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La Princesse Flora/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 1-27).


I
La princesse Flora à sa parente, à Moscou.


Je suis furieuse contre Moscou, ma chère, parce que tu n’es pas avec moi. Je dois te raconter une foule de choses… mais comment te les écrire ? J’ai tant vu et tant vécu depuis une semaine ! D’abord, j’ai été mortellement triste : rien n’est plus ennuyeux qu’un continuel étonnement. La cour impériale et le grand monde me donnent le vertige, et j’en suis arrivée à entendre sans m’émerveiller la plus énorme sottise, comme à contempler sans sourire le plus curieux tableau ; mais la fête de Peterhoff, Peterhoff lui-même, c’est une exception, la perle des exceptions jusqu’à présent… J’ai tout vu ; j’ai été partout ; j’ai les oreilles assourdies du bruit du canon, des cris du peuple, du murmure des fontaines, du rebondissement des cascades… Nous avons lu avec attention, nous avons dévoré avec gourmandise ensemble, tu te le rappelles, la description des miracles de Peterhoff ; mais, quand j’ai vu de mes propres yeux toutes ces merveilles, elles m’ont littéralement dévorée, et j’ai tout oublié, même toi, mon bel ange ; j’ai rebondi dans les airs avec la cascade ; j’ai monté jusqu’au ciel avec sa poussière ; je suis redescendue sur la terre, légère comme la goutte de rosée ; j’ai jeté mon ombre céleste et odoriférante, sur les allées pleines de souvenirs ; j’ai joué avec les rayons du soleil et avec les vagues de la mer ; et tout cela, c’était le jour ; et quelle nuit a couronné ce jour ! Il fallait s’étonner en voyant comme peu à peu s’allumait l’illumination ; il semblait qu’un doigt de feu dessinât de merveilleux dessins sur le voile noir de la nuit ; elle s’épanouissant en fleurs, s’arrondissait en roue, rampait en serpent, et, tout à coup, voilà que tout le jardin fut en feu. Tu eusses dit, ma chère, que le soleil était tombé du ciel sur la terre et s’y était éparpillé en étincelles ; les flammes avaient entouré les arbres, mais des couronnes d’étoiles aux pièces d’eau ; les fontaines étaient des volcans et les montagnes des mines d’or ; les canaux et les bassins s’en imbibaient avidement, reproduisaient les dessins et les doublaient ; et arbres, pièces d’eau, fontaines, montagnes, canaux et bassins semblaient rouler un immense incendie. Les clameurs du peuple, jointes au bruit des cascades et au frémissement des arbres, vivifiaient ce splendide spectacle par leur majestueuse harmonie : c’était la voix de Circé, c’était le chant des sirènes.

À onze heures du soir, tout l’Olympe descendit à terre ; de longues files de voitures serpentaient dans les jardins, et les resplendissantes dames de la cour qui les occupaient, pareilles à des files de perles, semblaient un rêve de poëte, tant elles étaient légères et presque transparentes. Et, moi-même, j’étais une de ces sylphides ! J’avais une robe de brocart, — qu’on appelle à la cour, je ne sais pourquoi, robe russe, – avec un dessous de satin blanc, garni de piqués d’or ; cette robe, ma chère Sophie, était si bien coupée, si bien brodée, qu’avant de la vêtir, j’eus envie de me mettre à genoux devant ; j’étais coiffée avec des marabouts, présent de mon mari, et je te dirai, sans vanité aucune, que cette coiffure m’allait à merveille ; et, quand même je ne m’en fusse pas rapportée à mon miroir, le murmure des hommes sur mon passage eût pu convaincre l’apôtre Thomas lui-même que ta cousine était très‑gentille.

Mais tu attends probablement, chère Sophie, la description du bal masqué à Peterhoff. Mon Dieu ! comment vais-je donc faire pour mettre de l’ordre dans mes souvenirs ? Tous les objets roulent dans ma tête comme un tourbillon de lucioles. Les plaques de diamants des princes et des généraux faisaient pâlir les étoiles du ciel. Les poissons familiers de l’étang de Marly suivaient dans l’eau les bavards officiers de la garde se répandant par les allées, lesquels eussent dû prendre de leur mutisme une leçon de modestie. J’ai vu un chambellan myope prêt à pleurer d’avoir perdu sa lorgnette. Et j’avais vraiment peur que le Samson, après avoir tué son lion, ne se mît à ma poursuite, tant un grain de vertigineuse folie était entré dans mon cerveau. Les statues de l’Apollon du Belvédère et de l’Actéon dansent la polonaise devant moi avec la princesse Bebi et la comtesse Zezi. Je n’ose vraiment entamer le chapitre des compliments que m’a faits le prince Étienne, ni la description du pavillon Magique, où la danse bondissait comme une Folie avec des milliers de grelots.

Tout le monde dit que le bal masqué était des plus brillants et que, depuis la grande Catherine, il n’avait jamais été fait une si grande dépense de rouge, d’or, de bougies et d’amabilités. Ton oncle, le cher homme ! avait mis une telle quantité de décorations, de croix et de cordons, que les mauvais plaisants assuraient qu’il se préparait à faire partie de l’exposition des arts, et l’on a comparé notre grosse Moscovite, la princesse Z…, à cause de la traîne de sa robe, à une comète. Mais, à mon avis, c’était sans raison ; elle portait sa queue aussi habilement qu’un renard.

Te rappelles-tu cet aide de camp, si long de taille, qui nous a tant fait rire, l’an passé, par ses phrases aussi roides que ses moustaches ? Eh bien, la générale T… nous a affirmé qu’il avait prétendu qu’une certaine dame marchait contre les cœurs à la baïonnette. Tu vois bien que tout le monde était fou, que moi toute la première, j’étais folle, et qu’il me serait impossible de te raconter tout ce qui s’est dit, tout ce qui a été entendu, avec qui je me suis promenée, combien d’aiguillettes d’argent et d’or ont étincelé, rampé, tourbillonné autour de moi, et combien de généraux et de moustaches de toutes couleurs ont été enivrés de bonheur, en m’entendant répondre à leur invitation ces simples mots :

— Avec plaisir, monsieur.

Ah ! mon cher ange, tu n’as pas idée à quel point ces perroquets à plumes blanches et noires m’ont ennuyée ! Est-ce que tu ne crois pas que toute cette jeunesse doive acheter ses phrases en même temps que ses gants ? Comme nos anciens dîners à Moscou commençaient toujours par la soupe froide, leur conversation commence toujours par ces spirituelles paroles :

— Vous aimez la danse, madame ?

Non, messieurs, non ; je suis prête, au contraire, à haïr la danse à cause des danseurs qui, comme le coucou de la pendule de ma grand’mère, ne cessent de me répéter le même cri ; c’est une fatigue avec le commun des martyrs ; mais, avec nos jeunes gens à la mode, nos lions, nos dandys, c’est plus qu’une fatigue, c’est un véritable crucifiement. Ils torturent leur pauvre cerveau pour en tirer une goutte d’essence de rose ou de vinaigre !

— Tous les yeux et toutes les lorgnettes sont fixés sur vous, madame, me disait un diplomate en se dandinant si gravement sur sa chaise, que l’on eût dit que de son équilibre dépendait l’équilibre de l’Europe. Regardez donc, princesse, comme tous les regards brillent quand ils rencontrent les vôtres : en vérité, c’est un véritable feu d’artifice !

— Pas tout à fait, lui répondis-je. Je vois beaucoup d’artifices, c’est vrai ; mais où donc est le feu ?

Me croiras-tu, ma chérie, si je te dis que, dans cette masse de têtes, dans cette voie lactée d’yeux gris, bleus, noirs, marron, pas une seule physionomie ne m’a souri comme je l’eusse désiré ? Pas un seul regard n’a brillé d’une vraie sympathie pour moi, et, dans ces yeux, aucuns qui fussent dignes d’occuper un instant mon esprit et ma pensée. « Comme il y a peu de cavaliers !… » disions-nous à Moscou. « Comme il y a peu d’hommes !… » disais-je à Peterhoff. La vulgarité avait passé son linceul de glace sur tous ces visages. C’est en vain que tu étudieras tous les traits de leur physionomie, soit dans l’ensemble, soit dans les détails, tu ne pourras deviner ni à quel peuple, ni à quelle époque, ni à quelle race appartiennent tous ces gens-là. Dans leur sourire, tu ne trouveras pas l’expression ; dans leurs paroles, tu ne trouveras pas la pensée ; sous leurs crachats, tu ne trouveras pas le cœur ; c’est un tableau recouvert d’un magnifique vernis, dont le prix est énorme, mais dont personne ne peut dire le sujet. Pendant toute cette soirée, je n’ai pas entendu une seule conversation, une seule phrase, un seul mot qui mérite de rester dans ma mémoire. Ils parlaient de tout ; mais qu’ont-ils dit ? Un seul, en causant avec moi, fit une bonne appréciation.

— Regardez près de vous, regardez loin de vous, regardez autour de vous, me dit-il ; n’est-ce pas que tout ce bal ressemble à un jardin anglais ? Les plumes et les fleurs des dames tremblent comme des plantes sous les baisers du zéphyr ; là se déroule la danse polonaise, comme un sentier vivant ; là, une masse d’officiers, avec leurs panaches, semblent un massif de palmiers. Voilà, en petit, nos monts Ourals avec leurs sables dorés. Voilà une grotte avec son écho ; cet écho est le plus formidable de tous ceux que vous ayez jamais entendus : il peut répéter jusqu’à cent fois le mot moi. Plus loin, voyez ce dos voûté : c’est un pont qui ne mène nulle part. Partout des clefs en or, mais qui n’offrent absolument rien ; des espèces d’urnes funéraires renfermant, au lieu de cendres, du tabac de France ou d’Espagne, et, autour de ces monuments, les innocentes jeunes filles se promenant avec les spirituelles pensées d’un troupeau de brebis ; et, si vous me permettez de pousser ma comparaison jusqu’à l’hyperbole, continuait mon railleur en arrêtant son regard sur un groupe de vieilles femmes, nous pouvons trouver ici jusqu’à ces ruines pittoresques, jusqu’à ces tours gothiques qui s’élèvent dans les coins retirés, et dans lesquelles, comme des hiboux et des chouettes, nichent les préjugés.

— Bon Dieu, que vous êtes caustique ! lui dis-je ; est-ce que vous ne pourriez pas trouver des motifs moins acerbes à vos comparaisons ? est-ce que vous n’auriez pas pu, dans votre jardin anglais, aussi bien qu’à Tzarko-Zélo, placer un temple, un monument de victoire ?

— Dans ce cas, me répondit mon interlocuteur en saluant, je prends le rôle de la colonne rostrale ; mais c’est vous, madame, qui serez le monument de ma défaite, en même temps que le temple de l’Amour.

Je regardai ce monsieur en souriant ; c’était vraiment dommage qu’il ne fût ni jeune ni beau, et que son nez, long et pointu, fût la véritable lance dont il frappait ses antagonistes.

Me voilà rentrée à la maison.

L’amour ! l’amour ! Pourquoi ce mot, que je veux repousser, pénètre-t-il malgré moi dans mon cœur, comme cette rose épineuse dans les tresses de mes cheveux ? Pourquoi puis-je jeter cette rose par la fenêtre, et ne puis-je pas y jeter ce mot après elle ? Pourquoi est-ce que je soupire quand j’entends ce mot amour ? Pourquoi suis-je prête à pleurer quand je pense à l’amour ?

Ô ma bonne Sophie ! joyeuse et insouciante amie de mon enfance, si tu savais de quel lourd métal se font les couronnes de noce, si tu pouvais comprendre que la boîte de Pandore, moins l’espérance, est la véritable corbeille de mariage, tu aurais pitié de moi. Combien de luxe, et combien peu de tendresse de cœur ! J’entends le pas de mon mari ; je cours à lui pleine de joie et d’ardeur, et lui m’accueille comme un précepteur accueille un enfant ; il reçoit mes caresses, mais il ne les cherche pas, mais il n’y répond pas. Je le vois seulement à l’heure des repas ; mais alors il est bien plus préoccupé de chercher des truffes que tous les regards du monde ; il apporte seulement dans la maison la fatigue de son service et l’ennui de ses recherches, et, quand mon amour demande un peu de réciprocité, il me fait un compliment. Ai-je besoin de parures, de chevaux, d’un équipage, il ne me refuse rien, il ouvre sa bourse, il la vide, il jette l’argent à poignées. Quelque part que je veuille aller, il me dit : « Va, » sans me demander pourquoi je ne lui dis pas de venir avec moi. Mais, hélas ! son sourire et ses caresses seraient mon plus cher cadeau, et, pour attendre un baiser de lui, je resterais toute une semaine à la maison.

Tu diras, ma chère, que c’est une injustice de ma part. Non, mon ange, c’est de l’impatience ; et, probablement, cette impatience passera-t-elle avec le temps. J’ai voulu seulement te dire en passant qu’il est triste, bien triste, d’avoir des désirs matériels qui sont accomplis aussitôt qu’exprimés, tandis qu’un désir, mais qui vient du cœur celui-là, reste sans réponse et sans espérance. Mon cœur se glace en s’appuyant sur cette froide étoile d’or. Où est donc l’amour, la tendresse ? où est même la simple amitié qui le réchauffera d’une heure de sympathie ?

Il est minuit ; tout est sombre et calme autour de moi, et ce n’est que la mer qui menace et caresse les pierres de Monplaisir, où nous demeurons. Ce n’est que dans le lointain que passent, comme de vagues pensées, les feux des yachts. L’ennui m’endort. À demain, ma bonne Sophie.

Peterhoff, 1er juillet 1829.


La même à la même.

Je parie une larme contre une de tes paillettes, une larme, dix larmes, vingt larmes, – et, pour moi, ce n’est point du tout une bagatelle, comme tu sais, chère cousine, – que tu ne devineras jamais où j’ai été aujourd’hui ? Tu diras que j’ai été à la promenade, que j’ai monté à cheval, que j’ai fait un déjeuner dansant. Bah ! tout cela est par trop vulgaire ! Tu diras que j’ai été à la parade des troupes. Non. Au feu d’artifice. Non plus. Je me suis promenée, et sais-tu où ? et croiras-tu en quoi ?

Ce n’était ni dans un radeau sur un lac, ni dans un bateau sur une rivière. Imagine-toi que je me suis tout simplement promenée en pleine mer, dans une frégate de quarante-six canons. Oh ! je suis persuadée que ton imagination moscovite, qui n’a jamais vu une tempête, excepté du boulevard de Tchiste‑Prodé, frémit à la seule pensée de l’immensité et des horreurs de la mer. Ce sont de vraies bagatelles, ma chère. La mode a fait des héroïnes, même de nous autres femmes timides, et, quand tu auras mis une seule fois le pied sur un tillac, tu seras familiarisée avec la crainte, et tu te trouveras, sur l’Océan, aussi bien que dans ton salon à visites.

Vraiment, la mer est une charmante créature. Elle m’a tellement plu dès la première visite que je lui ai faite, que me voilà toute prête à faire un voyage autour du monde.

Imagine-toi… – Mais non, attends ; – je ne veux rien oublier, et je commencerai par le commencement.

M’y voilà.

J’espère que tu as entendu raconter combien notre empereur aime la flotte. Il l’a ressuscitée ; il lui a donné la force russe, et il lui a procuré de vrais lauriers à Navarin. C’était la volonté de Sa Majesté de régaler la cour et les ambassadeurs d’une promenade en pleine mer. Et, en effet, quel régal, donné par un petit‑fils de Pierre le Grand, pouvait être plus czarien et plus magnifique que celui-là ?

Les bateaux étaient prêts ; la matinée était délicieuse.

La cour commençait à prendre place, et je te jure que ce n’est pas sans un gros serrement de cœur que j’ai quitté la terre ferme, et c’est toute frissonnante que je suis descendue dans un bateau ; mais, quand les rames commencèrent à battre la mer, quand la longue file des chaloupes, dont chacune était pareille à une corbeille de fleurs flottante, commença de fendre les vagues, et que, devant toutes les chaloupes, vola, comme un aigle, un bateau de vingt rames, portant la gloire et l’espérance de la Russie ; quand les bords semblèrent s’enfuir de nous, et que le lointain Cronstadt, avec son épaisse forêt de mâts, vint à notre rencontre, alors que l’immense mer se développa derrière lui bleue et brillante, ma crainte se changea en une jouissance calme et tout à fait nouvelles, et je me trouvai aussi bien dans ma barque que dans un berceau.

Mais voilà que nous avons dépassé Cronstadt, et que nous approchons de l’escadre, prête à mettre à la voile. Tous les matelots disposaient les agrès des bâtiments avec une telle harmonie, qu’on n’eût dit une flotte peinte sur un immense panorama, si des hourras mille fois répétés n’avaient prouvé que cette flotte était bien vivante.

À peine l’empereur, avec la famille impériale, eût-il mis le pied sur le vaisseau amiral, que toute la flotte leva l’ancre, et que chacun de nos bateaux accosta au hasard le bâtiment le plus proche de lui. Le tableau était splendide : les voiles, en tombant, formaient une muraille flottante avec des tours. Nous discutâmes longtemps sur le choix du bâtiment qui devait nous porter ; l’une désirait tout simplement un vaisseau de cent canons, aussi gros que notre président du bureau civil ; l’autre, qui était plus modeste, se contentait d’un vaisseau de soixante et dix, pourvu toutefois que le vaisseau portât le pavillon du contre-amiral ; une troisième voulait absolument prendre place dans un yacht paré et doré comme pour un bal. Quant à moi, pourquoi ? je n’en sais rien, mais une seule frégate me plaisait, harmonieuse dans tout son ensemble et idéale de légèreté, de beauté et de force. Elle élançait jusqu’au ciel ses mâts si fins et si hardis ; sa longue banderole brillait dans l’air si légère et si gracieuse ; elle-même, elle s’ébranlait si majestueusement ; ses canons nous regardaient par leurs fenêtres avec tant d’étonnement et de curiosité, que j’avais un ardent désir de mettre le pied sur ce monstre charmant !

Je ne saurais te dire si je fus plus séduisante ou plus opiniâtre que toutes mes compagnes de bateau, mais enfin je remportai la victoire. Un officier de l’équipage de la garde impériale qui, du pied gauche, dirigeait le gouvernail de notre république à douze rames, rendit honneur à mon goût et tourna sous la poupe de cette charmante frégate. À la ceinture de sa galerie sculptée était écrit en lettres d’or le mot Espérance. Ce mot seul me l’eût fait préférer. Un escalier extérieur était tapissé par des voiles. Nous montons. Imagine-toi… Mais non, tu ne peux pas t’imaginer ce que je vis là. Je ne sais par où commencer, et, surtout, par où finir. C’était un nouveau monde, c’était un magnifique poëme. Le plancher était blanc et ciré comme une table ; les agrès, tant ils étaient coquets, semblaient des papillotes posées sur la tête d’une femme ; les haubans avaient l’air de dentelles fantastiques ; les cuivres étincelaient comme de l’or ; le bronze des canons était noir comme l’aile d’un corbeau ; et puis cette foule tout autour… et puis cette immensité devant les yeux, tout cela était enivrant !

Au signal donné par des trompettes d’argent, il sembla que notre géant tendait largement ses bras pour saisir le vent. Sa poitrine ondulait, et notre colosse, accélérant d’instant en instant sa marche, finit par s’élancer devant lui en dévorant l’espace. La tête me tournait, prise d’un séduisant vertige, et, quand mes yeux furent redevenus clairs, ils se rencontrèrent avec les yeux du capitaine de vaisseau, dont je n’avais pu voir la physionomie au moment où il était venu à notre rencontre. La nature, comme dit Shakespeare, aurait pu le montrer orgueilleusement du doigt et dire : « Voilà un homme ! »

Grand de taille, bien fait, noble de tournure ; quelque chose de ravissant dans un visage irrégulier mais expressif, le distinguait de tous les autres. Ses yeux – quels yeux, chère Sophie ! – humides et bleus comme la mer qui dominait, ses yeux brillaient sous son front, dont les plis semblaient l’ondulation de la vague, qui caresse et dévore l’imprudent qui se confie à elle. Il n’y avait point dans ses mouvements cette agilité de nos jeunes gens à la mode. On pouvait même remarquer en lui quelque chose de sombre, de sauvage, qui peut-être ne venait pas de sa timidité, mais qui, en tout cas, lui allait à merveille. Il nous adressa la parole en rougissant ; il baissait les yeux sous nos regards, et, d’abord, sa voix trembla comme la corde de cuivre d’un sistre ; et voilà que notre sauvage s’enhardit, et, ayant levé enfin ses yeux pleins de flammes, il commença de nous expliquer toutes les manœuvres, la destination de chaque chose, d’une façon si charmante, si poétique, si pittoresque, que nous autres femmes en avions oublié nos bavardages ordinaires, et que ce ne fut que de temps en temps que nous plaçâmes, dans les intervalles de sa narration, quelques demandes, dont la plus frivole de nous écoutait la réponse avec un immense intérêt.

J’étais tombée du ciel, ma chérie. D’après ce que j’avais entendu dire de nos officiers de marine, je les avais regardés, jusqu’à présent, comme un peu plus habiles – voilà tout – que les morses qui jouent de la guitare, et que l’on montre aux foires dans un grand baquet ; et voilà que, tout à coup, je rencontrai sur le plancher d’un tillac un homme bien élevé, quoique son chapeau n’eût pas de plumes, un homme enfin qui pouvait être l’ornement du plus élégant salon de toute ville capitale.

Tout en causant avec nous, il n’oubliait cependant pas son devoir. Un seul mot de sa part, un seul regard de ses yeux, poussaient cette masse énorme que l’on appelle un vaisseau, c’est-à-dire cette œuvre du génie humain, bâtie de bois et de fer, et qui a des ailes de toile.

Nous descendîmes.

Que d’élégance, chère Sophie, dans le luxe des cabines ! quel goût parfait dans les décorations ! Les canons armaient les deux côtés du vaisseau ; les boulets étaient amassés près d’eux, en pyramides de grosses perles noires ; les lances, les haches et toutes les armes mortelles du vaisseau étaient pendues comme des ornements ; au milieu de ce vaste pont – je m’amuse, ma chère, à te tourmenter avec mes énigmes maritimes – ouvrait sa bouche une énorme écoutille, c’est-à-dire l’ouverture par laquelle les yeux peuvent apercevoir les tonneaux et la patte d’une ancre gigantesque, emblème de l’espérance qui reste toujours au fond de chaque chose.

Quant à mon mari, il était charmé. Il avait visité la cuisine de fer fondu, avec tous les ustensiles qui font les délices d’un gastronome. On lui avait apporté un morceau de viande qui était destiné au commun des matelots, et il avait redit cette phrase de Grimod de la Reynière : « À cette sauce, on mangerait son grand‑père. »

Enfin, le capitaine nous mena au fin fond de l’enfer, et notre cœur se serra de terreur, et nous nous écriâmes toutes pleines d’angoisse, lorsqu’il nous dit, en nous éclairant avec une bougie, que nous étions maintenant juste au-dessus de la sainte-barbe, au centre du vaisseau. Il me semblait que toutes les gargousses, avant qu’il nous eût bien avoué qu’elles étaient enfermées dans des caisses, prenaient feu et éclataient autour de nous, et qu’au lieu d’air nous respirions des flammes. Je n’ai pas besoin de te dire avec quelle prestesse et quelle légèreté je m’élançai hors du cratère de ce volcan endormi.

— Ah ! je vois bien, mesdames, nous dit le capitaine, que vous avez peur de sauter !

Je regardai le capitaine.

Un regard de tels yeux, et je ne sais pas un cœur qui ne saute au ciel.

Jusque-là, les manœuvres étaient les mêmes. La flotte voguait vers la pleine mer. Les rivages semblaient s’enfoncer.

Sur l’ordre de l’amiral, transmis par les signaux, les bateaux se rangeaient sur deux lignes, viraient de bord, ou coupaient une ligne par l’autre, comme les figures d’un jeu d’échecs de Titans, et nous passions si près des autres vaisseaux, que nous pouvions échanger des compliments avec les personnes de notre connaissance. Enfin, l’empereur fit déployer son drapeau, et, à peine l’aigle à deux têtes eut-il ouvert ses ailes sur le champ d’or, qu’en un instant un salut général tonna de tous les vaisseaux.

C’était une véritable image de l’enfer, mais d’un délicieux enfer, mon cher ange. D’abord des vagues de fumée roulèrent dans les airs ; mais bientôt toute la mer ne fut plus qu’un immense cratère de volcan. À peine le vent avait-il dissipé un nuage, que d’autres nuages, plus gros, plus épais et plus noirs lui succédaient. Je ne parle pas du tonnerre. Le bruit du tonnerre n’est rien en comparaison du vacarme épouvantable qui semblait bouleverser le ciel et la terre. Je crus que j’en demeurerais sourde pour toute ma vie, et que je ne serais pas capable d’entendre la trompette du jugement dernier. De la poupe, nous contemplions avec étonnement et les vagues du canon et les vagues de la mer. Le capitaine de la frégate restait près de nous et me regardait d’un air mélancolique.

Nous nous taisions.

Et, d’ailleurs, pouvait-on parler, au milieu du bavardage de ces mille commères de fer fondu ? Mais qu’avais-je besoin de parler ? J’étais aussi heureuse que si un songe aux ailes d’or m’eût transportée à travers l’espace.

Tout à coup, à trois pas de moi, retentit un coup de canon isolé, et, aussitôt après, ce cri se fit entendre :

— Un homme à la mer !

Puis d’autres cris :

— Il disparaît !… il s’enfonce !… il est perdu !

Je me sentis tout près de m’évanouir.

Un canonnier, en enfonçant la charge, était tombé à la mer.

En un instant, le malheureux, était déjà derrière la poupe. Ayant perdu la tête, il roulait avec les vagues. On n’avait pas eu le temps d’envoyer une chaloupe à son aide, tant l’accident avait été rapide et inattendu. Et le cordage qu’on lui avait jeté du bâtiment, écarté par le mouvement du sillage, nageait loin de lui. Il s’était enfoncé, avait reparu ; mais un instant encore, et il allait disparaître pour toujours.

En ce moment, tout habillé, avec son uniforme, le capitaine sauta par dessus le bord dans la mer.

Ce fut un long cri d’enthousiasme ; chacun courut à l’arrière, se haussant pour voir par dessus le bastingage ; les canons qui hurlaient s’interrompirent. On eût dit que l’émotion générale les avait atteints.

Pendant ce temps, le capitaine avait reparu sur la surface des flots, avait nagé vers le marin, l’avait saisi par le bras, et, de la main qui restait libre, nageait vers le vaisseau.

Mais le vaisseau s’éloignait.

En effet, quelle volonté humaine peut instantanément arrêter une pareille masse une fois lancée ? L’effroi nous atteignit toutes lorsque nous vîmes que le sauveur perdait ses forces sous le poids énorme qu’il était obligé de soulever au-dessus de l’eau. Il commença de tourner sur lui-même, s’enfonça, reparut, s’enfonça de nouveau, resta longtemps, oh ! bien longtemps sous les vagues. Enfin, une épaulette d’or étincela au milieu de l’écume, mais ce ne fut que pour un instant.

Je n’étais plus en état de rien voir, et, quand ce cri déchirant : « Il est perdu ! » retentit autour de moi, je m’évanouis tout à fait…

Oh ! comme il est bon de revenir à la vie quand l’âme sommeille encore et que le corps seul peut apprécier ce retour, quand aucune pensée triste n’a encore eu le temps de pénétrer dans l’esprit !

Tout cela m’arriva.

Mais, tout à coup, la réminiscence du péril que courait le brave capitaine serra mon cœur comme un gantelet d’acier. J’ouvris les yeux avec un grand cri, et… devine qui était derrière moi, me secouant au visage l’eau dont il était trempé…

Je vois que tu as deviné, chère cousine.

Eh bien, oui, c’était lui !

Je ferme ma lettre comme je fermai alors mes yeux, pour avoir un instant de plus à jouir d’un si doux rêve. J’étais si heureuse !

Oh ! pour que Dieu me permette d’abandonner cette vie mondaine, pour que Dieu me permette de m’imbiber comme une abeille de la rosée de ce doux souvenir, je veux m’oublier, je veux oublier, et j’oublie tout le reste.

Peterhoff, le 2 juillet 1829.