La Princesse des airs/III/5

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V


L’ÉVASION


Alban Molifer ne songea pas un instant à faire disparaître l’amas entier des neiges qui enserraient la Princesse des Airs.

Il ménagea simplement, autour de l’aéroscaphe, un large espace libre, qu’entouraient, de tous côtés, des escarpements neigeux.

Alban avait ses raisons pour agir ainsi.

Il voulait que cette colline, apportée par l’avalanche, servit de rempart à l’aéroscaphe, si une seconde catastrophe venait à se produire.

Dans ce cas, la coque ne recevrait pas un choc direct, et ses habitants seraient préservés.

En se livrant à ce travail, les aéronautes exhumèrent le corps du petit yack qui avait été enseveli par l’éboulement dans sa cabane, et dont le corps était devenu aussi dur qu’une pierre.

Ludovic eut même la délicate pensée de cacher le cadavre de l’animal sous un tas de broussailles, afin que la petite Armandine ne le vit pas.

Quand elle demanda des nouvelles de son yack, on lui répondit qu’il avait dû s’échapper.

— Les animaux, dit Alban, ont un instinct bien supérieur au nôtre ; il les avertit des grands cataclysmes de la nature. Tu retrouveras ton yack à la belle saison.

— Si nous sommes encore là, ajouta Ludovic.

L’enfant parut se contenter de ces explications, et l’on évita, pendant les jours qui suivirent, de faire allusion à la mort du yack.

Alban, d’ailleurs, était sûr que les incidents du départ, maintenant tout proche, apporteraient à l’enfant des distractions suffisantes.

Il activait de plus en plus les préparatifs du départ. Il avait hâte d’avoir quitté ce plateau.

De jour en jour, des avalanches partielles, descendues de la brèche ouverte par les cartouches d’eau, venaient s’ajouter à l’ancien amoncellement glaciaire.

Alban voyait avec terreur le moment où, malgré tous ses efforts, la surface entière du plateau serait couverte d’une couche de neige, de vingt ou trente mètres d’épaisseur.

Déjà, il fallait se livrer, chaque matin, à un véritable travail de déblaiement, pour gagner l’atelier de réparation de la caverne de sel.

De plus, la lente poussée des neiges, se tassant insensiblement sous l’impulsion de leur propre pesanteur, rétrécissait de jour en jour l’emplacement ménagé autour de la coque.

Alban ne dormait plus tranquille.

Il craignait qu’un glissement, plus fort que les autres, ne broyât, pendant la nuit, l’aéroscaphe, entre les deux murailles de glace subitement rapprochées.

C’était là un grave péril. La Princesse des Airs eut été, alors, aplatie, ainsi qu’il arrive aux navires des explorateurs du Pôle, lorsqu’ils se trouvent pris entre deux banquises.

Alban se demandait, en outre, avec inquiétude, ce qu’il ferait si, une fois qu’il aurait adapté les ailes à la coque, une avalanche, même minime, se produisait et brisait de nouveau les délicats appareils d’aviation.

Il faudrait, alors, recommencer encore une fois tous les travaux.

Le départ serait indéfiniment retardé, et l’on en serait réduit à endurer, dans ce désert de glace, toutes les horreurs d’un hivernage terrible.

Une nuit, Alban fut réveillé par un bruit sourd, dont il avait appris, depuis peu, à connaître la nature.

C’était une avalanche qui descendait de la montagne.

Il sauta hors de son lit, et tourna le commutateur du puissant fanal électrique situé à l’avant de la Princesse des Airs.

Un pinceau de lumière dissipa les ténèbres.

Les yeux collés à la vitre de cristal de la cabine d’avant, il entrevit alors un spectacle épouvantable et grandiose.

Une trombe blanche, qui semblait rouler des blocs de diamants, éblouissants, sous le jet lumineux du fanal, de tous les feux de l’arc-en-ciel, fila devant ses yeux avec la rapidité de la foudre, dans un grondement terrible, et alla se perdre dans la nuit, vers les dernières pentes du plateau.

L’aéronaute avait senti son cœur palpiter à grands coups dans sa poitrine, et ses cheveux se dresser d’épouvante.

Il était, peut-être, le premier homme qui eut contemplé, d’aussi près, un semblable cataclysme.

Le mystère des forces indisciplinées de la nature le pénétra d’une horreur sacrée.

C’est à peine s’il réfléchit que l’avalanche avait passé à quelques centaines de mètres à peine de la coque de l’aéroscaphe.

Il rassura, en balbutiant, Mme Ismérie et les enfants, que le bruit avait réveillés ; mais, il n’éteignit pas le fanal. La véritable situation lui apparut dans son horreur.

Il voyait clairement, maintenant, que le salut de ceux qui lui étaient chers, allait dépendre de la promptitude du départ.

Ce n’était plus une question d’heures, c’était, peut-être, une question de minutes.

Avec l’augmentation du froid et la tombée perpétuelle des neiges, c’étaient des montagnes entières de glace qui allaient s’écrouler sur le plateau.

Le danger parut tellement imminent à Alban qu’il ordonna à tout le monde de se lever. On s’habilla chaudement, on se munit de fanaux électriques, et l’on partit pour l’atelier de la caverne de sel. Tous avaient si bien le sentiment de la gravité de la situation, que personne ne songea à demander d’explications à Alban.

La petite troupe se mit silencieusement en marche à travers la blanche solitude, où la lumière des fanaux faisait danser les ombres fantastiques des vieux sapins.

— Toi, Ismérie, commanda Alban d’une voix brève, tu vas t’occuper, avec Armandine, de la réparation de l’enveloppe de l’aérostat. Pendant ce temps, Ludovic et moi, nous visserons les derniers écrous des ailes. Je veux qu’elles soient mises en place demain, avant midi. Il n’y a pas un moment à perdre.

Mme Ismérie avait déroulé l’immense enveloppe, dont elle visitait soigneusement les déchirures.

— Comment vais-je faire ? dit-elle au bout d’un instant… N’avais-tu pas parlé de baudruche et de colle de poisson pour ce travail ?

— Oui, répondit Alban qui s’escrimait, une clef anglaise à la main ; mais tout cela serait trop long…

Nous allons simplement employer, pour le rebouchage sommaire des déchirures, la toile de ma montgolfière et ce qui reste de caoutchouc, en solution dans l’essence de térébenthine. Mais surtout, hâtons-nous…

Chacun se mit à l’œuvre avec une silencieuse ardeur.

Personne ne se sentait plus ni sommeil, ni fatigue.

Trois heures plus tard, la réparation des ailes était complète, et celle de l’aérostat très avancée.

Ludovic et Alban se chargèrent d’une des ailes qui, malgré leur longueur considérable, étaient d’une grande légèreté.

Ils se dirigèrent du côté de l’aéroscaphe, laissant Armandine et Mme Ismérie poursuivre leur travail.

Un jour gris et sale montait sur le plateau.

Alban et Ludovic furent effrayés du spectacle qui s’offrait à eux.

Un grand tiers de la forêt, depuis le lac jusqu’à la cataracte, avait été englouti par l’avalanche.

Des pins, vieux de plus de cent ans, avaient été brisés comme des roseaux.

Du moulin à vent et de la machine dynamoélectrique, il ne restait plus trace.

Une chaos de blocs tourmentés avait nivelé entièrement la pente inférieure du plateau.

Ludovic jetait autour de lui des regards d’épouvante.

Toute une révolution se faisait dans sa jeune imagination.

Il soupçonnait maintenant ce qu’avaient pu être les convulsions géologiques, aux premières époques du globe.

Quant à Alban, il était dominé par l’idée fixe du départ.

— C’est bien heureux, dit-il pourtant, lorsqu’ils furent arrivés, que nos accumulateurs soient complètement chargés. Que serions-nous devenus maintenant que notre usine d’électricité est enterrée sous cent pieds de neige.

Après avoir mangé debout une tranche de viande froide, Alban commença immédiatement le montage des ailes.

Cette opération était des plus simples.

C’était, pour chaque aile, une demi-douzaine de boulons à river et rien de plus.

Pendant qu’Alban était ainsi occupé, Ludovic alla porter le repas de Mme Ismérie et d’Armandine, et les aider dans le raccommodage des déchirures de l’enveloppe.

Ce travail était terminé, lorsque Alban retourna chercher la seconde aile, qui fut mise en place avec autant de succès que la première.

La Princesse des Airs avait maintenant repris son aspect de monstre aérien.

Elle ne ressemblait plus, comme la veille, à la coque d’un navire naufragé dans les glaces.

On eût dit plutôt le cadavre de quelque géante chauve-souris, de l’époque antédiluvienne.

À midi, tout le monde prit un peu de repos, sauf Alban qui visita soigneusement les appareils, le magasin aux vivres, et s’assura que tout était en ordre.

Au moment où l’on allait se remettre en route pour l’atelier, afin d’y prendre l’enveloppe de l’aérostat et les outils qui s’y trouvaient, Armandine demanda quand on partirait.

— Le plus tôt possible, répondit Alban. Aujourd’hui même, dès que notre aérostat sera gonflé.

— Mais, objecta l’enfant, si l’on vient nous chercher ?… Si nos amis de Saint-Cloud, qui connaissent maintenant, certainement, notre présence dans ces montagnes, parviennent jusqu’ici, ils ne nous trouveront plus.

— Nous n’avons pas le moyen de les attendre, répondit Alban. Chaque heure de plus que nous passons ici aggrave le péril de notre situation… Nous arriverons assez à temps, je l’espère, pour éviter à nos amis des fatigues et des dépenses inutiles.

— Et s’ils sont déjà en route ?

— Alors, tant pis ; nous aviserons. En ce moment, nous n’avons pas le choix.

— Quelle route comptez-vous suivre ? demanda Ludovic.

— J’en reviens à notre projet primitif. Nous ne sommes qu’à quelques centaines de lieues des possessions françaises de l’Indochine. Le plus sûr et le plus court est donc de reprendre notre ancien itinéraire, et de faire route dans la direction du sud-est. Nous irons atterrir à Saïgon, ou dans le voisinage de quelque autre ville du littoral. De là, il nous sera facile de regagner l’Europe. Nous aurons le choix entre de nombreuses lignes de bateaux à vapeur, ou notre aéroscaphe.

— Et pour atterrir ? demanda Mme Ismérie. Que comptes-tu faire pour parer aux difficultés de la descente ?

— Nous atterrirons dans les meilleures conditions possibles… Du moment où les ailes et l’aérostat sont en bon état, nous ne courons aucune espèce de risque. D’ailleurs, nous avons encore, en magasin, assez d’air liquide, pour le chargement des fusées auxquelles nous avons dû de ne pas être écrasés, lors de notre chute sur ce plateau… Mais, ajouta l’aéronaute, ne perdons pas de temps en explications. Depuis longtemps, j’ai songé à tout cela. Vous pouvez vous en fier à moi.

Le travail fut repris avec une nouvelle fièvre.

L’aérostat fut porté, de l’atelier à l’endroit où se trouvait la Princesse des Airs.

Puis, on l’assujettit, à l’aide de longues perches, au-dessus de la plate-forme.

L’orifice inférieur de l’enveloppe fut mis en communication avec les appareils producteurs de « lévium ».

Bientôt, elle commença à se gonfler, et à se balancer au-dessus de la coque brillante.

Il faisait tout à fait nuit quand l’opération du gonflement fut terminée.

Une neige épaisse avait recommencé à tomber.

Les aéronautes étaient brisés de fatigue.

Déjà, les moteurs électriques ronflaient, avec des crépitements secs et précipités ; les portes extérieures avaient été fermées hermétiquement ; les fanaux électriques étaient allumés.

— Le moment suprême est arrivé ! s’écria Alban Molifer, le cœur battant d’une vive émotion.

Il coupa le câble qui retenait encore l’aéroscaphe…

La Princesse des Airs s’éleva, d’une seule poussée, à trois cents mètres du plateau, et s’enfonça à travers les nuages de neige !…


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