ne connais pas d’occupation plus attachante, je dirais volontiers plus entraînante que celle-là. Communiquer directement avec les hommes du passé sans l’intermédiaire obligé d’un historien officiel, les surprendre chez eux, au naturel et au dépourvu, — non pas tels qu’ils se sont posés eux-mêmes pour la postérité dans des mémoires faits après coup, — mais tels qu’ils se révèlent dans des écrits qu’ils ne croyaient pas destinés aux regards du public, quel enseignement et aussi quel amusement inattendus !

Dès qu’on a goûté une fois des correspondances, on ne croit plus, on ne se fie plus qu’à cela en fait de témoignage historique. Tout autre paraît artificiel et suspect ; mais, en revanche, pourvu qu’il soit original et authentique, le moindre billet a son prix. Si le correspondant est un personnage inconnu, il y a un véritable intérêt à apprendre de lui ce que pensaient des événemens que nous apercevons dans le lointain ceux qui les ont vus se dérouler devant eux, ceux qui les touchaient pour ainsi dire du doigt, et ce commun des hommes qui fait à chaque moment l’opinion publique. Si les détails racontés sont eux-mêmes insignifians, il est rare qu’ils ne mettent pas au moins sur la voie de quelque trait de mœurs qui fait assister au train journalier de la vie de nos pères. Mais si vous avez le bonheur de tomber sur les autographes d’un homme célèbre, c’est alors que le papier lui-même semble s’animer sous vos yeux. Le caractère de l’écriture vous révèle celui de l’écrivain et vous permet même de suivre les accidens de son humeur : si les traits de sa plume s’altèrent ou se précipitent, vous croyez voir sa main qui tremble d’émotion ou frémit de colère : une rature, sous laquelle s’aperçoit encore une phrase mal effacée, donne le secret d’une pensée cachée ou d’un sentiment contenu. Une indication reste-t-elle imparfaite ou obscure, avec quel empressement on s’efforce de la compléter et de l’éclairer et quel triomphe d’y parvenir ! Avec quelle rapidité les heures s’écoulent dans cette poursuite ! Le plaisir de la chasse, pour un amateur passionné, n’est rien, j’en suis sûr, auprès de celui-là : ceux qui ne le connaissent pas ignorent une des plus vives jouissances de l’ordre intellectuel.

Puis, après la recherche terminée, vient ce que j’appellerai la contre-épreuve, c’est-à-dire une opération qui consiste à vérifier ce que les renseignemens tirés de sources nouvelles ajoutent, retranchent ou modifient à l’opinion accréditée sur des faits déjà connus. D’ordinaire, il faut bien le dire, cette comparaison cause quelque déception et fait rabattre un peu de l’orgueil de la découverte. On s’aperçoit le plus souvent que les plus précieuses acquisitions changent peu de chose à la face générale des événemens, que les impressions des contemporains, habituellement justes, se sont transmises à la postérité sans trop se dénaturer et, que, si la vérité a été quelquefois obscurcie de nuages, le temps seul a suffi à l’en dégager. On se convainc, en un mot, qu’en fait de justice historique comme de justice criminelle, il est rare que les rectifications soient nécessaires et surtout les réhabilitations légitimes. Il n’en est pas moins vrai qu’une fois que les faits ont passé au feu de ce creuset nouveau, c’est l’histoire entière qui est à refaire, sauf à être confirmée après révision.

Chose étrange, de toutes les histoires qu’on nous a fait apprendre, celle qui a subi le moins heureusement cette épreuve d’une confrontation avec des documens originaux, celle où l’on trouve le plus d’erreurs à relever, le plus de vérités inconnues ou méconnues à rétablir, c’est celle de l’époque qui nous touche de plus près, dont nous avons tous connu les derniers témoins, et qu’il semble, par conséquent, que nous devrions le plus justement apprécier : c’est l’histoire du XVIIIe siècle. J’ai été amené à constater cette singularité en fouillant les coins inconnus de la diplomatie de Louis XV. A tout moment, j’ai rencontré sur mon chemin et dû signaler aux lecteurs des assertions généralement reçues, docilement transmises d’historien en historien, et qui ne supportent pas le démenti que leur inflige la production des pièces authentiques. Le fait, d’abord surprenant, m’a paru à la réflexion moins inexplicable. Il en faut chercher le motif tout simplement dans la vivacité des controverses qu’a suscitées le mouvement philosophique du dernier siècle, dans l’influence que ce mouvement a exercée même sur les événemens contemporains qui auraient dû en apparence y être le plus étrangers et dans les résultats éclatans et terribles auxquels il a abouti. Aucune impartialité n’a été possible dans un tel conflit d’opinions, d’autant plus que les gens de lettres (parmi lesquels il faut compter les historiens), appelés pour la première fois à jouer un rôle dans la politique, se sont trouvés tous intéressés dans la lutte. Il n’est pas un incident de ce siècle qui en a tant vu et de si singuliers, qui n’ait été exploité par les partis opposés dans un sens ou dans l’autre ; pas un personnage qui n’ait été rangé dans l’un des camps adverses. Personne n’a pu être simple spectateur, ni par conséquent, narrateur fidèle, quand tout le monde était combattant. Je ne dirai pas, comme M. de Maistre, « que l’histoire faite au siècle dernier n’a été qu’une longue conspiration contre la vérité, » mais j’oserai affirmer que nous n’avons, pas encore d’histoire proprement dite du XVIIIe siècle ; ce qui porte ce nom n’est qu’une œuvre de l’esprit de parti, lequel se reconnaît toujours à ce trait caractéristique : une crédulité aveugle qui admet les soupçons les moins fondés dès qu’il en peut tirer profit et conteste l’évidence même dès qu’elle le gêne.

Sommes-nous aujourd’hui assez loin de ces impressions premières, sommes-nous de sens assez rassis pour porter enfin sur ces temps dont trois générations nous séparent un jugement moins suspect ? Petits-fils du XVIIIe siècle, savons-nous mieux qu’en dire et qu’en penser que les témoins oculaires ou les héritiers directs ? On pourrait en douter, car les passions sont encore bien vives et bien des questions demeurent indécises. En tout cas, dès qu’on se mêle d’en parler, il faut tâcher de voir le plus clair, de penser le plus juste, de commettre le moins d’erreurs et d’être dupes du moins de mensonges possible : c’est à quoi l’étude des originaux peut être utile, et c’est à ce point de vue que me paraissent particulièrement intéressans à consulter les trois ouvrages dont j’ai mentionné le titre en tête de ce travail, et qui sont les produits les plus récens sortis de la chancellerie de Berlin et de celle de Vienne.

Tous trois sont destinés à éclairer la grande période qui occupe le centre du XVIIIe siècle et que remplissent les règnes également prolongés et pareillement illustres de Frédéric II et de Marie-Thérèse. Aucune époque ne méritait mieux d’être approfondie. Je ne connais pas, en effet, beaucoup de spectacles aussi saisissans que l’apparition simultanée sur le théâtre de l’histoire de ce prince libre penseur et de cette pieuse femme montant sur le trône le même jour pour se suivre presque d’aussi près dans la tombe, et pendant quarante ans occupant le monde par une rivalité politique, militaire, diplomatique, philosophique et religieuse, qu’ils ont léguée à leurs descendans, qui a traversé toutes les péripéties de la révolution française et dont notre génération n’est pas bien sûre d’avoir vu le terme. Par quel jeu incompréhensible de la Providence ces deux natures royales, si richement, mais si diversement douées, ont-elles vu leurs destinées liées et enchevêtrées en quelque sorte depuis le premier jour jusqu’au dernier, à ce point que tous les actes de l’une ont réagi sur ceux de l’autre et que, sur les champs de bataille comme dans les conférences diplomatiques, soit qu’il s’agisse de se disputer la Silésie ou de se partager la Pologne, on les rencontre toujours face à face ? Ne dirait-on pas la matière toute préparée d’un de ces parallèles académiques à la mode de Plutarque qu’affectionnait naguère notre littérature classique ?

Ni le Prussien Droysen ni l’Autrichien d’Arneth ne se livrent à ce jeu un peu puéril de comparaisons et d’antithèses ; mais chacun a son héros favori et ses prédilections patriotiques. L’auteur de l’Histoire de la politique prussienne a reçu, on le voit, des communications confidentielles destinées à glorifier la mémoire de l’ennemi de Marie-Thérèse ; Un respect tendre, loyal et presque filial perce, au contraire, à toutes les pages du monument que M. d’Arneth élève à la mémoire de l’illustre aïeule de ses souverains. Chez l’un comme chez l’autre, on reconnaît l’influence des jalousies dynastiques et nationales ; de là, dans le récit des mêmes faits, bien des points de divergence, souvent même des affirmations différentes ou contradictoires. Seulement l’un et l’autre sont des écrivains consciencieux qui ont puisé directement aux sources et ne marchent que preuves en main et citations en note. On peut avoir de part et d’autre égale confiance dans les pièces du dossier. La contradiction des plaidoyers n’est plus alors qu’un élément utile pour éclairer la conviction du juge,

Mais le témoignage véridique et irrécusable par excellence, — celui qui est véritablement sans prix, — c’est celui de Frédéric lui-même, dont on vient de nous donner en six volumes magnifiquement imprimés la Correspondance politique dans son intégrité, y compris ses notes de cabinet les plus intimes. Nous avons là Frédéric tout entier, non plus le Frédéric qui s’est peint lui-même dans l’Histoire de mon temps avec une franchise apparente qui n’est pas sans art, — non plus le Frédéric transfiguré qu’adulaient à Paris tant de flatteurs gagés, recrutés par lui dans les rangs les plus élevés de la littérature et de la philosophie ; — mais un Frédéric sans fard et sans masque dictant ses ordres à ses serviteurs avec une liberté et souvent un cynisme qui ne permettent pas de douter de sa sincérité. On peut l’en croire, ce Frédéric-là, même et surtout quand il parle de sa personne, car les censeurs les plus sévères auraient cru le calomnier en parlant de lui comme lui-même. Par malheur, ces précieux aveux ne vont pas au-delà des quatre premières années de son règne ; mais ce début suffit pour faire juger l’homme et préjuger la suite.

Pourquoi d’ailleurs hésiterais-je à l’avouer ? ce sont ces années surtout, ces années de début dont l’étude présente pour nous, à mon sens, un intérêt tout particulier. Cette aurore du grand règne de Frédéric, c’est la naissance de la puissance même qui atteint aujourd’hui sous nos yeux et à nos dépens son plein et colossal développement. Quel Français n’éprouverait une curiosité douloureuse à la regarder dans son berceau ? Et ces premières épreuves de Marie-Thérèse, qu’est-ce autre chose que l’ouverture du grand drame dont nous avons vu le dénoûment à Sadowa et l’épilogue à Sedan ? Le lieu de la scène est pareil, les personnages qui engagent l’action ou qui y interviennent sont les mêmes ; ils s’appellent, comme hier, Prusse, Autriche et aussi France, car, aux deux époques, dans la lutte de ses voisins d’outre-Rhin, la France s’est trouvée tout de suite directement compromise. Nos diplomates négociaient à Berlin, en 1740, à la veille de l’invasion de la Silésie, comme en 1866 à la veille de l’invasion de la Bohême, et alors, comme il y a quinze ans, nos armées ont suivi de près nos diplomates. Raconter les premières passes d’armes du duel de Frédéric et de Marie-Thérèse, c’est donc, qu’on le veuille ou non, écrire un chapitre de l’histoire de France et presque d’histoire contemporaine.

C’est ce rapprochement si naturel à établir entre des faits passés et des faits récens dont notre génération est encore si profondément émue, qui m’a suggéré la pensée du travail qu’on va lire. Les derniers événemens ont jeté en quelque sorte en arrière une sombre lumière sur toutes les relations antérieures de l’Autriche, de la France et de la Prusse. J’ai supposé que plus d’un lecteur français en serait frappé comme moi et qu’un résumé succinct des informations nouvelles sorties des chancelleries de Vienne et de Saint-Pétersbourg serait de nature à l’intéresser ; à plus forte raison, si j’essayais de compléter et de contrôler ces documens de source étrangère par d’autres tirés de nos propres archives ; c’est ce que je me suis proposé de faire. Entre l’Autriche et la Prusse s’accusant ou se confessant tout haut, mais divisées souvent dans le récit ou l’appréciation des mêmes incidens, il m’a semblé curieux de faire intervenir, pour les départager ou les mettre d’accord, un tiers interlocuteur, la France, représentée par ses agens politiques ou militaires dont les divers ministères m’ont permis de consulter les rapports. Cette étude comparée m’a paru pouvoir être utilisée à l’occasion pour l’intelligence de plus d’un événement contemporain. Mais même en laissant de côté (comme un narrateur sincère doit toujours faire) les retours trop intéressés sur nous-mêmes et les applications forcées au temps présent, — et en nous plaçant à un point de vue purement historique, — la situation des agens français pendant cette époque critique du XVIIIe siècle rend leur témoignage particulièrement digne de foi et d’attention. Remarquez que je dis les agens et non les historiens français. Ceux-ci, au contraire, n’ont fait que répéter avec une servilité un peu niaise tous les thèmes dictés par Frédéric, et il n’y a pas plus de profit que d’instruction à attendre d’eux. Mais le gouvernement de Louis XV ayant été tour à tour l’allié et l’ennemi soit de la Prusse, soit de l’Autriche, et ayant porté dans chacune de ses amitiés successives beaucoup d’indécision, de réserve et de méfiance, ses représentans, ministres ou ambassadeurs, ont été en mesure de tout connaître et libres de tout apprécier, hommes et choses, sans trop de passion ni de préjugés. Ils usent habituellement de ce droit avec cette franchise d’allure, cette justesse et cette vivacité de ton qui étaient propres à la conversation de la bonne compagnie dans l’ancien régime. Quand leurs dépêches n’ajouteraient rien à la connaissance des événemens, elles seraient encore souvent une piquante lecture. Cela seul suffira, j’espère, pour qu’on ne me reproche pas les extraits qu’à l’occasion j’en pourrai faire : je compenserai d’ailleurs ce que ces développemens pourraient avoir de trop long en abrégeant l’histoire générale que tout le monde connaît, qu’on peut lire partout, et à laquelle je n’emprunterai que ce qui est rigoureusement nécessaire pour suivre l’enchaînement des faits.

I

Au 1er janvier 1740, les deux plus grands souverains de l’Allemagne, l’empereur Charles VI et le roi de Prusse Frédéric-Guillaume II, étaient l’un et l’autre dans un état de santé dont le déclin visible annonçait une fin prochaine, mais il s’en fallait bien que leur succession, prête à s’ouvrir, se trouvât dans des conditions analogues.

Le règne, long et d’abord brillant, de Charles VI, se terminait par une suite d’humiliations, et de malheurs. Dès son avènement au trône, il avait vu consommer la dissolution définitive de cette puissante agglomération d’états dont l’ensemble, réuni sous la main d’un grand homme, avait menacé un instant l’Europe du retour de la monarchie universelle. L’Espagne s’était détachée pour jamais de l’héritage de Charles-Quint, entraînant avec elle ses vastes dépendances d’outre-mer, et, avec Naples et la Sicile, tout le midi de la péninsule italienne. Au nord de l’Italie, à la vérité, la couronne d’Autriche conservait, sur les deux rives du Pô, des possessions étendues : le Milanais, la Toscane, les duchés de Parme et de Plaisance : mais là même sa domination était menacée soit par les prétentions des princes de la nouvelle dynastie espagnole, soit par l’ambition croissante des ducs de Savoie, maîtres du Piémont, et qui venaient de se faire décorer du titre de roi de Sardaigne. Une guerre malheureuse, soutenue récemment contre la France dans ces plaines mêmes de la Lombardie, n’y avait pas relevé l’honneur des armes impériales. Elles n’avaient pas été plus heureuses à l’autre extrémité de l’Europe, sur les bords du Danube, où les Turcs venaient de se faire restituer, par le traité de Belgrade, la Valachie, la Serbie et toutes les conquêtes du prince Eugène. Ces tristes campagnes avaient épuisé les finances de l’empire et désorganisé son administration.

Mais ce n’était pas là le sujet principal des préoccupations du prince défaillant. Ce qui troublait ses veilles et hâtait les progrès de son mal, c’était l’inquiétude qu’il éprouvait de laisser périr avec lui l’intégrité du patrimoine royal qu’il avait reçu de ses aïeux. Sa race s’éteignait en lui, car il n’avait point d’héritier mâle ; sa fille, une princesse de vingt-trois ans, avait-elle qualité, aurait-elle l’autorité suffisante pour recueillir tout son héritage ? En droit, rien n’était plus susceptible de controverse ; en fait, rien n’était moins vraisemblable. On avait autrefois beaucoup félicité la maison d’Autriche d’avoir acquis ses nombreux domaines, non par la force des armes, mais par le mode beaucoup plus pacifique des alliances princières et des unions conjugales :

Bella gerant alii : tu, felix Austria, nube ; mais la conséquence de ces extensions, faites sous la forme d’acquisitions de famille et non de conquêtes, et d’après les règles du droit civil plus que d’après celles du droit des gens, c’était que presque toutes les provinces réunies sous le sceptre de la famille de Habsbourg lui étaient arrivées par contrats de mariages, grevées de substitutions de tout genre, de dispositions testamentaires les plus diverses qui épuisaient à peu près toutes les variétés et toutes les complications de la jurisprudence germanique en matière successorale. L’extinction de la ligne masculine donnait ouverture à des prétentions litigieuses de tout genre au profit des agnats ou des cognats de tous les degrés. Vainement Charles VI avait-il cherché à prendre les devans sur ces contestations en réglant lui-même sa succession par un édit auquel il avait donné le nom de pragmatique sanction, réservé aux actes législatifs les plus solennels de l’empire ; vainement avait-il demandé pour cet édit réglementaire la garantie des principales puissances d’Europe et l’avait-il obtenue au prix de coûteux sacrifices : il n’avait pas grande foi lui-même dans ses efforts, et l’événement prouva qu’il n’avait pas tort. Il voyait déjà, le lendemain de sa mort, tous les princes de sa parenté et de son voisinage arriver, munis d’un parchemin gothique, pour réclamer un lambeau de son empire. La main d’une femme serait-elle assez forte pour rassembler et retenir le faisceau déjà désuni de tant d’états divers, et la couronne impériale, qu’une élection déjà plus de dix fois renouvelée avait rendue comme héréditaire dans la maison d’Autriche, qu’allait-elle devenir quand cette maison n’offrirait plus de tête virile pour la porter ?

La jeune monarchie dont le siège était à Berlin, moins riche en souvenirs, moins puissante en apparence, n’avait pas à craindre de pareils déchiremens. Sa rapide extension, devenue telle surtout depuis la réforme, était due à de prudentes négociations et à de hardis faits d’armes et, bien que ces diverses acquisitions, répandues sur le continent germanique, n’eussent pas un caractère d’homogénéité, — bien que par leur étendue et leur dispersion elles présentassent même une ligne de défense assez difficile, — aucune cependant n’était contestée et n’ouvrait la porte à des revendications à craindre. Au centre d’ailleurs de ces possessions, l’ancien patrimoine de la maison de Brandebourg, grossi de la Pomeranie, de la Prusse et de la Basse-Lusace, formait un noyau compact où de robustes populations, dévouées à leur souverain, étaient gouvernées par une administration énergique. Puis, par une faveur que la Providence ne fait guère qu’aux dynasties nouvelles, trois souverains venaient de se succéder sur le trône, doués de qualités inégales, mais toutes propres à leur permettre d’assurer, chacun dans son genre et à son heure, soit ! a solidité, soit l’éclat de leur récente grandeur. Par des talens diplomatiques ou militaires du premier ordre, Frédéric-Guillaume, surnommé le grand électeur, s’était montré digne de traiter avec Richelieu et Louis XIV, comme de combattre entre Turenne et Condé. De la longue lutte engagée entre les maisons de Bourbon et d’Autriche il avait habilement tiré parti pour assurer son indépendance, tantôt en aidant à diminuer la puissance impériale, tantôt, au contraire, en lui venant en aide après l’avoir affaiblie. Ses successeurs, fort inférieurs à lui à tous égards, furent pourtant aussi bien servis par leurs défauts que lui-même l’avait été par son génie. Son fils, Frédéric Ier, roi de Prusse, n’avait que de la vanité, mais il la mit tout entière à acquérir la dignité royale, qui le plaça hors de pair parmi les innombrables souverains du corps germanique. Quant au monarque suivant, celui dont le règne allait finir, despote brutal et sanguinaire, tyran domestique, plus redouté de ses enfans que de ses sujets, économe jusqu’à l’avarice et prudent jusqu’à la timidité, il avait passé toute sa vie à amasser des deniers qu’il ne dépensait pas, à aligner les rangs et à mesurer la taille de soldats qu’il ne risquait sur aucun champ de bataille. Mais le résultat était qu’il allait laisser à qui de droit, après lui, les deux grands ressorts de toute politique : un trésor bien garni et une armée en bon état.

Si la situation des deux successions ne se ressemblait guère, le contraste était plus grand encore entre les deux personnes royales appelées à les recueillir ; et pas plus l’une que l’autre, il faut le dire, ne ressemblaient aux héritiers présomptifs ordinaires, élevés sur les marches d’un trône avec l’espérance d’y monter.

La fille de Charles VI, l’objet de ses inquiètes prédilections, le frêle et dernier rejeton d’une race de souverains terribles et de chevaliers bardés de fer, l’archiduchesse Marie-Thérèse, était une aimable princesse douée de toutes les grâces et animée de tous les sentimens délicats et affectueux qui font d’une jeune femme, dans quelque rang qu’elle soit placée, le charme de sa famille et la parure de sa société. Sa figure, telle que M. d’Arneth nous la décrit, avait plus de séduction encore que de beauté : ses yeux, d’un bleu un peu sombre, étaient pleins de vivacité et de douceur. Sa chevelure blonde retombait en boucles abondantes. La lèvre inférieure un peu avancée (trait héréditaire de la maison d’Autriche), n’ôtait rien à l’agrément d’un sourire qui laissait voir des dents d’une blancheur éblouissante. Son teint était éclatant. Le tour de son visage décrivait un ovale parfait. Le cou se dégageait avec élégance des épaules tombantes. L’expression de la physionomie révélait la pureté de l’âme.

L’éducation de la princesse avait été soignée sans dépasser pourtant, en aucun genre, la mesure d’instruction commune aux dames distinguées de la cour. Elle excellait surtout dans les arts d’agrément et chantait même avec tant de perfection et de sentiment que son maître, un compositeur italien distingué, disait que, pour faire sa fortune, elle n’aurait qu’à paraître une fois sur le premier théâtre de Vienne : genre de mérite fort apprécié dans une ville où le sens musical a toujours été très développé. Il ne paraît pas qu’on eût pris autant de peine à cultiver ses connaissances littéraires, si on en juge du moins par l’orthographe très défectueuse de ses lettres écrites tour à tour dans un français un peu germanique et dans un allemand trop francisé. Elle parlait pourtant couramment plusieurs langues et savait du latin, ce qui était nécessaire à une future reine de Hongrie pour n’être pas trop étrangère à la langue officielle de ses sujets. Chrétienne fervente et fille dévouée, elle ne goûtait que les plaisirs simples et les joies de l’intérieur. Sa mère, l’impératrice Elisabeth, qui aimait le bruit et le mouvement, se plaignait que, bien qu’elle lui eût fait apprendre à tirer passablement à la cible, elle n’avait jamais pu lui faire prendre goût à la chasse. Tout venelle, en un, mot, semblait fait pour plaire plutôt que pour éblouir. C’était une douce compagnie qui égayait une cour un peu assombrie, comme une fleur délicate qui s’épanouit dans les fissures d’un vieil édifice[1].

Ceux-là seulement qui l’approchaient de très près, ceux surtout qui avaient à l’entretenir à l’occasion de ses droits et de ses intérêts futurs, avaient pu s’apercevoir que, sous cet extérieur de grâce féminine, se cachait le germe de dons et peut-être de passions plus mâles. Quand elle était amenée à parler soit des maux qui accablaient l’empire, soit du rôle qu’elle devait y jouer un jour, sa voix et son regard s’animaient et son langage trahissait une netteté d’intelligence et surtout une fermeté de résolution dignes de l’avenir qui l’attendait. La jeune fille parlait tout d’un coup de manière à étonner de vieux politiques ; elle savait et disait ce qu’elle voulait. C’est ainsi qu’elle n’avait laissé à personne le soin de conduire la négociation très délicate qui avait pour but d’assurer le choix de son époux. Tout prétendant à la main de l’héritière d’Autriche étant par là même un aspirant désigné à l’élection de la couronne impériale, et les concurrens ne faisant pas défaut, la préférence à donner entre eux était une décision de grande importance qui intéressait non-seulement l’Autriche, mais l’Allemagne entière, et où la raison d’état avait droit d’être écoutée encore plus que le sentiment. La princesse, cependant, n’hésita pas, dès le premier jour, à déclarer, avec l’ingénuité d’un cœur innocent, le penchant qu’elle éprouvait pour son jeune cousin, le prince François, héritier du duché de Lorraine : inclination d’autant plus naturelle qu’elle avait le plein agrément de l’empereur son père. Mais l’approbation n’était partagée ni par les diplomates ni par les politiques du conseil aulique. Le prince avait le tort d’être, comme le petit peuple qu’il était appelé à gouverner, plus Français qu’Allemand, ce qui, par une singulière coïncidence, excitait contre son élévation possible autant de méfiance en France qu’en Allemagne. Au-delà du Rhin, on lui trouvait trop peu de sang germanique pour ceindre la couronne de Charlemagne. À Versailles, on ne pouvait souffrir de voir annexer à l’empire, par un lien aussi intime, une province comme la Lorraine, enclavée dans les limites de la France et qui tenait la clé de nos frontières. Pour surmonter tant de résistances, le duc de Lorraine dut enfin abandonner, bien à regret, à la France des possessions patrimoniales où sa famille était adorée pour recevoir en échange le grand-duché de Toscane, où il ne devait exercer qu’une domination nominale et passagère.

La princesse présida elle-même à la transaction, mettant autant d’ardeur à défendre son choix que de sagacité à comprendre et de fermeté à résoudre les difficultés politiques qui s’y opposaient. Un diplomate éprouvé, le ministre d’Angleterre, M. Robinson (à qui l’alliance projetée ne plaisait nullement, mais qui se voyait forcé de céder comme les autres), en témoignait son étonnement dans des dépêches confidentielles. « Cette princesse, disait-il, a vraiment l’esprit très élevé : elle raisonne déjà ; les malheurs de son père la touchent comme les siens propres,.. et elle est si bien faite pour régner qu’on voit déjà qu’elle ne le regarde que comme l’administrateur des états qui lui appartiennent. Mais si le jour elle montre cette hauteur de sentimens (that lofty humour), la nuit elle ne fait que soupirer pour son duc de Lorraine. Si elle dort, c’est pour rêver à lui ; si elle veille, c’est pour parler de lui à la dame qui lui tient compagnie. On peut être certain qu’elle ne renoncera jamais ni au gouvernement ni au mari qu’elle croit faits pour elle, pas plus qu’elle ne pardonnerait à celui qui les lui ferait perdre[2]. »

Le mariage une fois conclu, la nouvelle grande-duchesse prit à l’égard de l’époux, qui n’était son égal ni pour le rang ni pour l’intelligence, l’attitude de la femme la plus dévouée, la plus soumise et presque la plus humble. « Donnez-moi de vos nouvelles, lui écrivait-elle pendant une courte absence ; loin de vous, je ne suis qu’une pauvre chienne. » On en voudrait à M. d’Arneth de produire au jour, même après cent ans écoulés, ces enfantillages de la tendresse conjugale s’il n’y trouvait l’occasion de mettre en lumière le trait qui devait faire l’originalité de cette noble vie : l’union de toutes les vertus domestiques dans leur expression la plus simple, on dirait presque un peu bourgeoise, avec l’élévation toujours royale des pensées et des actes.

A Berlin, ce n’était point sur une faible jeune femme que reposait l’espoir de la dynastie régnante ; c’était sur quatre princes dans la fleur de l’âge, tous élevés dans le métier des armes. La Providence avait béni, par une lignée florissante, l’union des puissantes maisons de Prusse et d’Angleterre. Mais jamais faveur du ciel ne fut moins bien reconnue. Le vieux roi, par des emportemens insensés, la reine par une humeur hautaine et capricieuse, réussissaient à faire de leur intérieur un véritable enfer. Les jeunes princes et les princesses leurs sœurs elles-mêmes, tour à tour épouvantés par des violences ou exténués par des privations matérielles, vivaient devant leurs parens dans un état de terreur qui comprimait leurs plus heureuses facultés ; et, par une application toute nouvelle du droit d’aînesse, celui que ce singulier père poursuivait de ses plus mauvais traitemens, c’était précisément son héritier, le prince Frédéric, qui paraissait pourtant tenir de la nature de brillantes dispositions. Réduit au désespoir par l’excès des humiliations et des souffrances, le jeune homme avait tenté de fuir ; mais, surpris dans cette tentative, enfermé dans une prison d’état comme un vil criminel, contraint d’assister lui-même au supplice de l’ami qui n’avait d’autre tort que d’avoir favorisé son évasion, il avait enfin semblé fléchir sous cet excès d’oppression. Il avait demandé grâce, avouant des fautes qu’il n’avait pas commises et promettant un repentir qu’il ne pouvait éprouver. Depuis lors, il vivait dans une soumission aux moindres volontés paternelles qui dépassait la mesure du respect filial. On l’avait vu, fuyant jusqu’à l’ombre d’une ingérence quelconque dans les affaires de l’état, se réconcilier avec les ministres qui avaient aidé à le persécuter et les traiter même d’amis intimes. Il se résignait à vivre dans un petit manoir d’où il ne sortait que pour prendre part à des manœuvres militaires, qu’il exécutait avec intelligence, mais sans ardeur ; adonné tout entier, le reste du temps, à des goûts spéculatifs que son père pouvait dédaigner, mais qui ne l’offensaient pas. Poésie, musique, littérature, il se livrait à toutes sortes d’études, s’essayant lui-même dans tous les genres, nouant des relations et des correspondances suivies avec tous les savans, tous les artistes, et tous les littérateurs d’Europe. Son admiration juvénile s’adressait même à tous indistinctement avec plus de passion que de choix, aussi bien au pieux Rollin qu’au prédicant luthérien Beausobre ou au pesant métaphysicien Wolf ; et si, entre tous, il distinguait et comblait de caresses l’illustre Voltaire, c’était sans faire beaucoup de différence entre les œuvres vraiment belles et les plus médiocres de cet homme de génie, et en mettant couramment la Henriade au niveau d’Homère.

Une petite société s’était formée autour de lui, dans sa retraite de Rheinsberg (petit château dont il avait transformé le nom en celui plus classique de Remusberg). Tous y menaient, à son exemple, à la fois studieuse et joyeuse vie, associant le culte des muses à des plaisirs discrets. La compagnie était composée de personnes dont le rang et la qualité ne pouvaient donner d’ombrage à la politique la plus soupçonneuse. C’étaient des savans modestes, des officiers d’un grade inférieur. On y causait de tout, même de la politique idéale et abstraite, à la mode d’Aristote et de Platon, des meilleures formes ou des meilleures conditions de gouvernement possibles. La seule chose dont il était interdit de parler, c’était de la politique du jour et surtout de celle du lendemain. « En honneur, écrivait le prince au ministre Grumkow, je puis vous assurer que je vis comme si le roi était immortel, et je veux mourir sur l’heure si je me suis formé un plan pour l’exécuter après sa mort[3]. » L’étude, en un mot, l’étude seule semblait absorber toute l’activité d’une intelligence refoulée dans son premier essor par une main despotique et écartée de toute autre voie.

Cette recherche passionnée de la vérité et de l’art était-elle l’expression d’un sentiment bien sincère, ou n’était-ce que la distraction et le déguisement d’une ambition contenue ? Le prince ne recherchait-il, en réalité, d’autre conquête que celle de la science et ne se préparait-il à d’autres combats qu’à ceux du raisonnement ? C’est sur quoi on discourait autour de lui de façons fort diverses et les connaisseurs étaient partagés. Les gens de lettres, à qui l’amour-propre rend l’illusion facile, tout entiers au charme et à l’orgueil de trouver un collaborateur de si haut parage, célébraient à l’envi le Marc Aurèle ressuscité avec qui la philosophie allait monter sur le trône. Le plus célèbre et le moins crédule, — j’ai nommé Voltaire, — paraît avoir, comme un autre, partagé cet entraînement. Vingt ans après, à la vérité, désenchanté par l’expérience, Voltaire a parlé des premiers jours de cette amitié royale d’un ton leste et dégagé qui ferait croire que, de bonne heure, il s’était mis en garde contre leur séduction. « Le prince héréditaire employait, dit-il dans ses Mémoires, ses loisirs à écrire aux gens de lettres de France qui étaient un peu connus dans le monde. Le principal fardeau tomba sur moi. C’étaient des lettres en vers, des traités de métaphysique, d’histoire et de politique. Il me traitait d’homme divin : je le traitais de Salomon, les épithètes ne nous coûtaient guère. On a imprimé quelques-unes de ces fadaises dans le recueil de mes œuvres. »

Mais Voltaire se vante : rien dans sa volumineuse correspondance n’indique qu’il ait, dès lors, trouvé si lourd le fardeau de ses relations avec un futur souverain, ni qu’il ait été si peu sensible à l’échange de douceurs et de complimens qui en était la suite. Bien loin de traiter de fadaises les factums de poésie et de morale qui lui étaient expédiés sous le cachet du prince, quand il ne les admirait pas sans restriction, il les corrigeait sans sourire. Il ne fit pas même d’exception pour une réfutation, devenue fameuse, des doctrines de Machiavel, qu’il se chargea de faire imprimer, et où cependant un lecteur moins prévenu aurait reconnu sans peine un simple exercice de collège dépourvu de tout accent de conviction personnelle. Tout porte donc à croire que, de la meilleure foi du monde, Voltaire pensait qu’un prince qui le traitait d’homme divin devait être l’espérance du genre humain.

Mais ceux qui, recevant moins de bonnes paroles, conservaient plus de sang-froid, éprouvaient aussi moins de sécurité ; certains indices leur faisaient reconnaître, sous l’apprenti poète ou métaphysicien, un disciple moins désintéressé de la morale et de la vérité pures. Ils remarquaient, non sans alarmes, un ton de conversation généralement sarcastique et sceptique sur tous les sujets, un jugement dénigrant et dédaigneux sur toutes les personnes, et parfois une dureté d’accent et de regard qui évoquait le souvenir sinistre de la ressemblance paternelle. Chacun sentait, en un mot, que le jour où ce prince, si peu fait sur le modèle commun, prendrait le pouvoir en main, serait un jour de surprise ; mais personne ne pouvait dire qui serait déçu ou de la philosophie qui espérait en lui, ou de la politique qui s’en défiait.

Naturellement c’était dans les cours étrangères et dans les chancelleries que la question était faite le plus souvent, et qu’on mettait le plus de curiosité à en deviner la réponse. Dans la complication d’intérêts qui s’agitaient en Europe, avec les luttes d’influences dont tout le monde gardait le souvenir et prévoyait le retour, il n’était indifférent à personne de savoir de quel côté se rangerait, un jour de conflit, un jeune souverain qui trouverait sous sa main, dès le premier jour, soixante-dix-mille hommes et un nombre considérable de millions. Aussi était-ce, parmi les ministres étrangers, à qui tâcherait de pénétrer dans sa retraite, chacun muni du genre d’argument auquel on pouvait le croire accessible. On l’avait marié contre son gré, et il vivait éloigné de la princesse royale, affectant de n’user avec elle d’aucun des droits de l’intimité conjugale. Par l’intermédiaire de la reine sa mère, sœur de George II, l’Angleterre lui faisait offrir la main d’une de ses princesses pour le cas où il songerait à un divorce. L’Autriche, mieux avisées peut-être, essayait de le toucher à un point plus sensible que le cœur. L’ambassadeur de Charles VI lui avait d’abord sauvé la vie en le protégeant contre la colère de son père, qui voulait le mettre en jugement, et en déclarant qu’un prince de maison souveraine ne pouvait être justiciable que de l’empereur. Puis quand il fut pardonné et que la sordide économie du vieux roi le laissait souvent privé du nécessaire, le même envoyé était venu lui offrir de venir en aide à son dénûment par une subvention régulière sur la cassette impériale, proposition qui fut acceptée avec un empressement aussi peu royal que philosophique. Ce moyen de se mettre en grâce paraissant réussir, la Russie, à son tour, voulut en user, mais, elle dut y mettre plus de façons. Ce ne fut pas de l’impératrice Anne elle-même, mais de son premier ministre Biren, que les avances furent censées provenir ; elles passèrent par les mains du ministre de Saxe à Saint-Pétersbourg, digne seigneur qui avait gagné la confiance du prince pendant son séjour à Berlin, en lui enseignant la métaphysique. Les remises d’argent eurent lieu par des voies détournées, après avoir été annoncées, d’après un chiffre convenu, sous forme d’envois de livres d’histoire ou de philosophie.

Quant à la France, ou elles n’avait pas cherché, ou elle n’avait pas trouvé de façons équivalentes de se faire bien voir. Un de ses envoyés, La Chétardie, homme de goût et bon convive, avait bien su se faire admettre, à plus d’une reprise, dans l’intimité du Rheinsberg : mais il n’en était pas de même de son successeur, le marquis de Valori, vieux soldat cachant un mérite véritable sous des manières rustiques, que rendait, plus gauches encore son extrême obésité. Frédéric, qui devait plus tard lui rendre plus de justice, l’avait pris en déplaisance et s’amusait à le tourner en ridicule. Aussi quand le pauvre diplomate, assez maladroitement, avait demandé une audience pour lui parler d’affaires, il n’en avait obtenu que cette sèche réponse : « Les commissions dont vous êtes chargé ne peuvent être relatives qu’à la personne du roi, et je ne crois pas qu’il soit séant que je m’en informe. » — Sur quoi l’interlocuteur, un peu déconfit, rendait compte du mauvais succès de sa démarche à son ministre dans des termes qui peignaient assez bien et sa propre ignorance et les incertitudes de l’opinion. « Le prince royal, écrivait-il, donne l’exemple d’une attention continuelle à s’observer sur les démarches les plus simples. A la dissimulation près, son caractère ressemelé à celui de son père : ceux qui le connaissent le mieux sont persuadés qu’il faudra faire connaissance avec lui sur nouveaux frais ; il ne sera plus le même homme, mais ils ignorent ce qu’il sera. » Un état d’attente inquiète était ainsi général d’un bout de l’Allemagne et presque de l’Europe à l’autre : résultat naturel de l’étrange caprice de la fortune qui remettait la destinée de deux grands royaumes à deux choses aussi incertaines que la fermeté d’âme d’une femme et la sincérité d’un philosophe.

Le philosophe fut le premier que la destinée mit à l’épreuve en l’appelant à régner. Le 31 mai 1740, le vieux Frédéric-Guillaume expirait après une longue agonie, et son fils sortait de sa retraite pour lui succéder. Si ce jour-là le prince royal n’avait encore pensé à rien, il est certain que le lendemain le nouveau roi se trouva prêt à tout. Finances, administration, armée, diplomatie, ou il avait tout médité ou tout lui fut révélé d’un coup d’œil. Il n’avait pas régné vingt-quatre heures que tous, anciens conseillers ou nouveaux favoris, savaient déjà à ne pas s’y méprendre qu’ils n’avaient à se prévaloir ni ceux-ci de leurs anciens services politiques, ni ceux-là de leur confidences littéraires, mais tous à servir un maître qui entendait les employer, les uns comme les autres, à des desseins arrêtés dont il gardait le secret. Ce fut un coup de théâtre qui causa plus d’une déception et qu’un écrivain éminent, Macaulay, a cru pouvoir comparer à la fameuse scène de Shakspeare où le prince de Galles, devenu Henri V, congédie ses compagnons de débauche. Cette assimilation manque d’exactitude : Voltaire n’avait rien de Falstaff, les hôtes du Rheinsberg ne ressemblaient pas à une grossière bande de viveurs, et Frédéric ne congédia personne. Ce qui caractérisa, au contraire, sa conduite dans cette prise de possession du pouvoir, c’est que, conservant à peu près toutes les traditions et surtout tous les résultats de la politique paternelle, ne corrigeant que ce qu’ils avaient de violent et d’excentrique, il sut leur imprimer à l’instant le cachet de son originalité propre.

D’une part, il maintenait tous les ministres en activité ; non-seulement il ne licenciait pas un soldat, mais il accroissait l’effectif de ses troupes en attachant seulement plus de prix à la valeur et au nombre des hommes qu’à leur taille. Ceux de ses amis qui avaient compté sur des largesses pécuniaires eurent le chagrin d’apprendre que, s’il savait mieux dépenser, il comptait pourtant tout aussi bien que son père et ne tiendrait pas moins serrées que lui les clés du trésor. Mais en même temps rien n’indiqua ni qu’il dît adieu ni seulement qu’il fît trêve à aucune de ses préoccupations de la veille. Soit que, par l’instinct du génie, il devinât l’action nouvelle qu’allaient exercer sur le monde la philosophie et les lettres, soit que, comme tous les hommes destinés à agir sur leurs contemporains, il partageât lui-même leurs passions et leurs tendances, il n’eut garde d’éloigner de lui, même un jour, ces puissances naissantes ; loin de là, il sembla prendre soin de les enchaîner plus que jamais à son service, décidé à se faire suivre d’elles partout, même sur le champ de bataille, pour y trouver, non le délassement de ses loisirs, mais l’instrument de ses desseins. « J’ai d’abord commencé, écrivait-il à Voltaire, par augmenter les forces de l’état de siège de seize bataillons, de six escadrons de hussards et d’un escadron de gardes du corps. J’ai posé le fondement de notre nouvelle académie. » Une armée et une académie mises sur le même pied le même jour pour servir la même politique, c’est Frédéric tout entier[4].

Tel il apparut sur la scène aux spectateurs contemporains, tel il se montre à nous dans les coulisses où les publications récentes nous font pénétrer. Le novice de vingt-huit ans se fait voir dès le premier jour exactement et de tout point semblable à ce que sera plus tard le vieux monarque chargé d’années, de gloire et d’expérience. C’est la même variété d’arts au service de la même unité de vues ; c’est une statue coulée en bronze d’un seul jet. C’est par là que les nouvelles révélations sont curieuses et qu’elles donnent un véritable intérêt à des détails qui pouvaient jusqu’ici paraître insignifians.

Ainsi la Correspondance politique s’ouvre par les instructions données aux envoyés chargés de faire part aux diverses cours de l’avènement du nouveau règne. On sait ce que sont d’ordinaire ces missions d’apparat, qui ne consistent guère qu’en un banal échange de complimens. Ici, rien de pareil ; il n’est pas une de ces pièces où l’on ne saisisse l’empreinte d’un génie personnel et comme l’ongle du lion. Celles qui sont adressées aux cabinets de Versailles et de Londres ont en particulier ce caractère. Il est vrai que la situation de ces deux cours, très critique à cette date, donnait à toutes démarches faites auprès d’elles une importance particulière. C’était le moment où, après trente-cinq ans de paix, la France et l’Angleterre allaient reprendre, malgré leurs gouvernemens et sous l’empire de passions populaires irrésistibles, le cours de leur rivalité séculaire. Le ministre anglais Walpole venait à regret, sous la pression de son parlement, de déclarer la guerre à l’Espagne, et le ministre français, le vieux Fleury, de plus mauvaise grâce peut-être encore, se laissait entraîner à prendre part à la lutte, par suite de la solidarité qui unissait les deux trônes de la maison de Bourbon.

Il est curieux de voir avec quelle promptitude de coup d’œil Frédéric prend à l’instant entre les parties adverses une place intermédiaire qui lui permet de mettre son amitié à prix et de la proposer sans détour au plus offrant. Ce rôle de marchandage politique et militaire est celui qu’il jouera toute sa vie dans les querelles européennes, trafiquant de son génie et de ses armes comme un commerçant de ses capitaux, avec cette différence que, pour les commerçans, les marchés tiennent quand ils sont conclus et que Frédéric, au contraire, n’hésitera jamais à rompre les siens, même après les signatures données, pour peu qu’on lui propose une surenchère avantageuse.

Le choix même des envoyés paraît avoir été calculé par lui à dessein. Tandis qu’à Londres, ou plutôt à Hanovre, où le roi George se trouvait en passage, il se fit représenter par un diplomate de vieille roche, et un noble de vieille souche, le comte de Truchsess, — pour complimenter Louis XV, au contraire, il désigna un simple officier, le colonel de Camas, fils d’un réfugié de l’édit de Nantes, mais qui était un des amis de sa jeunesse, un membre de sa coterie intime. Bien des gens s’étonnèrent de voir un si petit personnage accrédité auprès d’un si grand roi et un émigré protestant renvoyé dans son ancienne patrie que gouvernait encore un cardinal. A ceux qui témoignèrent cette surprise Frédéric se borna à répondre en raillant que Camas était manchot, tandis que le marquis de Valori, l’envoyé de France, avait perdu trois doigts par suite d’une blessure. « Le roi de France m’a envoyé un ambassadeur qui n’a qu’une main, dit-il, je m’acquitte de ce que je lui dois, en lui en envoyant un qui n’a qu’un bras. »

La vérité était que Truchsess était chargé de faire entendre à Londres que l’envoi de Camas au roi de France, — précisément parce qu’il était peu naturel, — était l’indice d’une mission confidentielle au-devant de laquelle l’Angleterre devait se hâter de courir si elle voulait en prévenir l’effet. Camas, de son côté, devait insinuer à Versailles qu’admis de longue date, dans l’intimité du nouveau roi, il avait pénétré les desseins ambitieux de sa jeune âme et qu’il fallait les seconder au plus vite si on ne voulait la tourner contre soi.

« Vous ferez, était-il dit à Truchsess, au roi d’Angleterre des assurances d’amitié personnelle à l’infini, et devant les ministres ou les créatures françaises vous affecterez beaucoup de cordialité quand même il y en aurait très peu. « Mais vous ferez beaucoup valoir l’envoi de Camas en France. Vous direz avec un air de jalousie qu’il possède ma confiance et qu’il ne va pas en France pour enfiler des perles[5]. »

Voici d’autre part l’instruction de Camas :

« L’augmentation qui se fera de mes troupes pendant votre séjour à Versailles vous fournira l’occasion de parler de ma façon de penser, vive et impétueuse ; vous pouvez dire qu’il était à craindre que cette augmentation ne produisît un feu qui mît l’incendie dans toute l’Europe, que le caractère des jeunes gens était d’être entreprenant et que les idées d’héroïsme troublaient et avaient troublé dans le monde les intérêts d’une infinité de peuples. Vous pouvez dire que j’aime la France naturellement, mais que, si on me négligeait à présent, ce serait peut-être pour toujours et sans retour ; mais qu’au contraire, si l’on me gagnait, je serais en état de rendre à la monarchie des services plus importans que Gustave-Adolphe ne lui en a jamais rendu. Vous ferez mille civilités au cardinal, vous paierez paroles veloutées de paroles veloutées et les réalités d’autres réalités. Excitez, autant qu’il sera en vous, l’envie qu’ils ont contre l’Angleterre[6]. »

Outre sa mission officielle doublée, comme on voit, d’instructions secrètes, Camas avait encore, chemin faisant, une autre tâche à remplir, qui, celle-ci non plus, ne consistait pas sans doute, dans la pensée de Frédéric à enfiler des perles. A moitié route, entre Berlin et Paris, il dut se détourner pour frapper à la porte de Voltaire, qui séjournait momentanément à Bruxelles avec sa célèbre amie Mme du Châtelet pour veiller à un procès que la marquise soutenait devant les tribunaux flamands. Le prétexte de ce temps d’arrêt était de faire suspendre la publication commencée de l’Anti-Machiavel, que Voltaire avait confiée à un éditeur de La Haye. Je dis le prétexte, car l’éditeur s’étant absolument refusé à se dessaisir d’un manuscrit auquel la nouvelle dignité de l’auteur ajoutait un prix inespéré, Frédéric n’insista pas et ne parut nullement contrarié que ses élucubrations morales fussent appelées à voir le jour. Le vrai but de la visite de Camas, qui fut faite d’ailleurs avec ostentation, était de montrer à toute l’Europe lettrée que le poète couronné saluait la royauté littéraire avant toute autre. Camas le laissa si bien entendre et Voltaire se le laissa si bien dire que, quelques jours après, Frédéric pouvait lui écrire, sans craindre de paraître trop railleur : « Les lettres de Camas ne sont remplies que de Bruxelles. A juger par ses relations, il semble qu’il avait été envoyé à Voltaire et non à Louis. » Aux complimens était joint le cadeau d’un quartaut de vin de Hongrie, et Voltaire, dans ses Mémoires, raconte qu’il trouva « ce don liquide, » comme il l’appelle, fort au-dessous de ce qu’il attendait des largesses royales. Nul doute qu’il en eût préféré de plus solides ; mais s’il trouva le vin médiocre, quant à la flatterie du moins il la savoura avec avidité.

Derrière Camas, d’ailleurs, Voltaire était averti qu’il ; allait voir arriver Frédéric lui-même. Là même lettre lui faisait savoir que le nouveau roi Serait à la fin de l’été sur les bords du Rhin et lui donnait rendez-vous dans la ville de Clèves. Le motif de ce déplacement n’avait rien que de naturel. Le duché de Clèves, bien que détaché du reste des états prussiens, faisait partie par héritage du patrimoine de la maison de Brandebourg. Les rois de Prusse avaient, de plus, la prétention d’y joindre au même titre les duchés de Berg et de Juliers, à l’extinction de la maison palatine, dont le dernier titulaire, l’électeur régnant, était vieux et sans enfant. Il était donc assez simple que Frédéric vînt recevoir les hommages de ses provinces rhénanes, en même temps que veiller au maintien de ses droits éventuels. Mais outre cet intérêt qui était réel, il n’est pas défendu de penser que l’idée de se rapprocher de cette France, qui était encore le plus grand théâtre politique intellectuel et militaire de l’Europe, ne fût point étrangère à une résolution qui, bien qu’explicable, parut à tout le monde un peu hâtive.

Quand le départ du roi fut connu à Berlin, le bruit se répandit qu’il avait l’intention de pousser jusqu’à Paris. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’arrivé presque en vue de France, la tentation de voir de ses yeux une ville et une armée françaises devint si forte qu’il ne put y résister et qu’il conçut la pensée singulière de pénétrer incognito dans la ville de Strasbourg. Ce fut un incident qui fit grand bruit en son temps, et qui eut, comme nous l’apprendrons plus tard, dés conséquences qu’on ne pouvait prévoir et plus graves même qu’on ne l’a su.

En ce temps-là, en effet, l’Europe n’était pas sillonnée de chemins de fer, et les princes de tout rang ne la parcouraient pas à toute heure, comme aujourd’hui, sans grand appareil et sans exciter plus de curiosité que d’attention. L’équipée de Frédéric était donc très étrange pour l’époque et très difficile à tenir secrète ; à vrai dire, il n’y prit pas grand’peine. La suite dont il se fit accompagner, composée d’un de ses frères, le prince Guillaume, de deux aides de camp, deux chambellans et huit domestiques, était bien considérable pour un simple gentilhomme silésien, dont le passe-port ne portait que le nom obscur du comte Dufour. Encore ce passe-port fut-il dressé à la dernière heure sur la demande qui en fut faite par le gardien du poste de Kehl et scellé d’un cachet aux armes royales que le roi portait sur lui : circonstance qui n’échappa point aux assistans.

L’entrée de ce petit cortège dans la ville et sa descente à l’hôtel ou, comme on disait alors, au cabaret du Corbeau, fit donc sensation, d’autant plus que le personnage singulier qui était en tête demanda sur-le-champ qu’on lui fît grande chère et la meilleure possible, et qu’on allât chercher au café militaire voisin des officiers français qui voulussent bien souper avec lui. L’offre, de la part d’un inconnu, était cavalière, et l’hôtelier qui la porta fut accueilli par les rires des officiers attablés au café. Deux d’entre eux pourtant, capitaines au régiment de Piémont, qui se trouvaient peut-être déjà en pointe devin, se risquèrent à l’accepter, sans doute avec la pensée de se divertir aux dépens de la cuisine et de la pédanterie tudesques.

À leur grande surprise, ils trouvèrent dans leur hôte mystérieux un jeune seigneur de grande mine, d’un esprit leste et dégagé, parlant français sans accent, vif dans ses propos et prompt à la réplique, faisant avec d’excellens vins raison à leurs santés et chorus à leurs chansons grivoises. Vers la fin du souper seulement, le prétendu comte se permit sur la tenue des troupes françaises quelques plaisanteries qui furent relevées avec vivacité par l’un des convives, et la querelle allait s’aigrir si l’autre, qui avait mieux conservé son sang-froid et se doutait de quelque chose, n’avait fait taire son camarade et rompu à temps l’entretien. Ils se retirèrent à une heure avancée de la nuit en priant les nobles étrangers de leur rendre la politesse et de venir souper avec eux le lendemain à leur café ; puis, dès le matin, ils allèrent rendre compte de leur étrange rencontre au gouverneur de la province.

C’était un vieux militaire assez renommé, qui avait commandé en chef et géré une grande ambassade, le second maréchal de Broglie (circonstance qui me procure l’avantage de posséder un récit de cette petite aventure fait sur l’heure et de première main, mais plus fidèle que ceux qui circulèrent dans les gazettes et qu’on trouve dans les mémoires). Le maréchal, jugeant qu’un inconnu qui faisait si grandement les choses, ne pouvait être qu’un prince ou un aventurier, recommanda aux jeunes gens de se tenir en garde et mit lui-même sa police en campagne. Il convient même qu’un instant il eut la pensée de le faire arrêter. Au même moment, le roi, se doutant qu’il ne pourrait pas passer inaperçu, lui envoyait son frère et deux de ses compagnons, toujours sous leurs noms supposés, pour lui offrir ses complimens avec ses excuses de ne pouvoir venir lui-même, à cause d’une indisposition qui ne lui permettait pas de sortir. Le maréchal reçut les visiteurs de bonne grâce, les dévisagea pourtant avec attention et les retint à dîner en leur proposant (c’était jour férié) d’entendre auparavant la messe dans sa chapelle. L’offre parut leur causer plus d’embarras qu’il n’appartenait a des nobles d’une province en grande partie catholique comme la Silésie. Après, quelque hésitation, un seul se décida à accompagner le maréchal au service divin. Celui-là avait l’accent italien : c’était, en effet, le Vénitien Algarotti, jeune savant dont Frédéric venait de faire un comte et un chambellan. C’était le seul qui parût à l’aise et qui tînt le dé de la conversation ; les autres étaient fort empêchés, semblant (dit le maréchal dans son récit) avoir fort peu de monde.

Pendant qu’on disait la messe et qu’on servait le dîner, Frédéric, qui s’ennuyait à l’auberge, avait imaginé pour se distraire de monter sur la plate-forme du clocher de la cathédrale ; comme il en descendait, il fut accosté sur le parvis par un bourgeois de la ville, qui, se jetant à ses pieds, le supplia en l’appelant sire et votre majesté de lui accorder la libération de son neveu. Ce neveu était un grand garçon de 5 pieds 8 pouces qui, voyageant en Allemagne, avait été saisi et enrôlé de force, en raison de sa haute stature, dans les grenadiers de la garde du feu roi Guillaume. Comme Frédéric se débattait en disant à l’homme qu’il était fou et pressait le pas pour lui échapper, celui-ci tira de sa poche et lui fit voir une médaille à son effigie, distribuée à Berlin le jour de son couronnement. Frédéric alors lui mit brusquement la main sur la bouche et lui promit tout ce qu’il voudrait pourvu qu’il gardât le silence. L’autre promit tout et naturellement alla tout conter au cabinet du gouverneur. Il y rencontra deux soldats, déserteurs de l’armée prussienne, qu’on avait mis aux aguets dans le voisinage du Corbeau et qui venaient rendre le même témoignage.

Averti de la vérité avant que ses convives l’eussent quitté, le maréchal, au moment de les laisser partir, en prit un à part et le pria de faire savoir au comte Dufour qu’il était reconnu et qu’on était prêt à lui rendre tous les honneurs dus à son rang, s’il le trouvait bon, comme à ne rien dire, si mieux lui convenait. En réponse, le roi lui fit dire qu’il allait venir et demandait à être reçu en particulier.

Comment se passa l’entretien ? Frédéric, très ennuyé d’être découvert et un peu confus de s’y être exposé, témoigna-t-il une mauvaise humeur qui embarrassa le maréchal ? Le maréchal le reçut-il avec un étalage de politesses et de salutations qui achevèrent de le trahir aux yeux des domestiques ? Avait-il mis pour le recevoir tous ses ordres et son habit de cérémonie ? Profita-t-il avec peu de tact de la circonstance pour parler de politique et rappeler qu’étant ambassadeur auprès du roi, d’Angleterre, il avait rencontré le feu roi de Prusse à Hanovre et signé même avec lui une convention diplomatique ? Mit-il la conversation sur le militaire et en prit-il occasion pour rappeler les succès qu’il venait de remporter lui-même en Italie, dans une campagne où la Prusse avait pris parti pour l’Autriche ? C’est ce qu’il est difficile de savoir, vu que l’entrevue n’eut d’autres témoins que deux aides de camp de Frédéric. Toujours est-il que le roi sortit, au bout de très peu de temps, plus maussade qu’il n’était entré, saluant sèchement la maréchale, qui insista pour lui être présentée et promettant d’assez mauvaise grâce de revenir souper pour aller ensuite à la comédie.

On lui donna, sur sa demande, un officier pour le conduire à la citadelle. Entre temps, la nouvelle s’était ébruitée, et à la porte de l’hôtel, il trouva une foule assemblée qui lui fit cortège jusqu’aux remparts. Il visita tout, canons, arsenal, fortifications, se fit tout expliquer dans le dernier détail ; puis rentré à son auberge, il demanda des chevaux de poste, adressa au maréchal un billet d’excuse très peu poli et partit à la brune avec moins de façon encore qu’il n’était venu. Le désappointement du maréchal et du public fut d’autant plus grand qu’on avait fait préparer dans la loge principale un siège élevé et un tapis pour le royal visiteur et que la salle était déjà comble bien avant l’heure du spectacle[7].

Arrivé à Wesel, Frédéric tailla sa plume pour envoyer à Voltaire un récit burlesque de son expédition moitié prose et moitié vers, sur le modèle du Voyage de Chapelle et de Bachaumont, où il se moquait de tout le monde, un peu de lui-même, beaucoup de la morgue et des grands airs, du maréchal, et surtout de la France et des Français. « Là, disait-il, j’ai vu ces Français dont vous avez, tant chanté la gloire,

Ce peuple fou, brutal et galant,
Superbe en sa fortune, en ses malheurs rampant,
D’un bavardage impitoyable
Pour cacher le creux d’un esprit ignorant.
…………..
Léger, indiscret, imprudent.
Non, des vils Français, vous n’êtes pas du nombre ;
Vous pensez, ils ne pensent pas. »

Voltaire, en recevant ce beau chef-d’œuvre, ne trouva à redire qu’à la facture des vers, qui effectivement clochait un peu. Quant aux outrages adressés à ses compatriotes, il les prit en bonne part, ne s’apercevant pas qu’il les justifiait en les supportant. Avant même de le connaître, Frédéric avait deviné qu’avec, ce grand esprit, comme avec la. secte de ses disciples et la tourbe de ses imitateurs, on aurait toujours raison de la fierté nationale en caressant la vanité littéraire. C’est un secret qu’il devait mettre à profit en plus d’une circonstance.

L’entrevue tant attendue eut lieu enfin entre le roi et le poète, à la fin de septembre, dans le château de la Meuse, auprès de Clèves : elle fut aussi tendre, aussi chaude, aussi enthousiaste de part que d’autre. Frédéric, qui était au lit pour un accès de fièvre, se leva tout exprès pour faire accueil à son glorieux hôte. On soupa ensemble et on causa jusqu’à une heure avancée de la nuit de toutes choses, « de l’immortalité de l’âme, du libre arbitre et même des androgynes de Platon, » sinon à fond, comme dit Voltaire, au moins avec un feu roulant d’épigrammes et un choc étincelant de traits d’esprit.

Par occasion, le roi pria Voltaire de lui rendre un léger service : c’était de rédiger pour lui un manifeste à l’adresse de l’évêque de Liège, auquel il réclamait une somme d’un million en rachat d’une seigneurie située dans le domaine de ce prélat, et dont la couronne de Brandebourg se disait suzeraine. C’était une vieille contestation pendante depuis des années devant la diète germanique. Frédéric s’était mis en tête d’exiger son dû, toute affaire cessante, et à l’appui de sa prétention faisait déjà avancer un corps de troupes. Vainement l’empereur Charles VI protestait contre cette manière de brusquer les choses et de se passer de la sentence impériale. A dire le vrai, c’était précisément parce que l’empereur réclamait le droit de rendre la justice que Frédéric avait résolu de se la faire lui-même. Il tenait à montrer que, sur ce point comme en toute chose, il ne voulait dépendre de personne. Je ne sais si cette pensée perçait dans le manifeste de Voltaire, que nous n’avons pas ; mais, à coup sûr, elle n’y était pas exprimée dans des termes aussi clairs, et, pour tout dire, aussi crus que dans une petite note autographe que nous trouvons dans la Correspondance politique, ainsi conçue : « J’irai dans le pays de Clèves et je tenterai la voie de la douceur. Si l’on me refuse, je saurai me faire justice. L’empereur est le vieux fantôme d’une idole qui avait du pouvoir autrefois et qui était puissant, mais qui n’est plus rien à présent. C’était un homme robuste, mais le Français et le Turc lui ont donné la v… et il n’est plus rien à présent. » Convaincu par les argumens de Voltaire ou par les grenadiers prussiens, l’évêque de Liège s’exécuta et paya le million.

Mais ces procédés hautains, ce sans-façon diplomatique et militaire, commençaient à donner l’éveil aux politiques de l’Europe. « On considère ici la déclaration, écrivait le marquis de Valori (celle que Voltaire avait rédigée), comme un premier effet de cette présomption dont je vous ai parlé et de l’éloignement à consulter les gens sages qui savent faire parler les princes avec modération, et fermeté[8]. » Où tendaient donc ces allures présomptueuses et ces aspirations d’une ambition mal contenue ? C’est ce qu’on se demandait avec surprise, car la seule prétention que Frédéric fît connaître, la succession aux duchés de Juliers et de Berg, c’était trop peu de chose pour motiver tant de préparatifs et pour prendre le verbe si haut.

À cette question que chacun allait lui poser, la fortune devait permettre à Frédéric de faire une réponse plus prompte peut-être et plus catégorique que lui-même ne l’avait prévu. Le 26 octobre, l’empereur Charles VI mourait à Vienne presque subitement, et le courrier qui en apporta la nouvelle arriva au Rheinsberg au moment où Frédéric était aux prises avec un accès plus violent que, de coutume de sa fièvre intermittente. Les officiers qui la reçurent hésitèrent à pénétrer chez le roi ; l’un d’eux cependant s’y décida et lui tendit le message sur le lit où il était couché, sans ajouter un mot. Le roi le lut jusqu’au bout sans proférer lui-même une parole et sans qu’un muscle de son visage trahît la moindre émotion ; puis il se leva tout tremblant encore de frisson, en ordonnant qu’on mandât à l’instant de Berlin son ministre d’état Podewils et le feld-maréchal Schwerin.

En les attendant, il reprit sa correspondance et écrivait à Voltaire : « Mon cher Voltaire, l’événement le moins prévu du monde m’empêche cette fois d’ouvrir mon âme avec la vôtre, comme d’ordinaire, et de bavarder comme je le voudrais. L’empereur est mort… Cette mort dérange mes projets pacifiques et je crois qu’il s’agira, au mois de juin, plutôt de poudre à canon, de soldats et de tranchées que d’actrices, de ballets et de théâtres… C’est le moment du changement total de l’ancien système de politique : c’est le rocher détaché qui roule sur la figure des quatre métaux que vit Nabuchodonosor, et qui les détruisit tous… Je vais faire passer ma fièvre, car j’ai besoin de ma machine et il en faut tirer à présent tout le parti possible… Adieu, mon cher Voltaire, ne m’oubliez jamais… Je vous envoie une ode en réponse à celle de Gresset[9] »

Frédéric avait raison, la pierre détachée du vieux roc de l’empire allait voler en éclats à travers l’Europe.


II

La mort, même quand elle se fait annoncer d’avance, surprend toujours ceux qu’elle frappe. Malgré l’altération visible de la santé de Charles VI, dont une profonde mélancolie était depuis plusieurs années le symptôme, personne ne s’attendait à la rapidité de l’accident qui l’emporta. Un refroidissement pris à la chasse, suivi d’une indigestion causée par un plat de champignons, le mit, en deux jours, dans un état si désespéré, qu’à peine lui resta-t-il le temps suffisant pour bénir ses enfans et recommander son âme à Dieu.

Rien n’était préparé pour un événement que tout le monde aurait dû prévoir. L’empereur laissait bien, on l’a vu, l’intégrité de sa succession à sa fille aînée par un testament revêtu de l’adhésion de toutes les puissances. Mais, outre que quelques-unes de ces adhésions étaient accompagnées de réserves menaçantes, on sait ce que valent, pour les vivans, les engagemens pris envers les morts. Une seule chose eût pu donner à ces dispositions posthumes une sanction effective : c’eût été l’élection du gendre de Charles VI et de l’époux de Marie-Thérèse à la dignité de roi des Romains, élévation qui aurait fait de lui le chef désigné d’avance du saint-empire et le successeur de Charlemagne.

Tel avait bien été, en effet, le désir de l’empereur défunt, et il en avait entretenu sous main, à plusieurs reprises, quelques-uns des princes électeurs ; mais il avait tardé jusqu’au dernier jour à leur en faire la proposition publique, attendant toujours que le jeune grand-duc eût fait oublier, par un séjour de quelque durée en Allemagne ou par des services éclatans, la qualité d’étranger qu’on lui reprochait. Il aurait désiré aussi, avant de rien tenter, que l’archiduchesse eût mis au jour un héritier mâle, afin de garantir l’avenir contre le retour des embarras de la succession féminine. Aucune de ces espérances n’était réalisée : l’archiduchesse n’avait que deux filles ; le jeune grand-duc, d’un caractère frivole, d’un esprit étroit et de manières hautaines, ne réussissait pas à se faire aimer ; dans la dernière guerre contre les Turcs, où il avait commandé un corps d’armée, il n’avait fait preuve d’aucun mérite particulier et partageait l’impopularité commune à tous les généraux compromis dans cette campagne désastreuse.

Ce qu’il y avait de plus fâcheux, c’est que c’était dans les états héréditaires de la maison d’Autriche, au centre même de son patrimoine, que ce sentiment de défiance était le plus marqué. Vienne, accoutumée depuis des siècles à être la capitale de l’empire, était peu pressée de compromettre cette position prépondérante par une fidélité excessive aux droits contestables d’une jeune femme qu’on connaissait peu, mariée à un étranger qui ne se faisait pas avantageusement connaître. Parmi les nombreux aspirans qui pouvaient prétendre à la succession de Charles VI, s’il en était un qui dût parvenir plus aisément à la couronne impériale que l’époux de Marie-Thérèse, pourquoi ne pas se rallier à celui-là et l’accepter de bonne grâce plutôt que de s’engager dans des procès ou dans des luttes dont l’issue était douteuse ? On désignait en particulier, comme un souverain très acceptable, l’électeur Charles de Bavière, époux d’une archiduchesse (la fille de Joseph Ier), tout aussi bien que François de Lorraine, mais plus Allemand que lui, et qui, déjà possesseur d’un état considérable, l’aurait apporté en dot à ses nouveaux sujets. Le courant du vœu populaire se prononçait en sa faveur, même dans les rues de la capitale. « La princesse n’est pas aimée, écrivait le marquis de Mirepoix, ambassadeur de France ; une partie de la haine et de l’éloignement qu’on a pour le grand-duc retombe sur elle. Tous les vœux sont pour l’électeur de Bavière, et je ne doute pas que, si ce prince paraissait, on ne courût en foule au-devant de lui[10]. » « On entend, écrivait l’ambassadeur de Venise, le murmure de voix tumultueuses qui disent qu’il ne convient pas à la nation d’être gouvernée par une femme et que l’intérêt commun est de faire choix d’un prince allemand[11]. »

Aussi, dans les régions officielles, le trouble et le doute régnaient partout, et tout était perdu si une hésitation eût traversé le cœur de Marie-Thérèse. Mais elle seule ne douta un instant ni de son droit ni d’elle-même. Enceinte de plusieurs mois et tellement ébranlée par la douleur qu’il avait fallu l’éloigner de la chambre du mourant, où elle s’était évanouie plus d’une fois, dès que la Providence eut rendu l’arrêt fatal, elle se redressa en quelque sorte à cet appel. Le jour même, elle fit savoir aux grands fonctionnaires de l’état qu’elle attendait leurs hommages et les reçut assise sous le dais royal. D’une voix forte, bien qu’entrecoupée par la douleur, elle les confirma tous dans leurs emplois, ne leur demandant que de les remplir avec la fidélité qu’ils avaient témoignée à son père ; puis elle ordonna qu’à partir de ce moment, tous les actes officiels seraient rendus au nom de la reine de Hongrie et de Bohême, archiduchesse d’Autriche.

Le lendemain, elle réunissait le conseil privé et prenait séance à sa tête, ayant le grand-duc son époux à sa gauche. Ce dut être un étrange spectacle que cette jeune femme, dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, entourée de ses conseillers cassés et chenus, dont le plus jeune, nous dit M. d’Arneth, n’avait pas moins de soixante-dix ans. Et il ne faudrait pas croire que ce fussent de vieux serviteurs, nourris dans le respect et le dévoûment pour la race de leurs maîtres et accourus tout en larmes aux pieds de leur nouvelle souveraine. C’étaient, au contraire, des cœurs desséchés par un usage égoïste de la fortune, usés par une longue pratique de l’intrigue des cours, et prêts à tourner avec la fortune. Ni chez un diplomate corrompu comme Zinzendorf, ni chez un scribe émérite comme Bartenstein, apprécié seulement par ses roueries de procureur, on n’aurait trouvé le moindre vestige d’un sentiment chevaleresque, et plus d’un, en entrant dans la salle du conseil, dut songer à se ménager une porte de sortie.

La princesse pourtant, par un mélange de grâce et d’autorité, sut d’abord les dominer, puis les séduire, enfin même les échauffer. Les ordres qu’elle leur donna, les résolutions qu’elle fit prendre pour la reconnaissance de son pouvoir, furent exécutés dès le jour même avec une activité qu’on n’avait pas connue de longue date dans la vieille machine impériale, et qui semblait en faire crier les ressorts rouilles. L’ardeur de la reine était contagieuse et se communiquait à tous. Ni elle ni le grand-duc ne se donnaient un instant de repos ; ils ne semblaient prendre ni sommeil ni nourriture, inséparables d’ailleurs l’un de l’autre dans l’accomplissement de leur tâche commune : car c’était là le seul point sur lequel elle ne voulût écouter aucun conseil. Accessible à tout le monde et prêtant l’oreille à tous les avis, il n’y avait qu’un sujet sur lequel elle se montrait intraitable : c’était sa résolution de tout partager, droit, devoirs et dignités avec son époux. Elle ne souffrait ni qu’on parût s’écarter de lui, ni qu’on voulût le tenir à l’écart. Nulle part, surtout en public, elle ne se montrait sans lui. « Les ministres, dit le marquis de Mirepoix, ont fait les plus fortes représentations à la reine sur la résolution où elle est de faire manger le grand-duc avec elle en public ; mais elle leur a fermé la bouche en disant qu’elle le veut absolument. »

Au surplus, à force de travailler avec son mari et de le faire agir et parler, elle semblait lui communiquer quelque chose de sa bonne grâce. On remarqua bientôt qu’il n’avait jamais été si aimable que depuis sa récente grandeur. On sait avec quelle rapidité tourne l’humeur populaire. En peu de jours, ce fut la mode de porter aux nues le couple royal, et la reconnaissance du nouveau règne fut proclamée partout avec enthousiasme. Nulle réclamation même ne s’éleva lorsque, peu de jours après, la nouvelle reine associa son époux au gouvernement par un acte solennel, en l’élevant à la dignité de corégent, qui ne dut lui conférer cependant ni aucun droit personnel ni surtout aucun titre à sa succession.

Mais ce changement dans le sentiment public n’empêcha point l’électeur de Bavière de rédiger sur-le-champ, contre l’intronisation de la princesse, une protestation en règle que son ministre eut ordre de remettre, avant de quitter Vienne, entre les mains de tous les ambassadeurs. Il n’appuyait pas cette protestation sur les droits de son épouse auxquels il avait expressément renoncé, mais sur ceux de son aïeule, fille de Ferdinand Ier, nièce de Charles-Quint. Or, du moment qu’une protestation se produisait pour une raison bonne ou mauvaise, il fallait s’attendre que d’autres en trouveraient une d’égale valeur pour en faire autant. On allait donc voir arriver d’abord l’électeur de Saxe, roi de Pologne au nom de sa femme, nièce de Charles VI et la plus âgée des archiduchesses vivantes ; puis le roi d’Espagne et le duc de Savoie, héritiers l’un et l’autre par les femmes de Philippe II, qui représentait la branche aînée de la maison d’Autriche. Bien que chacun de ces plaideurs couronnés pût prétendre à la totalité de la succession litigieuse, un intérêt commun pouvait les conduire à s’accommoder entre eux pour la partager. C’était donc la coalition aujourd’hui et demain le démembrement. Pour faire face à cette menaçante perspective, de quelles forces disposait Marie-Thérèse ? D’un trésor absolument vide et d’une armée si bien dissoute qu’en certains endroits les compagnies de cavaliers ne comptaient que deux ou trois hommes, n’ayant d’ailleurs pour commandans que des généraux dont les uns étaient en disgrâce et les autres en prison pour avoir mal défendu l’honneur du drapeau. Quel encouragement pour toutes les ambitions en campagne que de n’avoir à courir sus qu’à une femme seule, sans soldats et sans argent !

Et cependant ces menaces du dehors et ce dénûment intérieur n’étaient rien auprès d’incertitudes plus graves encore et plus alarmantes. Un nuage plus obscur planait sur deux points de l’horizon, Versailles et Berlin. C’était de ces deux centres d’action, d’importance d’ailleurs si inégale, que pouvait en effet venir également, soit le salut, soit la ruine. Ni la France ni la Prusse n’avaient, à la vérité, un intérêt direct dans la succession de Charles VI : mais l’une et l’autre pouvaient jeter dans la balance un poids décisif. En Allemagne, rien de sérieux ne pouvait être tenté sans la petite, mais bonne armée de la Prusse. En Europe, aucune coalition redoutable ne pouvait être organisée si la France ne se mettait de la partie. Qu’allait donc faire la Prusse et son jeune roi ? qu’allait faire la France et son vieux ministre ?

Si les paroles avaient pour les rois la même valeur que pour les simples mortels, et si la foi des traités engageait la bonne foi des gouvernemens, aucun doute, même le plus léger, n’aurait pu s’élever sur les intentions de la France. Le roi de France, en effet, à la suite de la guerre heureuse de 1735, avait donné non-seulement son consentement, mais sa garantie expresse à la pragmatique dans des termes tels qu’on semblait avoir pris à tâche d’épuiser tous les modes d’engagement que le vocabulaire diplomatique pouvait fournir et y aller au-devant de toutes les éventualités que l’imagination pouvait prévoir. Après avoir rapporté textuellement les dispositions faites par Charles VI en faveur de sa descendance, le traité de 1735 disait :

« Étant démontré que la tranquillité publique ne peut subsister longtemps, ni l’équilibre être maintenu en Europe que par la conservation de cet ordre de succession, Sa Majesté Très Chrétienne, mue par le désir ardent de conserver à la fois la tranquillité publique et l’équilibre européen, ainsi que par la considération des conditions de paix auxquelles Sa Majesté Impériale a consenti principalement pour cette raison, s’est obligée de la manière la plus forte à défendre cet ordre de succession, et afin qu’il ne puisse naître dans la suite aucun doute sur l’effet de cette sûreté et garantie, Sa Majesté Très Chrétienne s’engage de mettre à exécution cette même sûreté appelée vulgairement garantie toutes les fois qu’il en sera besoin, promettant pour elle et ses héritiers et ses successeurs, de la manière la plus réelle et la plus stable que faire se peut, de défendre de toute sa force, maintenir et garantir contre qui que ce soit, toutes les fois qu’il en sera besoin, cet ordre de succession que Sa Majesté Impériale a déclaré en forme de fidéi-commis perpétuel et indivisible en faveur de sa primogéniture pour tous les héritiers de Sa Majesté Impériale de l’un et de l’autre sexe. C’est pourquoi Sa Majesté Très Chrétienne promet et s’oblige de défendre celui ou celle qui, suivant l’ordre qui vient d’être rapporté, doit succéder aux royaumes, provinces et états que Sa Majesté Impériale possède actuellement et de les y maintenir à perpétuité contre tous ceux quelconques qui tenteraient d’en troubler en aucune manière la possession. »

On le voit, tout était prévu et rien n’était oublié ; de cette garantie illimité aucun héritier n’est exclu, aucune parcelle de territoire n’est exceptée. Il semble impossible d’y rien ajouter, et pourtant il y avait quelque chose de plus obligatoire encore que la lettre même de la convention : c’est ce que le traité appelle la condition de paix à laquelle Sa Majesté Impériale a consenti principalement pour cette raison, en d’autres termes, c’était la cession de la Lorraine consentie, sinon par le même acte, au moins à la même heure, par le gendre de Charles VI au profit du beau-père de Louis XV, avec retour après sa mort à la couronne de France. Par cette acquisition d’une province longtemps convoitée, la France escomptait en quelque sorte le concours qu’elle promettait et en mettait même déjà le prix en poche. Le marché était complet, et pour n’être pas conclu en termes exprès, il n’en était en conscience comme en honneur que plus respectable. Après lin tel gage offert et accepté, comment douter de la parole d’un roi et d’un gentilhomme ? En tout cas, qu’il s’en méfiât ou non au fond de l’âme, Charles VI n’avait eu garde d’en rien laisser voir. Ses rapports avec son ancien adversaire étaient devenus, à partir de ce moment, non-seulement pacifiques, mais affectueux et presque tendres. Il avait accepté avec reconnaissance la médiation de l’ambassadeur de France à Constantinople pour terminer ses démêlés avec les Turcs, et l’intimité mutuelle était même poussée si loin que, le jour de sa mort, on répandit sérieusement à Vienne le bruit qu’il avait désigné Louis XV comme son exécuteur testamentaire.

Si quelqu’un enfin était d’humeur et avait intérêt à veiller à l’accomplissement d’obligations si sacrées, c’était à coup sûr le ministre plus qu’octogénaire à qui le débile Louis XV abandonnait la direction de sa politique. Le traité de 1735 était en effet l’œuvre personnelle du cardinal de Fleury, œuvre glorieuse et à laquelle il devait tenir d’autant plus qu’elle avait établi sur un très grand pied en Europe sa réputation d’habileté et de sagesse. C’était l’apogée de sa longue puissance, et la postérité, qui a gardé de ce politique sénile une si mince opinion, se figure difficilement à quel degré les faveurs persévérantes de la fortune avaient porté son autorité sur ses contemporains.

On n’avait pas vu sans une surprise qui, en se prolongeant, tournait à l’admiration, un vieux prêtre, que ne recommandaient ni le talent ni la naissance, sortir à petit bruit du fond d’une sacristie, monter au faîte du pouvoir à l’âge où d’autres en descendent, s’y maintenir sans défaillance pendant près de vingt années ; et dans cet intervalle, à plus de quatre-vingts ans sonnés, engager une grande guerre, en sortir avec honneur, après des succès qui avaient flatté l’orgueil national et en assurant à sa patrie la possession d’une province qui complétait heureusement son territoire. Ce qu’il y avait de factice et de précaire dans ces avantages, ce qui se mêlait de hasard au bien joué, échappait (surtout à distance) aux regards des spectateurs. Loin de Versailles, on ignorait qu’il n’avait fait la guerre qu’à regret et en tremblant, pour céder à des obsessions de cour, et toujours pressé d’en sortir à tout moment et à tout prix. Encore moins savait-on que ces brillantes campagnes avaient plus épuisé qu’illustré la France et portaient une atteinte profonde à sa prospérité intérieure, mal remise des malheurs de Louis XIV et des désordres de la régence. Fleury seul, peut-être, était dans le secret de ces faiblesses et, ne partageant pas l’illusion commune, craignait toujours de la voir dissiper. Précisément parce qu’il avait tiré du caprice de la fortune et de la loterie des combats une chance inespérée, il n’avait nul souci de remettre au jeu. Sa renommée, tardivement acquise, lui semblait, comme sa vieillesse, merveilleusement prolongée, un bien fragile qui ne tenait qu’à un souffle et que la moindre secousse pouvait faire tomber en poussière. Faire durer sa puissance autant que sa vie, les terminer ensemble et en paix le plus tard possible ; en attendant, savourer les hommages qu’on rendait de toutes parts au Nestor de la politique ; — recevoir de tous les souverains d’Europe des lettres flatteuses, les écouter les yeux baissés, dans cette attitude de jouissance modeste qu’un prélat mondain sait garder à l’autel devant l’encensoir, — y répondre sur un ton d’humilité, remplir ainsi ses journées sans agiter ses veilles et sans user ses forces, c’était désormais le seul rêve d’une ambition que l’âge avait fatiguée, mais non dégoûtée.

Dans cette disposition d’esprit, c’était bien assez déjà d’être menacé d’une guerre maritime avec l’Angleterre ; il n’avait nulle envie d’y joindre la chance de mettre le continent en feu, en rompant un traité que lui-même avait conclu ; aussi était-ce avec l’empereur surtout qu’il avait aimé à entretenir jusqu’au dernier jour un commerce de douceurs épistolaires.

« Votre Majesté, écrivait-il le 20 janvier 1740, peut être assurée que le roi observera avec la plus exacte et la plus inviolable fidélité les engagemens qu’il a pris avec elle, et s’il était permis de parler de moi après un nom si respectable, j’ose me flatter que mes intentions pacifiques sont assez connues pour présumer que je suis très éloigné de penser à mettre le feu en Europe. Votre Majesté me comble d’honneur par la bonne opinion qu’elle semble avoir de moi, et je tâcherai certainement toute ma vie de ne point démériter de sentimens si flatteurs pour moi. Ma vive reconnaissance, l’intérêt de la religion et celui du repos m’y engagent aussi bien que le profond dévoûment avec lequel je suis, etc.[12]. »

Il semble dès lors qu’il y avait un moyen simple de témoigner cette droiture et ce dévoûment. C’était de répondre par le retour du courrier à la notification de l’avènement de Marie-Thérèse en lui donnant le double titre royal qui attestait son droit de succession. La reconnaissance était ainsi accomplie sans débat, la pragmatique était maintenue et toute l’Europe eût probablement laissé faire sans mot dire. Mais c’est ici qu’on put voir combien il est rare qu’un homme nourri dans une condition modeste sache élever ses sentimens avec sa fortune. Devenu premier ministre et tout-puissant, Fleury, ne serviteur, demeurait subalterne. De la domesticité où s’était écoulée les trois quarts de son existence, il gardait un instinct craintif qui lui faisait préférer, en toute occasion, aux résolutions franches les procédés obliques et cauteleux. On sait que c’est un art familier à tous les inférieurs, intendans, commis ou valets, qui parviennent par l’intrigue à dominer leur maître, de garder dans le commandement les formes de l’obéissance et de paraître subir le joug qu’ils imposent. Parvenu au rang suprême par la pratique constante de cet artifice, — promu successivement à toutes les dignités, sans jamais les avoir recherchées et en faisant toujours mine de les fuir, — ayant longtemps dirigé, dans l’ombre, la volonté souveraine avant d’en être l’organe public, Fleury gardait l’habitude d’agir en dessous et derrière un masque, alors même que, joignant désormais l’apparence à la réalité du pouvoir, il avait conquis le droit de l’exercer au grand jour, en même temps qu’accepté le devoir d’en porter tout le poids. Prendre tout haut un parti viril, s’exposer ainsi à visage découvert et se désigner lui-même à toutes les critiques, garder toute la charge des conséquences de l’avenir devant le maître et devant la cour, c’était un effort au-dessus de son courage. Au moment d’agir, il hésitait, tournait autour du but au lieu d’y marcher droit, louvoyait avec les obstacles, rusait avec les contradictions, espérant toujours diriger sous main le cours des événemens, de manière à amener une nécessité supérieure qui le contraindrait à faire la chose même qu’il désirait et forcerait la malveillance à s’incliner avec lui et à se taire.

Un homme qui le connaissait bien affirme, dans des mémoires dignes de foi, que ce jeu mesquin, déjà employé par lui dans la guerre précédente, lui avait réussi à souhait. Il était venu à bout de persuader à toute l’Europe qu’il était poussé malgré lui à recourir aux opérations militaires, à tel point que cette considération empêcha l’Angleterre et les autres puissances maritimes de prendre part à la lutte[13]. C’est ce souvenir sans doute qui encouragea Fleury à mettre, cette fois encore, en œuvre la même tactique pour un but qui lui convenait encore mieux : celui de conserver la paix.

Il ne pouvait ignorer que le traité de 1735, malgré les avantages qu’en retirait la France, rencontrait plus d’un censeur. Il ne manquait pas de discoureurs politiques qui trouvaient qu’en garantissant la succession féminine de la maison d’Autriche, on renonçait à profiter de sa défaillance pour écraser cette éternelle ennemie de la France. Ce n’étaient pas Richelieu et Mazarin, disaient-ils, qui eussent négligé une telle chance. Puis l’électeur de Bavière avait déjà fait entendre quelques gémissemens sur l’abandon où on le laissait, rappelant les services rendus et les souffrances endurées par son père, le fidèle allié de Louis XIV, et les promesses qui lui avaient été faites de lui en tenir compte à l’occasion. L’échéance venue, Fleury pressentait que tous ces griefs allaient être reproduits avec plus de vivacité encore, et au lieu de les prévenir par une décision hardie, il se flatta de les désarmer en usant de patience et en payant tout le monde de bonnes paroles. A l’ambassadeur de Marie-Thérèse, le prince Lichtenstein, qui arrivait tout éperdu pour l’interroger, il répondit que le roi de France était décidé à tenir ses engagemens et que c’était lui faire injure que d’en douter. Mais il ajouta que l’avènement d’une femme et d’un souverain autrichien non revêtu de la dignité impériale étant un fait qui n’avait pas eu lieu depuis des siècles, on ne savait trop quel protocole devait être employé pour lui répondre et qu’on allait faire des recherches pour résoudre cette question d’étiquette. Le lendemain, quand le ministre de Bavière apporta sa protestation, il lui fit dire sous main que, si la pragmatique engageait bien la France, en ce qui touchait les propres de la succession de Charles VI, elle n’avait pu rien stipuler à l’égard de la couronne impériale, et que l’électeur restait libre d’y aspirer, comme le roi de seconder sa prétention. Il ajouta même, plus bas encore, que toutes les garanties du monde ne pouvaient rien contre les droits des tiers, qu’il en avait souvent prévenu Charles VI, et que, si l’électeur pouvait établir les siens par des titres irrécusables, on verrait ce qu’il y aurait à faire. Puis, ayant ainsi, sinon contenté, au moins endormi toutes les réclamations, il se reposa à son tour, mit en Parme et regarda venir les événemens.

Je ne sais pourquoi on appelle cette manière de faire, gagner du temps ; le plus habituellement, c’est en perdre. En tous cas, si la politique expectante peut convenir à quatre-vingt-dix ans, à vingt-huit il est plus rare qu’on s’en accommode. Il n’y eut donc pas lieu d’être surpris si on apprit bientôt qu’à Berlin on était loin d’imiter cette attitude prudemment équivoque, mais qu’au contraire, tout y respirait une activité guerrière dont les effets furent bientôt visibles, bien que le but en restât mystérieux. « Le roi, écrivait Valori, dès le 1er novembre, travaille avec MM. de Podewils et Schverin huit à dix heures par jour ; ils dînent ensemble, et personne ne les voit. » Ce travail incessant et solitaire se prolongea pendant une partie du mois, et la conséquence fut un ordre de mobilisation envoyé à tous les corps de troupes, une instruction donnée à tous les officiers de tenir prêts leurs équipages de campagne, et enfin l’établissement de parcs d’artillerie et de dépôts de munitions dans les principales villes frontières. L’organisation de l’armée sur le pied de guerre fut confiée, avec une certaine solennité, au prince d’Anhalt-Dessau, qui était reconnu comme le meilleur des généraux prussiens, mais qui, la veille encore, était en disgrâce et n’était pas sorti de sa retraite depuis le nouveau règne.

On juge de l’impression produite par des mesures qui ne pouvaient rester secrètes et qu’on ne cherchait d’ailleurs nullement à dissimuler. En un clin d’œil, ce fut le sujet, en Allemagne comme en Europe, des conversations de tous les politiques de cabinet et de tous les nouvellistes de cabaret. Toutes les imaginations furent en campagne, toutes les suppositions circulèrent, depuis les plus modestes jusqu’aux plus ambitieuses. Suivant les uns, Frédéric n’aspirait pas à moins qu’à mettre lui-même la couronne impériale vacante sur sa tête, et puis d’un protestant souriait déjà à la pensée du saint-empire tombant entre les mains d’un hérétique. Au dire des autres, il s’agissait uniquement de s’emparer de l’héritage contesté du duché de Juliers pour le soustraire aux chances de désordre que les conflits menaçans pouvaient amener. D’autres versions encore affirmaient que Frédéric était déjà en alliance réglée, soit avec le grand-duc, soit avec le Bavarois, pour appuyer les prétentions de l’un ou de l’autre, moyennant qu’on lui en tiendrait compte et que ses services seraient payés, on ne disait pas en quelle monnaie. Un jour les troupes étaient en marche dans la direction du Mecklembourg, le jour suivant c’était vers la Silésie, le troisième vers les bords du Rhin ou vers Nuremberg.

Le langage des envoyés prussiens dans les diverses cours, confus, contradictoire, variait suivant les lieux et les interlocuteurs, et autorisait tous les commentaires. Quant aux diplomates résidant à Berlin, il n’y avait rien à apprendre d’eux ; Valori était consigné à la porte du Rheinsberg, et un brave Saxon, le général Manteuffel, ami personnel de Frédéric, mais qu’on savait en relation avec la cour de Dresde, ayant voulu pousser un peu avant ses investigations, fut poliment prié de quitter Berlin[14].

Fleury, d’abord inattentif, ne tarda pourtant pas à prendre l’éveil. Dans son désir de tout assoupir et de mener les choses en douceur et en longueur, ce bruit d’armes le gênait singulièrement. Pour savoir un peu mieux à quoi s’en tenir, il tâcha d’abord de sonder le comte de Camas, qui venait prendre congé de lui après avoir rempli sa mission extraordinaire, et, afin de le mettre en goût de conversation, il lui laissa entrevoir, sans pourtant trop insister, que, pour peu que l’électeur de Bavière trouvât quelque appui en Allemagne, la France ne serait pas éloignée de le seconder au moins dans sa candidature à l’empire. Camas fut, à ce qu’il parait, d’une réserve peu encourageante, car en le quittant, Fleury ne put se retenir de dire avec humeur : « On voit bien que cet homme est un réfugié : nous n’avons pas de pires ennemis. »

Il se décida alors à expédier lui-même deux envoyés confidentiels en éclaireurs. L’un était tout naturellement indiqué : c’était le marquis de Beauvau, chargé par Louis XV de complimenter à son tour le jeune roi sur son avènement. L’autre ne fut pas moins que Voltaire lui-même, invité dès l’été précédent à venir à Berlin et qui se disposait à s’y rendre, au grand désespoir de la tendre et docte Emilie. En réalité, ce fut le grand écrivain qui vint offrir ses services, par une démarche d’autant plus significative qu’après avoir été longtemps en grâce auprès de Fleury, il était maintenant en délicatesse avec lui. On sait que ce fut la destinée constante de Voltaire, pendant sa longue existence, d’être tour à tour choyé et redouté par Louis XV et tous ses ministres ; à la fois gentilhomme de la chambre à Versailles et exilé à Ferney ; et lui-même tantôt bravant, tantôt adulant, suivant l’occurrence, les puissans du jour. Ce qui le ramenait presque toujours dans les antichambres ministérielles, après des intervalles de bouderie ou de défaveur, c’était son goût pour les missions confidentielles qui pouvaient lui ménager des tête-à-tête avec les souverains. Dans la circonstance présente, il s’était mis mal avec Fleury, parce qu’après lui avoir promis d’écrire un pamphlet en faveur des jésuites et contre les jansénistes, il n’avait pas tenu parole et avait laissé à moitié l’œuvre déjà commencée de ces Provinciales à rebours. Mais la disgrâce lui pesait déjà, et comme il n’était guère admis, en ce temps-là, qu’un Français de distinction pût se rendre sans permission auprès d’un souverain étranger, ce fut à Fleury qu’il adressa sa demande d’autorisation dans une lettre flatteuse. Il s’y plaignait presque tendrement d’avoir été aimé du prélat et de ne l’être plus. En même temps, il lui envoyait un exemplaire de l’Anti-Machiavel, qui venait de paraître, sans lui nommer l’auteur, que tout le monde connaissait. De là l’occasion était naturelle pour insinuer qu’il serait heureux de mettre au service du roi l’affection dont l’honorait Frédéric, et afin de lever tous les scrupules professionnels qui pouvaient gêner ses rapports avec un évêque, il trouvait moyen, je ne sais comment, en finissant, de parler de son respect pour la religion et du tort qu’on lui faisait d’en douter[15].

Le rusé vieillard comprit l’offre détournée qui lui était faite et se garda de paraître trop pressé de l’accepter. Il n’y employa pas moins de deux lettres écrites successivement à deux jours d’intervalle, véritables chefs-d’œuvre de ce que les mémoires contemporains, dont j’ai déjà parlé, appellent la gentillesse et l’onction de son style.

La première le morigénait sur un ton qui rendait les reproches plus flatteurs que des caresses : « Vous me feriez tort, monsieur, disait-il, si vous aviez pu penser que je vous à le jamais voulu le plus léger mal ; je n’ai été fâché que de celui que vous vous faisiez à vous-même. Je crois vous connaître parfaitement, vous êtes bon et honnête homme… mais vous avez été jeune et peut-être trop longtemps. Vous avez été élevé dans la compagnie de tout ce que le monde peu éclairé regardait comme la meilleure parce que c’étaient de grands seigneurs. Ils vous ont applaudi et avec raison, mais ils vous l’ont donnée en tout et ils allaient trop loin. Ils vous ont gâté de trop bonne heure, et à votre âge cela était naturel. Je me flatte que vous le sentez vous-même et ce qui me fait le plus de plaisir dans votre lettre, c’est ce que vous dites de votre respect pour la religion. C’est un grand mot, et laissez-moi, je vous prie, y donner toute l’étendue que mon amitié pour vous me fait désirer. Dans le grand nombre des devoirs qu’un honnête homme est obligé de remplir, celui qui regarde notre souverain maître et notre créateur pourrait-il être excepté ? les païens eux-mêmes ne le pensaient pas. »

Le jour suivant, il reprenait la plume, et, l’évêque faisant trêve aux sermons, le ministre en venait à son fait diplomatique. Voltaire était pleinement approuvé d’aller rendre ses hommages à son héros, et assimilé même, par une comparaison biblique un peu profane dans une telle bouche, à la reine de Saba allant visiter Salomon. Puis, venant à l’envoi de l’Anti-Machiavel : « Quel que soit l’auteur de cet ouvrage, ajoutait le cardinal, s’il n’est pas prince, il mérite de l’être ; et le peu que j’en ai lu est si sage, si raisonnable et renferme des principes si admirables que celui qui l’a fait serait digne de commander aux hommes pourvu qu’il ait le courage de les mettre en pratique. S’il est ne prince, il contracte un engagement bien solennel avec le public… La corruption est si générale, et la bonne foi est si indécemment bannie de tous les cœurs, dans ce malheureux siècle, que si on ne se tenait pas bien ferme dans les motifs supérieurs qui nous obligent à ne point nous en départir, on serait quelquefois tenté d’y manquer dans certaines occasions, mais le roi mon maître fait du moins voir qu’il ne se croit point en droit d’user de cette espèce de représaille, puisque, dans le premier moment de la nouvelle de l’empereur, il assura M. le prince de Lichtenstein qu’il garderait fidèlement tous ses engagemens… Je tombe, sans y penser, dans des réflexions politiques. Je finis en vous assurant que je tâcherai de ne point me rendre indigne de la bonne opinion que Sa Majesté prussienne a de moi. Il a la qualité de prince de trop, car s’il n’était qu’un simple particulier, on se ferait un bonheur de vivre avec lui en société. Je vous porte envie, monsieur, et vous en félicite d’autant plus que vous ne le devez qu’à vos talens et à vos sentimens[16]. » J’imagine que Voltaire en savait déjà assez long sur le caractère de son royal ami pour ne pas le croire très disposé à mettre en pratique la morale puritaine de son œuvre de jeunesse ni même à y être encouragé par la pensée de se conformer à l’exemple que lui donnait Louis XV. Mais il comprit tout de suite à quelle adresse allaient les complimens et les interrogations discrètes qui y étaient jointes. Aussi, à peine arrivé au Rheinsberg, après un voyage assez pénible dont il a raconté lui-même les incidens grotesques, la première chose qu’il fit fut de montrer qu’il ne s’y trompait pas. « J’ai obéi, écrivait-il, aux ordres que Votre Éminence ne m’avait pas donnés. J’ai montré votre lettre au roi de Prusse. »

C’était quelque chose de montrer la lettre, mais l’art véritable eût été d’en obtenir la réponse. Or, c’est ce que Voltaire, avec quelque adresse qu’il s’y prit, ne put jamais tirer du concert de complimens, de fêtes, d’enivremens de toute sorte dans lesquels on le fit vivre pendant une semaine entière. Jamais le Rheinsberg n’avait été si animé, jamais les passe-temps plus variés, les conversations plus brillantes. La coterie des savans et des poètes, les Maupertuis, les Jordan, les Algarotti, s’était mise au complet et sous les armes pour recevoir le génie français, savourant elle-même avec délices les joies de la faveur dans un lieu où elle avait été si longtemps mal vue et suspecte. Les princesses sœurs du roi, malgré leur deuil encore récent, prenaient leur part de ces amusemens avec la liberté que leur donnait la jouissance de ne plus sentir fixé sur elles le sévère regard de la surveillance paternelle. C’était du soir au matin une suite de divertissemens. L’après-dîner était donné à la musique, l’après-souper à la poésie. Frédéric lui-même, suivant l’occasion, jouait de la flûte ou s’escrimait à aligner des rimes plus ou moins heureuses. Mais, en attendant, les préparatifs militaires allaient leur train, toujours aussi actifs, toujours aussi bruyans et toujours aussi énigmatiques[17].

Frédéric d’ailleurs se faisait comme un jeu malin de piquer la curiosité sans la satisfaire. Un jour, en terminant une pièce devers, il disait : « C’en est fait, le démon de la guerre va m’enlever à celui de la poésie. » Mais il se gardait d’ajouter dans quel sens le génie vainqueur allait l’entraîner. En autre jour, il écrivait à son ami Algarotti, rappelé à Berlin par un mal dont les plaisanteries royales ne laissent pas ignorer la nature, une lettre que l’Italien, tout fier de la confidence, venait montrer en grand secret au ministre de France. « Vous êtes fait, mon cher Algarotti, y était-il dit, pour être témoin de grands événemens et y prendre part par vos conseils. Si vous me demandez ce que fait l’Europe, je vous dirai que la Saxe joue aux osselets, que la Pologne mange du bœuf salé et des choux à périr ; le grand-duc a la gangrène dans le corps ; il ne saurait se résoudre à l’opération qui pourrait le guérir ; la France joue au plus fin et guette sa proie ; on tremble en Hollande ; on joue et on danse au Rheinsberg et Frédéric… » Ici, Algarotti s’interrompit et replia sa lettre en disant que la discrétion ne lui permettait pas d’en lire davantage. Aujourd’hui que la lettre est imprimée tout au long, nous savons pourquoi Algarotti fut si réservé. C’est que la lettre ne disait absolument rien des intentions de Frédéric, qui n’y parlait même pas de lui-même. Algarotti en fut quitte pour raconter qu’il avait conseillé au roi de prétendre à la couronne impériale pour arriver à la monarchie universelle ; à quoi le roi avait répondu en souriant : « C’est le conseil qu’Antoine a donné à César[18]. »

Tout finit, tout se sépare en ce monde, même les compagnies les plus gaies. La semaine écoulée, Voltaire dut revenir à Berlin, dans le logement qui, par les ordres du cardinal, lui était préparé à l’hôtel de la légation de France. Valori, qui l’y reçut, le trouva assez déconfit. Outre le dépit qu’il éprouvait de compromettre sa réputation naissante de diplomate en revenant les mains vides, il paraissait avoir encore une autre cause de déplaisir qu’il n’expliquait pas. « M. de Voltaire est de retour, écrivait Valori le 29 novembre, et va repartir pour Bruxelles. Le principal objet de son voyage a été les affaires qui regardent l’impression de l’Anti-Machiavel… (c’est là apparemment ce que Voltaire voulut qu’on crût). J’ai lieu de croire que le roi et lui se sont séparés peu contens l’un de l’autre ; je crois même que l’intérêt pécuniaire a quelque part à ce mutuel mécontentement. Il pourrait bien y avoir entre eux querelle d’auteur, et l’imprimeur y est pour quelque chose. Joignez-y une rivalité de vers, une trop grande sincérité dans les jugemens qu’en porte M. de Voltaire, parlant au roi même, et vous n’aurez pas-de peine à penser qu’ils sont peu faits pour vivre ensemble., Le roi de Prusse court après toutes les gloires, mais rien ne l’arrête autant que l’économie[19]. »

Valori, plus fin sous sa grosse et gauche enveloppe qu’il n’en avait l’air, avait deviné juste. Il y avait bien eu à la dernière heure un différend entre le roi et le poète, et le motif en était bien pécuniaire. Seulement les exigences de l’imprimeur n’y étaient pour rien. C’était Voltaire lui-même qui avait élevé l’étrange prétention de réclamer ses frais de route, et de présenter pour cet article une note qui ne montait pas à moins de 1,300 écus. Salomon, qui ne s’attendait pas à payer les visites de la reine de Saba et qui d’ailleurs avait mieux à faire de son argent, s’était récrié, et pour le décider à s’exécuter il n’avait pas fallu moins que les supplications de son bibliothécaire favori Jordan. Le paiement fut enfin accordé, mais dans quels termes ! Le pauvre Jordan, en les lisant, dut faire un triste retour sur le cas que font les puissans de la terre des littérateurs qu’ils salarient. — « Ton avare, lui disait le roi, boira la lie de son désir de s’enrichir, il aura ses 1,300 écus. Son apparition de six jours me coûtera par jour 500 livres. C’est bien payer un fou. Jamais bouffon de grand seigneur n’eut de pareils gages[20]. »

Quand des journées coûtaient si cher, on ne pouvait songer à les multiplier. Force était donc à Voltaire de repartir sans attendre que le jour fût fait sur la situation qu’il n’avait pas réussi à éclaircir. Il n’en tenait pas moins à faire son rapport à Fleury et même à l’entretenir personnellement. « Il voulait montrer, dit Valori, que s’il n’avait pas été bon Français jusqu’à présent, il était bien converti. » Plus d’une conférence eut donc lieu entre les trois diplomates français pour se mettre d’accord sur le jugement qu’il convenait de porter à Versailles.

Les impressions étaient diverses : le marquis de Beauvau était des plus sombres ; suivant lui, Frédéric détestait la France et ne songeait qu’à lui faire pièce ; ses arméniens n’étaient que le premier acte d’une coalition qu’il voulait ourdir entre l’Autriche, l’Angleterre et tous nos ennemis. Beauvau ajoutait (et c’était vrai) qu’à sa connaissance, Camas avait rapporté les plus fâcheuses appréciations sur l’état de l’armée et de l’administration françaises, et qu’on se plaisait au Rheinsberg à ne parler de la France qu’en termes dédaigneux et presque outrageans. Voltaire qui avait bien sur la conscience le péché d’avoir prêté l’oreille à quelques propos de ce genre, n’osait pas contredire. Valori, plus réservé, se bornait à penser qu’on avait affaire à un ambitieux, prêt à se tourner du côté qui lui offrirait le plus d’avantage. « Vous avez raison, dit enfin Voltaire, il tentera je ne sais quelle aventure, et puis s’il échoue, eh bien ! il se refera philosophe[21]. »


Duc DE BROGLIE.

  1. D’Arneth, Histoire de Marie-Thérèse, t. I, p. 10, 13, 86, 355, 356.
  2. Coxe, Histoire de la maison d’Autriche, t. IV, chap. XCI.
  3. Œuvres de Frédéric le Grand, publiées en 1850, t. XVI, p. 95. — Correspondance générale (Lettre à M. de Grumkow, 1732.)
  4. Frédéric à Voltaire. Correspondance générale, 27 juin 1740.
  5. Politische Correspondenz Friedrichs des Grossen, t. I, p. 8.
  6. Politisches Correspondenz Friedrich des Grossen, t. I, p. 8.
  7. J’ai suivi, dans le récit de cet incident, le compte-rendu fait par le maréchal lui-même, le lendemain de la visite de Frédéric. Naturellement, si le vieux gouverneur fut coupable de quelque maladresse, ou il n’en eut pas conscience, ou il se garda d’en faire l’aveu, de sorte qu’on ne peut bien comprendre ce qui excita la mauvaise humeur du roi à un degré tel que, quand le maréchal dut, l’année suivante, entrer de nouveau en relation avec lui, pour exécuter des opérations militaires, ce souvenir créa entre eux une véritable difficulté.
    Ce qu’il y a de certain, c’est que les choses ne se passèrent pas comme elles sont racontées dans les récits venus de l’entourage de Frédéric, entre autres dans les souvenirs de Thiebaut (Vingt Ans de séjour à Berlin, t. I, p. 151). Suivant Thiebaut, ce fut pendant un dîner auquel Frédéric se laissa convier par le maréchal que la reconnaissance eut lieu, et la maréchale, qui ne fut avertie de rien, se permit des propos qui blessèrent Frédéric sur le compte de la reine sa mère, qu’elle avait connue à Hanovre dans sa jeunesse. Puis, à la fin du repas le maréchal s’oublia jusqu’à se servir du mot de sire, ce qui trahit l’incognito.
    Même dans ces termes, la cause de l’irritation de Frédéric parait encore bien futile. Mais rien de tout cela n’est exact. Frédéric ne dîna pas chez le maréchal, et la maréchale ne le vit que quelques instans en cérémonie.
    Les Archives de la Bastille (t. VII, publié cette année même) contiennent une lettre du maréchal au ministre de la guerre, rendant compte de la visite royale avec des détails conformes à ceux du récit que je possède.
  8. Le marquis de Valori au ministre Amelot, 20 septembre 1740. (Correspondance de Prusse, ministère des affaires étrangères).
  9. Frédéric à Voltaire, 26 octobre 1740. (Correspondance générale.).
  10. Le marquis de Mirepoix à M. Amelot, 22 octobre 1740. (Correspondance de Vienne, ministère des affaires étrangères.)
  11. D’Arneth, t. I, p. 170.
  12. Fleury à l’empereur, 26 janvier 1740. (Correspondance de Vienne, ministère des affaires étrangères.)
  13. Voici les expressions dont le maréchal de Belle-Isle se sert dans ses Mémoires. « La guerre que le roi déclara à l’Empereur… est un trait du cardinal Fleury digne des plus grands ministres, car il eut l’habileté de persuader à l’Europe une nécessité forcée de prendre les armes et de contenir par là toutes les puissances maritimes. »
  14. Valori à Amelot, 8 novembre 1740. — Pol. Cor., t. I, p. 87 et 95.
  15. Cette lettre de Voltaire n’a pas été retrouvée.
  16. Correspondance générale de Voltaire, 14 novembre 1740.
  17. Mémoires de la margrave de Bareith, t. II, p. 327. — Valori à Amelot, 3 décembre 1740. — Voltaire, Mémoires.
  18. Valori à Amelot, 5 et 19 novembre 1740. La lettre de Frédéric à Algarotti a été insérée déjà dans la Correspondance générale de Frédéric, elle est conçue dans des termes un peu différens de ceux que Valori emploie en la rapportant.
  19. Valori à Amelot 29 novembre 1740. Dans une dépêche précédente, Valori disait déjà : « Le roi ne goûte pas ses façons trop libres ; il a passé du ton d’adoration au familier, quasi au peu respectueux, en trop peu de temps. »
  20. Correspondance générale. Frédéric à Jordan, 28 novembre 1740.
  21. Valori à Amelot, 2 décembre 1740.