La Princesse Maleine (Maeterlinck)/04
ACTE QUATRIÈME
Scène I
lle me suit comme un chien. Elle était à une fenêtre de la tour ; elle m’a vu passer le pont du jardin et voilà qu’elle arrive au bout de l’allée ! — Je m’en vais.
Il me fuit et je crois qu’il a des soupçons. Je ne veux pas attendre plus longtemps. Ce poison traînera jusqu’au jugement dernier ! Je ne puis plus me fier à personne ; et je crois que le roi devient fou. Il faut que je l’aie tout le temps sous les yeux. Il erre autour de la chambre de Maleine, et je crois qu’il voudrait l’avertir. — J’ai pris la clef de cette chambre. Il est temps d’en finir ! — Ah ! voici la nourrice. Elle est toujours chez la petite, il faudra l’éloigner aujourd’hui. Bonjour, nourrice.
Bonjour, bonjour, Madame.
Il fait beau, n’est-ce pas, nourrice ?
Oui, Madame ; un peu chaud peut-être ; un peu trop chaud pour la saison.
Ce sont les derniers jours de soleil ; il faut en profiter.
Je n’ai plus eu le temps de venir au jardin depuis que Maleine est malade.
Est-ce qu’elle va mieux ?
Oui, un peu mieux peut-être ; mais toujours faible, faible ! et pâle, pâle !
J’ai vu le médecin ce matin ; il m’a dit qu’il lui faut, avant tout, le repos.
Il me l’a dit aussi.
Il conseille même de la laisser seule, et de ne pas entrer dans sa chambre à moins qu’elle n’appelle.
Il ne m’en a rien dit.
Il l’aura oublié ; on n’aura pas osé vous le dire de peur de vous faire de la peine.
Il a eu tort, il a eu tort.
Mais oui ; il a eu tort.
J’avais justement cueilli quelques grappes de raisin pour elle.
Il y a déjà des raisins ?
Oui, oui, j’en ai trouvé le long du mur. Elle les aime tant…
Ils sont très beaux.
Je croyais les lui donner après la messe, mais j’attendrai qu’elle soit guérie.
Il ne faudra pas attendre longtemps.
Mon Dieu, on sonne la messe ! J’allais oublier que c’est dimanche.
J’y vais également.
Scène II
des cuisiniers, des domestiques, etc. — Les Sept Béguines filent
leur quenouille dans le fond de la salle, en chantant à mi-voix
des hymnes latines.
l va tonner.
Je viens du jardin ; je n’ai jamais vu de ciel pareil ; il est aussi noir que l’étang.
Il est six heures, et je n’y vois plus. Il faudrait allumer les lampes.
On n’entend rien.
J’ai peur.
Il ne faut pas avoir peur.
Mais regardez donc le ciel ! J’ai plus de soixante-dix ans et je n’ai jamais vu un ciel comme celui-ci !
C’est vrai.
Y a-t-il de l’eau bénite ?
Oui, oui.
Où est-elle ?
Attendez qu’il tonne.
La reine demande si le souper du petit Allan est déjà prêt ?
Mais non ; il n’est pas sept heures. Il soupe toujours à sept heures.
Il soupera plus tôt ce soir.
Pourquoi ?
Je n’en sais rien.
En voilà une histoire ! Il fallait me prévenir…
OÙ est le souper du petit Allan ?
« Où est le souper du petit Allan ? » Mais je ne puis pas préparer ce souper en faisant le signe de la croix !
Il suffit d’un œuf et d’un peu de bouillon. Je dois le mettre au lit immédiatement après.
Est-ce qu’il est malade ?
Mais non, il n’est pas malade.
Mais qu’est-il arrivé ?
Je n’en sais rien.
Elle ne veut pas que l’œuf soit trop dur.
Il ne faut pas attendre la reine cette nuit.
Quoi ?
Il ne faut pas attendre la reine cette nuit. Elle se déshabillera toute seule.
Allons, tant mieux !
Il faut allumer toutes les lampes dans sa chambre.
Allumer toutes les lampes ?
Oui.
Mais pourquoi ?
Je n’en sais rien ; elle l’a dit.
Mais qu’est-ce qu’elle a ce soir ?
Elle a un rendez-vous.
Avec le roi.
Ou avec le prince Hjalmar.
Il faut monter de l’eau dans la chambre de la reine.
De l’eau ! Mais il y en a.
Il n’y en aura pas assez.
Est-ce qu’elle va se baigner ?
Est-ce vous autres qui la baignez ?
Oui.
Oh la, la !
Elle est toute nue alors ?
Évidemment.
Sacrebleu !
Un éclair !
Mais taisez-vous donc ! Vous allez attirer la foudre ! Vous allez attirer la foudre sur nous tous ! Moi, je ne reste pas ici !
Moi non plus ! — Moi non plus ! — Moi non plus ! — Moi non plus ! — Moi non plus ! — Moi non plus !
Scène III
Un grand chien noir tremble dans un coin.
ci Pluton ! Ici Pluton !
Ils m’ont laissée toute seule ! Ils m’ont laissée toute seule dans une nuit pareille !
Hjalmar n’est pas venu me voir.
Ma nourrice n’est pas venue me voir ; et quand j’appelle, personne ne me répond.
Il est arrivé quelque chose au château…
Je n’ai pas entendu un seul bruit aujourd’hui ; on dirait qu’il est habité par des morts.
— Où es-tu, mon pauvre chien noir ?
Est-ce que tu vas m’abandonner aussi ?
— Où es-tu, mon pauvre Pluton ? — Je ne puis te voir dans l’obscurité ; tu es aussi noir que ma chambre. — Est-ce toi que je vois dans le coin ! — Mais ce sont tes yeux qui luisent ainsi !… Mais ferme les yeux pour l’amour de Dieu ! Ici Pluton ! Ici Pluton !
Est-ce toi que j’ai vu trembler dans le coin ?
— Mais je n’ai jamais vu trembler ainsi ! Il fait trembler tous les meubles ! — As-tu vu quelque chose ? — Réponds-moi, mon pauvre Pluton ! Y a-t-il quelqu’un dans la chambre ? Viens ici, Pluton, viens ici ! Mais viens près de moi, dans mon lit ! — Mais tu trembles à mourir dans ce coin !
se cache sous un meuble.
Où es-tu, mon pauvre Pluton ! — Oh ! voici que tes yeux sont en feu !… — Mais pourquoi as-tu peur de moi cette nuit ?
Si je pouvais m’endormir un moment… — Mon Dieu ! Mon Dieu ! comme je suis malade ! Et je ne sais pas ce que j’ai ; et personne ne sait ce que j’ai…
Ah ! on touche aux rideaux de mon lit ! Qui est-ce qui touche aux rideaux de mon lit ? Il y a quelqu’un dans ma chambre ? — Il doit y avoir quelqu’un dans ma chambre ! — Oh ! voilà la lune qui entre dans ma chambre ! — Mais qu’est-ce que cette ombre sur la tapisserie ? — Je crois que le crucifix balance sur le mur ! Qui est-ce qui touche au crucifix ? Mon Dieu ! mon Dieu ! je ne puis plus rester ici !
Ils m’ont enfermée dans ma chambre ! — Ouvrez-moi pour l’amour de Dieu ! Il y a quelque chose dans ma chambre ! — Je vais mourir si l’on me laisse ici ! Nourrice ! nourrice ! où es-tu ? Hjalmar ! Hjalmar ! Hjalmar ! où êtes-vous ?
Je n’ose plus sortir de mon lit. — Je vais me tourner de l’autre côté. — Je ne verrai plus ce qu’il y a sur le mur.
sont agités lentement par le vent.
Ah ! l’ombre est encore sur le mur !
Ah ! il est encore sur le prie-Dieu ! Oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! — Je vais essayer de fermer les yeux.
Oh ! oh ! oh ! qu’y a-t-il maintenant ? Il y a du bruit dans ma chambre !
Je veux voir ce qu’il y a sur le prie-Dieu ! — J’avais peur de ma robe de noces ! Mais, quelle est cette ombre sur la tapisserie ?
Elle est sur le mur à présent ! Je vais boire un peu d’eau !
Oh ! comme ils crient les roseaux de ma chambre ! Et quand je marche tout parle dans ma chambre ! Je crois que c’est l’ombre du cyprès ; il y a un cyprès devant ma fenêtre.
Je ne vois que des croix aux lueurs des éclairs ; et j’ai peur que les morts n’entrent par les fenêtres. Mais quelle tempête dans le cimetière ! et quel vent dans les saules pleureurs !
Je n’entends plus rien maintenant ; et la lune est sortie de ma chambre. Je n’entends plus rien, maintenant. Je préfère entendre du bruit.
Il y a des pas dans le corridor. D’étranges pas, d’étranges pas, d’étranges pas… On chuchote autour de ma chambre ; et j’entends des mains sur ma porte !
Pluton ! Pluton ! quelqu’un va entrer ! — Pluton ! Pluton ! Pluton ! ne hurle pas ainsi ! Mon Dieu ! mon Dieu ! je crois que mon cœur va mourir !
Scène IV
Le Roi porte une lumière, l’orage continue.
e crois que l’orage sera terrible cette nuit ; il y avait un vent effrayant dans la cour, un des vieux saules pleureurs est tombé dans l’étang.
Ne le faisons pas.
Quoi ?
N’y a-t-il pas moyen de faire autrement ?
Venez.
Les sept béguines !
Propitius esto !
Parce nobis, Domine !
Propitius esto !
Exaudi nos, Domine !
Ab omni malo !
Libera nos, Domine !
Ab omni peccato !
Libera nos, Domine !
la première porte une lanterne, la septième un livre de prières.
Ab ira tua !
Libera nos, Domine !
A subitanea et improvisa morte !
Libera nos, Domine !
Ab insidiis diaboli !
Libera nos, Domine !
A spiritu fornicationis !
Libera nos, Domine !
Ab ira, et odio, et omni mala voluntate !
Libera nos, Domine !
A fulgure et tempestate !
Libera nos, Domine !
A morte perpetua !
Libera nos, Domine !
Elles sont parties. — Venez.
Oh ! ne le faisons pas aujourd’hui !
Pourquoi ?
Il tonne si terriblement !
On ne l’entendra pas crier. Venez.
Attendons encore un peu.
Taisez-vous ! c’est ici la porte…
Est-ce ici la porte ? Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !
Où est la clef ?
Allons jusqu’au bout du corridor ; il y a peut-être quelqu’un.
Où est la clef ?
Attendons jusqu’à demain.
Allons ! la clef ! la clef !
Je crois que je l’ai oubliée.
Ce n’est pas possible. Je vous l’ai donnée.
Je ne la trouve plus.
Mais je l’ai mise dans votre manteau…
Elle n’y est plus. Je vais la chercher…
Où donc ?
Ailleurs.
Non, non, restez ici ; vous ne reviendriez plus.
Si, si, je reviendrai.
J’irai moi-même. Restez ici. Où est-elle ?
Je ne sais pas. Dans ma chambre à coucher…
Mais vous vous en irez ?
Oh ! non, je resterai !… je resterai ici !
Mais il faut que vous l’ayez. Je l’ai mise dans votre manteau. Cherchez. Nous n’avons pas de temps à perdre.
Je ne la trouve pas.
Voyons… — Mais elle est ici ! Voyons, sois raisonnable, Hjalmar ; et ne fais pas l’enfant ce soir… Est-ce que tu ne m’aimes plus ?
Non, non, pas maintenant.
Ouvrez !
Oh ! oh ! oh ! J’aurais moins peur de la porte de l’enfer ! Il n’y a qu’une petite fille là derrière ; elle ne peut pas…
Ouvrez !
Elle ne peut pas tenir une fleur dans ses mains ! Elle tremble quand elle tient une pauvre petite fleur dans ses mains ; et moi…
Allons ; ne faites pas de scènes, ce n’est pas le moment. — Nous n’avons pas de temps à perdre !
Je ne trouve pas le trou de la serrure.
Donnez-moi la lumière ; elle tremble comme si le corridor allait s’écrouler.
Je ne trouve pas le trou de la serrure.
Vous tremblez ?
Non ; — oui, un peu, mais je n’y vois plus !
Donnez-moi la clef !
Entrez !
Quelque chose est sorti…
Oui.
Quelque chose est sorti de la chambre !…
Taisez-vous !
Mais qu’est-ce qui est sorti de la chambre ?
Je ne sais pas ; — entrez ! entrez ! entrez !
Scène V
immobile sur son lit, épouvantée et aux écoutes ;
entrent le Roi et la reine Anne.
L’orage augmente.
e veux savoir ce qui est sorti de la chambre !…
Avancez, avancez !
Je veux aller voir ce qui est sorti de la chambre…
Taisez-vous. Elle est là…
Elle est morte ! — Allons-nous-en !
Elle a peur.
Allons-nous-en ! J’entends battre son cœur jusqu’ici !
Avancez ; — est-ce que vous devenez fou ?
Elle nous regarde, oh ! oh !
Mais c’est une petite fille ! — Bonsoir, Maleine, — Est-ce que tu ne m’entends pas, Maleine ? Nous venons te dire bonsoir. — Es-tu malade, Maleine ? Est-ce que tu ne m’entends pas ? Maleine ! Maleine !
Ah !
Tu es effrayante ! — Maleine ! Maleine ! As-tu perdu la voix ?
Bon… soir !…
Ah ! tu vis encore ; — as-tu tout ce qu’il te faut ? — Mais je vais ôter mon manteau.
Je vais voir. — Oh ! cet oreiller est bien dur. — Je vais arranger tes cheveux. — Mais pourquoi me regardes-tu ainsi, Maleine ? Maleine ? — Je viens te dorloter un peu. — Où est-ce que tu as mal ? Tu trembles comme si tu allais mourir. — Mais tu fais trembler tout le lit ! — Mais je viens simplement te dorloter un peu. — Ne me regarde pas ainsi ! Il faut être dorlotée à ton âge ; je vais être ta pauvre maman. — Je vais arranger tes cheveux. — Voyons, lève un peu la tête ; je vais les nouer avec ceci. — Lève un peu la tête. — Ainsi.
Ah ! qu’est-ce que vous m’avez mis autour du cou ?
Rien ! rien ! ce n’est rien ! ne criez pas !
Ah ! ah !
Arrêtez-la ! arrêtez-la !
Quoi ? Quoi ?
Elle va crier ! elle va crier !
Je ne peux pas !
Vous allez me !… oh ! vous allez me !…
Non ! non !
Maman ! Maman ! Nourrice ! Nourrice ! Hjalmar ! Hjalmar ! Hjalmar !
Où êtes-vous ?
Ici ! ici !
Attendez ! Attendez un peu ! Anne ! Madame ! roi ! roi ! roi ! Hjalmar ! — Pas aujourd’hui ! — Non ! non ! pas maintenant !…
Vous allez me suivre autour du monde à genoux ?
Maman !… Oh ! oh ! oh !
Elle ne bouge plus. C’est déjà fini. — Où êtes-vous ? Aidez-moi ! Elle n’est pas morte. — Vous vous êtes assis !
Oui ! oui ! oui !
Tenez-lui les pieds ; elle se débat. Elle va se relever…
Quels pieds ? quels pieds ? Où sont-ils ?
Là ! là ! là ! Tirez !
Je ne peux pas ! Je ne peux pas !
Mais ne la faites pas souffrir inutilement !
Ah !
Qu’est-ce que vous avez fait ?
Aux fenêtres ! — On frappe aux fenêtres !
On frappe aux fenêtres ?
Oui ! oui ! avec des doigts ! oh ! des millions de doigts !
C’est la grêle !
La grêle ?
Oui.
Est-ce que c’est la grêle ?
Oui, je l’ai vu. — Ses yeux deviennent troubles.
Je veux m’en aller ! Je m’en vais ! Je m’en vais !
Quoi ? Quoi ? Attendez ! Attendez ! Elle est morte.
sous un coup de vent, et un vase posé sur l’appui
et contenant une tige de lys tombe bruyamment
dans la chambre.
Oh ! oh !… maintenant !… Qu’y a-t-il maintenant ?
Ce n’est rien, c’est le lys ; le lys est tombé.
On a ouvert la fenêtre.
C’est le vent.
Est-ce que c’est le vent ?
Oui, oui, vous l’entendez bien. — Enlevez, enlevez l’autre lys ; — il va tomber aussi.
Où ? où ?
Là ! là ! à la fenêtre. Il va tomber, il va tomber ! On l’entendra !…
OÙ faut-il le mettre ?
Mais où vous voudrez ; à terre ! à terre !
Je ne sais pas où…
Mais ne restez pas avec ce lys dans les mains ! Il tremble comme s’il était au milieu d’une tempête ! Il va tomber !
Où faut-il le mettre ?
Où vous voudrez ; à terre ; — n’importe où…
Ici ?
Oui, oui.
Ah !
Quoi ? quoi ?
Elle a !…
Elle est morte ; elle est morte. Venez !
Moi ?
Oui. Elle saigne du nez. — Donnez-moi votre mouchoir.
Mon… mon mouchoir ?
Oui.
Non, non ! pas le mien ! pas le mien !
et ricane tout à coup.
Il y a quelqu’un ! Il y a quelqu’un à la fenêtre !
Oh ! Oh ! Oh !
d’un coup d’épée.
Oh ! oh ! oh !
Il est mort ?
Il est tombé. Il est tombé dans le fossé. Il se noie ! Écoutez ! Écoutez !…
Il n’y a personne aux environs ?
Il se noie ; il se noie. Écoutez !
Il n’y a personne aux environs ?
Il y a des éclairs ! il y a des éclairs !
Quoi ?
Il pleut ! il pleut ! Il grêle ! il grêle ! Il tonne ! il tonne !
Que faites-vous là, à la fenêtre ?
Il pleut, il pleut sur moi ! Ils versent de l’eau sur ma tête ! Je voudrais être sur la pelouse ! Je voudrais être en plein air ! Ils versent de l’eau sur ma tête ! Il faudrait toute l’eau du déluge pour me baptiser à présent ! Le ciel entier écrase de la grêle sur ma tête ! Le ciel entier écrase des éclairs sur ma tête !
Vous devenez fou ! Vous allez vous faire foudroyer !
Il grêle ! il grêle sur ma tête ! Il y a des grêlons comme des œufs de corbeaux !
Mais vous devenez fou ! Ils vont vous lapider !… — Vous saignez déjà. — Fermez la fenêtre.
J’ai soif.
Buvez. Il y a de l’eau dans ce verre.
Où ?
Là ; il est encore à moitié plein.
Elle a bu dans ce verre ?
Oui ; peut-être.
Il n’y a pas d’autre verre ?
Non, — que faites-vous ?
Ah !
On gratte à la porte.
Ils grattent ! ils grattent !
Taisez-vous.
Mais ce n’est pas avec une main !
Je ne sais ce que c’est.
Prenons garde ! Oh ! oh ! oh !
Hjalmar ! Hjalmar ! qu’est-ce que vous avez ?
Quoi ? quoi ?
Vous êtes effrayant ! Vous allez tomber ! Buvez, buvez un peu.
Oui ! oui !
On marche dans le corridor.
Il va entrer !
Qui ?
Celui… celui… qui !
Taisez-vous. — On chante…
De profundis clamavi ad te, Domine ; Domine, exaudi vocem meam !
Ce sont les sept béguines qui vont à la chapelle.
Fiant auras tuæ intendentes, in vocem deprecationis meœ !
Qu’avez-vous fait ?
Ce n’est pas ma faute…
Elles auront entendu le bruit. Elles vont entrer…
Si iniquitates observaveris, Domine : Domine, quis sustinebit ?
Elles sont passées ; elles vont à la chapelle.
Je veux m’en aller ! Je veux m’en aller ! Je veux aller avec elles ! Ouvrez-moi la porte !
Qu’est-ce que vous faites ? Où allez-vous ? Vous devenez fou ?
Je veux aller avec elles ! Elles sont déjà sur la pelouse… Elles vont au bord de l’étang… Il y a du vent ; il pleut ; il y a de l’eau ; il y a de l’air ! — Si du moins vous l’aviez fait mourir en plein air ! Mais ici dans une petite chambre ! Dans une pauvre petite chambre ! — Je vais ouvrir les fenêtres…
Mais il tonne ! Vous devenez fou ? J’aurais mieux fait de venir seule…
Oui ! oui !
Vous vous en seriez lavé les mains, n’est-ce pas ? Mais maintenant…
Je ne l’ai pas tuée ! Je n’y ai pas touché ! C’est vous qui l’avez tuée ! C’est vous ! c’est vous ! c’est vous !
Bien, bien ; taisez-vous. — Nous verrons après. Mais ne criez pas ainsi.
Ne dites plus que c’est moi ou je vous tue aussi ! C’est vous ! c’est vous !
Mais ne criez pas comme un possédé ! On va vous entendre au bout du corridor.
On m’a entendu ?
On frappe ! Ne bougez pas !
Que va-t-il arriver ? Que va-t-il arriver maintenant ?
Éteignez la lumière.
Oh !
Je vous dis d’éteindre la lumière.
Non.
Je l’éteindrai moi-même.
Maleine ! Maleine !
C’est la nourrice…
Oh ! oh ! la nourrice ! la bonne, la bonne nourrice ! Je veux voir la nourrice ! Ouvrons ! Ouvrons !
Mais taisez-vous donc ; pour Dieu, taisez-vous !
Maleine ! Maleine ! Est-ce que vous dormez ?
Oui ; oui ; oui ; oh !
Taisez-vous.
Maleine… ma pauvre petite Maleine… Vous ne répondez plus ? Vous ne voulez plus me répondre ? — Je crois qu’elle dort profondément.
Oh ! oh ! profondément !
Taisez-vous !
Maleine ! — Ma pauvre petite Maleine ! Je vous apporte de beaux raisins blancs et un peu de bouillon. Ils disent que vous ne pouvez pas manger ; mais je sais que vous êtes très faible ; je sais bien que vous avez faim. — Maleine, Maleine ! Ouvrez-moi !
Oh ! oh ! oh !
Ne pleurez pas ! elle s’en ira.
Mon Dieu ! voilà Hjalmar qui arrive avec le petit Allan. Il va voir que je lui apporte des fruits. Je vais les cacher sous ma mante.
Hjalmar arrive !
Oui.
Et le petit Allan…
Je sais bien ; taisez-vous…
Qui est là ?
C’est moi, Seigneur.
Ah ! c’est vous, nourrice. Il fait si noir dans ce corridor… Je ne vous reconnaissais pas. Que faites-vous ici ?
J’allais à la cuisine ; et j’ai vu le chien devant la porte…
Ah ! c’est Pluton ! — Ici Pluton !
C’était le chien !
Quoi ?
C’était le chien qui grattait…
Il était dans la chambre de Maleine. Je ne sais pas comment il est sorti…
Elle n’est plus dans sa chambre ?
Je ne sais ; elle ne répond pas.
Elle dort.
Il ne veut pas s’éloigner de la porte.
Laissez-le ; les chiens ont d’étranges idées. Mais quelle tempête, nourrice ! quelle tempête !…
Et le petit Allan n’est pas encore couché ?
Il cherche sa mère ; il ne trouve plus sa mère.
Petite mère est pe-erdue !
Il veut absolument la voir avant de s’endormir. Vous ne savez pas où elle est ?
Non.
Petite mère est pe-erdue !
On ne la trouve plus.
Petite mère est pe-erdue ! pe-erdue ! pe-erdue ! oh ! oh ! oh !
Oh !
Il sanglote !
Voyons, ne pleure pas ; voici ta balle. Je l’ai trouvée dans le jardin.
Ah ! ah ! ah !
Écoutez ! Écoutez !
C’est le petit Allan qui joue à la balle contre la porte !
Ils vont entrer. — Je vais la fermer !
Elle est fermée.
Les verrous ! les verrous !
Doucement, doucement !
Mais pourquoi le chien renifle-t-il ainsi sous la porte ?
Il voudrait entrer ; il est toujours près de Maleine.
Croyez-vous qu’elle puisse sortir demain ?
Oui, oui. Elle est guérie. — Eh bien, Allan, que fais-tu là ! — Tu ne joues plus ? Tu écoutes aux portes ! Fi ! le vilain petit qui écoute aux portes !
Il y a un petit ga-arçon derrière la porte !…
Que dit-il ?
Il ne faut jamais écouter aux portes. Il arrive malheur quand on écoute aux portes.
Il y a un petit ga-arçon derrière la porte.
Il vous a entendu !
Oui ! oui ! Je crois que oui !
Il entend votre cœur ou vos dents !
On entend mes dents ?
Je les entends jusqu’ici ! Fermez la bouche !
Moi ?
Mais ne vous couchez pas contre la porte ! Allez-vous-en !
Où ? Où ?
Ici ! Ici !
Il y a un petit ga-arçon derrière la porte.
Viens ; tu as sommeil.
Viens ; c’est un méchant petit garçon.
Je veux voir le petit ga-arçon !…
Oui, tu le verras demain. Viens, nous allons chercher petite mère. Ne pleure pas, viens !
Je veux voir le petit ga-arçon ! oh ! oh ! Je dirai à petite mère ! oh ! oh !
Et moi, je dirai à petite mère que tu as éveillé Maleine. Viens, Maleine est malade.
Ma-aleine est plus ma-alade.
Viens ; tu vas éveiller Maleine.
Non, non, j’éveillerai pas Ma-aleine ! j’éveillerai pas Ma-aleine !
Ils sont partis ?
Oui ! oui ! Allons-nous-en. Je vais ouvrir la porte ! la clef ! la clef ! où est la clef !
Ici. — Attendez un peu. — Nous allons la porter sur son lit.
Qui ?
Elle…
Je n’y touche plus !
Mais on verra qu’on l’a étranglée ! Aidez-moi !
Je n’y touche plus ! Venez ! venez ! venez !
Aidez-moi à ôter le lacet !
Venez ! venez !
Je ne puis pas ôter le lacet ! un couteau ! un couteau !
Oh ! qu’est-ce qu’elle a autour du cou ? Qu’est-ce qui brille autour de son cou ? Venez avec moi ! venez avec moi !
Mais ce n’est rien ! C’est un collier de rubis ! votre couteau !
Je n’y touche plus ! je n’y touche plus, vous dis-je ! Mais le bon Dieu serait à genoux devant moi !… je le renverserais ! je le renverserais ! Je n’y touche plus ! Oh ! il y a !… Il y a ici !…
Quoi ? quoi ?
Il y a ici !… Oh ! oh ! oh !
Où est-il ? Il s’est enfui… Qu’a-t-il vu ?… Je ne vois rien… Il chancelle le long des murs du corridor… Il tombe au bout du corridor… — Je ne reste pas seule ici.