La Princesse de Babylone/Chapitre IX

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La Princesse de Babylone
La Princesse de BabyloneGarniertome 21 (p. 392-394).
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CHAPITRE IX.

FORMOSANTE RESSUSCITE L’OISEAU MERVEILLEUX, ET RECONNAÎT LE PHÉNIX. ELLE PART POUR LE PAYS DES GANGARIDES DANS UN CANAPÉ. MANIÈRE AUSSI COMMODE QUE RAPIDE DONT ELLE VOYAGE.


Dès que la princesse se vit dans cette terre, son premier soin fut de rendre à son cher oiseau les honneurs funèbres qu’il avait exigés d’elle. Ses belles mains dressèrent un petit bûcher de girofle et de cannelle. Quelle fut sa surprise lorsqu’ayant répandu les cendres de l’oiseau sur ce bûcher, elle le vit s’enflammer de lui-même ! Tout fut bientôt consumé. Il ne parut, à la place des cendres, qu’un gros œuf dont elle vit sortir son oiseau plus brillant qu’il ne l’avait jamais été. Ce fut le plus beau des moments que la princesse eût éprouvés dans toute sa vie ; il n’y en avait qu’un qui pût lui être plus cher : elle le désirait, mais elle ne l’espérait pas.

« Je vois bien, dit-elle à l’oiseau, que vous êtes le phénix dont on m’avait tant parlé. Je suis prête à mourir d’étonnement et de joie. Je ne croyais point à la résurrection ; mais mon bonheur m’en a convaincue.

— La résurrection, madame, lui dit le phénix, est la chose du monde la plus simple. Il n’est pas plus surprenant de naître deux fois qu’une. Tout est résurrection dans ce monde ; les chenilles ressuscitent en papillons ; un noyau mis en terre ressuscite en arbre ; tous les animaux ensevelis dans la terre ressuscitent en herbes, en plantes, et nourrissent d’autres animaux dont ils font bientôt une partie de la substance toutes les particules qui composaient les corps sont changées en différents êtres. Il est vrai que je suis le seul à qui le puissant Orosmade ait fait la grâce de ressusciter dans sa propre nature. »

Formosante, qui, depuis le jour qu’elle vit Amazan et le phénix pour la première fois, avait passé toutes ses heures à s’étonner, lui dit : « Je conçois bien que le grand Être ait pu former de vos cendres un phénix à peu près semblable à vous ; mais que vous soyez précisément la même personne, que vous ayez la même âme, j’avoue que je ne le comprends pas bien clairement. Qu’est devenue votre âme pendant que je vous portais dans ma poche après votre mort ?

— Eh ! mon Dieu ! madame, n’est-il pas aussi facile au grand Orosmade de continuer son action sur une petite étincelle de moi-même que de commencer cette action ? Il m’avait accordé auparavant le sentiment, la mémoire et la pensée : il me les accorde encore ; qu’il ait attaché cette faveur à un atome de feu élémentaire caché dans moi, ou à l’assemblage de mes organes, cela ne fait rien au fond : le phénix et les hommes ignoreront toujours comment la chose se passe ; mais la plus grande grâce que l’Être suprême m’ait accordée est de me faire renaître pour vous. Que ne puis-je passer les vingt-huit mille ans que j’ai encore à vivre jusqu’à ma prochaine résurrection entre vous et mon cher Amazan !

— Mon phénix, lui repartit la princesse, songez que les premières paroles que vous me dîtes à Babylone, et que je n’oublierai jamais, me flattèrent de l’espérance de revoir ce cher berger que j’idolâtre : il faut absolument que nous allions ensemble chez les Gangarides, et que je le ramène à Babylone.

— C’est bien mon dessein, dit le phénix ; il n’y a pas un moment à perdre. Il faut aller trouver Amazan par le plus court chemin, c’est-à-dire par les airs. Il y a dans l’Arabie Heureuse deux griffons, mes amis intimes, qui ne demeurent qu’à cent cinquante milles d’ici : je vais leur écrire par la poste aux pigeons ; ils viendront avant la nuit, nous aurons tout le temps de vous faire travailler un petit canapé commode avec des tiroirs où l’on mettra vos provisions de bouche. Vous serez très à votre aise dans cette voiture avec votre demoiselle. Les deux griffons sont les plus vigoureux de leur espèce ; chacun d’eux tiendra un des bras du canapé entre ses griffes ; mais, encore une fois, les moments sont chers. » Il alla sur-le-champ avec Formosante commander le canapé à un tapissier de sa connaissance. Il fut achevé en quatre heures. On mit dans les tiroirs des petits pains à la reine, des biscuits meilleurs que ceux de Babylone, des poncires, des ananas, des cocos, des pistaches, et du vin d’Éden, qui l’emporte sur le vin de Chiras autant que celui de Chiras est au-dessus de celui de Surenne[1].

Le canapé était aussi léger que commode et solide. Les deux griffons arrivèrent dans Éden à point nommé. Formosante et Irla se placèrent dans la voiture. Les deux griffons l’enlevèrent comme une plume. Le phénix tantôt volait auprès, tantôt se perchait sur le dossier. Les deux griffons cinglèrent vers le Gange avec la rapidité d’une flèche qui fend les airs. On ne se reposait que la nuit pendant quelques moments pour manger, et pour faire boire un coup aux deux voituriers.


  1. Les vins de Surenne sont passés en proverbe. On croit assez communément qu’il s’agit des vins que produit le territoire du village de ce nom, qui est près de Paris. M. de Musset Pathay, auteur de la Bibliographie agronomique, publiée en 1810, nous apprend que : « Il y a aux environs de Vendôme, dans l’ancien patrimoine de Henri IV, une espèce de raisin que, dans le pays, on appelle suren : il produit un vin blanc très-agréable à boire… Henri IV faisait venir de ce vin à la cour ; il le trouvait très-bon. C’en fut assez pour qu’il parût délicieux aux courtisans ; et l’on but pendant le règne de ce monarque du vin de suren… Louis XIII n’ayant pas pour le suren la prédilection du roi son père, ce vin passa de mode et perdit sa renommée. » L’erreur générale provient donc d’une homonymie. (B.)