La Princesse des airs/I/2

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II


LE TERRIBLE MONSIEUR BOULDU


En pénétrant, sans frapper, dans le laboratoire de son protecteur et maître, le savant météorologiste Théodore Bouldu, Jonathan Alcott fit claquer violemment la porte vitrée.

Le savant, alors occupé à consulter un vaste tableau des hauteurs barométriques, se retourna et, d’une voix où perçait un commencement d’irritation :

– Eh bien, Jonathan, que signifie ce vacarme ? Tu as encore, probablement, quelque mauvaise nouvelle à m’annoncer ?

– Rien qui doive vous surprendre, répliqua l’Américain, avec une familiarité presque insolente… Ce que j’avais prévu arrive, voilà tout. Nous sommes volés.

– Alors, notre invention, nos plans ?…

– …Sont, en ce moment-ci, mis à exécution par ce scélérat d’Alban Molifer, avec la complicité du docteur Rabican, qui a fourni les capitaux.

– Tu es bien sûr de ce que tu avances ?

– Absolument certain, reprit le Yankee avec un sang-froid gouailleur bien fait pour exaspérer l’irritable météorologiste… J’ai filé Molifer toute la matinée. Il est allé chez un notaire, à la Banque, puis chez le docteur… Voilà, je crois, des démarches bien significatives ?

– Mais, qui te dit, interrompit presque rageusement le savant Bouldu, que ces démarches aient abouti, que le docteur ait donné de l’argent ?… Alban n’a peut-être fait qu’une tentative inutile sur le coffre-fort du docteur ?

– Le doute n’est pas possible… Ce maudit saltimbanque a, bel et bien, palpé la forte somme… La meilleure preuve, c’est qu’à son atelier les travaux continuent sans interruption, et qu’il a fait, encore hier, d’importantes commandes à Paris.

– Tu aurais dû me prévenir plus tôt, s’écria impétueusement M. Bouldu… J’en ai suffisamment appris. Laisse-moi réfléchir cinq minutes. Je vais prendre, immédiatement, une décision.

Jonathan savait, par expérience, combien il était imprudent de contrecarrer les volontés du savant, surtout lorsqu’il était en colère.

Il se retira dans un coin, et fit mine de s’absorber dans la contemplation d’une carte des courants aériens ; mais un sourire railleur restait figé sur ses lèvres ; et il observait sournoisement son maître, du coin de l’œil.

Théodore Bouldu, Breton d’origine, acariâtre et coléreux par tempérament, était un petit homme à la barbe d’un blond sale, au front têtu, chez lequel le tempérament bilieux et le tempérament sanguin se combinaient pour produire l’être le plus impatientant et le plus désagréable qui se pût rêver.

Quoiqu’il fût du même âge que le docteur Rabican, et qu’il se fût signalé par des découvertes capitales, il n’avait jamais pu atteindre à la grande notoriété, à cause de la virulence de ses propos, à cause de la facilité avec laquelle il disait, sans y être invité, la vérité aux gens, en leur fourrant le poing sous le nez,

Le docteur Rabican était un des rares savants avec qui il ne fut pas fâché mortellement. Le professeur Bouldu était redouté dans toutes les Académies d’Europe, et même d’Amérique. Il n’avait pas son pareil pour accoler une épithète vengeresse au nom d’un confrère déloyal. Les lettres d’invectives qu’il avait écrites se comptaient par centaines.

Aussi, à part de rares amitiés, dues à sa loyauté, malgré tout irréprochable, était-il cordialement détesté de tous les corps savants. Quand il annonçait une communication à quelque Académie, les trois quarts des membres s’abstenaient de venir, ce jour-là, à la séance, dans la crainte des attaques injurieuses et même des gifles, par quoi se terminaient régulièrement les discussions.

Malgré ses défauts, Théodore Bouldu était estimé comme météorologiste. Ses ouvrages faisaient autorité en la matière.

Heureusement doué d’une assez belle fortune, il poursuivait depuis dix ans ; à ses frais, le rêve chimérique de régulariser le cours des saisons, de faire disparaître les différences de climat, en un mot, de rayer entièrement des almanachs les tempêtes, ouragans, trombes, cyclones, tornades, simouns, siroccos et autres cataclysmes atmosphériques.

Le professeur Bouldu avait déjà obtenu quelques résultats. Il prétendait qu’avec des capitaux suffisants, il eût été possible d’installer des paratonnerres de son invention, pour aspirer, au moment des orages, toute l’électricité nuageuse.

Il avait, aussi, publié une formule très simple permettant de produire, à bon marché, les nuages artificiels, dont les vignerons font usage pour éviter les gelées.

Il était l’auteur d’un « Mémoire sur le dégel des régions arctiques, par la création de geisers artificiels », et il avait soumis, l’année précédente, au ministre des colonies – qui avait failli le faire interner à Sainte-Anne – un projet détaillé pour la suppression des vents brûlants qui désolent les régions sahariennes, et condamnent d’immenses territoires à l’infertilité et au néant.

Les courants atmosphériques sont produits, comme on sait, par une différence de température entre deux couches aériennes. L’air froid descend à la place de l’air chaud qui monte. C’est la température élevée du sol, dans les régions équatoriales, qui produit les vents alizés.

Partant de ce principe, le professeur Bouldu proposait d’installer, au centre du désert saharien, une série de gigantesques lentilles. Elles auraient, selon lui, décuplé la puissance du soleil tropical, et auraient suffi à produire un simoun artificiel qui, prenant l’autre simoun en travers, l’eût fait dévier et l’eût dirigé, par-delà l’Atlantique, chez les Yankees ou les Brésiliens. De cette façon, les colonies africaines eussent pu entrer dans une voie de prospérité jusque-là inconnue ; et les Provençaux eux-mêmes eussent été, une fois pour toutes, débarrassés du sirocco, répercussion affaiblie du grand courant atmosphérique saharien, qui vient briser ses dernières colères contre les glaciers des Alpes.

En dehors de ces projets, scientifiquement vraisemblables, mais peu pratiques, le savant breton avait doté une grande cité industrielle de ventilateurs puissants, dont l’installation avait, en quelques mois, fait diminuer le chiffre des décès de cinquante pour cent.

Le ventilateur Bouldu, en progrès sur celui du suédois Oscar Ostergren et sur les éventails électriques employés aux États-Unis, se compose essentiellement d’une immense tourille de métal remplie d’air liquide et surmontée d’un arbre à hélice creux, chargé de larges éventails métalliques, qu’un ingénieux système fait se mouvoir automatiquement. En quelques minutes, dans le plus vaste hall de construction, sur la place publique la plus encombrée de foule, au cœur de l’été, le ventilateur, en dégageant, à flots, un air pur et presque glacé, fait succéder la fraîcheur de la brise marine ou du sommet des montagnes, à l’atmosphère la plus viciée et la plus malodorante.

Le professeur eût eu grand besoin, en ce moment, de son bienfaisant appareil de ventilation.

Depuis la nouvelle que venait de lui apporter Jonathan, il était dans une violente colère. Il piétinait sur sa chaise, donnait des coups de poing sur son bureau, grinçait des dents et faisait mine de s’arracher les cheveux. La flamme d’une fureur sauvage passait dans ses yeux d’un bleu glauque, de la couleur de la mer, comme ceux de la plupart des Armoricains.

Jonathan, cependant habitué aux emportements de son maître, et qui, d’ordinaire, en riait sous cape, ne l’avait jamais vu dans un tel état d’exaspération. Le professeur, heureusement, se calmait aussi vite qu’il se mettait en colère.

Au bout de quelques minutes, il avait reconquis tout son sang-froid. Mais on voyait qu’il faisait de grands efforts pour se contenir. Ce fut d’une voix sèche et cassante qu’il dit à Jonathan :

– Toi, reste là. Tu vas me prendre la moyenne de la pression barométrique à Paris, hier et avant-hier. Je rentrerai dans une demi-heure.

Au moment où le professeur franchissait, d’un pas saccadé, le vestibule, dont la mosaïque représentait une rose des vents exécutée en marbre, de huit couleurs différentes, il s’entendit appeler par la voix joyeuse et fraîche de son fils Yvon.

– Eh bien, papa, où vas-tu ?… Et le déjeuner ?… Marthe, la bonne, a déjà sonné une fois.

Le docteur se radoucit visiblement, à la vue de son fils, un bel adolescent au regard limpide de franchise, au front intelligent ; et ce fut d’une voix d’où était bannie toute trace de mécontentement, qu’il répondit :

– Marthe attendra… Tu déjeuneras seul, ce matin… Je vais à côté, chez le docteur Rabican, pour une démarche très importante.

– Je vois, papa, que tu es encore en colère. Surtout ne te fâche pas avec les Rabican, j’en serais très peiné.

– Je vais faire mon possible. Au revoir…

M. Bouldu, pour éviter une explication embarrassante, ferma la porte de la rue ; et toujours du même pas saccadé, se dirigea vers la grille de l’institut Rabican.

Le docteur prenait le café dans son cabinet, en consultant une pile volumineuse de revues scientifiques, lorsqu’on lui annonça la visite du professeur Bouldu.

– Diable ! se dit le docteur, nous allons avoir une explication violente, ou je me trompe fort… Ce pauvre Théodore n’a jamais pu se guérir de ses violences de caractère.

Dès les premières paroles de son ami, le docteur Rabican s’aperçut qu’il avait deviné juste.

– Comment, s’écria M. Bouldu sans préambule, j’apprends que tu commandites une invention qui m’a été volée, ainsi que je te l’ai raconté moi-même !… Voilà qui est trop fort, par exemple. Cela me passe !… Je n’en ai rien cru. Il faudra que tu me l’apprennes de ta propre bouche, pour que j’y ajoute foi.

– Je t’en prie, fit le docteur, d’un ton conciliant, n’entame pas la discussion sur ce ton… Je serais désolé de me fâcher avec un ami de trente ans, un savant dont j’apprécie la haute valeur.

– Ne déplaçons pas la question, cria le professeur qui bouillait d’impatience. Es-tu, oui ou non, le commanditaire de ce saltimbanque, de ce coquin que j’ai dû chasser de chez moi, et qui s’est approprié les découvertes de mon préparateur, de mon aide, de mon fidèle Jonathan ?… Grâce à la direction des aéroscaphes, j’allais renouveler la météorologie, réaliser mon grand rêve de l’unification des climats ! C’est une gloire dont tu me dépouilles.

– Je t’ai déjà dit mon opinion sur ton fidèle Jonathan. C’est lui qui a volé une partie des découvertes d’Alban Molifer, que j’estime et que j’admire… Il est très exact que j’ai fourni des fonds à Alban pour la construction d’un dirigeable.

– Je ne te reverrai de ma vie !… rugit M. Bouldu, en se levant aussi brusquement que s’il eut été décoché par un ressort.

– Rassieds-toi, ordonna le docteur, agacé à son tour. Au lieu d’entrer en fureur, tu ferais mieux de m’écouter et de raisonner.

Le météorologiste se rassit, et pour se donner une contenance, se mit à mordre, rageusement, la pomme d’argent de sa canne.

Le docteur continua gravement :

– Depuis que Jonathan est à ton service, il n’a jamais fait aucune découverte intéressante… Alban n’est pas dans le même cas… À ma connaissance, il a réalisé sept ou huit perfectionnements, dont le moindre suffirait à faire la réputation d’un savant… Ce seul fait devrait te convaincre. D’ailleurs, j’ai toujours regardé Jonathan comme un fourbe et comme un hypocrite.

– Je suis sûr de son dévouement !

– Et moi de la loyauté d’Alban… l’avais bien remarqué que tu me battais froid, depuis cette histoire des plans volés. Mais, tu es dans ton tort. Livre-toi à une enquête sérieuse, et tu verras que j’ai raison.

Le météorologiste s’était levé, et avait remis son chapeau.

– C’est tout ce que tu trouves à me dire ?… Je ne ferai pas d’enquête. Ma conviction est faite. Je sais, maintenant, comment apprécier ta conduite. C’est la dernière fois que tu me vois ici.

Le docteur se précipita pour le retenir.

– Mon vieux Bouldu, s’écria-t-il, mon cher camarade ! Est-ce donc là le cas que tu fais d’une amitié de trente ans ?

Théodore Bouldu, qui avait déjà franchi le seuil de la porte, se retourna, et lança, dans un geste foudroyant :

– Non, jamais je ne te reverrai. Tu as aidé à me dépouiller ; tu es un faux bonhomme et un faux savant !

Sur ces paroles, il partit brusquement et le docteur l’entendit descendre, quatre à quatre, les escaliers. À ce moment, Mme Rabican, qui venait de voir le savant Bouldu traverser la cour d’entrée, au galop, en gesticulant, pénétra dans le cabinet de travail de son mari qui, en peu de mots, la mit au courant.

Elle partagea le chagrin que le docteur éprouvait de sa rupture avec un ancien ami, surtout dans de semblables conditions.

– Tu as pourtant raison, dit-elle… Ce M. Bouldu est un être insociable. Pourtant j’éprouve beaucoup de contrariété de ce qui vient d’avoir lieu. Son fils Yvon était, pour notre Ludovic, un excellent camarade. Sa fréquentation exerçait, sur lui, une heureuse influence… Désormais, ils ne pourront guère se voir.

– Je ne m’oppose pas à ce qu’Yvon continue ses visites ici… Bouldu m’en veut, mais moi je ne lui en veux nullement. Il est victime de son malheureux caractère… En tout cas, reprit le docteur, avec vivacité, notre rupture avec les Bouldu dût-elle être définitive, je ne pouvais pas faire autrement… Comme savant et comme honnête homme, je devais prendre le parti d’Alban, que tout le monde attaque, et qui a raison contre tous.

Mme Rabican se retira, pour accompagner sa fille Alberte à son cours de danse ; et le docteur eut bientôt oublié, dans une passionnante expérience sur la vitalité des cellules nerveuses, les sentiments de mauvaise humeur que venait de lui causer la déplorable sortie de son ancien camarade[1].

Il n’en fut pas de même de son adversaire. Théodore Bouldu rentra chez lui, dans un état de fureur à peine concevable.

Il rabroua Marthe, la vieille bonne, tança vertement son préparateur Jonathan, dont les sourires ironiques l’agaçaient, et envoya même promener Yvon, qui essayait de se faire expliquer par son père, les raisons de cet emportement.

– Tout ce que j’ai à te dire, vociféra-t-il, c’est que, désormais, je t’interdis expressément de fréquenter les Rabican, et d’adresser la parole à Ludovic ou à Alberte.

– Mais, mon père, objecta timidement Yvon…

– Je te défends même de les saluer, entends-tu ? Je les mets à l’index ; je les maudis ; je les excommunie… Va travailler ; et surtout ne t’avise pas de me désobéir.

Yvon se retira, le cœur gros. Il adorait le docteur et sa famille.

Privé, de bonne heure, de sa mère, il avait presque retrouvé, près de Mme Rabican, l’affection et les soins dont il était privé. Il passait la moitié de ses journées à l’institut, et considérait Alberte et Ludovic plutôt comme des frère et sœur que comme des camarades ordinaires.

Cependant sa curiosité combattait son chagrin. Tout en soupçonnant qu’il devait y avoir sous roche quelque rivalité scientifique, il se demandait quelles raisons avaient bien pu amener, entre les deux amis, une brouille aussi radicale. Son caractère entêté le poussait aussi à se révolter contre les ordres paternels.

– Mon père, s’écria-t-il, veut me séparer de mes plus chers amis… Eh bien, il n’en sera pas ainsi. J’irai chez les Rabican comme par le passé ; seulement, j’irai en cachette. Le docteur est trop indulgent et trop raisonnable pour me fermer sa porte ; et je suis sûr de l’amitié d’Alberte et de Ludovic… Puis, réfléchit-il, il y a dans tout cela quelque chose que je ne comprends pas. Je soupçonne encore quelque machination de cet hypocrite de Jonathan, qui a déjà fait renvoyer d’ici Alban Molifer.

Pendant qu’Yvon s’abandonnait à ses moroses réflexions, son père était en train de cuver sa fureur en se promenant à grandes enjambées dans son laboratoire, sous le regard narquois de Jonathan.

– Eh bien, demanda celui-ci lorsqu’il vit son maître un peu plus calme, le docteur a-t-il avoué sa participation à l’entreprise ?

– Parfaitement, s’exclama le savant… Mais je lui ai dit son fait ! Nous sommes brouillés à mort !…

– Si seulement nous avions le moteur à poids léger, dont j’avais eu la première idée, et qu’ils ont, paraît-il, fait exécuter, nous pourrions entrer en lutte avec eux, construire, nous aussi, un dirigeable, et arriver bons premiers dans la solution du problème.

– Tu es stupide, s’écria M. Bouldu en gesticulant avec fureur. Nous n’avons ni le moteur, ni les capitaux suffisants. Je ne suis pas riche comme ce coquin de Rabican, pour sacrifier un million en expériences… Tiens, je te défends de m’adresser la parole.

Jonathan marmotta une réponse incompréhensible, et se tint coi.

Histoire étrange que celle de ce Yankee, qui avait parcouru tous les pays du monde, et était au courant de toutes les inventions. Il était entré au service de M. Théodore Bouldu sur la recommandation de trois célèbres industriels américains. Pourtant, il eût été incapable de fournir de nettes explications sur son passé.

Il y avait en lui du domestique et du savant, du reporter et de l’industriel, du coureur d’aventures et de l’espion.

Jonathan Alcott avait fait tous les métiers. Né dans les faubourgs de Springfield, dans l’Illimois, d’un sollicitor qui avait fait de mauvaises affaires, Jonathan s’était, dès quinze ans, évadé de la maison paternelle, pour tâcher de gagner sa vie d’une façon indépendante.

Il avait été, tour à tour, commis épicier, contrôleur sur une ligne de tramways électriques, placier en machines à écrire, émailleur dans une fabrique de dents artificielles, enfin contremaître dans une usine d’appareils électriques.

Là, il avait trouvé sa voie.

Une fois au courant des procédés de fabrication de la maison qui l’occupait, il les avait vendus à une maison rivale. Son ancien patron avait fait faillite.

Six mois après, il recommençait la même fructueuse opération avec un industriel plus riche que celui qui avait payé une première fois sa trahison.

Depuis cette époque, il avait continué, passant d’atelier en atelier, d’usine en usine, trahissant tout le monde, et ne laissant derrière lui que ruines et que désastres.

Quoique la morale publique soit peu scrupuleuse, en Amérique, sur ces sortes d’agissements, Jonathan avait fini par en éprouver les inconvénients.

Il avait fait quelques séjours forcés dans les pénitenciers, et s’était vu, à plusieurs reprises, appliquer de magistrales corrections par quelques-uns de ses anciens patrons. Une fois même, il avait dû garder l’hôpital pendant six mois.

À la longue et quoiqu’il prît la précaution de changer de pays le plus souvent possible, il était devenu si connu dans le monde de l’industrie que personne ne voulait plus l’employer.

Jonathan pensa que le meilleur parti qui lui restait à prendre était de passer en Europe, où il pourrait appliquer son système avec toute la maëstria que donne une expérience chèrement acquise.

Recommandé par trois industriels peu consciencieux, il vint humblement frapper à la porte du coléreux météorologiste.

Mais là, il éprouva une déception : il n’y avait pas moyen de s’approprier les inventions de M. Bouldu ; et cela pour une excellente raison : elles n’étaient pas à vendre.

Dès qu’il avait fait quelque découverte, M. Bouldu la livrait au public, et en expliquait tous les détails dans les revues et dans les journaux.

Le voler, c’eût été perdre son temps.

Cependant, par suite d’une lassitude de sa vie de rapine et de vagabondage, Jonathan Alcott demeura à Saint-Cloud.

Grâce à ses connaissances spéciales, et surtout à son imperturbable patience, il se rendit indispensable au savant ; et, ce qui semblera plus extraordinaire, il en vint à s’attacher à lui.

Son caractère excentrique, sa grande bonté, avaient fait sur le Yankee une profonde impression.

Pendant cinq ans, il se montra, envers son maître, d’une absolue fidélité.

Aussi, l’on juge de la haine et de la jalousie qu’il éprouva lorsque Alban Molifer, à peine remis de sa blessure et présenté par le docteur Rabican, vint, à son tour, collaborer officiellement aux travaux météorologiques de M. Bouldu…

Jonathan était attaché à son maître, mais égoïstement, férocement. Il le voulait pour lui tout seul, avec ses bourrades, ses invectives, son cerveau sans cesse fumant d’imaginations bizarres, et ses éclairs de loyale bonté qui empêchaient qu’on pût lui en vouloir de ses violences.

Dès lors, Jonathan n’eut plus qu’une pensée : évincer, par tous les moyens possibles, cet Alban qu’il jalousait, et dont la supériorité l’humiliait.

C’est alors que ses instincts de détective et de pickpocket reprirent le dessus.

Il épia l’ancien acrobate, et lui subtilisa ses papiers, qu’il remettait en place après en avoir pris copie.

Puis, confidentiellement, en l’absence d’Alban, il entretint M. Bouldu d’une grande découverte qu’il méditait, réussit sans peine à enthousiasmer l’inflammable savant pour la navigation aérienne qui, seule, selon lui, devait donner la clef de tous les grands problèmes météorologiques.

Alban, sans défiance, continuait ses travaux personnels dans le plus grand secret, se proposant de n’en parler à son protecteur que lorsque tout serait complètement terminé.

Il ne lui restait plus à découvrir qu’un perfectionnement au moteur à poids léger, dont l’aéroscaphe devait être pourvu, lorsqu’il se résolut à confier au savant le résultat de ses travaux.

C’est alors que Jonathan intervint, prit à témoin M. Bouldu de l’antériotité de sa trouvaille et accusa nettement l’acrobate de l’avoir dépouillé.

M. Bouldu, après avoir hésité, prit violemment le parti de l’Américain.

Une scène terrible eut lieu, au cours de laquelle le laboratoire fut presque saccagé. Alban dut céder la place ; et toutes les tentatives que le docteur Rabican fit près de son ami, pour rétablir la vérité, furent inutiles.

C’est alors qu’avait commencé la brouille entre le médecin et le météorologiste.

Jonathan Alcott, resté maître de la place, n’était pourtant pas sans inquiétudes.

Il se sentait un adversaire redoutable dans la personne du jeune Yvon Bouldu, qui le détestait d’instinct, ne lui adressait que rarement la parole, et agissait en toutes choses de façon à le contrecarrer dans ses intrigues.

Jonathan sentait bien le péril de sa situation, et il n’en était que plus acharné dans sa haine contre Molifer et contre le docteur Rabican, auquel il en voulait tout spécialement.

M. Bouldu fut tiré de l’état d’irritation qui l’empêchait, cet après-midi-là, de se livrer à aucun travail, par la visite de son ami, le professeur Van der Schoppen, l’apôtre de la kinésithérapie.

L’honorable professeur répondait assez bien, comme physique, au type caricatural de l’universitaire germanique qu’ont popularisé, des deux côtés du Rhin, les journaux illustrés et les revues de fin d’année.

Un vrai géant par la taille, d’une obésité que faisait ressortir la maigreur de ses jambes héronnières, il était vêtu d’un long paletot-sac de couleur verdâtre, chaussé d’espadrilles spéciales, afin de pouvoir décocher plus agilement des coups de pied bas à certains malades, et coiffé d’une casquette de chauffeur à large visière.

De son visage, envahi par une barbe de fleuve qui lui descendait jusqu’à l’estomac, on n’apercevait que des lunettes bleues et de grosses joues roses, si rebondies que le nez en devenait presque invisible.

Le professeur était un fort savant homme, un infatigable chercheur, dont le seul défaut était une certaine naïveté, et trop de passion pour la médecine kinésithérapique.

– Cet animal-là, disait quelquefois M. Bouldu, a plus vite fait d’écrire quatre volumes in-quarto que de guérir un seul malade !… Ses livres sont excellents, mais ses consultations pitoyables… Il devrait se borner à la théorie. Quand il entre dans le domaine de la pratique, tout est perdu.

Par une anomalie assez étrange, Van der Schoppen et M. Bouldu s’entendaient admirablement.

Ils étaient inséparables.

Concession que le météorologiste n’eût faite à personne, il feignait poliment d’ajouter foi aux bienfaits de la kinésithérapie et se laissait, de temps en temps, administrer quelques bourrades démonstratives, par pure condescendance.

De son côté, Van der Schoppen supportait, avec le plus grand flegme, les accès de colère et les invectives.

Quand il pénétra dans le laboratoire, il demeura un instant saisi, à la vue de la face congestionnée du météorologiste.

– Diable ! diable ! fit-il avec un fort accent tudesque, l’apoplexie vous guette, mon pauvre ami.

– Ça m’est égal, fit Bouldu, heureux, au fond, de trouver un confident à sa peine.

Mais le professeur, très ému, et croyant remplir un devoir, s’était approché sournoisement.

Sa large main s’abattit à l’improviste sur la nuque congestionnée de l’irascible M. Bouldu, qui fut presque assommé.

– Vous savez, Van der Schoppen, s’écria-t-il, pas de mauvaises plaisanteries !… Je vous brise ce tabouret sur les reins, si vous recommencez !

Le placide Van der Schoppen, habitué de longue date à la mauvaise humeur de ses clients, se contenta de se mettre hors de portée, tout en s’apprêtant à décocher une seconde « potion » lorsque Bouldu ne se méfierait plus.

Mais le météorologiste, très au courant des ruses thérapeutiques du professeur, ne lâchait pas son tabouret.

Van der Schoppen, le poing serré, guettait l’occasion.

Dans son coin, Jonathan s’esbaudissait franchement.

Les deux honorables savants se regardaient dans le blanc des yeux, comme deux dogues prêts à s’élancer l’un sur l’autre.

La situation était si comique que, malgré toute sa colère, M. Bouldu éclata de rire, et, imprudemment, lâcha son tabouret.

Au même instant, le poing velu de Van der Schoppen s’abattit, pour la seconde fois, sur l’épaule de M. Bouldu.

– Ah ça, grommela ce dernier, moitié furieux, moitié content, j’ai déjà éprouvé assez de désagréments aujourd’hui, sans que vous me cassiez encore les clavicules, pour que la série soit complète… Restez tranquille ou je quitte la place.

Van der Schoppen poussa un éclat de rire qui ressemblait à un hennissement.

– Encore un petit coup seulement, mon bon ami, fit-il… Pour le principe !

M. Bouldu haussa les épaules, et, pour avoir la paix, reçut docilement une troisième bourrade, beaucoup moins violente que les deux autres.

– Ça y est, s’écria triomphalement Van der Schoppen, le sang circule… L’apoplexie est, maintenant, évitée.

– Vous avez peut-être raison, fit Bouldu sans enthousiasme, en frottant son épaule endolorie…

Puis, passant brusquement à un autre ordre d’idées :

– Et Mme Van der Schoppen, et vos huit charmants enfants, comment se portent-ils ?

– Admirablement… Mme la professeur Van der Schoppen devient d’une force étonnante. Elle m’a guéri, hier soir, d’un point de côté, de façon si magistrale, que j’ai bien cru qu’elle avait exagéré la dose… Je suis resté deux heures sans pouvoir bouger… Quant aux enfants, ils se soignent entre eux toute la journée. Ils sont couverts de bleus et de pochons ; mais leur santé est superbe… Par exemple, ce que je ne comprends pas, c’est l’ignorance et la mauvaise éducation des gens de ce pays-ci. Les parents d’un enfant, que mon petit Karl a voulu guérir d’une entorse, sont venus me dire mille injures, et me menacent d’un procès.

– C’est une injustice criante, railla Jonathan.

– Assez sur ce sujet, interrompit M. Bouldu, j’ai à vous parler, mon cher professeur, et sérieusement…

– Je vous écoute.

En quelques phrases brèves, nettes et saccadées, Van der Schoppen fut mis au courant des événements de la journée.

Quoiqu’il estimât fort M. Bouldu, qu’il regardait comme un admirable savant, seulement trop entiché de certaines idées, il ne lui donnait pas entièrement raison dans la querelle. Rivalité médicale à part, il rendait entièrement justice au docteur Rabican, et trouvait que Bouldu avait agi avec beaucoup trop de violence et de précipitation.

De plus, le bon et naïf Van der Schoppen, nourrissait contre Jonathan, une instinctive animosité. Ce serviteur trop habile, qui trouvait moyen d’avoir presque toujours raison, lui était antipathique au premier chef.

Néanmoins, Van der Schoppen, qui était la douceur même, se trouvait très peiné de la colère et du chagrin de son ami.

Pour ne pas encore augmenter sa déconvenue en lui donnant tout à fait tort, il le consola par de prudents raisonnements, qui finirent, peu à peu, par rasséréner le bouillant météorologiste.

– Croyez-le bien, dit-il, le problème de la navigation aérienne est beaucoup trop complexe, beaucoup trop délicat pour que vos adversaires l’aient ainsi résolu du premier coup. Ils ont peut-être réalisé des perfectionnements sérieux, je ne le nie pas ; mais, de là à la solution complète et définitive, il y a loin.

– Ils ont trouvé le moteur à poids léger ! gronda rageusement Bouldu… Avec cela, leur succès est certain.

– Vous raisonnez comme un enfant, reprit paternellement Van der Schoppen. En admettant que vous ayez[2] raison, vous savez bien que, dans une tentative aussi difficile, il suffit de négliger un détail, d’oublier de prendre une précaution élémentaire, pour amener un échec complet. Admettez, par exemple, qu’au dernier moment une tige d’acier renferme une paille et se brise, qu’un orage détraque leurs appareils électriques, c’en est assez pour ajourner une coûteuse ascension et ruiner leur entreprise.

Jonathan qui, dans son coin, ne perdait pas un mot de cette conversation, eut un tressaillement à la dernière phrase du docteur.

Il ne put réprimer un mouvement nerveux.

Un éclair de haine brilla dans ses yeux.

Le plus criminel des projets venait de germer dans son cerveau.

Il entrevoyait maintenant, confusément, le moyen de rendre inutile la générosité du docteur Rabican, et de se débarrasser, à tout jamais, de cet odieux Alban Molifer qui, partout, l’avait supplanté.

Cependant, l’excellent Van der Schoppen, de ce même ton monotone qui agissait, à la longue comme un soporifique sur les personnes nerveuses, continuait à débiter ses consolations platoniques.

– Vous voyez, mon cher Bouldu, disait-il, voici ce qui se produira :… L’ascension d’Alban Molifer n’aura qu’un demi-succès, échouera même, peut-être, complètement. D’ici là, nous piocherons la question. Je laisserai, momentanément, de côté, ma grande thèse sur « le Pugilat et la Longévité humaine », et nous chercherons ensemble ce moteur à poids léger qui vous tient si fort au cœur.

Sans être tout à fait convaincu par les raisons que lui donnait Van der Schoppen, M. Bouldu fut touché de l’amitié qui lui était témoignée.

Après avoir pris rendez-vous pour le soir avec le professeur, il sentit que sa colère était entièrement évaporée.

– Ma foi, songea-t-il quand l’Allemand se fut retiré, ce brave Van der Schoppen est de bon conseil. À nous deux, nous sommes capables de réaliser des découvertes très intéressantes. Travaillons. Il n’y a pas de déboires qui tiennent contre une heure de météorologie.

Peu d’instants après, M. Bouldu, plongé dans la rédaction d’un mémoire sur « la Circulation atmosphérique dans les régions équatoriales », avait entièrement oublié le reste de l’univers.




  1. WS : amarade -> camarade
  2. WS : ayiez -> ayez



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