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La Princesse des airs/IV/3

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La Princesse des airs : Au pays des Bouddhas
A.-L. Guyot (4p. 59-82).


CHAPITRE III

le guet-apens


Philip Myrtall, fils d’un pauvre pêcheur de Portsmouth, était le type du véritable aventurier.

À peine âgé de dix-huit ans, il avait fait, dans la République Argentine, une infructueuse tentative de colonisation.

Il avait ensuite, quelque temps, couru la prairie avec les Indiens de l’Amazone.

Puis il avait amassé, au Klondyke, une petite fortune qu’il avait rapidement perdue au jeu.

Rapatrié par les soins du consulat d’Angleterre, il était revenu à Londres, où il n’avait pas tardé à tomber dans la misère la plus noire.

Un soir d’ivresse, n’ayant plus un sou en poche, pris entre la Tamise et la faim, il avait été accosté par un racoleur qui, parlant au nom de Sa Majesté britannique, n’avait pas eu de peine à lui persuader de signer un engagement pour l’armée des Indes.

Aux Indes, Philip Myrtall, qui décidément manquait d’esprit de suite, n’avait pas tardé à déserter. Il s’était enfoncé, en compagnie de quelques-uns de ses camarades, dans les solitudes inaccessibles du plateau de Pamir.

Les déserteurs avaient été repris et fusillés presque tous. Philip n’avait dû la vie qu’à l’intercession d’un de ses anciens officiers, homme avisé qui avait pensé que le déserteur pouvait rendre de grands services, grâce aux relations qu’il possédait chez les Kirghiz.

Le plateau de Pamir s’élève comme un gigantesque retranchement au-dessus de l’ancien continent. De ces chaînes de montagnes qui atteignent jusqu’à six mille mètres, descendent tous les fleuves de la Chine, de l’Inde et de la Sibérie.

C’est de la possession de cette forteresse de neiges et de glaces éternelles que dépendra, un jour, le sort de la moitié de l’univers.

C’est là que s’étendent les territoires contestés, à la fois revendiqués par l’Angleterre et la Russie.

Certains campements russes ne sont éloignés des campements anglais que d’une centaine de kilomètres. Aussi, les deux nations rivales entretiennent-elles, à grand frais, des espions, chez les Kirghiz indépendants, sur les plateaux glacés de ces solitudes inaccessibles.

Les Kirghiz, chez qui les préceptes de la religion bouddhique ont pénétré, sont barbares, mais de mœurs hospitalières.

Ils accueillirent avec joie Philip Myrtall qui, grâce aux subsides qu’il recevait du gouvernement anglais, put acquérir un troupeau de yacks et de chevaux, des tentes de feutre, des armes, tout ce qui constitue la richesse de ces peuples pasteurs.

Il épousa une jeune fille kirghiz et conquit, peu à peu, parmi ses concitoyens d’adoption, une influence grandissante. Ses connaissances pratiques en médecine et en chirurgie le firent respecter à l’égal de ces sorciers qui, chez les Kirghiz, continuent à prédire l’avenir par les entrailles des animaux et le vol des oiseaux.

Il usa de son prestige pour faire comprendre aux Khans de sa horde que les Russes en voulaient à leur indépendance.

Il arma les guerriers de carabines Winchester, venues de la forteresse anglaise de Pamir-Post et dirigea, à plusieurs reprises, des expéditions contre les villages kalmoucks du Turkestan russe.

La horde qui avait accueilli Philip Myrtall, était en ce moment campée, en prévision de l’hiver, sur le plateau tempéré de Dalaou-Dorjen.

C’était à cette horde que l’expédition dirigée par le docteur Rabican, allait demander l’hospitalité. Les explorateurs, grâce à leurs présents, furent admirablement reçus par les nomades.

Il y eut, dans la yourte du khan, un festin où le « koumiss » le lait de jument et l’hydromel coulèrent à flots. Les Kirghiz avaient tous revêtu, par-dessus leur robe de feutre, des blouses de soie aux couleurs éclatantes : rouges, bleues, vertes, jaunes et violettes.

Le festin fut suivi d’une « baïga », sorte de fantasia indigène où les nomades, montés sur des yacks et des chevaux, se disputent, à coups de lance et à coups de poing, le cadavre d’un bouc.

Le vainqueur vint en déposer la peau lacérée aux pieds du docteur Rabican, qui reconnut cet hommage par le don d’une bouteille d’alcool et de quelques roubles d’argent. À la nuit tombante, chacun se retira dans sa tente.

Le docteur Rabican, de plus en plus inquiet de la santé de sa femme et de sa fille, résolut de se reposer quelques jours chez ces Kirghiz hospitaliers.

Tout entier à ses préoccupations, il eut l’imprudence de cesser de surveiller Jonathan.

Il n’eut pas conservé une semblable tranquillité si, pendant le banquet, il eût remarqué l’air d’attention profonde avec lequel Jonathan Alcott regardait Philip Myrtall qui, dès l’arrivée des explorateurs, s’était offert comme interprète entre eux et les Kirghiz.

Quand Jonathan se fut assuré que ses compagnons de tente dormaient profondément, il glissa dans sa poche un revolver, un flacon de vodka et quelques pièces d’or, et il se dirigea en rampant du côté de la yourte occupée par le déserteur anglais.

La yourte de Philip était une des plus somptueuses du campement.

Elle était fermée par une porte de bois, ornée d’arabesques formées de petits os.

Jonathan frappa un ou deux coups discrets. Myrtall vint ouvrir lui-même. Il accueillit Jonathan d’un sourire, et le fit asseoir près du feu, sur lequel bouillait un gigantesque samovar.

Il ne lui laissa pas la peine de s’expliquer.

— Je ne suis, dit-il en anglais, qu’à demi surpris de votre visite. J’étais à peu près certain, d’après votre physionomie, d’avoir affaire à un compatriote.

— Je ne suis pas Anglais, répondit Jonathan ; je suis Américain.

— Vous êtes Anglo-Saxon, cela suffit pour vous conquérir toute ma sympathie. Mais, vous auriez dû me le dire plus tôt, au banquet, ou pendant la baïga.

— J’avais mes raisons pour ne vous prévenir que maintenant.

Myrtall jeta à son interlocuteur un singulier regard.

— Je vois, dit-il, que vous avez à causer avec moi sérieusement. Vous pouvez, ici, parler en toute franchise. Tout le monde dort dans le campement et aucun de mes serviteurs ne parle anglais.

Ce fut au tour de Jonathan d’être embarrassé.

Il ne savait comment expliquer ce qu’il avait à dire.

Myrtall, qui flairait quelque combinaison lucrative, redoubla de bienveillance.

— Vous aviez, demanda-t-il, vos raisons de me cacher, cet après-midi, votre nationalité ?

— Oui, et même je vous demande le plus profond secret sur cet entretien. La plupart des membres de l’expédition sont mes ennemis. En pays étranger, un compatriote est un ami : vous saurez donc toute mon histoire ; ensuite, je vous demanderai conseil.

L’Anglais, devenu très attentif, jeta sur le foyer une poignée de bouse de yack desséchée, émietta dans le samovar les fragments d’une brique de thé. Jonathan déposa sa bouteille de vodka sur la table.

Ces préliminaires terminés, l’Américain, décidé à risquer le tout pour le tout, raconta à Philip Myrtall ses aventures, mais en ayant soin, naturellement, de s’attribuer le beau rôle.

Il représenta M. Bouldu et le docteur Rabican comme des misérables qui lui avaient volé ses découvertes, l’avaient humilié, dépouillé et n’attendaient même que l’occasion de se débarrasser de lui.

À mesure que l’Américain avançait dans ses confidences, un sourire plus accentué se dessinait sur sa face rougeaude et rasée.

Il y eut un moment de silence. Philip semblait réfléchir profondément.

— Que feriez-vous à ma place ? demanda enfin Jonathan avec une certaine inquiétude.

— Moi, dit l’Anglais avec flegme, je me vengerais, et terriblement. Des injures du genre de celles dont vous venez de me parler ne doivent pas être supportées patiemment.

— Mais, balbutia Jonathan, je suis seul…

L’Anglais éclata d’un large rire.

— Ah ! ah ! fit-il, je commence à voir clair dans votre conduite. Vous voudriez bien que l’on vous aidât contre vos ennemis, et vous êtes venu me trouver, en catimini, pour tâter le terrain, comme on dit.

— Certainement, j’en conviens.

— Mais, mon cher, reprit avec froideur Philip Myrtall, quel intérêt aurai-je à devenir votre complice dans un guet-apens contre d’honnêtes explorateurs ?

— Pardieu ! vous hériterez des armes, des munitions, des outils et des instruments de la caravane.

— Y a-t-il de l’argent ?

— Peut-être un millier de livres ou deux.

L’Anglais sembla se livrer à un calcul mental.

— Écoutez, dit-il enfin, vous m’intéressez beaucoup. Je ne demanderais pas mieux que de servir vos projets de vengeance. Malheureusement, je n’en vois guère la possibilité. Ah ! si seulement vos ennemis étaient Russes, ce serait autre chose !…

— Pourquoi ?

— Parce que mes compatriotes d’adoption, les Kirghiz de cette horde, ont une haine terrible contre les Russes.

— Sans doute parce que vous êtes Anglais, insinua Jonathan en souriant.

— Peut-être bien, fit Myrtall en souriant à son tour. Les Kirghiz se figurent que les Russes en veulent à leur indépendance. S’ils croyaient que vos compagnons soient Russes, c’en serait fait de leur vie.

— Qui nous empêche de supposer pour un instant qu’ils sont Russes, ou du moins envoyés par la Russie ? D’abord, le docteur Rabican parle russe. Ensuite, la caravane est venue à travers les possessions russes et avec la protection officielle des autorités russes. Enfin, ils payent en roubles. Je ne suis pas sûr, après tout, que le czar n’ait pas chargé le docteur Rabican de quelque mission secrète.

— Vous pourriez bien avoir raison. J’ai maintenant des soupçons qu’il est urgent que je communique à mes Kirghiz.

Les deux coquins s’entendaient à demi-mot.

— Passons à l’exécution matérielle, si vous voulez bien, fit Jonathan la face illuminée d’un mauvais sourire.

— Voici ce que je compte faire. Sitôt que vous serez partis, c’est-à-dire demain, je fais part de mes soupçons aux plus braves guerriers de la horde et nous nous mettons à votre poursuite.

— Pourquoi demain ? Pourquoi pas aujourd’hui… cette nuit-même ?

— Aujourd’hui, je ne puis rien contre vos ennemis. Les lois de l’hospitalité kirghiz font de tous les membres de la mission des êtres sacrés, au moins jusqu’à ce que vous soyez éloignés de notre camp de plusieurs milles… Alors, tout change. Vous n’êtes plus nos hôtes, vous êtes des Russes, des ennemis que nous rencontrons en plein désert, et que nous attaquons, comme c’est notre droit. Nous tombons sur la caravane au moment de quelque passage difficile, nous pillons les bagages et nous passons tout le monde au fil de l’épée.

— Tout le monde ! sauf moi, pourtant, fit Jonathan avec une grimace d’appréhension.

— Bien entendu, il n’est pas question de vous. Je dirai que vous êtes un compatriote ; et je vous donnerai une bonne escorte qui vous conduira jusqu’au premier fort anglais du Pamir. Vous raconterez que je vous ai sauvé la vie et vous pourrez regagner paisiblement l’Europe en passant par l’Inde. Vous vous poserez en victime et vous aurez droit aux égards dont tout le monde entoure le dernier survivant d’une mission célèbre.

— C’est bien ce que je compte faire, ricana l’Américain.

Les deux complices passèrent une partie de la nuit à arrêter les derniers détails du guet-apens qu’ils méditaient et se retirèrent enchantés l’un de l’autre. Il y avait eu, entre ces deux natures pleines de bassesse, une subite attraction, une confiance où ne se mêlait pour le moment aucune arrière-pensée.

Du premier coup, ils avaient compris qu’il était de leur intérêt commun, jusqu’à ce que le crime fut consommé, de ne pas se trahir mutuellement.

Philip Myrtall était aussi joyeux que Jonathan Alcott lui-même. Avec l’argent des explorateurs, l’Anglais ferait bâtir et armer par ses Kirghiz un véritable fort qui lui assurerait une influence prépondérante sur toutes les hordes voisines.

Plus tard, il se réservait de livrer ce fort à l’Angleterre ou à la Russie, suivant qu’une de ces nations paierait mieux que l’autre, et de rentrer dans l’armée régulière avec un garde et des économies.

Quant à Jonathan, Philip Myrtall n’avait, certes, nulle envie de le dénoncer au docteur Rabican, mais il comptait bien lui brûler la cervelle de sa propre main, au cours du combat qui devait avoir lieu le lendemain.

L’Américain, de son côté, était bien résolu, une fois ses compagnons exterminés, à gagner le premier poste russe qu’il rencontrerait, en réclamant contre les Kirghiz une éclatante vengeance. Une fois qu’il aurait, de cette façon, reconquis les bagages de l’expédition, il continuerait, pour son propre compte, à rechercher les naufragés de la Princesse des Airs, quitte à se défaire ensuite d’Alban par quelque trahison. Il voulait retrouver l’aéroscaphe et revenir en Europe couvert de gloire.

Aucun des membres de l’expédition n’avait soupçonné l’entrevue de Jonathan et de Philip Myrtall.

Tout le monde était harassé de fatigue.

De plus, le docteur Rabican avait passé une partie de la nuit au chevet de sa femme et de sa fille, dont l’état s’aggravait.

Les deux femmes étaient en proie à une fièvre brûlante. Quoiqu’elles ne se plaignissent jamais, qu’elles se prétendissent en parfaite santé, il était facile de s’apercevoir que, minées par la lassitude, frappées dans leur délicate constitution par le changement de régime et la rigueur du climat, elles ne tarderaient pas à devenir malades au point qu’il leur serait impossible de continuer le voyage.

Le docteur Rabican avait appris du khan kirghiz qu’il se trouvait, à quatre journées de marche du campement, un couvent bouddhiste, et il comptait s’y arrêter au moins une huitaine de jours, pour permettre aux deux femmes de se rétablir complètement. Il espérait que, là, les soins et le repos auraient raison de la peine qui les minait. Quoique remplie de courage et de résolution, Mme Rabican avait parfaitement conscience de la gravité de son état ; mais elle ne voulait convenir que d’une chose, c’est qu’elle était un peu fatiguée.

— Arrivons vite à ce monastère bouddhique, dit-elle. Je sens qu’après huit jours de repos je serai tout à fait remise. Je fais en ce moment mon apprentissage d’exploratrice, mais j’aurai vite fait de prendre l’habitude de la fatigue et du climat.

— Moi, faisait Alberte d’une voix faible, je me sens beaucoup mieux.

Mais le visage apâli de la jeune fille et le tremblement nerveux dont elle était agitée démentaient ses paroles.

Il est facile de se rendre compte qu’absorbé par ses préoccupations, le docteur eût totalement oublié de surveiller Jonathan.

M. Bouldu et son fils prenaient des relevés météorologiques et faisaient des photographies.

Van der Schoppen étudiait le crâne des Kirghiz.

Chady-Nouka, toujours satisfait de ses nouveaux maîtres et toujours philosophe, ne faisait entre ses repas, que dormir, boire et fumer, fumer, boire et dormir.

Le lendemain, après avoir pris congé des hospitaliers Kirghiz, les voyageurs se remirent en route, en suivant une vallée couverte d’une neige molle et peu épaisse, où la marche était relativement facile.

Suivi des chiens, déjà très affaiblis par la rigueur du climat, Jonathan, dont le yack se trouvait le dernier de la caravane, passa toute la journée dans un état d’anxiété indescriptible.

D’un moment à l’autre, il s’attendait à voir surgir, d’un défilé ou d’une ravine, Philip Myrtall et ses Kirghiz.

Sa main tourmentait nerveusement la crosse du revolver passé dans sa ceinture. Il était haletant d’émotion.

À son grand désappointement, la journée se passa sans amener l’événement qu’il attendait.

On campa, comme d’ordinaire, dans un vallon abrité.

La nuit était magnifique.

L’atmosphère avait cette limpidité qu’on ne rencontre que sur les hauts sommets.

Dans le ciel, d’un azur presque noir, la lune reluisait comme un disque de métal, avec un éclat insoutenable, illuminant un horizon fantastique de pics de glace déchiquetés et de sombres masses de rocs.

Tout autour des tentes, le sol était couvert de microscopiques cristaux de glace qui reluisaient comme de la poussière de diamant.

Jonathan Alcott, peu sensible de sa nature aux magnificences du paysage, passa pourtant presque toute la nuit en plein air. Il avait demandé comme une faveur à être de garde avec Yvon Bouldu, près du brasier allumé, comme d’ordinaire, au centre du campement.

Il avait réfléchi que les Kirghiz mettraient sans doute la nuit à profit pour attaquer la caravane, et il voulait être prêt, en toute éventualité, à prêter main-forte à son complice.

À sa grande colère, la nuit s’acheva sans incident. Jonathan commença à penser que l’astucieux Philip Myrtall s’était moqué de lui.

— Quel dommage, maugréait-il. Voilà une occasion que je ne retrouverai jamais.

Au petit jour, on se remit en marche.

Tout le monde avait hâte d’être arrivé au monastère bouddhique.

Vers midi, les voyageurs parvinrent à l’entrée d’une gorge sauvage, qui allait en s’élargissant depuis son entrée et dominait une immense vallée couverte de bois.

Dans un espace découvert, on apercevait une douzaine de taches grisâtres qui n’étaient autres que les tentes d’un camp de nomades.

Chady-Nouka, qui avait la vue aussi perçante qu’un oiseau de proie, les aperçut le premier et les montra au docteur Rabican.

Celui-ci résolut de pousser jusqu’à ce campement, ne fût-ce que pour se procurer des vivres frais et des indications sur la route à suivre.

Le soleil déclinait à l’horizon, et les explorateurs étaient à peu près à une demi-lieue des tentes des nomades, lorsque Yvon Bouldu, qui était resté un peu en arrière pour rattacher les sangles de sa monture, poussa un cri d’alarme.

Une masse confuse de cavaliers armés apparaissait à l’entrée du ravin, au sommet de la route même que la caravane venait de parcourir.

Jonathan avait pâli de joie et d’émotion.

Il avait reconnu ses amis les Kirghiz ; mais, jusqu’à leur arrivée, il jugea bon de se tenir coi.

Il savait qu’au moindre geste de trahison, Van der Schoppen aurait vite fait de lui broyer le crâne d’un coup de poing, ou Yvon Bouldu de lui brûler Sa cervelle.

D’ailleurs, il n’aurait pas longtemps à attendre, une demi-heure tout au plus.

Le groupe des cavaliers grossissait à vue d’œil.

Ils excitaient leurs chevaux et leurs yacks par de sauvages clameurs que l’on discernait confusément.

Les explorateurs avaient fait cercle autour de Mme Rabican et d’Alberte, et avaient armé leurs carabines à répétition.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Van der Schoppen.

— Parbleu ! dit M. Bouldu, nous allons tirer sur ces bandits – car je crois qu’il n’y a aucune illusion à se faire sur leurs intentions – et nous faire tuer jusqu’au dernier, s’il le faut, pour la défense de Mme Rabican et de sa file.

Cependant, le docteur et Chady-Nouka avaient à voix basse une discussion animée. Le Kalmouck montrait, d’un geste têtu, les tentes des nomades, installés au bas de la vallée, et qui n’étaient guère plus maintenant qu’à un quart d’heure de chemin.

Jonathan Alcott était très intrigué et un peu inquiet.

À la fin, le docteur eut un geste de consentement. Chady-Nouka, sautant sur son yack qu’il pressa de toutes ses forces, s’élança dans la direction du campement des nomades et disparut dans l’obscurité.

— Comment ! s’écrièrent d’une même voix Van der Schoppen et Yvon Bouldu, le misérable nous abandonne et nous trahit !…

Le docteur eut un geste résigné.

— Je ne le crois pas, fit-il. Chady-Nouka prétend avoir reconnu, dans le campement qui est près de nous, une horde de Kalmoucks soumis au gouvernement russe et ennemis des Kirghiz. Il va nous chercher du secours. C’est la seule chance de salut qui nous reste.

— Mais s’il nous trahit ! objecta Yvon.

— S’il avait voulu nous trahir, il serait resté ici pour prêter main-forte à nos ennemis. D’ailleurs, nous n’avons pas le choix des moyens. Il ne nous reste qu’à tenir bon jusqu’à l’arrivée du renfort.

— Mais, si nous fuyions ? dit Van der Schoppen.

— Fuir ! Et où cela ? s’écria M. Bouldu avec colère, vous voyez bien que nous sommes pris entre deux feux.

Jonathan avait écouté en silence cette discussion.

Il lui était absolument égal que les Kalmoucks se battissent contre les Kirghiz, du moment que le docteur Rabican et ses amis auraient péri.

Quelle que fut l’issue du combat, il passerait toujours du côté des vainqueurs.

Il lui importait peu d’être protégé par les Kalmoucks de Chady-Nouka ou par les Kirghiz de Philip Myrtall.

L’obscurité était devenue à peu près complète.

Mme Rabican et Alberte étaient descendues de leur monture et s’étaient placées au centre du troupeau de yacks.

Malgré leur pâleur, elles ne montraient aucune faiblesse.

Elles avaient offert elles-mêmes de recharger les armes, ce qui permettrait aux combattants de faire un feu à peu près ininterrompu.

Les Kirghiz n’étaient plus guère qu’à deux cent mètres ; on entendait la terre durcie retentir sous les sabots de leurs yacks, et l’on distinguait nettement les rugissement sauvages des guerriers.

— N’attendons pas le combat corps-à-corps, commanda brièvement le docteur. Feu sur toute la ligne ; il n’y a pas une minute à perdre.

Un quintuple éclair illumina la nuit.

Les hurlements des Kirghiz redoublèrent, rendus plus effroyables par les beuglements d’agonie des yacks frappés à mort, et les aboiements féroces de Zénith et de Nadir, qui s’étaient élancés furieusement, les crocs en avant, à la rencontre de l’ennemi.

Jonathan, que le docteur avait, par prudence, placé en avant des combattants, avait été obligé de tirer comme les autres.

Mais, il se tenait prêt à quitter sa carabine pour son revolver, et à brûler la cervelle à Yvon Bouldu et au docteur Rabican, auxquels il en voulait plus spécialement.

Cependant, les Kirghiz, malgré la fusillade qui les décimait, continuaient d’avancer avec une foudroyante rapidité.

Il entrait dans leur plan de ne pas tirer un seul coup de fusil avant d’être tout près de leurs ennemis.

Avec un sang-froid qui eût, certes, stupéfié les commensaux habituels du salon de Saint-Cloud, Mme Rabican rechargeait les armes qu’Alberte passait au fur et à mesure aux combattants.

De temps à autre, le docteur Rabican se retournait avec anxiété vers le campement kalmouck. Mais, de ce côté du désert, tout n’était qu’obscurité et silence.

— Décidément, fit avec flegme le professeur Van der Schoppen – en déchargeant, peut-être pour la vingtième fois, sa carabine – Chady-Nouka nous a abandonnés. Nous sommes perdus !

— Raison de plus pour nous battre plus courageusement, s’écria M. Bouldu, dont la colère se tournait en héroïsme. Moi, je ne désespère pas de la victoire. Nous devons en avoir tué la moitié. Nous exterminerons les derniers à l’arme blanche !

Le docteur Rabican ne put s’empêcher de sourire.

L’héroïque M. Bouldu ne se rendait pas compte que les Kirghiz étaient au moins au nombre d’une centaine.

Jonathan Alcott passait par des transes effroyables.

Il sentait derrière lui Yvon Bouldu qui ne le perdait pas de vue, et il continuait, pour jouer son rôle jusqu’au bout, à décharger, de temps à autre, sa carabine.

Le professeur Van der Schoppen s’aperçut de cette nonchalance.

— Mon bon ami, dit-il de son ton tranquille, vous me paraissez bien fatigué ou bien paresseux : vous devez être malade. Je vois que je vais encore être obligé de vous appliquer ma méthode, mais, cette fois, à coups de crosse de revolver.

Jonathan se le tint pour dit.

Poussé par la crainte, il se mit à tirailler avec fureur sur ses propres alliés.

Ils n’étaient plus maintenant qu’à quelques mètres de la petite troupe des Européens.

À la lueur livide de la fusillade, Jonathan entrevit Philip Myrtall, et tous deux se trouvèrent face à face.

À la grande stupeur de l’Américain, Philip visa froidement son complice du revolver d’ordonnance dont il était armé.

Jonathan n’eut que le temps de baisser la tête.

La balle alla tuer un des yacks qui servaient de rempart à Alberte et à Mme Rabican.

Mais Jonathan, à son tour, avait mis l’Anglais en joue…

Il venait de comprendre qu’il était perdu de toute façon, s’il ne se débarrassait du complice qui le trahissait si lâchement.

Philip Myrtall, atteint en plein cœur par la balle de l’Américain, tomba de son yack en vomissant un flot de sang.

Alors, le combat devint une horrible mêlée.

Van der Schoppen, à coups de crosse de carabine, fracassait les crânes des Kirghiz. Le docteur Rabican, rouge de sang, M. Bouldu, blessé à l’épaule par les lances des ennemis, se battaient en désespérés.

Alberte et Mme Rabican tiraient au hasard des coups de revolver.

Jonathan, encore sous le coup de l’épouvante que lui avait causée Philip Myrtall, était devenu courageux dans l’excès de sa terreur.

Il se battait comme un lion.

Le secours n’arrivait toujours pas.

Épuisés par le sang qu’ils avaient perdu, brisés de lassitude et de fièvre, les explorateurs faiblissaient.

Tout d’un coup, Yvon Bouldu, à qui le désespoir venait de donner une inspiration subite, se pencha vers Van der Schoppen, le seul qui n’eût encore aucune blessure.

— Tout est sauvé, dit-il. Tenez bon encore quelques instants ; je me charge de mettre en fuite toute la horde.

Sans demander d’autres explications, le professeur continua d’assommer consciencieusement les Kirghiz, pendant qu’Yvon se glissait entre les pieds des yacks, jusqu’à l’endroit où se trouvaient Mme Rabican et Alberte.

— Vite ! commanda-t-il. Passez-moi la caisse où se trouvent les pièces d’artifice que nous avons emportées pour faire des signaux !

Une minute après, une superbe fusée rouge rasa, en sifflant, la troupe des Kirghiz, éclaira un instant l’horrible tableau du champ de bataille et alla se perdre dans les nuages.

Puis, ce fut une fusée verte, puis une orange, puis une tricolore.

Les nomades, épouvantés, commençaient à battre en retraite.

Profitant de leur frayeur, les explorateurs, dont l’espoir du triomphe avait ranimé les forces, se rallièrent et poussèrent leurs ennemis avec plus d’ardeur.

On put recharger les carabines.

Les Kirghiz, décimés, épouvantés, battirent définitivement en retraite sous une fusillade nourrie. Yvon n’en continuait pas moins à lancer des fusées multicolores.

Il avait trouvé la boîte qui contenait les feux de Bengale, et il venait d’en allumer un vert et bleu, dont les lueurs fantastiques, montrèrent dans le décor sinistre et grandiose des rocs et des pics de glace, les Kirghiz en pleine déroute se hâtant de toute la vitesse de leurs montures, vers l’entrée du défilé par où ils étaient venus.

Dans la crainte d’un retour offensif de leur part, le docteur ordonna de continuer le feu jusqu’à ce que les derniers ennemis eussent disparu à la crête du rocher.

Alors, les courageux explorateurs purent respirer un peu, examiner leurs blessures et jeter un coup d’œil sur l’horrible amas de morts et de blessés qui les entouraient et dont le sang se figeait déjà dans la neige en larges plaques roses.

Plus de cinquante Kirghiz avaient succombé ; des yacks blessés erraient autour des cadavres en poussant des meuglements plaintifs.

De Zénith et de Nadir on ne retrouva que les cadavres.

Victimes de leur fidélité, ils avaient été poignardés par les Kirghiz dès le commencement de la lutte.

Madame Rabican et Alberte, dont l’exaltation qui les avait soutenues pendant le combat était tombée, étaient ensanglantées et tremblantes, mais sans blessures.

Le docteur avait reçu plusieurs coups de lance, mais un seul, à l’avant-bras, présentait quelque gravité.

Van der Schoppen et Jonathan n’avaient que des égratignures.

Yvon Bouldu, auquel on devait le salut de la caravane, avait reçu une large estafilade à la cuisse. Son bonnet de feutre avait été traversé d’une balle.

M. Bouldu, qui avait été blessé d’un coup de lance à l’épaule, était tombé sous le sabot des yacks.

Il s’était fait quelques contusions assez sérieuses, mais il déclarait que la bataille avait été superbe.

Il félicita chaudement Mme Rabican et sa fille de leur courage.

— Mesdames ! s’écria-t-il, dans un bel élan d’enthousiasme, je déplore aujourd’hui, pour la première fois, que mes facultés cérébrales aient été entièrement tournées du côté des sciences au lieu d’être dirigées vers les belles-lettres. Si j’avais le bonheur d’être poète, je composerais séance tenante, en votre honneur, une ode triomphale auprès de laquelle toutes celles de Pindare ne seraient, je vous jure, que des vers de mirliton !

— Vous avez dix fois raison, fit le docteur Rabican impatienté, mais il me semble que le moment est mal choisi pour faire des madrigaux. Il faut que nous soyons en sûreté avant que les Kirghiz aient eu le temps de revenir sur nous avec du renfort.

— Et d’abord, fit observer Van der Schoppen, deux de nos yacks ont été tués dans la bataille. Il s’agit, pour les remplacer, d’en capturer deux, de ceux qui errent encore sur le champ de bataille.

— Vous avez raison, dit le docteur. Et, surtout, ayons soin de choisir les moins blessés.

Les yacks, affolés, ne faisaient aucune résistance. Jonathan et Van der Schoppen purent, sans trop de difficulté, en capturer deux qui n’avaient que des égratignures et qui furent chargés du bagage de ceux qui avaient péri sous les balles des Kirghiz.

— Il est bien entendu, dit le docteur, que nous battons en retraite, du côté du campement où Chady-Nouka est allé nous chercher du secours. Nous n’avons pas d’autre alternative.

La petite troupe se reforma.

Mais, avant qu’on se remit en route, Alberte versa, dans une tasse de cuir, à chacun des vainqueurs, une ample rasade de vodka, afin de combattre, dans la mesure du possible, la fraîcheur glaciale de la nuit, et la prostration qui avait suivi la fièvre de la bataille.

Jonathan Alcott seul se tenait à l’écart, un peu honteux, malgré son cynisme.

Il n’osait s’approcher, M. Bouldu le prit par le bras.

— Allons, Jonathan, fit-il, pas de fausse modestie. Venez trinquer avec nous ; vous vous êtes bravement conduit. Vous avez montré que vous étiez capable de racheter vos fautes passées.

— Il est certain, dit le docteur Rabican, avec son impartialité habituelle, que j’ai vu de mes propres yeux Jonathan mettre à mort le cavalier qui marchait en tête des Kirghiz, précisément ce déserteur anglais qui nous avait accueillis si chaleureusement avant-hier.

Jonathan s’approcha en rougissant.

Malgré son impudence, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver un léger tremblement en buvant à la santé de ceux dont il avait comploté la mort.

Son dépit et sa rancune ne firent que s’accroître de la bienveillance qu’on lui témoignait.